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Extraits de La Mésentente : politique et philosophie de Jacques RANCIÈRE, Paris, Galilée, 1995, pages 158-165

Origine : http://www2.cndp.fr/tr_exclusion/bf_ranc.html

Texte mis en ligne par le CNDP -Lycée / La table ronde pédagogique « L'exclusion existe-t-elle ? » en 2001

À supposer donc que la logique consensuelle tende vers quelque gouffre retrouvé de la guerre de tous contre tous, c’est pour des raisons bien différentes de celles que les « pessimistes » invoquent. Le problème n’est pas simplement que « l’individualisme démocratique » détermine en chaque individu l’attente d’une satisfaction que l’État ne peut lui assurer. C’est surtout qu’en proclamant l’effectivité de l’identité entre l’État de droit et les droits des individus, en faisant de chacun la réflexion de l’âme de la communauté des énergies et des droits, la logique consensuelle met partout la limite de la paix et de la guerre, le point de rupture où la communauté est exposée à la démonstration de sa non-vérité. Autrement dit, la « déliaison » est l’autre nom de cette saturation qui ne connaît pas d’autre forme de l’être-en-commun que le lien spéculaire de la satisfaction individuelle à l’autodémonstration étatique. Elle manifeste négativement le fanatisme du lien qui met individus et groupes dans un tissu sans trous, sans écart des noms aux choses, des droits aux faits, des individus aux sujets, sans intervalles où puissent se construire des formes de communauté du litige, des formes de communauté non spéculaires. Par là peut se comprendre que la pensée du contrat et l’idée d’une « nouvelle citoyenneté » trouvent aujourd’hui un terrain de conceptualisation privilégié : celui de la médecine appliquée à ce qu’on nomme l’exclusion. C’est que la « lutte contre l’exclusion » est aussi le lieu conceptuel paradoxal où il apparaît que l’exclusion n’est que l’autre nom du consensus.

La pensée consensuelle représente commodément ce qu’elle appelle exclusion dans le rapport simple d’un dedans et d’un dehors. Mais ce qui est en jeu sous le nom d’exclusion n’est pas l’être-en-dehors. C’est le mode du partage selon lequel un dedans et un dehors peuvent être conjoints. Et l’« exclusion » dont on parle aujourd’hui est une forme bien déterminée de ce partage. Elle est l’invisibilité du partage lui-même, l’effacement des marques permettant d’argumenter, dans un dispositif politique de subjectivation, le rapport de la communauté et de la non-communauté. Au temps où la logique policière s’exprimait sans fard, elle disait, avec Bonald, que « certaines personnes sont dans la société sans être de la société » ou, avec Guizot, que la politique est affaire des « hommes de loisir ». Une ligne de partage séparait d’un côté le monde privé du bruit, de l’obscurité et de l’inégalité, de l’autre, le monde public du logos, de l’égalité et du sens partagé. L’exclusion pouvait donc se symboliser, se construire polémiquement comme rapport de deux mondes et démonstration de leur communauté litigieuse. Les incomptés, en exhibant le partage et en s’appropriant par effraction l’égalité des autres, pouvaient se faire compter. L’« exclusion » aujourd’hui invoquée, c’est au contraire l’absence même de barrière représentable. Elle est donc strictement identique à la loi consensuelle. Qu’est-ce en effet que le consensus sinon la présupposition d’inclusion de toutes les parties et de leurs problèmes, qui interdit la subjectivation politique d’une part des sans-part, d’un compte des incomptés ? Tout le monde est par avance inclus, chaque individu est cellule et image de la communauté des opinions égales aux parties, des problèmes réductibles aux manques et des droits identiques aux énergies. Dans cette société « sans classes », la barrière est remplacée par un continuum des positions qui, du plus haut au plus bas, mime le simple classement scolaire. L’exclusion ne s’y subjective plus, ne s’y inclut plus. Seulement, au-delà d’une ligne invisible, non subjectivable, on est sorti du champ, comptable désormais dans le seul agrégat des assistés : agrégat de ceux qui ne sont pas simplement en manque de travail, de ressources ou de logement, mais en manque d’« identité » et de « lien social », incapables d’être ces individus inventifs et contractants qui doivent intérioriser et réfléchir la grande performance collective. À l’intention de ceux-la, la puissance publique fait alors un effort de saturation supplémentaire, destiné à combler les vides qui, en les séparant d’eux-mêmes, les séparent de la communauté. À défaut de l’emploi dont elle manque, elle s’attachera à leur donner le supplément d’identité et de lien qui leur manquent. Une médecine individuelle de restauration des identités se conjoint alors à une médecine sociale de remaillage du tissu communautaire, pour rendre à chaque exclu l’identité d’une capacité et d’une responsabilité mobilisées, pour instaurer en tout habitat délaissé une cellule de responsabilité collective. L’exclu et la banlieue délaissée deviennent alors les modèles d’un « nouveau contrat social » et d’une nouvelle citoyenneté, édifiés au point même où la responsabilité de l’individu et le maillage du lien social se délitaient. Des intelligences et des courages remarquables s’y emploient avec des résultats non méprisables. Reste la circularité de cette logique qui veut mettre partout du supplément de lien dans le social et de motivation dans l’individu quand le trouble de l’un et de l’autre est le strict effet de cette entreprise incessante de saturation et de cette requête inconditionnelle de mobilisation. Reste la démonstration de l’exacte identité de la maladie et de la santé, de la norme de saturation du consensus et de la déréliction des identités souffrantes. La guerre de tous contre tous, la constitution de chaque individu en menace pour la communauté sont le strict corrélât de la requête consensuelle de la communauté entièrement réalisée comme identité réfléchie en chacun du peuple et de la population. La suppression du tort revendiquée par la société consensuelle est identique à son absolutisation.

