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Avant-propos
Parmi les philosophes français de sa génération, Jacques Rancière est certainement l’un de ceux qui, ces dernières années, ont beaucoup pratiqué l’entretien avec des interlocuteurs issus d’univers variés. Il y a plus qu’un hasard dans cette singularité. Comme Rancière l’explique ici, l’entretien, sans se confondre avec un travail de recherche qu’il risque toujours de court-circuiter ou de simplifier, représente une pièce non négligeable de la « méthode de l’égalité » qui donne son titre à cet ouvrage et que le philosophe défend inlassablement depuis les années 1970. Pourquoi cependant ajouter un nouveau livre-entretien à des entretiens passés dont plusieurs sont déjà réunis sous forme de livre 1 ?
1. Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
Deux objectifs ont guidé ici notre démarche. Cette longue conversation construite en quatre étapes devait d’abord permettre d’introduire à la pensée d’un théoricien actuel abondamment lu et commenté. Il s’agissait de préciser l’origine, la fonction et la définition de certaines notions ou de quelques mots d’ordre (partage du sensible, dissensus, maître ignorant, mésentente, part des sans parts, etc.) qui donnent lieu à des reprises automatiques et des usages non questionnés. Par-delà ces formules routinisées, nous avons demandé sur plusieurs points des précisions à Jacques Rancière en cherchant à approfondir ou à éclaircir quelques éléments de sa pensée. Cette visée rencontrait notre deuxième but qui consistait à restituer l’unité du projet philosophique de Rancière qu’un malentendu tenace continue presque toujours à vouloir scinder en un moment dit « politique » suivi d’un moment qualifié d’« esthétique». Toute l’œuvre du philosophe français a consisté au contraire dès La Nuit des Prolétaires (1981), son maître-ouvrage, à contester cette opposition comme toutes les délimitations a priori de champs de compétence fixes, à travailler sur les régimes d’interférence et les circulations entre manières de voir et de penser, façons de s’associer et de lutter. Si l’œuvre est unitaire dans sa perspective et sa méthode, elle a connu et elle connaît encore des inflexions, des moments, des reprises, dont il est également question dans les pages qui suivent.
La première partie de l’ouvrage (« Genèses ») revient, à travers la formation de Rancière (né en 1940) et ses travaux de jeunesse, sur l’élaboration de son projet intellectuel. Le premier texte public connu qu’il signe est une contribution à Lire Le Capital coordonné par Louis Althusser et paru en 1965. En 1974, la publication de La leçon d’Althusser sanctionne une rupture méthodologique et politique, manifeste depuis 1969, avec le philosophe marxiste de la rue d’Ulm. Six ans plus tard, Rancière soutient une thèse sous la direction de Jean-Toussaint Desanti intitulée La formation de la pensée ouvrière en France : le prolétaire et son double, publiée l’année suivante sous le titre La Nuit des prolétaires. Les problèmes qui organisent l’ensemble de sa pensée semblent alors cristallisés. Ils sont aussi issus des leçons tirées par Rancière des événements de Mai 68 et du diagnostic nouveau qui s’ensuit au sujet de la tâche des intellectuels et de la mesure de leurs savoirs et de leurs discours.
La deuxième partie (« Lignes ») met à l’épreuve l’hypothèse d’une l’unité de l’œuvre en proposant des parcours de lecture internes aux recherches de Rancière. Il ne s’agit pas tant de résumer, de répéter cette pensée et ses principales catégories, ni de dessiner ses contours et ses compartiments, que d’y chercher, comme Rancière y invite sur d’autres scènes, des passages, plusieurs circulations souterraines. Cela passe parfois par une exposition de l’œuvre à des problèmes classiques de philosophie. Une attention particulière a surtout été portée à l’énonciation philosophique, ce qui représente une manière de soulever au sujet de l’œuvre de Rancière elle-même un ensemble de questions que celle-ci a posées aux autres producteurs de discours autorisés. Plus qu’une philosophie générale, c’est donc un style théorique que nous avons essayé d’appréhender.
Le moment suivant de notre entretien (« Seuils ») consiste à confronter l’œuvre à d’autres penseurs de la même période et à la soumettre à quelques-unes des objections récurrentes dont elle fait l’objet ou bien à de nouvelles interrogations critiques. Les potentialités de rapprochement et différenciation entre l’œuvre de Rancière et d’autres grandes œuvres de son époque sont nombreuses et il ne manquera sans doute pas de chercheurs pour les travailler plus systématiquement ou précisément à l’avenir. De notre côté, nous nous sommes efforcés de limiter les références aux auteurs et à souligner plutôt, sans les attribuer, quelques controverses, malentendus ou différends. On se situe ici aux bords du massif conceptuel de Rancière.
La dernière partie de notre entretien (« Présents ») vise à projeter cette pensée vers l’actualité et le possible. Les thèmes abordés sont divers. Le rapport que le philosophe entretient avec eux ne saurait être, du fait de sa méthode, de l’ordre de l’expertise ou de la science. Il s’agit alors d’isoler un type de regard sur l’époque en évoquant quelques questions inévitables pour les pratiques contemporaines de l’émancipation. Ce regard observe en particulier ceci : la multiplicité des présents qui traversent le moment actuel. Pour cohérent et unitaire qu’il soit, le projet intellectuel de Rancière est sans cesse relancé par cette discordance des temps.
Ces quatre moments de notre entretien dessinent une lecture possible de ce livre. Mais rien ne serait plus conforme à une démarche théorique qui s’est placée d’emblée du côté du
« refus de la pensée hiérarchique » que de le parcourir dans d’autres directions.
L.J.
D.Z.
Première partie
Genèses
ENFANCE ET JEUNESSE
Commençons par vos années de formation et sur les premiers matériaux de construction de votre pensée jusqu’à la publication de La Nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier (1981). Dites-nous d’abord quels souvenirs vous gardez de la période qui a précédé votre entrée à l’École normale supérieure ? Qu’on le veuille ou non, nous sommes en France où ces années de classes préparatoires et de concours demeurent souvent des éléments importants dans les trajectoires intellectuelles. Peut-être que pour vous aussi cela évoque quelque chose ?
Je suis arrivé à l’École normale d’une façon un peu « automatique », même s’il fallait passer le concours et le réussir. À douze ans je voulais être archéologue. On m’a dit que, pour cela, il fallait préparer l’École normale, il fallait faire du latin et du grec, je suis donc parti sur une filière latin-grec. Le goût de l’archéologie m’a passé, mais j’ai continué sur ma lancée : j’étais un bon élève de lettres, j’ai suivi la voie supposée royale. Finalement, je n’ai pas vécu les années de préparation comme spécialement traumatisantes, hormis de sérieux problèmes de santé, mais plutôt comme une expérience un peu étrange. Nous avions un nombre assez incroyable de mauvais professeurs. J’ai découvert pour la première fois que le sommet de la hiérarchie professorale n’avait aucun rapport avec un niveau de compétence ou de capacité pédagogique. J’ai aussi découvert ces lois étranges des examens et des concours, à savoir leur caractère de rituel, à la fois d’intronisation et d’humiliation. Je me souviens de ce ponte de la Sorbonne qui m’a interrompu à la première phrase pour me dire « Monsieur, voilà le type même de la mauvaise explication », après quoi j’ai eu mon certificat avec la mention Bien. Cela fait partie de mon expérience qui n’a joué un rôle que bien plus tard. Car, une fois entré à l’École normale supérieure, j’ai pu malgré tout me couler assez facilement dans le personnage de celui qui avait passé un concours très difficile, qui pouvait donc parler au nom du savoir, de la science. On peut dire qu’il y avait une certaine contradiction entre mon expérience d’étudiant passant des concours et des examens, confronté à tout ce que cela avait de machinerie d’intégration et d’humiliation, et puis, plus tard, mon adhésion sans trop de problème à la lutte althussérienne de la science contre l’idéologie.
Vous aviez été lycéen à Paris ?
Oui, j’ai quitté Alger à l’âge de deux ans. J’ai vécu à Marseille entre 1942 et 1945. Ensuite j’ai vécu toute mon enfance à Paris, plus exactement à la porte de Champerret, ce qui a eu un certain rôle parce que c’était la frontière de plusieurs mondes. Il y avait, à la porte, un bout de la zone qui n’était pas encore complètement détruit ; et après il y avait, à gauche, Neuilly, la ville bourgeoise, et, à droite, Levallois, qui était encore à l’époque une ville ouvrière. J’ai fait mes études à Neuilly, mais il y avait assez peu d’enfants de Neuilly au lycée car c’était toute la banlieue nord-ouest qui y allait, y compris donc des banlieues encore très populaires. J’ai vécu mon enfance dans une atmosphère très IVe République. Je veux dire par là, dans une atmosphère de lendemain de la guerre, de rationnement, de coupures d’électricité, de pannes et de grèves (ces jours-là on allait au lycée en camion militaire) et dans un monde social encore extrêmement mêlé. Il y avait des conseillers municipaux communistes à Neuilly. Dans le lycée de la banlieue chic par excellence, Pasteur, les gens venaient de partout. Et dans les matches de football, sur l’île de Puteaux, qui était une autre espèce de zone, on passait, d’une semaine à l’autre, des lycéens de Janson de Sailly aux équipes des centres d’apprentissage. J’ai vécu dans cet univers à la fois conflictuel et mêlé, dont la mémoire a été écrasée sous les poncifs des Trente Glorieuses et du baby-boom.
Mon expérience était filtrée par une conscience catholique vaguement progressiste. J’étais à la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et j’ai d’abord connu Marx parce que l’aumônier du lycée m’a montré un livre qu’il était en train de lire avec admiration, l’ouvrage de Calvez sur Marx (La pensée de Karl Marx, 1956). Cela veut dire que je me suis intéressé à Marx à partir de tous les thèmes que l’althussérisme a balayés par la suite, notamment la critique de l’aliénation. J’ai découvert Marx aussi par Sartre, car mon premier accès à la philosophie a été Sartre à travers les romans et les pièces à thèse. Je l’avais lu avant d’entrer en classe terminale comme un écrivain philosophique. C’était l’époque où on agitait encore les grands débats philosophiques sur l’existence, son absurdité, l’engagement, etc. En plein l’époque Sartre-Camus si vous voulez. Ma première lecture philosophique c’était L’existentialisme est-il un humanisme ? Quand je suis arrivé en classe de philosophie et que j’ai subi les cours sur l’attention, la perception, la mémoire, etc., j’étais complètement désespéré. Heureusement, l’année d’après en hypokhâgne à Henri IV, j’ai eu les cours de philosophie d’Étienne Borne. Cela a été pour moi une révélation, la découverte des « grands philosophes » dans une forme en même temps très passionnée. Au hasard d’un exposé que j’avais à faire sur la distinction du corps et l’âme chez Descartes, je me suis lancé à corps perdu dans les Méditations, les Objections, les Réponses aux Objections. Ma culture philosophique, comme ma culture en général, a toujours été une culture construite par à coups, locale, localisable, ponctuelle, jamais encyclopédique, formée soit très souvent à côté des enseignements, soit à partir de travaux précis que j’ai eus à faire dans le cadre scolaire mais auxquels j’ai tout de suite donné une extension autre.
