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JACQUES RANCIÈRE L’Age du travail
2014

Origine : http://www.shalev-gerz.net/wp-content/uploads/2014/09/Age_Labor_FR.pdf

Ce qui a fasciné Esther Shalev-Gerz devant les collections du Wolfsonian Institute, c’est qu’elles présentent, plus qu’une collection d’objets d’art, une tranche d’histoire. C’est pourquoi ce que Describing Labor nous remet devant les yeux, c’est ce qu’on peut proprement appeler l’âge du Travail. L’expression peut sembler surprenante. La Bible nous enseigne que les hommes ont commencé à travailler dès l’expulsion du Paradis Terrestre. Et nous savons que, malgré les grands discours sur la disparition du travail ou son devenir- immatériel, les hommes continuent à descendre sous terre et à dresser des échafaudages vers le ciel, à extraire des matériaux et à les travailler, à construire des machines et à les entretenir. Mais il en est du travail comme d’autres notions d’apparence aussi banale, celle d’action par exemple. Elles ne se contentent pas de désigner des assemblages de gestes ou les intentions qui les commandent. Elles dessinent tout un partage de l’univers sensible. Ainsi l’action fut- elle, pendant des millénaires, la catégorie élevant la minorité des hommes capables de se donner de grands objectifs , ou même d’agir pour le seul plaisir d’agir, au-dessus de la masse des êtres voués à la répétition des gestes commandés par l’utilité quotidienne. Quand le travail vint, il y a deux siècles, contester son empire, ce ne fut donc pas comme dépense de force physique efficace ou montage de gestes utiles mais comme catégorie organisatrice de l’expérience commune : comme découpage des temps et des espaces, mode de visibilité des actions, de leurs causes et de leurs effets, matrice de jugements et de valeurs et principe de hiérarchie des puissances sociales. L’âge du Travail, c’est celui où le travail fut posé comme principe générateur de la richesse sociale, trouva à s’incarner dans une classe s’affirmant comme porteuse d’un monde à venir et servit de paradigme général de l’action noble et efficace. C’est aussi celui où les lignes de ses édifices et de ses produits, les gestes et les rythmes de son exercice vinrent s’identifier à ceux du monde nouveau et de l’art nouveau.

Cet âge du travail pourtant ne forme pas une seule séquence uniforme. Clairement il se découpe en moments différents où ce qui vient sur le devant de la scène peut être la misère des travailleurs ou leur révolte, la puissance de la production ou celle des travailleurs, le geste spectaculaire ou l’obéissance aux rythmes de la machine. De ce point de vue la séquence présentée par les images choisies par Esther Shalev-Gerz a sa singularité : même si les années qu’elle couvre – 1920/1930 pour l’essentiel - furent celles de la Révolution soviétique, de la grande Dépression et des grandes parades nazies ou fascistes, nous ne voyons sur ces images ni foules misérables ni poings levés de prolétaires en lutte ; ni exaltations futuristes de la machine, ni exaltation réaliste-socialiste du travailleur de choc. Les personnages groupés en rond de News of the Strike manifestent simplement leur attention aux nouvelles, non une attitude militante spécifique. C’est pourquoi le tableau de Minna Citron pourra resservir quelques années plus tard sous le titre News of the War. Même les images venues de la Russie soviétique participent de cette retenue : les illustrations propagandistes de L’URSS en construction nous montrent une ligne de production où des ouvrières manipulent calmement des bras de gramophones, ou encore un tractoriste vu de dos, testant la machine dans une usine, loin de toute évocation de terres vierges conquises. Et les ouvrières de l’usine de textile illustrée par Deineka sont, à la manière habituelle de l’artiste, allégées de toute substance. Même si elles discutent vraisemblablement de la qualité du fil, les deux personnes du premier plan semblent plutôt deux joyeuses commères en conversation, et nul ne peut jauger le poids du coffre que porte sur ses épaules la jeune femme aux pieds nus. Paradoxalement ce sont des images américaines qui donnent ici au travailleur le tablier de cuir et la musculature héroïque de celui qui combat pour sa patrie ou à l’aciérie ces couleurs flamboyantes, évocatrices de forge de Vulcain ou de Vésuve en éruption, qui rappellent l’âge de Wright of Derby.