Cette équivalence est illustrée par l’intrusion brutale des nouvelles formes du racisme et de la xénophobie dans nos régimes consensuels. On peut assurément lui trouver toutes sortes de raisons économiques et sociologiques : le chômage qui fait accuser l’étranger de prendre la place de l’autochtone, l’urbanisation sauvage, la déréliction des banlieues et des villes-dortoirs. Mais toutes ces causes « socio-économiques » qu’on attribue à un phénomène politique désignent en fait des entités inscrites dans la question politique du partage du sensible. L’usine et sa disparition, le travail comme emploi et le travail comme structure de l’être-en-commun, le chômage comme manque de travail et le chômage comme « trouble d’identité », la distribution et la redistribution des travailleurs dans des espaces définis par leur distance avec le lieu du travail et ceux de la visibilité du commun, tout cela concerne le rapport de la configuration policière du sensible et des possibilités d’y constituer la visibilité d’objets litigieux et de sujets du litige. Le caractère de la combinaison de tous ces éléments appartient à un mode de visibilité qui neutralise ou accuse l’altérité de l’étranger. C’est de ce point de vue qu’on peut discuter la simple inférence du trop grand nombre des immigrés à leur indésirabilité. Manifestement, le seuil d’indésirabilité n’est pas affaire de statistique. Il y a vingt ans, nous n’avions pas beaucoup moins d’immigrés. Mais ils portaient un autre nom : ils s’appelaient travailleurs immigrés ou, tout simplement, ouvriers. L’immigré d’aujourd’hui, c’est d’abord un ouvrier qui a perdu son second nom, qui a perdu la forme politique de son identité et de son altérité, la forme d’une subjectivation politique du compte des incomptés. Il ne lui reste alors qu’une identité sociologique, laquelle bascule alors dans la nudité anthropologique d’une race et d’une peau différentes. Ce qu’il a perdu, c’est son identité avec un mode de subjectivation du peuple, l’ouvrier ou le prolétaire, objet d’un tort déclaré et sujet mettant en forme son litige. C’est la perte de l’un-en-plus de la subjectivation qui détermine la constitution d’un un-en-trop comme maladie de la communauté. On a célébré bruyamment la fin des « mythes » du conflit des classes et l’on est en même venu à identifier la disparition d’usines rayées du paysage urbain avec la liquidation des mythes et des utopies.

Peut-être commence-t-on maintenant à percevoir la naïveté de cet « anti-utopisme ». Ce qu’on appelle fin des « mythes », c’est la fin des formes de visibilité de l’espace collectif, la fin de la visibilité de l’écart entre le politique et le sociologique, entre une subjectivation et une identité. La fin des « mythes » du peuple, l’invisibilité ouvrière, c’est le non-lieu des modes de subjectivation qui permettaient de s’inclure comme exclu, de se compter comme incompté. L’effacement de ces modes politiques d’apparence et de subjectivation du litige a pour conséquence la réapparition brutale dans le réel d’une altérité qui ne se symbolise plus. L’ancien ouvrier se scinde alors en deux : d’un côté, l’immigré ; de l’autre, ce nouveau raciste auquel les sociologues donnent significativement un autre nom de couleur, l’appelant « petit Blanc », du nom naguère attribué aux colons modestes de l’Algérie française. La division qui a été exclue de la visibilité comme archaïque reparaît sous la forme plus archaïque encore de l’altérité nue. La bonne volonté consensuelle propose en vain ses tables rondes pour discuter du problème des immigrés. Ici comme ailleurs, le remède et le mal font cercle. L’objectivation post-démocratique du « problème » immigré va de pair avec la fixation d’une altérité radicale, d’un objet de haine absolue, pré-politique. C’est du même mouvement que la figure de l’autre s’exaspère dans le pur rejet raciste et s’évanouit dans la problématisation de l’immigration. La visibilité nouvelle de l’autre dans la nudité de sa différence intolérable, c’est proprement le reste de l’opération consensuelle. C’est l’effacement « raisonnable » et « pacifique » de l’apparence dans l’exposition intégrale du réel, du mécompte du peuple dans le décompte de la population et du litige dans le consensus qui ramène le monstre de l’altérité radicale dans le défaut de la politique. C’est le décompte exhaustif de la population interminablement sondée qui produit, à la place du peuple déclaré archaïque, ce sujet appelé « les Français » qui, à côté des pronostics sur l’avenir « politique » de tel ou tel sous-ministre, se manifeste par quelques opinions bien tranchées sur le nombre excessif d’étrangers et l’insuffisance de la répression. Ces opinions, bien sûr, sont en même temps des manifestations de la nature même des opinions en régime médiatique, de leur nature en même temps réelle et simulée. Le sujet de l’opinion dit ce qu’il pense sur les Noirs et les Arabes sur le même mode réel/simulé selon lequel il est par ailleurs invité à tout dire de ses fantasmes et à les satisfaire intégralement au seul prix de quatre chiffres et d’autant de lettres. Le sujet qui opine ainsi est le sujet de ce nouveau mode du visible qui est celui de l’affichage généralisé, un sujet appelé à vivre intégralement tous ses fantasmes dans le monde de l’exhibition intégrale et du rapprochement asymptotique des corps, dans ce « tout est possible » de la jouissance affichée et promise, c’est-à-dire, bien sûr, promise à déception et conviée, par là, à rechercher et à pourchasser le « mauvais corps », le corps diabolique qui se met partout en travers de la satisfaction totale qui est partout à portée de la main et partout dérobée à son emprise.