Vous arriviez à concilier ces deux choses ? Car il y a effectivement le concours…
D’abord, je n’ai pas compris comment ça se passait : quand on était à Henri IV, on nous faisait croire que nous étions les plus forts, que les autres étaient des tâcherons, des minables. Résultat : des hécatombes au concours. Arrivé à Louis-le-Grand où les professeurs étaient très gris, où les élèves avaient aussi pour beaucoup un aspect gris, j’ai compris que le problème était d’abord d’arriver à traduire n’importe quel extrait d’Homère en improvisé. À l’oral de grec, il y avait un texte qu’on préparait et après il y avait la question mitraillette où on vous donnait dix lignes d’Homère qu’il fallait traduire comme ça. J’ai compris que les grands trucs philosophiques et littéraires étaient une chose, mais que la préparation au concours, c’était une gymnastique précise et qu’il fallait la faire. Je l’ai faite, malgré tout, et apparemment je m’en souviens, alors que tous les gens qui font aujourd’hui des dissertations enflammées sur l’enseignement républicain et les grands thèmes baigner dans la culture humaniste, apprendre à penser, apprendre l’esprit critique ont oublié que, comme moi, ils ont passé le concours sur la base d’une culture de polycopiés. Car à l’époque le programme d’histoire, c’était des polycopiés, ou des fiches sur les sens de toutes les particules grecques, et ce qu’on appelait à l’époque le petit Latin et le petit Grec, c’est-à-dire l’entraînement quotidien pour pouvoir traduire n’importe quel texte en improvisé.
Avant d’entrer dans la « forteresse » de l’École normale, il faut peut-être revenir sur la question de votre milieu familial que vous avez évoqué rapidement. Était-ce un milieu dans lequel des gens avaient déjà eu des carrières d’enseignants ou d’universitaires ?
Non, ma famille n’avait rien à voir avec le milieu académique et universitaire. Mon père avait commencé des études d’allemand qu’il avait abandonnées pour faire une carrière préfectorale mais il a été tué en France en juin 1940. Je ne l’ai jamais connu. Et ma mère était dans l’administration. Mon père avait été dans l’administration, mon oncle était dans l’administration, ma mère était entrée dans l’administration quand il avait fallu qu’elle travaille. Je n’avais pas du tout d’origine dans le milieu académique ou universitaire.
Votre père était mort au combat ?
Oui, en juin 1940, juste avant l’armistice. Ma mère ne s’est jamais remariée. Elle avait toute la force suffisante pour élever seule trois enfants. J’ai vécu dans un milieu protecteur, soudé et chaleureux. J’étais un enfant sans père, mais je n’ai jamais été un enfant malheureux. Ma seule souffrance a été l’entrée au lycée parce que j’avais vécu à la maison comme à l’école primaire dans un univers essentiellement féminin. La découverte du monde masculin a été le principal traumatisme de ma jeunesse.
Vous avez évoqué Alger. Or avant votre entrée à l’École normale, il y a eu la guerre d’Algérie. Cela voulait-il dire quelque chose pour vous ?
Disons que j’avais comme une double conscience par rapport à l’Algérie. J’ai vécu entouré d’objets et de documents qui venaient de l’Algérie, des livres, des cartes postales avec des paysages d’Algérie colorisés : la rade de Bougie tout en rose, Chréa tout en bleu, Timgad en bistre... J’avais, de ce côté, une vision de l’Algérie comme d’une espèce de pays de rêve. Par ailleurs, j’ai vécu la guerre d’Algérie, à la suite de la guerre d’Indochine, au moment où je m’éveillais à la vie politique. Mais je ne l’ai pas vécue comme un natif d’Alger. Je l’ai vécue comme un jeune de cette époque qui lisait L’Express, entre l’admiration pour Mendès France et le dégoût à l’égard de Guy Mollet. Pasteur était assez politisé à droite ; je me souviens avoir vu passer dans la classe des tracts extrêmement violents pour la défense de la civilisation chrétienne et occidentale. J’étais un peu fluctuant, je dois dire, mais le type de milieu catholique que je fréquentais était plutôt progressiste.
Plus tard, quand je suis rentré à l’École normale, c’était le moment de l’OAS (Organisation armée secrète) et des grandes manifestations contre celle-ci. L’année 1961-1962 a été de ce point de vue là essentielle. L’une des premières manifs après les ratonnades est partie de l’École normale, nous étions quelques dizaines, quelques centaines à manifester boulevard du Montparnasse le lendemain ou le surlendemain. Avant, je n’appartenais à aucun groupe politique. J’étais dans divers mouvements de jeunesse catholiques, mais qui n’étaient pas politiques même s’il y avait une sensibilité plutôt de gauche. À partir du moment où on était à l’École, il y avait une constante agitation, des assemblées générales. Les gens qui organisaient ces assemblées étaient des communistes qui donnaient le mot d’ordre, après on suivait ou on ne suivait pas. Voilà mon expérience qui n’est pas liée au fait que je sois né à Alger, si ce n’est que quand l’Algérie est devenue indépendante je me suis dit pourquoi ne pas aller là-bas : j’avais même fait une demande pour partir à Alger comme professeur, mais c’était en 1965.
FORMATION
À votre entrée à l’École normale supérieure, le destin d’archéologue était déjà derrière vous, mais l’orientation vers la philosophie n’était pas encore déterminée ?
Elle n’était pas déterminée. Je suis arrivé en première année à l’École normale supérieure sans savoir si j’allais faire de la littérature ou de la philosophie. J’étais inscrit en lettres, j’étais allé voir Althusser qui ne m’avait pas encouragé frénétiquement à faire de la philosophie. J’ai beaucoup hésité et, la deuxième année, je me suis jeté à l’eau, il fallait bien se décider et j’ai opté pour la philosophie. On allait en Sorbonne pour s’inscrire et pour passer les examens. Autrement on n’y mettait jamais les pieds à une exception près : si on était étudiant en lettres, on allait aux cours de philologie car c’est quelque chose qu’on ne peut pas inventer, et cela prend beaucoup de temps si on veut l’apprendre en se passant des professeurs. La première année, quand j’étais encore étudiant en lettres, j’ai suivi les cours du certificat de grammaire et de philologie, mais en revanche on n’allait presque jamais aux cours de philosophie en Sorbonne. À l’ENS il n’y avait pas non plus de cours. C’était l’époque où il n’y avait pas de corps enseignant. Il n’y avait que les « caïmans », Althusser qui était là ou qui n’était pas là, qui ne faisait guère de cours mais qui invitait des gens à faire des cours, des séminaires auxquels nous n’avions pas d’obligation d’assister. J’ai suivi très peu d’enseignements philosophiques en Sorbonne et également très peu à l’ENS. Je n’ai pas fait tellement de philosophie à l’école, sauf l’année de l’agrégation.
C’est aussi une période qui compte des figures présentes à la frontière parfois de la philosophie, comme Bataille et Blanchot. Suiviez-vous les débats littéraires ?
Absolument pas. Je ne sais pas quand j’ai appris l’existence de Blanchot et de Bataille, mais je pense que j’étais déjà agrégé. J’exagère un petit peu, mais c’était complètement en dehors de mon univers. Encore une fois, mon horizon, à dix-sept ans, c’était Sartre et éventuellement ceux dont il parlait, les grandes figures romanesques des années 1930, comme Faulkner ou Dos Passos. Il parlait aussi, à vrai dire, de Blanchot et de Bataille, mais j’ai dû sauter ces chapitres. Par ailleurs, mon univers c’était Rilke, parce que le premier cours de philosophie que j’avais entendu était un cours de Jean Wahl sur Rilke. C’était le cours public de la Sorbonne que j’écoutais à la radio en rentrant du lycée. Autrement, je savais qu’il existait des choses comme le nouveau roman, j’en lisais un peu. Je connaissais le Barthes des Mythologies. Ma culture, quand j’avais vingt ans, était une culture moderniste qui pouvait éventuellement déjà s’appeler structuraliste, mais disons que je me reconnaissais plus globalement dans une culture que l’on pourrait dire « avant-gardiste », même si c’était avant-gardiste pour moi, sans forcément l’être sur un plan historique. Mes références étaient le nouveau roman, la nouvelle vague cinématographique, les concerts du Domaine musical et la peinture abstraite. Pour le dire vite, la modernité des années 1950-1960, en excluant tous les héritages du surréalisme qui n’étaient pas du tout mon univers.
En philosophie, vous reconnaissiez-vous des maîtres, comme Hippolyte, Canguilhem, Alquié ? Car ils étaient encore en vie.
Nous avons connu Hippolyte comme directeur de l’École, mais il avait cessé de jouer un rôle comme philosophe, comme maître. Il y avait Althusser, mais ce n’était pas un professeur. Il nous inspirait plus par sa conversation ou certains textes que par des enseignements. Il y avait des gens qu’Althusser invitait. Je me souviens de quelques conférences de Serres qui étaient plutôt brillantes. Je me souviens aussi de Foucault qui est venu annoncer un séminaire mais qui n’est jamais revenu le faire. Donc non, pendant ces périodes-là, j’ai très peu suivi de cours de philosophie. La deuxième année, je suis parti sur un travail sur le jeune Marx. Il me semble que dès que j’ai choisi de faire de la philosophie j’ai décidé de faire ce diplôme d’études supérieures sur l’idée critique chez le jeune Marx. J’avais été voir Ricœur qui m’avait demandé si je ne préférais pas travailler sur l’aliénation ou le fétichisme. J’avais répondu non, que je voulais travailler sur l’idée critique.
Je ne voulais pas travailler sur un thème philosophique, mais sur une pratique de la pensée. J’ai beaucoup lu le jeune Marx. J’ai commencé ma carrière philosophique en faisant un exposé sur le texte de Marx sur la loi sur le vol de bois mort, c’était l’hiver 1961-1962. C’était assez drôle car, un peu avant, j’étais allé voir Althusser qui m’avait dit : « Écoutez, je ne peux pas vous garantir le succès en philosophie, mais si vous voulez le faire, faites-le. » Il a ensuite lancé ce séminaire sur Marx, à la fin de 1961, je crois, j’ai fait cet exposé sur le vol de bois mort et, à la fin de l’exposé, Althusser est venu me voir pour me dire que j’aurais l’agrégation sans problème, que je n’aurais aucune difficulté en philosophie. Pendant deux années, je me suis consacré essentiellement à ce travail. En même temps, je faisais une licence de psychologie, avec de la psychologie sociale, de la psychologie de l’enfant, etc., ce qui impliquait un certain nombre de travaux pratiques. Comme je voulais travailler sur les questions de l’idéologie et de la représentation, j’avais eu l’idée qu’il pourrait être intéressant d’aller dans cette direction. Mais cela ne m’a servi à rien.
J’ai fait très peu d’histoire de la philosophie, il n’y avait pas de raison d’en faire une fois passé le certificat d’histoire de la philosophie de la Sorbonne, sauf éventuellement pour s’intéresser à tel philosophe si un cours ou un séminaire vous excitaient. Je n’ai commencé à travailler ou à retravailler l’histoire de la philosophie après la khâgne que pour l’année de l’agrégation. Je me souviens du début d’année d’agrégation où Canguilhem était président du jury. Du coup, ce cours sur l’histoire des sciences où il n’y avait d’habitude que cinq ou six personnes, Balibar, Macherey, et deux ou trois autres, était désormais complet. Tout le monde était là. Canguilhem a dit de ne pas se faire d’illusions, que tout était joué, qu’on savait l’histoire de la philosophie ou qu’on ne la savait pas. Je me suis dit : « écoute, non, je ne sais pas l’histoire de la philosophie, mais à la fin de l’année, je saurai ce qu’il faut en savoir ». J’ai passé mon année à lire tout Kant et, à la fin de l’année, j’étais capable de répondre à toute question un peu pointue sur Kant.