Mais même ce dernier excès se résout en adaptation harmonieuse de la forme au contenu. C’est l’âge où les artistes engagés cherchent à retrouver, pour peindre la vie industrielle et urbaine, des modes de figuration et des techniques proches de traditions populaires. Si les peintures murales, auxquelles s’exercèrent plusieurs des artistes représentés ici manquent au tableau d’ensemble de la figuration américaine du travail, ce souci est ici bien représenté par la sérigraphie et , plus encore, ces gravures sur bois dont certains artistes apportèrent la tradition en venant d’Europe centrale, que tel autre importa ramena d’un voyage européen en découvrant l’œuvre d’un autre artiste engagé , Frans Mazerel. Cette tradition « populaire », c’est aussi celle d’un mode de figuration à plusieurs usages. Ainsi les arcades en perspective ou le palmier qui surplombent les Workers straddling a pipeline de Lynd Ward évoquent-ils moins un décor du Sud américain que les dessins à la Piranèse ou le néo-exotisme prisé par les artistes du Brücke. Ils rappellent aussi ces gravures des feuilles volantes où le même décor servait de fond à des scènes différentes. De leur côté les gratte-ciels tordus, vibrant au rythme du marteau-piqueur dans la gravure de Charles Turzak évoquent tout autant des figurations de jazz band que les transformations de la ville. Mais, plus que les techniques de la gravure, c’est une machine nouvelle qui semble le mieux adaptée à la représentation de l’âge du travail : l’appareil photographique, représenté ici, d’une façon privilégiée, par celui qui, des années 1910 aux années 1930, l’a inlassablement utilisé pour montrer le travail dans son objectivité et les travailleurs et travailleuses dans l’exercice de leur compétence, Lewis Hine. Déjà les enfants de cinq ou sept ans qu’il filmait dans les années 1910 pour témoigner du scandale de leur exploitation montraient une adaptation à leur tâche qui démentait le propos dénonciateur. D’une autre façon, les constructeurs de l’Empire State Building, en équilibre sur des poutrelles en l’absence de toute protection visible sembleraient des acrobates si la géométrie de la barre noire horizontale et le contrejour ne les intégraient dans la calme symétrie de l’image où leur couple fait pendant à une poulie dont nous ne voyons pas le point d’accrochage. Ailleurs, ce qui domine, c’est une attention calme à l’outil et à la tâche, caractérisant la jeune fille qui met en bouteille une lotion capillaire ou celle qui s’essaie à la machine à coudre et l’aînée qui la surveille. Ce rapport de complicité entre l’individu et la machine culmine bien sûr avec ce « mechanic in his shrine » où l’un des commentateurs voit illustrée la parfaite symbiose de la machine et de l’homme.

Cette parfaite symbiose, d’autres, il est vrai, l’affectent d’un soupçon : ces lieux de travail sont bien déserts, ce collier de perles au cou de l’apprentie couturière un peu déplacé dans une usine, cette attention portée à la tâche un peu trop consciente de la présence du photographe. Ce qui est représenté alors, est-ce bien l’acte du travail, saisi dans sa réalité concrète, ou des figures qui posent pour symboliser sa puissance ? Mais justement la question ne se pose pas. C’est le propre même du classicisme, nous enseigne Hegel, que de rendre indiscernables l’existence singulière et le symbole spirituel. Ce que fixent les images de Describing Labor, c’est l’âge classique du travail, le moment où, dans l’Amérique capitaliste comme dans la Russie soviétique, dans les démocraties ou dans les dictatures européennes, il apparaît sous une même figure fondamentale, comme la puissance organisatrice du monde commun. C’est le moment où la mine, l’aciérie, l’usine et le chantier apparaissent comme les centres d’une vie économique identique à la vie de la production. C’est aussi le temps où, derrière les grandes épopées du prolétaire conquérant ou de la nation régénérée, le cœur du travail se montre un peu partout identique, comme équilibre de l’habileté humaine et de la puissance machinique.