Le nouveau racisme des sociétés avancées tient ainsi sa singularité d’être le point où se rencontrent toutes les formes d’identité à soi de la communauté qui définissent le modèle consensuel, mais aussi toutes les formes de défection de cette identité et de compensation de cette défection. Il est dès lors normal que la loi vienne en parachever la cohérence, c’est-à-dire faire de son unité le mode de réflexion de la communauté se séparant de son Autre. La loi, bien sûr, en traitant du problème des immigrés, se propose de faire œuvre de justice et de paix. En définissant des règles d’intégration et d’exclusion jusque-là laissées au hasard des circonstances et à la disparité des règlements, elle prétend faire entrer le particulier dans la sphère de son universalité. En séparant les bons étrangers des indésirables, elle est censée désarmer le racisme qui se nourrit de l’amalgame. Le problème est que cette discrimination elle-même ne peut se faire qu’au prix de donner figure à cet Autre indéfinissable qui suscite les sentiments de la peur et du rejet. La loi qui doit défaire l’amalgame du « sentiment » ne le fait qu’au prix de lui emprunter son objet, son mode d’unification sans concept de cas hétérogènes d’inacceptabilité de l’autre, et de le lui rendre subsumé sous l’unité du concept. La loi édictée par le système consensuel est aussi la confirmation du type de rapport à soi qui constitue le système consensuel lui-même. Son principe est d’établir la convertibilité permanente de l’Un de la loi avec l’Un du sentiment qui définit l’être-ensemble. Le travail de la loi consensuelle est donc d’abord de construire le schème qui transforme l’Un ressenti mais indéfinissable du rejet en Un de la loi commune. C’est ce schème qui constitue l’introuvable objet « immigré » en unifiant les cas hétérogènes du jeune délinquant d’origine maghrébine, du travailleur srilankais sans papier, du musulman polygame et du travailleur malien qui impose la charge de sa famille à la communauté française. La circulation de quelques opérateurs de conversion, comme « clandestin », qui unit la figure de l’étranger à celle du délinquant, construit le schème qui donne à la loi son objet semblable à celui du sentiment : la figure du multiple qui surabonde et se reproduit sans loi. Le schème de la loi consensuelle noue ainsi l’ordre du nomos comme puissance de convenir et de contracter avec l’ordre de la phusis comme puissance de con-sentir. Le consensus est un rapport de circularité entre la nature et la loi, qui laisse à celle-ci le soin de déterminer l’antinature qui est ressentie par celle-là comme insupportable. La loi le fait en séparant de la phusis, conçue comme puissance de ce qui éclot, l’antinature, soit la puissance du multiple proliférant. La loi accomplit la nature en identifiant ce que celle-ci lui désignait spontanément comme sa maladie, cette multitude qui n’en finit pas de se reproduire. Pour celle-ci, les plus anciens juristes romains avaient inventé un nom : proletarii, ceux qui ne font que reproduire leur propre multiplicité et qui, pour cette même raison, ne méritent pas d’être comptés. Ce mot, la démocratie moderne l’avait relevé pour en faire un sujet politique : un multiple singulier par quoi sont comptés les incomptés, un opérateur de distance des corps producteurs et reproducteurs à eux-mêmes, un analyseur séparant la communauté d’elle-même. La métapolitique l’avait transformé dans la figure ambiguë du sujet ultra-politique du mouvement vrai dissipant l’illusion politique. Achèvement nihiliste de la méta-politique, la post-démocratie consensuelle, pour boucler la communauté sur elle-même, supprime le nom et renvoie la figure à son origine première : en deçà de la démocratie, en deçà de la politique.