LIRE LE CAPITAL
Vous parliez du jeune Marx, votre projet de DES, mais à l’époque est-ce qu’on disait déjà le « jeune Marx » ? N’est-ce pas l’effet de la reconstruction althussérienne que de distinguer entre le « jeune» et le « vieux» Marx ?
Le texte d’Althusser sur le jeune Marx est de 1961 et il répondait à un numéro d’une revue marxiste orthodoxe qui lui était consacré et voulait justement se réapproprier ce
« jeune Marx » qui inspirait les théologiens après avoir inspiré les socio-démocrates. Donc je ne sais pas si on disait « le jeune Marx » mais il y avait déjà une mise en valeur de tous les textes du jeune Marx, notamment les Manuscrits de 1844. C’était notamment le cas des livres qui m’avaient introduit à Marx, des livres écrits par des jésuites, les pères Calvez et Bigo qui faisaient de ces textes sur l’aliénation la base même du marxisme. Donc le jeune Marx existait mais c’est Althusser qui a dit : non, ce n’est pas le vrai Marx. À l’ENS nous nous moquions de l’aliénation, nous critiquions Lefebvre, Morin ou que sais-je, mais sans les avoir lus. L’univers des traditions de gauche du marxisme m’était totalement inconnu, car elles circulaient dans des circuits qui n’étaient pas les nôtres.
J’ai donc commencé mon DES à la frontière entre deux univers de pensée car, d’un côté, j’étais quand même dans la lancée d’un certain enthousiasme pour les textes du jeune Marx avec tout ce qu’il y avait de lyrisme dans des textes comme Introduction à la philosophie du droit de Hegel qui correspondait un peu à mon idée de l’époque, à la philosophie qui sort d’elle-même et devient vie, monde. J’avais alors d’autant moins de raisons de passer beaucoup de temps à étudier l’histoire de la philosophie que j’avais l’impression de rentrer dans une pensée qui signait la fin de la philosophie. J’ai commencé à travailler sur le jeune Marx dans cet élan-là. Entre-temps cet élan s’est rectifié à travers Althusser, à travers la critique du « jeune Marx ». Mon diplôme est devenu un texte pour prouver l’existence de la « coupure épistémologique ». La troisième partie était sur L’Idéologie allemande et Ricœur m’a dit que c’était bien triste : ces deux premières parties étincelantes puis cette troisième partie qui répétait avec Marx : « partons des faits, c’est un fait, etc.». Cette chute dans l’univers des faits lui apparaissait comme quelque chose de vraiment gris.
En 1964-1965, alors que le séminaire d’Althusser porte sur la lecture du Capital, vous faites un exposé sur le concept de
« critique » chez Marx. Comment Althusser décide-t-il alors de le publier ? Car les autres séminaires n’ont pas été publiés.
Oui, il y a eu en 1964 ce projet de séminaire sur Le Capital. Althusser avait dit que la philosophie de Marx était là à l’état pratique dans Le Capital, mais qu’il fallait encore la dégager, la formuler théoriquement. C’était un peu « Hic Rhodus, hic salta », il fallait se décider à extraire cette philosophie au sein du Capital. Je n’ai pas tellement été associé au noyau qui a pensé ce séminaire, son rôle, etc. Mais j’avais la tâche de montrer la
« coupure épistémologique ». En tant que spécialiste du jeune Marx, on m’avait chargé de montrer la différence entre le jeune et le vieux. C’était une tâche stratégique, car, si je n’avais pas commencé, il n’y aurait rien eu. Personne ne savait ce qu’on allait bien pouvoir trouver dans Le Capital comme philosophie à dégager et à extraire. Ce que j’en ai extrait n’était pas nécessairement ce qu’il fallait extraire, mais quelqu’un devait se jeter à l’eau, ce qui était quelque chose de complètement fou.
Résumer les Manuscrits de 1844 et montrer pourquoi ce n’était pas scientifique était relativement facile, mais montrer comment Le Capital changeait du tout au tout était beaucoup plus compliqué. Il fallait d’abord lire Le Capital que je n’avais jamais lu. Je connaissais comme tout le monde le premier chapitre du premier livre, c’était tout. Je me suis jeté là-dedans, j’ai fait mon premier exposé et normalement j’aurais dû faire le suivant peut-être une semaine après. Je suis allé voir Althusser pour lui dire que j’avais encore deux livres du Capital à lire, que ce n’était pas possible d’en dégager la rationalité philosophique en si peu de temps. Donc j’ai eu un peu de temps. Mais ça a quand même été un processus complètement fou pour moi où j’ai déballé ce que je découvrais au fur et à mesure sans aucun recul, si ce n’est en ayant en tête le séminaire sur le structuralisme qui avait eu lieu deux ans avant, en 1962-1963, où tout cela avait explosé avec plusieurs exposés sur Lacan. Les années précédentes, j’avais juste fait un exposé sur L’Idéologie allemande dans le cadre du séminaire sur le structuralisme, mais je n’avais pas exposé sur Lacan, ni sur aucun des grands structuralistes. C’était Michel Tort d’abord et Jean-Jacques Miller après qui avaient exposé sur Lacan. J’étais pris dans cette nécessité de faire une synthèse à toute allure de ce que je lisais dans Marx et de ce qui était déjà dans l’air du temps, de ce qui circulait dans nos têtes après le séminaire sur le structuralisme. J’ai parlé quatre fois car cela n’en finissait pas.
À l’époque, il n’était pas du tout question de publication, c’était prévu à l’origine comme un séminaire et puis c’est devenu une série d’exposés publics, ce qui a entraîné le retrait des personnes qui voulaient que ce soit un séminaire, comme Miller. À la fin de l’année, Robert Linhart m’a dit qu’il voulait faire de mon texte un fascicule pour la formation théorique car c’était l’époque où le cercle d’Ulm s’agitait fortement et s’occupait d’organiser la formation théorique pour les militants de l’UEC (Union des étudiants communistes). Il n’était pas encore question de livre. Je n’ai su que tardivement que ça allait devenir un livre. Cela faisait partie de la stratégie théorico-politique d’Althusser à laquelle je n’étais pas du tout associé.
Des retouches ont-elles été faites ou les textes ont-ils été publiés en l’état ?
Les textes ont été publiés en l’état, le mien en tout cas. Althusser n’a pas corrigé mon texte pour l’édition originale. Chacun a donné son texte qui a été publié tel quel. Le mien était vraiment oral et cela ne posait pas de problème pour un cours de formation théorique où il aurait été distribué sur polycopié aux militants. Après, c’est devenu un livre sans que des gens comme moi aient la maîtrise du processus.
Que se passe-t-il lorsqu’en 1968 votre texte est enlevé de la réédition de Lire le Capital ? Est-ce que vous êtes amené à réagir ou est-ce que ça se passe à votre barbe ?
Début 1967, Althusser nous écrit en disant qu’il y aura une seconde édition, qu’il faut qu’elle soit abrégée mais qu’en même temps on en profite pour corriger les erreurs théoriques qu’on a pu faire, remanier les textes, etc. J’ai donc repris mon texte, en supprimant les choses un peu naïves de jeune structuraliste découvrant Le Capital. J’ai beaucoup retravaillé ce texte, je l’ai envoyé à Maspero et quelques jours après j’ai reçu une lettre disant que finalement, pour des raisons de volume, il avait été décidé que la seconde édition serait conforme à l’édition anglaise déjà parue qui ne conservait que les textes d’Althusser et Balibar. Voilà. Il n’a absolument jamais été commenté sur le fond. Ils ont dû le commenter entre eux mais j’étais complètement en dehors du cercle. Ils ont dû penser que certains textes n’étaient pas ce qu’il fallait théoriquement et politiquement, et le mien, avec son côté un peu va-t-en-guerre structuraliste, n’était plus vraiment d’actualité. On ne m’en a rien dit à l’époque. Althusser m’a dit seulement que c’était comme ça, il était décidé qu’il n’y aurait que ces deux textes. Je n’ai pas commenté, je m’en fichais un peu, je n’ai rien dit. Je n’étais pas très content, parce que j’avais quand même travaillé deux mois dessus alors qu’en plus je sortais d’une commotion cérébrale, mais en un sens j’étais presque content de ne plus être associé à cette affaire. Le vrai clash a eu lieu en 1973 quand la décision fut prise de republier l’ensemble des textes.
C’est le moment où vous publiez cet article hostile dans Les Temps modernes 1…
... qui était la préface que j’avais faite et qu’ils avaient censurée. J’avais envoyé le texte à Maspero qui avait commencé à travailler puisque j’ai reçu mon manuscrit avec des indications de mise en forme, et puis un jour arrive l’annonce que, malgré l’accord initial pour cette préface, il y a des problèmes nouveaux et que, par conséquent, on republie la première édition telle quelle, sans changement. Je ne sais plus très bien comment il s’est fait que j’ai envoyé ce texte aux Temps modernes. André Gorz l’a reçu et a fait en sorte qu’il soit publié.
1. « Mode d’emploi pour une réédition de “Lire le Capital”», in Les Temps modernes, no 328, novembre 1973, p. 788-807.
Et le projet de La Leçon d’Althusser (1974) prend corps à ce moment-là ?
Non. Il a pris corps au moment de la publication de la Réponse à John Lewis (1973) parce que je me suis dit que le fait qu’un texte aussi nul produise un tel effet était le symptôme de quelque chose. Je me suis dit qu’apparemment tout revenait comme avant ; il y avait une apparence de gauchissement mais fondamentalement c’est non seulement identique mais même régressif et dénégateur par rapport à ce qui s’était passé, c’està-dire aux effets politiques de l’althussérisme. J’ai pensé qu’il fallait mettre les pieds dans le plat, dire exactement, de mon point de vue bien sûr, ce qu’avait été l’althussérisme, quels en avaient été les effets, ce que représentait la prétendue « conversion » d’Althusser à la politique en 1973.
Si on parle de l’effet de Lire le Capital, il avait été profondément ambivalent. D’un côté ça avait été un effet de mise en ordre puisque toutes les tendances un peu dissidentes, toutes les interrogations en tout sens avaient tout à coup connu un coup d’arrêt car Althusser affirmait que tout cela était de l’idéologie, du bavardage, qu’il nous fallait la science. La dite science avait été mise en œuvre au service de l’orthodoxie communiste. Cela dit, la deuxième chose était également vraie : cette autonomie de la théorie qu’avait proclamée Althusser avait donné le marxisme un peu à tout le monde. Enfin pas à tout le monde mais, en tout cas, à des gens qui n’étaient pas l’appareil du parti. Cela avait créé quelque chose comme un parti de la théorie de Marx un parti au sens large, bien sûr, non organisationnel.
De fait, l’althussérisme était à la fois complètement dogmatique et finalement asservi à toute une idée classique du mouvement ouvrier, de sa direction, de sa science etc., et en même temps il avait créé un objet non identifié, la théorie de Marx, avec tout ce que cela impliquait, le geste d’arracher Marx à ceux qui en étaient les dépositaires, une manière de sortir la théorie de Marx du patrimoine des partis communistes autorisés et de permettre qu’on en tire toutes les conséquences. En 1968 ça a été ce double effet avec au départ la critique du mouvement comme petit-bourgeois puis, malgré tout, la plupart des althussériens ont été marqués par Mai 68, pour un certain nombre de manière définitive, pour d’autres de manière provisoire. En tout cas, il y a eu un effet imprévisible de l’althussérisme qui a été un effet de rupture avec tout le système des adhérences au sein desquelles fonctionnait le marxisme. On pouvait faire n’importe quoi avec le marxisme. Althusser et son courant ont tout de même produit cette cassure qui a fait que d’autres gens ont pu s’emparer du marxisme et le travailler sur un mode qui n’était plus celui des groupuscules traditionnels. Tout à coup il se créait comme une autorité du marxisme qui échappait au système partidaire, y compris avec tous ses appendices, les différentes variétés du trotskisme ou que sais-je…
RAPPORT À L’ENGAGEMENT COMMUNISTE
Puisque vous l’avez évoqué plus tôt au sujet du milieu althussérien de l’ENS, participiez-vous au cercle d’Ulm ou à l’UEC ?