C’est clairement cette identité entre les lignes d’un spectacle visible et un principe structurant du monde commun qui semble irrémédiablement loin de nous à l’heure où le capitalisme financier exile la production au plus loin de nos villes, quitte à transformer les lieux qu’elle a désertés en résidences d’artistes ou centres d’art contemporain. C’est ce que nous montre le dispositif choisi par Esther Shalev Gerz. Celui-ci obéit au principe général de ses installations, qui est un principe de dualité : une image, un objet, un texte témoignant de tel ou tel moment de notre histoire commune sont toujours chez elles insérés dans une communauté nouvelle : une voix les commente, un visage se tient à l’écoute du commentaire, deux images ou deux visages se partagent l’écran, un dispositif particulier de vision et d’écoute fait entrer le spectateur dans le jeu des échanges. Dans le cas présent, l’artiste, après avoir sélectionné quarante et une œuvres, a demandé à vingt-quatre personnes, appartenant au monde de l’art, d’en choisir une ou deux et de les commenter. On peut penser au dispositif de MenschenDinge où différents responsables du Musée de Buchenwald commentaient ces anneaux, peignes, gobelets ou miroirs que les détenus du camp avaient forgés en détournant d’autres objets de leur fonction. Mais les intervenants de MenschenDinge parlaient d’objets avec lesquels ils avaient déjà une longue familiarité et, significativement, les photographies qui accompagnaient les vidéos nous montraient les mains qui maniaient ces objets. Ici, au contraire, le double écran qui nous présente, d’un côté, le commentateur et, de l’autre, l’œuvre commentée, met au jour une radicale séparation. En témoignent les souvenirs de
ce commentateur qui a choisi la lithographie représentant un tailleur de pierre parce que c’était le métier de son arrière grand-père. Mais, sur la carrière où travaillait cet aïeul ou sur la force herculéenne qui lui aurait permis de tordre des clous avec ses mains, tout son savoir provient des propos qu’il a entendus, enfant, de la bouche de son grand-père. Comme le dit un autre, face à l’étrange gravure de ces ouvriers à califourchon sur un pipeline à l’ombre d’un palmier et d’arcades Renaissance, le moment où ces images faisaient immédiatement sens, le moment où la minutie réaliste à la Charles Sheeler s’associait avec la perspective historique et politique globale de l’explication marxiste du monde est derrière nous. Le commentaire alors se dissocie : d’un côté, il parle de la condition des travailleurs et évoque, par association personnelle, tous les travailleurs morts par accident ou maladie durant la construction de la ligne de chemin de fer de Miami ; de l’autre, il se fixe sur le détail pictural et rapproche ces arcades des décors « métaphysiques » des villes de Chirico.

Cette dissociation va, de fait, traverser la plupart des commentaires : d’un côté les commentateurs cherchent à trouver à la surface de l’image ce qu’ils ont appris par ailleurs sur la gloire et les souffrances du travail en ce temps, au prix d’interprétations qui nous semblent parfois hasardeuses ; de l’autre, ils se tiennent sur un terrain qui leur est plus familier, celui de l’appréciation de la texture ou de la composition des œuvres. Devant les pieds nus des ouvrières de Deineka, la commentatrice hésite, entre des évocations sensuelles de pieds foulant directement le sol et l’idée que, peut-être, elles n’ont pas les moyens de se payer des chaussures. Une autre nous étonne en voyant, dans la silhouette anguleuse d’un ouvrier penché sur sa meule pour polir une pièce, une glorification de la force physique, consécutive aux saignées de la Grande Guerre, ou tel autre, en lisant une image de communauté dans des bras passés par le lecteur des nouvelles de la grève autour du cou de ses camarades, quand ces bras nous semblent requis pour tenir le journal. Un autre, devant ces ouvriers tranquillement assis à califourchon sur le pipeline et dont le visage ne traduit aucune émotion apparente, perçoit un symbole lugubre de l’Ere de la dépression, un écrasement de l’homme devant la machine, avant de conclure, à l’inverse, sur la grandeur de ces hommes qui poursuivent un but. L’une avoue son incapacité à imaginer ce qu’il y avait dans la tête de la jeune fille qui emplit des bouteilles de lotion capillaire. Une autre qui voit dans les couleurs éclatantes de Steel la glorification de l’Amérique industrielle en même temps qu’une évocation de la Genèse, s’arrête devant l’énigme de cette silhouette – personnage ou ombre – qui se profile le long d’un mur de brique dans un coin de l’image et semble justement se dérober à la réalité comme au symbole.