Je suis entré au cercle d’Ulm en 1963, c’était un moment de restructuration. La guerre d’Algérie était finie et la vieille équipe qui était encore très rude sur les positions du parti était partie. C’était des gens comme Jean-Pierre Osier, qui est devenu ensuite un spécialiste de la pensée juive et hindoue mais qui à l’époque était encore très ferme sur la dialectique de la nature. Après il y a eu des gens comme Roger Establet : c’était l’homme qui, dans les assemblées générales, avait la parole la plus entraînante. Le cercle d’Ulm est ensuite tombé entre les mains de ma génération qui ne savait pas très bien quoi en faire. C’est à ce moment-là qu’on s’est un peu mis en marche, Miller, Milner, Linhart et moi, pour faire quelque chose de ce Cercle. Ce quelque chose était nécessairement associé à l’entreprise althussérienne : disons qu’il s’agissait de lutter contre l’idéologie spontanée des étudiants, contre Clarté qui était l’organe du communisme étudiant new look un peu frondeur. July faisait dedans des articles sur le Golf Drouot, il interprétait les symptômes du « romantisme » de la jeunesse…
On est vraiment rentrés à l’UEC sur la base du texte d’Althusser sur les problèmes des étudiants 1, que j’ai critiqué après. Il défendait l’idée qu’il faut lancer la formation théorique, la lutte contre les idéologies qui pervertissent la pensée et le combat étudiants. J’ai été assez actif là-dedans, c’est même moi qui suis un peu à l’origine des Cahiers marxistes-léninistes, y compris du titre, car les uns voulaient l’appeler Cahiers marxistes pour signaler l’ancrage théorique, les autres Cahiers léninistes pour souligner qu’il s’agissait de politique militante. J’ai proposé Cahiers marxistes-léninistes, ce qui était purement une formule de compromis qui est ensuite devenu un emblème militant encore plus fort que « léniniste » dans la période maoïste. J’ai écrit dans le premier numéro l’article « Sur le concept pseudo-marxiste d’aliénation » et dans le numéro trois un article sur le concept de rapports de production. Je crois que c’est ma contribution aux Cahiers marxistes-léninistes, outre ma contribution à la dynamique même de la chose. Pour moi, il devait juste s’agir d’une sorte de bulletin, mais c’est devenu un organe qui a commencé à intéresser les gens. Les étudiants l’achetaient. En plus le PCF (parti communiste français) et ses fidèles au sein de l’UEC ont vu qu’il pouvait y avoir quelque chose de bon pour eux puisque ça attaquait la direction de l’UEC, de Clarté, ce qu’on appelait alors la « tendance italienne ». Un numéro spécial d’un magazine communiste a repris les textes du premier numéro des Cahiers marxistes-léninistes, y voyant le signe d’un renouveau de la pensée marxiste, d’une pensée qui se situait contre l’éclectisme de la direction étudiante de l’époque. Mais c’était quand même fait par un petit groupe de gens qui appartenaient à un milieu assez limité avec des liens personnels assez forts, comme j’ai pu en avoir avec Miller et Milner à une certaine époque, ou bien des liens de camaraderie aves des gens avec qui j’avais fait la khâgne puis cohabité à l’ENS, comme Balibar. C’étaient quand même des gens qui vivaient à l’ENS, qui s’y voyaient tous les jours, dans le cadre d’activités militantes ou autres. Par conséquent, c’était quelque chose de très normalien, même s’il y avait éventuellement quelques antennes à l’extérieur.
1. « Problèmes étudiants », in La Nouvelle Critique, 152, janvier 1964, p. 80-111.
À cette époque, n’était-il pas gênant d’être si intimement lié au destin du parti communiste ? L’anti-stalinisme n’avait donc pas gagné vos rangs ? Ou d’autres rangs à l’ENS qui auraient pu vous attaquer sur cette base en soulignant que vous étiez de jeunes intellectuels de parti ?
Il faut bien voir qu’on s’en fichait de Staline dans les années 1960. L’horizon n’était pas du tout l’URSS. C’était à la fois tous les mouvements dans ce que l’on appelait le tiers-monde, c’était Cuba, l’idée d’une révolution du soleil et du sourire. C’était toute l’ébullition du parti communiste italien, c’était Frantz Fanon préfacé par Sartre, et puis ça avait été Althusser, l’idée du marxisme comme la pensée en phase avec tout ce qui était nouveau: le structuralisme, Foucault, Lacan. Nous avions l’idée qu’un nouveau monde était en marche, qu’un nouveau marxisme était à créer qui serait la pensée de ce nouveau monde en marche.
L’URSS, on n’en avait vraiment rien à faire. Ensuite la Chine est arrivée et l’adhésion au maoïsme, mais on était fondamentalement marxistes avec l’idée que tout était à faire, que c’était à nous de recréer le marxisme. Il y avait la tradition ouvrière, le monde ouvrier et le mouvement ouvrier mais, par ailleurs, pour nous, le marxisme comme théorie n’existait pas encore en France. Nous savions à peine que Socialisme ou barbarie ou Arguments existaient. Le trotskisme existait à la Sorbonne, pas à l’ENS. Le maoïsme a été une idéologie de normaliens et le trotskisme, pour le dire vite, une idéologie de sorbonnards.
En tout cas, être un étudiant communiste n’avait rien de stigmatisant à l’époque. Au contraire c’était plutôt une forme d’aristocratie. Quant au parti lui-même, je ne l’ai guère connu. Quand j’étais au lycée pendant un an, à la fin de l’année, le secrétaire du PC m’a dit que je devais lui régler les timbres puisqu’il avait découvert que j’étais communiste. Je les ai réglés, ça a été ma seule action et je lui ai dit que j’allais à la fondation Thiers, que je ne savais pas dans quelle cellule aller. Il m’a indiqué une cellule de quartier en me disant qu’on ne me demanderait rien, qu’on ne m’embêterait pas. Malgré tout, il y avait l’idée que le PC était l’affaire des ouvriers.
Comment s’est passée votre première année d’enseignement après l’agrégation de philosophie ? L’avez-vous traversée avec le souvenir de vos années décevantes au lycée ?
J’ai enseigné un an au lycée Carnot. J’ai vécu cette année comme une catastrophe, je ne connaissais pas grand-chose en philosophie et je ne connaissais rien à ces jeunes qui étaient d’un monde complètement différent du mien. Ils vivaient avec des intérêts, y compris des intérêts culturels et théoriques, qui étaient complètement différents. C’était un univers qui n’avait rien à voir avec celui dans lequel on s’était un peu enfermés à l’École normale. J’arrivais avec ma certitude d’althussérien de posséder « la science », et je découvrais que je ne savais vraiment pas grand-chose. Par conséquent, j’étais obligé de refaire les mêmes cours nuls que j’avais entendus étant jeune car je n’avais pas le temps d’en faire de meilleurs. Je réalisais en même temps que je n’avais aucune connaissance réelle du monde dans lequel je vivais. Cette expérience a été importante plus tard pour moi, lors de Mai 68. Les gens qui ont fait 68 étaient un peu des gens comme ceux auxquels j’avais eu affaire quand j’enseignais au lycée, qu’au fond je ne comprenais pas et qui ne comprenaient pas trop non plus ce que je leur racontais, même si certains étaient contents parce que la rigueur théorique marxiste plaisait malgré tout à quelquesuns. J’ai vraiment vécu cette année avec le sentiment que la science comme emblème et position est une chose, mais que la réalité du savoir en est une tout autre.
MAI 68, VINCENNES, GAUCHE PROLÉTARIENNE
Qu’avez-vous fait en 68 ?
Je n’ai pas fait grand-chose en 68. En fait, j’avais eu, l’année précédente, un sérieux accident puis une grave maladie, et je vivais un peu en marge du monde. J’étais à moitié à la fondation Thiers, qui était une sorte d’oasis, et à moitié à la campagne. Je n’avais de lien avec aucun groupe militant. Quand j’ai vu arriver le début de Mai 68 je ne comprenais pas trop ce qui se passait, à part le fait que c’était des mots d’ordre « idéologiques » et pas du tout « scientifiques ». J’étais à la campagne pas loin de Paris, j’avais une espèce de double conscience. Quand je revenais de la campagne, en sortant du tunnel de Saint-Cloud, on voyait de l’autre côté de la Seine une grande usine avec des drapeaux rouges et j’étais très content de voir ces drapeaux rouges. Mais au départ, cela ne voulait pas dire que j’étais participant ou militant, je n’ai construit aucune barricade, je n’étais pas dans les grandes manifs, j’ai vécu ça comme une surprise et j’ai essayé de me raccrocher à ce qui me paraissait vraiment important, à savoir, bien sûr, ce qui se passait dans les usines. Quand la Sorbonne s’est rouverte, quand on a vu arriver des ouvriers militants et toutes sortes de gens en Sorbonne, je me suis dit qu’il y avait une chose positive, la rencontre entre étudiants et ouvriers. Une des rares choses que j’ai faites en 1968, ça a été des discussions à la porte des usines ou quelques rencontres dans des usines. Ce mouvement allait complètement à l’encontre du marxisme qu’on avait à la fois appris et enseigné. C’est pour cela que je me suis surtout investi dans ce qui me paraissait important, à savoir rencontrer des ouvriers.
Dans les mois et les deux ou trois années qui suivent, vous revenez souvent sur l’évènement et ce facteur de surprise. Il y a quand même une interprétation ou une analyse de l’évènement qui n’est pas exclusivement négative…
Il y a plusieurs étapes. D’abord une interprétation négative parce que c’était, selon nous, une révolte petite-bourgeoise. Ensuite j’ai eu cette adhésion positive à cet univers où les choses se décloisonnaient avec en particulier ce lien étudiantouvrier, et cette possibilité d’accès libre à cette classe ouvrière qui jusque-là était quand même la chose du parti. Et dans un troisième temps, la création de Vincennes a eu lieu... Même si les bâtiments n’existaient pas encore, le département de philosophie existait déjà. Il y a eu, dès 1968, des réunions sur le programme du département, et la question était de savoir, dans le lexique de l’époque, si on allait se laisser récupérer ou pas par la bourgeoisie. C’était le mot qu’on employait à l’époque pour désigner l’ennemi. Il y a eu des réunions préparatoires à la création du département de philosophie où Foucault avait demandé à Balibar de faire un programme et ce programme était très orienté vers l’épistémologie. J’ai dit qu’il n’était pas question de ça, que c’était réactionnaire. Balibar était le seul du PC dans cette équipe. Un des enseignements qu’il avait prévus s’appelait « Philosophie du travail ». Nous avons été quelques-uns à bondir en demandant « comment ça Philosophie du travail ? » et il a répondu : « oui, oui, Philosophie du travail ; j’y tiens ». Tout à coup, je me suis dit que ce n’était pas tolérable, j’avais été en retard par rapport à l’évènement, mais plus ça allait, plus je croyais à 68. C’est à partir de là que j’ai commencé à élaborer la réflexion qui a conduit à ce texte sur la théorie de l’idéologie de 1969 et puis à la Leçon d’Althusser. Je me suis mis à voir complètement à l’envers ce à quoi j’avais participé jusque-là : la lutte de la science contre l’idéologie, la théorie de la coupure. C’est à partir de cette confrontation initiale que j’ai vraiment remis en cause l’althussérisme, le fameux texte sur les problèmes étudiants et tout le trajet qu’on avait fait auparavant. De toute façon, je n’avais jamais été associé de façon très proche à l’entreprise althussérienne. Pour le séminaire, j’avais été recruté en tant que spécialiste de la « coupure », mais je n’ai jamais participé aux rencontres du cercle rapproché cercle Spinoza, ou autres choses comme ça, jamais. La dernière fois que j’ai vu Althusser, c’était en 1967.
En 1969, j’étais vraiment dans le milieu des militants maoïstes, sans rapport avec les anciens althussériens, sauf ceux qui étaient devenus maoïstes. De ma génération ou après, Miller et Milner sont devenus maoïstes, Badiou l’était devenu à sa manière propre puisque sa famille d’origine n’était pas la famille communiste mais le PSU (parti socialiste unifié). Il y avait des gens sympathisants comme François Regnault, mais c’est Judith Miller qui était la grande militante maoïste à Paris-VIII. L’agitation militante de Vincennes était l’écho de la grande bataille entre le PCF, pour qui Vincennes était l’université modèle, son université et, en face, les gauchistes qui disaient « Détruisons l’université ». J’ai été entraîné vers la Gauche prolétarienne par les étudiants. Au début de l’année, j’avais un mélange d’étudiants du PCF, parce qu’il s’agissait quand même de théorie marxiste, et d’étudiants de ce qui commençait à s’appeler la Gauche prolétarienne. Mais, pour la Gauche prolétarienne, l’important se jouait ailleurs, dans les usines, tandis que l’Université était considérée comme une « base arrière ».
D’une manière générale, il y a eu à Vincennes peu d’investissement dans l’idée d’une pédagogie révolutionnaire ou nouvelle, ce n’était pas ça l’important. Ou alors, s’il y avait l’idée d’une pédagogie nouvelle, elle était du côté du PCF, d’une université nouvelle qui était plutôt du côté des savoirs rénovés que d’une université pédagogique nouvelle. C’était une université qu’on pourrait dire nouvelle au sens où il y avait tout ce qui se faisait de chic : des linguistes ou des littéraires structuralistes, des philosophes althussériens, des psychanalystes lacaniens, des sociologues bourdieusiens. Et il y avait aussi tous les gens du PCF qui avaient souffert dans leur carrière et qui avaient enfin des postes. Il y avait d’un côté cette université rénovée, de l’autre tous les gens pour qui l’université était un lieu de passage ou de base arrière, mais pour qui l’essentiel était de briser la division du travail, la séparation intellectuels/manuels. Mais l’idée qu’il allait arriver en masse des ouvriers comme étudiants à Paris-VIII s’est avérée complètement fausse. Je me souviens qu’au début il y avait une grande attente sur les cours du soir, mais on n’a guère vu d’ouvriers arriver à ces cours. Il n’y a pas eu un véritable nouveau public étudiant. Les premières années on a eu les étudiants un peu radicaux de la Sorbonne qui nous ont suivis. Puis, quand le département de philosophie a perdu son habilitation, au bout d’un an seulement, les étudiants qui voulaient faire des études ont quitté Paris-VIII et nous avons alors eu essentiellement des militants. On ne faisait pas passer les examens. Du coup le PCF nous a dénoncés et on nous a retiré notre diplôme.
Parmi les étudiants, il y avait aussi beaucoup de gens chassés de chez eux, comme les Chiliens par exemple, les Brésiliens, pas mal de Latino-Américains, qui sont passés par Paris-VIII. Il y a eu une circulation plutôt militante différente de ce qu’on a vu à la fin des années 1990 à Paris-VIII, quand le département de philosophie a retrouvé ses diplômes et qu’on a vu des étudiants arriver des quatre coins du monde pour avoir un diplôme dans le département de Foucault, Deleuze ou Lyotard. Un diplôme qu’ils ont pu faire fructifier pour avoir des postes dans leurs pays, ce qui était inimaginable dans les années 1970.
Quelles formes ont pris vos enseignements aux débuts de l’université de Vincennes, quel était leur contenu ? Ce n’était pas de l’épistémologie, comme vous venez de le dire, mais vous faisiez quand même des cours sur le marxisme d’après les archives ?
La première année j’ai fait un cours sur L’Idéologie allemande, mais ce cours est devenu de plus en plus une critique de la théorie de l’idéologie d’Althusser qui a abouti au texte de 1969 sur la théorie de l’idéologie 1. Après ça, j’ai fait des cours qui revenaient sur l’histoire du mouvement communiste, sur l’URSS.
1 « Pour mémoire : sur la théorie de l’idéologie », repris dans La Leçon d’Althusser, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1974, p. 227-277.
C’est une époque où j’ai découvert ces textes appartenant à une tradition critique que nous avions ignorée, comme les textes de Castoriadis. J’essayais de repenser l’histoire de l’URSS pour mener une critique du léninisme. Il y avait un chapeau du genre « théorie marxiste-léniniste ». Mais c’était en fait un travail critique où je reprenais toutes les questions du genre « rapports de production et de pouvoir en URSS », avec une grille qui était un peu un mélange de Socialisme ou barbarie et de maoïsme.
N’avez-vous jamais songé à quitter cette université ? Vous avez fait toute votre « carrière » là-bas finalement. C’était une évidence pour vous d’y être ?
Ce n’était pas une évidence, mais il y a eu une période où c’était assez excitant. Après, on ne pouvait plus en partir. Quand je me suis présenté dans les années 1980-1990 au CNRS et à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), j’ai rencontré de très forts barrages. Cela a été pareil avec le CNU (Conseil national des universités). En fait j’ai eu un poste de professeur à l’université au titre de la commission art/esthétique et jamais au titre de la commission de philosophie. Pour des gens comme moi, de toute façon, il n’y avait pas à espérer aller ailleurs même si on le souhaitait. Au début on n’y pensait pas. Il y avait le sentiment d’être un collectif politique. Il n’y avait pas vraiment de direction pédagogique du département et l’assemblée générale étudiants-enseignants était souveraine. Pour le reste, chaque enseignant faisait ce qu’il voulait, et cela a d’ailleurs continué à être le cas. Autour de 1974 il y a eu un clash entre nous, les maîtres-assistants, et les professeurs (Châtelet, Deleuze, Lyotard) pour une sombre histoire de chargés de cours, à la suite de quoi nous nous sommes désintéressés des affaires du département. C’est François Châtelet qui l’a longtemps dirigé. Il appelait Deleuze et Lyotard au téléphone pour savoir ce qu’ils pensaient, puis il nous appelait en disant voilà ce qu’il faut faire, vous êtes d’accord ? On était d’accord. De toute façon on s’en fichait. Mais, une fois la période militante passée et après le déménagement à Saint-Denis, les années 1980 ont été assez déprimantes. Il n’y avait pratiquement plus d’étudiants dans le département hormis les auditeurs qui venaient de l’extérieur pour écouter Deleuze et Lyotard.
Quels ont été alors vos engagements militants ? Avez-vous participé, même de loin, au Groupe information prison (GIP) créé par Michel Foucault et d’autres ?
De 1969 à 1972 j’ai milité à la Gauche prolétarienne essentiellement sous la forme du militant de base qui va aux portes des usines et dans les foyers ouvriers distribuer des tracts, coller des affiches au petit matin, transporter diverses sortes d’objets et participer aux actions collectives. C’était du militantisme de base, mais dans une organisation qui était très petite et où donc la base côtoyait constamment le sommet. Après quoi je me suis trouvé affecté dans un groupe qui était plus spécialement chargé des liaisons avec les prisonniers et de la préparation des procès politiques. C’est à ce moment que s’est enclenchée la dynamique qui a créé le GIP.
Le problème était que les personnalités qui le composaient n’étaient pas forcément disponibles pour aller enquêter et distribuer aux portes des prisons. Il fallait créer un noyau proprement militant. J’ai dit à Daniel Defert que ma femme, Danielle, qui après avoir eu un enfant s’était retrouvée coupée du travail militant, était disponible. C’est Daniel Defert, elle, et quelques autres personnes qui ont fait le gros du travail militant du GIP avec Foucault. Mais je n’ai pas personnellement collaboré au GIP. J’ai pu donner des coups de main, car j’avais déjà depuis un certain temps une pratique dans le rapport avec les prisonniers. Par ailleurs, dans le cadre du travail militant mais là c’est le grand écart j’ai dirigé ce numéro des Temps modernes de 1972 qui s’appelait « Néofascisme et démocratie » qui était un peu comme le manifeste théorico-politique de la Gauche prolétarienne dans lequel il y avait notamment l’entretien entre Foucault et Benny Levy. Ce sont mes activités militantes à la Gauche prolétarienne, mais le GIP ce n’est pas moi.
Ces activités militantes prenaient-elles du temps ?
Oui, ça prenait beaucoup de temps, mais entre 1969 et 1972, je ne m’occupais pas du tout de philosophie, je ne m’en suis occupé qu’à des moments précis de ma vie. L’essentiel de ma vie, en dehors de m’occuper de mon fils, était consacré au travail militant. En un sens, le travail dans les archives a pris la suite du travail militant. À un moment donné, je me suis retrouvé en dehors de tout travail militant avec la perspective claire que je ne retrouverai rien de satisfaisant de ce côté-là.
BIFURCATIONS
Était-ce lié à un travail d’écriture parallèle ? Comment s’agençait l’enseignement chaque année, chaque semestre ? Est-ce que vous branchiez cela sur une exploration en vue d’un livre, ou était-ce une parenthèse dans le travail d’écriture ?
En fait l’essentiel pour moi n’était ni l’enseignement ni l’écriture mais la recherche. J’ai assez rapidement désinvesti dans la tâche pédagogique de Paris-VIII. Dans les années 1972-1973, ce qui m’a intéressé c’était cette plongée dans les archives ouvrières. Par conséquent, l’enseignement était pour moi une chose assez secondaire. À cette époque, on commençait l’année universitaire à la fin novembre et on la terminait vers le début de mai. C’était complètement différent. On était libres de notre emploi du temps. Très rapidement, dès les années 1972-1973, ce qui était important ce n’était pas forcément l’écriture d’une thèse, car je ne savais pas du tout ce que j’allais faire, mais ce travail de recherche dans les archives ouvrières, guidé par l’idée que 68 nous avait montré qu’il y avait loin entre le marxisme que nous avions appris, celui que nous avions enseigné et puis la réalité du monde ouvrier. Il fallait y voir de près.