Cet écart, le dispositif choisi par Esther Shalev-Gerz semble destiné à l’accentuer systématiquement. La loi du deux qui commande tous ses dispositifs prend ici une figure extrême. A chaque fois que la parole du commentateur s’élance pour donner un sens d’ensemble à ce que son œil voit ou traduire l’impression globale qu’il ressent devant l’image, l’œil machinique de la caméra semble prendre un malin plaisir à la contrarier, décrivant une courbe qui passe par chaque détail périphérique en nous dérobant la composition de l’ensemble , ou bien remontant lentement le long d’un corps pendant que le commentateur décrit l’expression d’un visage. On serait tenté de crier à l’artifice si l’on ne pensait que ce dispositif est aussi bien là pour dénoncer l’habituel artifice des conférences illustrées où la parole se promène tranquillement à travers les détails de l’image que la machine met docilement à sa disposition. Ici l’accord entre la description verbale et l’image est brutalement remis en cause. Décrire se dit en deux sens différents, selon que l’on parcourt matériellement un espace ou que l’on cherche à en communiquer le sentiment. Quand l’œil machinique se met en marche au rythme de la parole, le mouvement qu’il décrit ne peut que marquer l’hétérogénéité du cours de la parole et du parcours des espaces.

L’écart de la parole qui décrit et du visible que parcourt l’œil machinique vient alors redoubler celui qui sépare les parleurs du temps où les images qu’ils commentent pouvaient sembler « parler » elles- mêmes directement. La démonstration aurait peu de prix si elle voulait seulement nous confirmer que dire n’est pas voir ou nous conduire à constater l’incommunicable. Ce qui fait sa tension, c’est, au contraire, qu’elle s’inscrit au cœur d’un dispositif tout entier tourné vers la communication de l’expérience. Les choses, nous montre inlassablement Esther Shalev-Gerz, ne parlent jamais par elles-mêmes. Elles nous parlent, c’est-à-dire qu’elles nous parlent de la communauté qui se tisse entre nous à travers elles, seulement si nous nous attachons à en parler, au risque de l’approximation, à écouter cette parole, à la confronter avec ce que nos yeux voient, avec ce que nos propres mots peuvent dire. Processus labyrinthique en un sens. C’est pourquoi il est aussi à sa place dans les labyrinthes de cet étage où la caméra nous fait circuler, cet étage où l’œuvre choisie nous apparaît au détour de ces rangées d’étagères où les collections d’objets divers sont entassées en attendant d’être un jour exposées, mises dans une communauté nouvelle de choses et d’images, de voyeurs et de parleurs. Le musée qui montre est aussi l’archive qui cache. Mais aussi l’archive, où textes et objets sont rangés à l’écart, est le lieu qui enferme les signes et les traces de cette histoire commune qui tient ensemble les « œuvres » que le musée expose. La dialectique du musée et de l’archive est aussi celle de la communauté. Si nous sommes ensemble, ce n’est pas par aucune extase du rapport à l’autre ou aux choses en leur nudité, c’est seulement au sein de cette tension, entre les choses muettes et le labyrinthe de l’expérience qui contient leur possible parole.