J’ai donc commencé dans les années 1972-1973 à aller tous les jours à la bibliothèque. J’ai commencé par celle du Musée social. Elle était dirigée par une personne formidable, Colette Chambelland, qui était la fille d’un militant syndicaliste révolutionnaire. C’est l’une des personnes il n’y en a pas eu beaucoup –, qui m’a tout de suite accueilli, qui m’a encouragé et qui aimait ce que je faisais. Mais le Musée social a des fonds très limités. J’ai beaucoup travaillé à la Bibliothèque nationale pour ce qui est des brochures et des journaux et puis à différentes archives : Archives nationales, Fonds saint-simonien de l’Arsenal, Fonds Gauny de Saint-Denis, etc. Après la fin de la période proprement militante au sein de la Gauche prolétarienne, où l’activité militante avait pris le pas sur toutes les autres, je me suis lancé dans ce travail sans trop savoir au départ où j’allais, avec l’idée naïve à l’époque que j’allais retrouver la
« vraie » classe ouvrière, la « vraie » parole ouvrière, le « vrai » mouvement ouvrier, le « véritable » socialisme ouvrier, tout ce qu’on pouvait imaginer et espérer de véritable. Cela m’a fait un emploi du temps entièrement déterminé par ce travail.
Votre critique de l’althussérisme s’était déployée juste auparavant dans plusieurs directions. Plusieurs figures de l’autorité en vertu du savoir y apparaissent : la figure du critique social autorisé ou de l’intellectuel de parti, la figure du savant et puis cette figure du porte-parole qui confisque la parole. Ces figures ne tendentelles pas un peu à se confondre dans une seule charge dans votre travail de l’époque ?
Je pense que la critique du porte-parole est conjoncturelle et n’est pas le plus important. Si vous prenez le fameux entretien de Foucault avec Deleuze 1, on voit bien que ce qui est impor tant ce n’est pas simplement le fait que les prisonniers parlent eux-mêmes et que ce ne sont plus des porte-parole qui parlent pour eux, mais bien le fait que parlent des gens qui ne parlaient pas et que ces gens qui ne parlaient pas ont une théorie sur la prison. Au fond, l’important c’est la récusation du partage entre l’ensemble des pratiques et des discours sociaux qui seraient pris dans l’idéologie et, de l’autre côté, la science. Ce que dit Foucault dans ce texte, pour moi, c’est qu’une théorie de la prison est toujours une théorie de la prison, qu’elle soit émise par un prisonnier ou par un juriste. Il n’y a pas de hiérarchie entre les discours et le fait que parlent des gens qui ne parlaient pas prend son importance par rapport à ça.
1 « Les intellectuels et le pouvoir », entretien de M. Foucault avec G. Deleuze, in
2 L’Arc, 49, 1972, p. 3-10.
Très vite, on a vu les limites de la critique du porte-parole, de la demande d’authenticité, que seuls parlent vraiment ceux qui y sont autorisés. On sentait déjà dans ces années-là le double aspect : d’un côté la remise en question de ceux qui parlaient au nom de la science, qui parlaient au nom d’un partage en deux de l’univers du discours, mais aussi l’autre côté, quelque chose qui a été très fort à l’époque, à savoir la tyrannie de l’authentique. De toute façon, le PC avait toujours joué sur les deux registres : d’un côté, la science ; de l’autre, les gens qui sont « vraiment » ouvriers. En 1968, pour faire taire les gens, il y avait cette formule expéditive qui consistait à dire : « Va donc dire ça dans les usines.» En ce sens, la critique du porte-parole a eu des aspects régressifs comme le fait de demander « d’où » on parlait, qui était un peu l’interrogation couperet de ces années-là. Ce n’est pas que la question soit sans validité. Mais malgré tout, l’important dans le « d’où tu parles », ce n’est pas de savoir ce que tes parents font dans la vie, mais depuis quel univers de parole, depuis quel partage de la parole tu parles. L’important pour moi a été la mise en question de ce partage du monde entre les sujets de la science et les sujets qui sont l’objet de la science.
Ni althussérisme ni gauchisme, telle semble être votre position, car c’est aussi le péché gauchiste potentiel ce culte de l’authenticité ou de la parole vraie contre une parole confisquée.
Le doublet communiste dont je viens de parler a été approprié différemment dans les années après 68, les trotskistes prenant pour eux la science et la conscience de l’avant-garde, les maoïstes prenant pour eux l’authenticité, au sens de « ce sont les ouvriers qui ont dit ça ». Pour moi il y a eu deux aspects qui ont marqué ma recherche ultérieure : je voulais d’abord retrouver une parole qui avait vraiment été la parole qui s’était échangée, qui s’était prononcée dans les luttes ouvrières, les textes d’ouvriers, les manifestes. Mais très vite il a été important dans un deuxième temps de soustraire cette parole ouvrière aux assignations identitaires du vrai ouvrier, de celui qui est justifié à parler, qui exprime sa classe, son être, son ethos.
Dans le début des années 1970, la question de l’autonomie de la culture ouvrière et, avec elle, la recherche de l’authenticité d’une parole « vraie » est en effet l’horizon qui a l’air de vous animer. Mais, après 1975, on a l’impression que ce qui vous intéresse le plus ce sont plutôt les problèmes de circulations, de passages de frontières, comme ceux que vous avez décrits au sujet des années 1940-1950 à la porte de Champerret lorsque vous étiez enfant et adolescent. Ce sont des situations d’hétérogénéité capables de provoquer une déprise de soi, une forme de désidentification qui vous paraît peu à peu l’objet le plus important à analyser. On a ainsi l’impression que votre travail bascule alors définitivement du problème de l’identité ouvrière vers un intérêt pour les formes de désubjectivation.
Oui. Il y a trois éléments pour moi. D’une part, il y a la critique de la théorie de l’idéologie, d’un certain statut ou d’une position de la science. La recherche d’une parole ouvrière qui ne soit pas celle qui avait été transmise par la tradition marxiste n’est pas simplement une recherche d’authenticité. C’est l’idée de savoir ce qui s’est vraiment dit, ce qui a vraiment circulé dans la parole, comment des discours, des notions, des espérances, des projets se sont constitués. Ce n’est donc pas simplement trouver les vrais ouvriers, mais aussi trouver la véritable dynamique de constitution d’un certain monde commun ouvrier. Avec ce premier objectif, il y avait une cible : en finir avec la thèse de la science importée, avec cette idée de la pratique sociale qui produit nécessairement des illusions et de la science qui est là pour les corriger sans qu’on sache jamais d’où vient la science, comment elle est produite, comme elle échappe elle-même à la nécessité sociale de l’illusion. Ça a été le premier élément important.
Le deuxième élément, c’est que, dès que j’ai commencé à travailler sur les textes ouvriers des années 1830-1840, j’ai été frappé par la dimension que l’on peut dire performative de ces textes ; au lieu d’une affirmation identitaire, il y avait toute une rhétorique, tout un jeu sur les identités, sur l’identité qui est perçue par l’autre. Je rencontrais cela comme une surprise. Car c’étaient les années où l’on était à la recherche de la révolte sauvage et d’une voix ouvrière apparaissant d’emblée comme l’autre ou l’opposée de la parole officielle du mouvement ouvrier une voix naissant véritablement de l’usine, du quartier, d’un univers ouvrier substantiel. Au lieu de cela, je découvrais des gens extrêmement polis, un peu formalistes, qui raisonnaient. Ce qui a été important pour moi ça a été d’être confronté à ces textes qui disent en quelque sorte :
« nous parlons en tant qu’êtres humains raisonnables et pas en tant que force des gros bras ouvriers ». Ça a été le deuxième moment important. Tous ces textes disaient « nous ne sommes pas des rebelles », et obligeaient à une lecture beaucoup plus complexe et non identitaire de la parole ouvrière.
Le troisième élément important, cela a été a contrario ce déferlement d’enthousiasme, dans les années 1974-1975, pour la culture populaire, l’artisanat, les fêtes populaires, le moment du Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias, de Montaillou, village occitan de Le Roy Ladurie, et puis aussi de toute une figuration cinématographique comme Le Juge et l’Assassin (1976) de Tavernier ou plus tard La Communion solennelle (1977) de René Féret. Ça a été un petit peu la fin du gauchisme militant dur, il y a eu l’enthousiasme pour la fête, le recours à toute une vision de la culture populaire, l’idée que si le gauchisme avait raté, c’était parce qu’il était autoritaire et que son autoritarisme était lié à une négation des véritables traditions de l’être populaire, de la culture populaire, de la fête populaire, de la parole populaire. Il y a eu ce grand mouvement qui a coïncidé aussi avec un moment de visibilité de la
« nouvelle histoire », à savoir la représentation d’un peuple dont toutes les manifestations s’enracinaient dans le terroir, dans les modes d’être, dans les gestes du métier. Or c’est justement le moment où j’ai commencé à travailler sur les archives saint-simoniennes et sur le Fonds Gauny. Et tout à coup me sautent à la figure ces textes d’ouvriers qui ne veulent plus être ouvriers, qui n’en ont rien à faire de la culture ouvrière traditionnelle, des fêtes populaires, mais veulent s’approprier ce qui est jusque-là la parole de l’autre, le privilège de l’autre.
À partir de ce moment-là, ce qui a été important pour moi a été la critique de tout identitarisme, l’idée que ce n’est pas l’idéologie ouvrière contre l’idéologie bourgeoise, la culture populaire contre la culture savante mais que tous les phénomènes importants comme déflagrateurs de conflit idéologique et social sont des évènements qui se passent à la frontière, des phénomènes de barrières qu’on voit et qu’on transgresse, de passages d’un côté à un autre.
DANS LA NUIT DES PROLÉTAIRES
Comment vous repérez-vous dans ce massif alors que vous n’êtes pas historien de formation ? Dans vos premiers textes, vous vous concentrez beaucoup autour de 1848 avant de travailler un peu en amont. Comment s’organisent ce choix des périodes, votre repérage des sources, votre apprentissage historiographique ?
Au départ mon projet était quand même un projet assez gigantesque qui serait parti des origines du mouvement ouvrier français pour aller jusqu’à la constitution du PCF. L’idée c’était de partir du moment de rencontre et de mésentente entre Marx et la pensée politique ouvrière. Mon idée s’articulait autour des Manuscrits de 1844. En gros, pendant que Marx rédige ses textes inauguraux, qu’est-ce qu’il se passe en 1844 du côté ouvrier ? Qu’est-ce que Marx en perçoit, qu’est-ce qu’il n’en perçoit pas ? C’était toujours l’idée : non pas de remonter aux origines des origines, mais aux origines du différend et du dissensus.
Et des conditions de possibilité du discours de Marx ?
Oui, effectivement, ce qui dans la pratique ouvrière autorisait le discours de Marx et ce qui, dans ce discours ou cette pratique, était imperméable à Marx, que le marxisme avait dû plus ou moins réprimer. Mon idée était de partir de là, de traverser toute l’histoire du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarchisme jusqu’aux débuts du communisme. J’ai travaillé dans une multitude de directions, par exemple sur les dossiers des insurgés de juin 1848, sans jamais rien en faire. J’ai fait des interviews d’anciens militants communistes, des gens qui étaient de l’époque de la fondation du parti communiste. Finalement je me suis concentré sur cette période des années 1830-1850.
Mais je n’ai suivi aucun conseil d’historien, mes rapports avec les historiens n’ont jamais été très bons... à part une personne qui a été tout à fait chaleureuse avec moi, Michelle Perrot, qui a vraiment accueilli mon travail, qui l’a défendu et fait connaître, mais qui ne m’a pas fourni de pistes puisqu’elle n’avait pas travaillé sur cette période. Les historiens sont quand même très carrés sur le fait d’être spécialistes de telle période. Au départ, les premiers textes, les premières indications m’ont été donnés par Alain Faure avec qui j’ai fait La Parole ouvrière, qui, lui, était étudiant en histoire. C’est Alain Faure qui a plus ou moins établi ma toute première bibliographie. Un jour, en 1972, je le rencontre à l’entrée de mon cours, mais c’était un jour de grève et il n’y avait donc pas cours. On est allés manger ensemble et on est devenus amis.
Après ça je dirais que je me suis laissé assez systématiquement guider par les liaisons que m’offrait le matériel lui-même, une source conduisant à une autre, le dictionnaire de Jean Maîtron conduisant vers telle source que je suivais pour voir si cela donnait quelque chose ou rien. Je suis parti à l’encontre du travail historien selon lequel on établit d’abord la bibliographie des ouvrages généraux puis, quand on a le cadre d’ensemble, on va voir les brochures, les détails. Non pas du tout, je me suis lancé là-dedans. Je suis parti sur un tas de pistes un peu dispersées qui m’étaient venues de droite et de gauche.
J’ai passé beaucoup de temps dans les archives, mais l’élément décisif pour ma méthode est venu du fait que j’ai travaillé dans l’ancienne Bibliothèque nationale, c’est-à-dire dans un lieu où tout était concentré et où, en attendant qu’on vous apporte la brochure de Grignon sur la grève des ouvriers tailleurs, vous sortiez un volume Budé de quelque auteur baslatin, un volume du dictionnaire de patrologie ou un volume d’un traité de droit. J’ai pu construire aussi La Nuit des prolétaires parce que j’étais dans cette non-spécialité absolue et cette possibilité toujours présente d’établir une transversale entre une brochure ouvrière et des données littéraires, juridiques ou religieuses. Ce qui a rendu possible ce livre, c’était la possibilité de construire une sorte d’intrigue symbolique décrochée de toute chronologie ou de tout passage de cause à effet selon le mode traditionnel des historiens. Quand je loue l’autodidaxie, ce n’est pas simplement par une vue d’en haut, cela a été pour moi une manière de travailler. Bien sûr, j’ai appris une masse de choses par cœur au lycée, les déclinaisons grecques et le sens de toutes les particules. Mais tous les points forts de mon travail sont liés à une recherche personnelle où j’apprenais les choses en m’immergeant dans une matière inconnue, une source conduisant à une autre et les reliefs se construisant peu à peu par tâtonnements. C’était déjà, même si j’ignorais son nom, la méthode Jacotot : apprendre quelque chose et y rapporter tout le reste.
Ce travail a-t-il été bien accueilli par l’institution universitaire ? Comment s’est passée votre soutenance de thèse ?
L’institution, cela veut dire plusieurs choses. Je n’ai pas eu de problème pour le proposer comme sujet de thèse, je n’ai pas eu de problème avec Jean-Toussaint Desanti qui était censé me diriger mais qui m’a laissé carte blanche et ne s’est pas mêlé de savoir ce que j’étais en train de faire. Après ça, le jour du jury, il y a des gens qui écarquillaient un peu les yeux, et il y a un historien, Maurice Agulhon, qui s’est senti obligé de jouer le vrai historien, sérieux, qui ne laisse pas n’importe quel rigolo s’occuper de ces histoires ouvrières et mettre à mal la grande tradition républicaine sociale française. Ensuite est venu le rapport avec les corporations. Pour la publication, il y a eu le rapport avec les historiens au pouvoir dans l’édition. Gallimard n’en voulait pas, sauf si je transformais ça en un recueil d’archives ; Le Seuil le prenait avec tant de restrictions et d’un air si dégoûté que je l’ai retiré. Et quand j’ai affronté longtemps après les philosophes du Conseil national des universités, la première question a été : « Monsieur Rancière, quel est votre corpus philosophique ? » C’était un travail qui n’était ni de la philosophie pour les philosophes ni de l’histoire pour les historiens. C’était un ovni qui finalement n’a été accepté par aucune corporation en tant que telle. Il a été lu et apprécié par des individus mais avec un certain temps de latence. L’effet a été différé, y compris à l’étranger. Les gens s’y intéressent maintenant, après avoir lu des livres beaucoup plus tardifs mais d’apparence philosophique plus classique comme La Mésentente. Tout à coup les gens comprennent que là est le travail qui sous-tend des livres plus thétiques.
L’horizon d’attente de 1980, du point de vue de l’histoire du mouvement ouvrier ou de la question de la pensée de l’émancipation, était déjà un horizon bouché, et ce au-delà des seuls blocages disciplinaires…
C’était un horizon doublement bouché. D’un côté il y avait le début de la grande offensive de François Furet contre toute la tradition révolutionnaire et ouvrière. De l’autre, il y avait un discours néo-marxiste pur et dur chez les gens du CÉRES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) qui, autour de Chevènement, faisaient l’idéologie du PS (parti socialiste). D’un côté on ne voulait plus entendre parler de ces histoires. De l’autre on voulait de la théorie, enfin ce qu’on appelait ainsi…
NAISSANCE D’UNE MÉTHODE : MANIÈRES DE LIRE ET D’ÉCRIRE
Vous venez de dire que votre manière de travailler, de chercher, en particulier entre 1972 et 1981 lors de la gestation de La Nuit des prolétaires, était vagabonde. Vous insistez par ailleurs, dans des textes de cette période et ce n’est pas seulement à destination des historiens, c’est aussi à destination du discours sur la science qui était tenu dans l’althussérisme sur l’idée que la recherche de la causalité dans les sciences humaines reproduit une scène représentationnelle comparable à celle qui peut exister en politique, et qui divise les représentants et les représentés. Votre ambition est de construire un discours dans lequel la mise en intrigue ne soit pas gouvernée par ce type d’épistémologie où prime la recherche des causes, c’est-à-dire, pour vous, la représentation des causes par les effets. Du coup, la tonalité esthétique vous apparaît comme une alternative possible et sans doute désirable dans le discours des sciences humaines. Est-ce une idée claire déjà pour vous à ce moment-là ?
Dans l’idée du rapport de la cause à l’effet il y a beaucoup de choses mais si on pense au type de rationalité commun à la pratique historienne et à toute une tradition politique y compris révolutionnaire, le modèle causal classique n’implique pas seulement la recherche de la cause d’un effet ; c’est toujours une manière d’identifier le rapport cause-effet à un rapport de niveau à niveau. C’est donc un principe hiérarchique. Il y a un monde des causes et un monde des effets. Ce qui se passe dans cette dramaturgie des causes et des effets, c’est que plus on monte vers la surface, vers ce que les gens font et disent, plus on s’éloigne de la cause originale, et moins cela fait sens. L’historien normal qui avait affaire à mon matériel cherchait quelles étaient les causes profondes qui soutenaient tel ou tel discours. Le modèle historien était le modèle Labrousse : l’économique puis le social, puis le politique, enfin l’idéologique. C’est quelque chose qui reste très fort. Si vous regardez la bibliographie du mouvement ouvrier de Noiriel (Les Ouvriers dans la société française, XIXe-XXe, 1986) et que vous cherchiez La Nuit des prolétaires, vous la trouverez à la rubrique « problèmes culturels et religieux des ouvriers »…
C’est comme ça qu’on apprenait l’histoire avec des scansions comme : les « causes de la révolution ». Pour chaque révolution, il y avait une cause structurelle : la crise économique.
Pourtant, nous le savons maintenant, aucune crise économique n’a jamais amené la révolution. Une révolution est un processus de parole, de manifestation, on le voit encore aujourd’hui malgré tous les clowns qui disent qu’il n’y a pas de révolution en Tunisie parce qu’il n’y a pas de projet révolutionnaire, comme si un projet révolutionnaire avait jamais fait une révolution. On peut toujours donner des conditions qui vont être les conditions de concomitance, mais ce qui se passe en 1848 a à voir avec ce qui s’était passé en 1830 beaucoup plus qu’avec la crise économique de 1847. Vous avez même des révolutions à contresens. Prenez ce que les ouvriers disent après 1830. Avant les affaires marchaient bien, ensuite il y a la révolution, c’est formidable, le peuple est dans la rue et prend le pouvoir, et puis les ouvriers n’ont plus de travail. Cela veut dire que ces ouvriers sont des êtres doubles, ils sont des travailleurs qui ont perdu leur emploi ou leurs clients et ils sont le peuple qui a gagné, puis auquel on a dérobé la victoire. Il faut bien voir qu’un acteur social est toujours une multiplicité d’acteurs sociaux. Bien sûr, la recherche des causes peut établir des corrélations mais, au fond, la question qui reste centrale est celle de savoir de quoi on croit les gens capables. C’est de ce point de vue-là, ce que petit à petit j’ai été amené à suivre un principe de non-hiérarchie. C’est ce principe qui s’est plus tard résumé dans l’idée du « partage du sensible » : il n’y a pas un univers matériel et un univers intellectuel dans un rapport hiérarchique éventuellement inversable. Il y a un rapport actuel entre un univers sensible et le sens qu’on peut lui donner. En bref, c’est une affaire d’intrigue à constituer.
D’où l’importance évidemment de l’écriture qui fixe un certain rapport entre sens et sens. D’où mon choix, essentiellement intuitif à l’époque : non pas raccorder une scène de parole à une scène dite réelle qui en serait le fondement ou que ces paroles refléteraient ou exprimeraient, mais essayer de raccorder une scène de parole à toutes les ramifications qu’elle se donne elle-même ou qu’on peut lui raccorder selon des intrigues qui ne sont plus des intrigues de causalité entre niveaux, ni même simplement des intrigues d’avant et après en termes historiques. C’est un peu ce que j’ai dit une fois au sujet de « proletarius », le fait que j’ai compris la question prolétaire le jour où je suis tombé sur ce texte d’Aulu-Gelle où on explique que « proletarius » est un vieux mot du latin juridique complètement passé d’usage qui veut dire : celui qui fait des enfants. Je l’ai trouvé bien après La Nuit des prolétaires.
Mais malgré tout, j’ai toujours un peu fonctionné comme ça, en cassant deux fois la hiérarchisation causale pour faire émerger un univers sensible instable : d’un côté, j’ai pris les textes ouvriers pour des textes comme les autres, à étudier dans leur texture et dans leur performance et non pas comme expressions d’autre chose. C’était un univers de parole lacunaire qu’il fallait maintenir lacunaire pour exprimer le style de vie dont cette parole était l’œuvre pas seulement l’expression. De l’autre côté, il s’agissait d’en étendre les ramifications pour voir ce qui est proprement symbolique dans cette expérience, pas au sens de « symbole de », mais au sens du partage du sensible, de la place qu’on occupe dans un ordre sensible qui est en même temps un ordre de division des places et des possibilités. Il fallait alors mettre ces paroles en rapport avec des scénarios et des performances textuelles appartenant normalement à d’autres registres, à des mondes supposés sans rapport avec la culture ouvrière.
Dans la mise en intrigue de La Nuit des prolétaires, il y a beaucoup de références opératiques qui sont quasiment invisibles, mais qui permettent de marquer un moment fort. C’est ainsi que l’histoire de l’éclatement de la communauté icarienne de Cabet a été conçue par moi autour de deux opéras contemporains de Verdi, Les Vêpres siciliennes et Simon Boccanegra. En 1856 les ouvriers icariens destituent de la présidence de la Communauté leur « père », Cabet. Cette affaire de père est très importante à l’époque. Elle était centrale dans le saint-simonisme. Un an avant la destitution de Cabet par ses fils rebelles, on avait donné à Paris la première version des Vêpres siciliennes. Or le librettiste des Vêpres siciliennes était Duveyrier, un ancien « père » saint-simonien, et dans Les Vêpres siciliennes il y a le moment où le gouverneur Montfort offre à son fils rebelle le pardon des conjurés s’il accepte de lui dire « père ». Deux ans après, il y a la première version de Simon Boccanegra, autre affaire de paternité sur fond de lutte des classes, et le finale où, pendant que meurt son beau-père, le jeune Gabriele Adorno chante la fin du temps heureux de l’amour (Come passo veloce/ il tempo del lieto amore). Ça m’a permis de scander ce moment historique : la fin des histoires d’amour entre ouvriers et utopistes bourgeois. Je ne sais pas si j’ai vraiment répondu à votre question, mais pour moi la question de la causalité est la question de la hiérarchie : dans la logique causale dominante, il y a un ordre souterrain qui détermine ce qu’il sera possible de percevoir et de penser. Avec la mise en intrigue esthétique, la question du perceptible et du pensable est toujours une affaire de surface, une manière de découper cette surface.
Est-il possible, dans une telle forme de mise en intrigue, de mettre à plat ou plutôt de tisser autour d’une parole l’ensemble des « scènes » induites ou des « scènes » corrélées à une scène d’observation sans les hiérarchiser ? Est-ce que l’écriture ne nous oblige pas de toute manière, ne serait-ce que par sa structure syntaxique, par la grammaire, à introduire de la cause là où on n’en veut pas, des « car », des « parce que» et des « donc» ?
Il y a dans La Nuit des prolétaires un minimum de « donc »
ceux-ci, quand ils existent, étant souvent à contre-emploi, puisqu’ils sont employés à réfuter une conclusion (« rien à voir donc… »). J’ai systématiquement évité les relations de type hiérarchique, la construction « normale » du livre étant faite d’équivalences et de déplacements : un texte cité, un commentaire en forme de paraphrase qui le déplace et amorce un mouvement vers une autre scène ; beaucoup de phrases nominales dans le commentaire, une sorte de style indirect libre qui à son modeste niveau cherche, à la manière de Flaubert, à « dévisser » les paragraphes pour qu’ils puissent glisser les uns sur les autres. Ce n’est évidemment pas un principe formel de fluidité, c’est un principe d’écriture égalitaire : supprimer la hiérarchie entre le discours qui explique et celui qui est expliqué, faire sentir une texture commune d’expérience et de réflexion sur l’expérience qui traverse les frontières des disciplines et la hiérarchie des discours. C’est un problème quasiment syntaxique.
Et puis il y a le problème de la mise en intrigue. La Nuit des prolétaires articulait en fait deux types d’intrigue. Il y avait une intrigue de type un peu hégélien : une division en trois parties, comme un cercle de cercles, où l’on passe du plus abstrait
l’expérience type de l’ouvrier, confronté à son identité problématique au plus concret les formulations et les expériences du groupe comme tel en passant par la médiation de la rencontre avec l’autre en l’occurrence la rencontre avec les saint-simoniens. Et puis il y avait une sorte de schéma biographique : j’ai choisi une intrigue un peu artificielle qui serait l’histoire d’une génération. Qu’est-ce qui arrive à des gens qui, en 1830, ont vu le soleil et essaient de rester fidèles à ce soleil ? Bien sûr, c’est une intrigue qui est idéale, même si j’ai un personnage Gauny qui a vécu tout ça et dont j’ai l’avantage d’avoir les archives, depuis les années 1830 jusqu’aux années 1880 ; en tout cas c’est précisément un type de structure qui essaie de voir ce qui est en jeu là-dedans, comment cela va définir ces gens comme tel type de sujet, d’acteur, et comment on peut construire l’intelligibilité d’une série de phénomènes, de situations, d’évènements apparemment disparates comme appartenant à une même courbe. Cela aurait pu avoir encore d’autres prolongements. Avec les archives icariennes des ÉtatsUnis que j’ai pu consulter seulement après la fin de la thèse, j’ai amassé une masse d’éléments comme la matière d’un livre que je ne ferai jamais qui aurait été en gros : comment un ouvrier communiste français devient un fermier démocrate américain ? Cela aurait été une suite, mais il n’y en aura pas.
Revenons sur votre rapport aux archives qu’on peut retrouver dans vos autres travaux, comme dans La Chair des mots (1998). Dans le chapitre sur Rimbaud où vous parlez de sa manière de décrire le siècle, vous dites ne pas partir dans une systématicité historique et vous énumérez un certain nombre de documents qui ont peutêtre été ceux de Rimbaud et grâce auxquels il a pu écrire son siècle. C’est une démarche que l’on pourrait retrouver dans votre manière de travailler quel que soit le domaine considéré, proche, de ce que Walter Benjamin décrit dans Je déballe ma bibliothèque.
Ce qui a été important pour moi c’est d’essayer de définir un temps, un siècle, un ensemble de conditions d’une manière immanente. Ma question est quand même toujours :
« Qu’est-ce qu’on peut percevoir, qu’est-ce qui permet de voir telle chose, qu’est-ce qui fait que tel mot, telle phrase prennent sens, acquièrent une valeur symbolique, d’assignation ou d’émancipation ? » C’est lié au fait que j’ai un peu toujours travaillé sur les marges, en récoltant éventuellement des bribes, des chutes, avec l’idée que ce qui définit les conditions de la pensée et de l’écriture n’est jamais le temps et la situation tels que les décrit le discours dominant. Il y a une texture sensible de l’expérience qui est à retrouver et qu’on ne peut retrouver qu’en éliminant entièrement les hiérarchies entre les niveaux de savoir, du politique, du social, de l’intellectuel, du populaire. Je dirais que ce sont des choses que l’on peut sentir en traînant un petit peu au hasard, en ayant remué une masse de papiers, en ayant consulté des almanachs, les petites brochures des inventeurs-fous, les petits vaudevilles débiles.
Au fond j’ai essayé de combiner deux choses. L’une est la transversalité : je crois que les choses importantes pour la pensée arrivent à des points de croisement, là où les territoires se perdent quand concrètement le poète, Rilke, rencontre la jeune ouvrière, Marthe Hennebert, ou bien quand imaginairement j’essaie de faire résonner l’expérience d’Emma Bovary dans celle des militants ouvriers ou celle des cérémonies saint-simoniennes dans les poèmes en prose de Mallarmé. L’autre trait est la précision. C’est une qualité qu’a entretenue chez moi une pratique constante de jardinier. Avec les plantes, on ne peut pas être dans le flou. J’ai fait pareil avec les textes. J’ai, plus que d’autres, appris ce qu’était la texture sensible d’un temps, donc compris quels étaient les actes et les paroles qui, dans ce temps, pouvaient faire consensus ou rupture. Ça me permet de voir par exemple que telle formulation de Mallarmé où d’autres voient une nouveauté théorique radicale est empruntée telle quelle à Banville ou à Gautier, donc à substituer le processus des altérations constatables à celui des ruptures déclarées.
On a l’impression que, dans votre pratique d’alors, il y a des frontières flottantes plutôt qu’une absence de frontières entre philosophie et art. L’absence de hiérarchie entre registres d’enquête et de discours semble apparaître dans votre travail.
Probablement dans la pratique, même si à certains moments j’ai dû le réprimer. Si on prend le texte de Lire le Capital ou certains textes où je dois expliquer en une conférence ce qu’est la police et la politique ou le régime esthétique de l’art, je suis un petit peu coincé, obligé de produire un discours avec des repères qui soient admissibles. Il faut bien, de temps en temps, parce que les gens le réclament, faire de la « théorie » comme ils l’entendent, c’est-à-dire partir du concept, développer le concept, comme dans La Mésentente. Et encore j’ai essayé là aussi de biaiser puisqu’on y trouve pas mal de scènes : les plébéiens sur l’Aventin, les tailleurs en grève à Paris. Malgré tout, ce qui est important pour moi ce sont tous les textes où j’ai pu déployer une intrigue narrative, où on essaie de faire sentir une texture d’expérience sensible. Ce dont vous parlez a commencé à être effectif dans La Nuit des prolétaires et ça se poursuit à travers tout le travail sur la littérature, le cinéma.
Une autre ligne de vos recherches des années 1970 apparaît en filigrane dans les textes qui précèdent et accompagnent La Nuit des prolétaires. Il s’agit d’une interrogation sur les modes de lecture, prise elle aussi dans la critique de l’althussérisme. Vous vous posez la question de comment lire un texte. La critique de l’althussérisme passe en effet aussi par une critique des modes de lecture internaliste des textes philosophiques comme ceux de Marx mais aussi par une critique du Foucault des Mots et les choses. Vous avez d’ailleurs parlé de la dimension « performative » des textes ouvriers que vous découvriez dans les archives ; de votre attachement à leurs effets en somme, plus encore qu’à leurs contenus. Vous avez aussi dit, en parlant du début du projet qui a fini par donner La Nuit des prolétaires, que la visée avait été de voir quelles étaient les sources de Marx. Est-ce que ces intérêts manifestes pour la performativité, le caractère pragmatique du discours, peuvent constituer comme un arrière-fond ou le début d’une méthode ?
Ce qui est sûr c’est que je n’avais aucune méthode au sens de protocole de lecture. Pour moi la seule méthode qui vaille c’est de savoir si une parole fait tout à coup poids, résonance par rapport à une autre, si elle établit un réseau par rapport à une autre. Performativité, tout ça, je n’en savais rien. Et quand j’en parle aujourd’hui, ce n’est pas par rapport à une théorie linguistique. C’est pour marquer la façon dont cette parole constitue une scène. Dans les années 1970, en tout cas, je n’ai lu aucun ouvrage de philosophie, aucun ouvrage de linguistique ou de méthode. J’étais complètement immergé dans mon matériau sans avoir d’intérêt pour tous les débats théoriques dans la philosophie ou dans les sciences humaines. C’est après avoir fini La Nuit des prolétaires que j’ai éprouvé pour diverses raisons le besoin de situer ce que j’avais fait par rapport à un certain nombre de repères. Mais à l’époque je n’avais de méthode que de regarder, de voir ce qui me semblait intéressant comme découverte, comme type de connexions entre mes découvertes.
Pour en revenir à la question de la lecture internaliste, je crois que ma méthode a toujours combiné la lecture immanente, qui cherche le type de rapport entre sens et sens qui fait la texture d’un texte, avec celle des rapprochements sauvages qui cherchent à saisir sa portée en faisant résonner un texte dans un autre, en dehors de toute question de savoir si une personne a lu ou n’a pas lu une autre. Si on prend Marx, mon problème n’est pas ce qu’a lu Marx. Je pense qu’il a lu très peu de brochures ouvrières de l’époque. Tout ce que j’ai lu, je ne pense pas que Marx l’ait lu. Il a lu quelques ouvrages sur le communisme, puis les rapports des inspecteurs de fabriques mais de la littérature proprement ouvrière, je pense qu’il a lu très peu de chose, et mon problème n’était pas de savoir ce que Marx a lu et comment il l’a transformé, mais comment on peut accentuer ce que dit Marx en faisant résonner d’autres paroles qui parlent au fond de la même chose que ce dont il parle.
Car c’est là le problème de méthode fondamental : déterminer un commun de la pensée. Le protocole « science et idéologie » qui caractérise l’althussérisme et une bonne partie du marxisme est fait pour montrer que les savants et les ignorants ne parlent pas de la même chose ; et même s’il y a des textes ouvriers qui parlent apparemment des mêmes choses, on dit que ce n’est pas le cas car, chez eux, c’est de l’idéologie, le vécu qui s’exprime, l’empirie, alors que, chez Marx, ce sont les concepts. C’est toujours l’idée que les concepts sont un monde absolument autonome et que, par conséquent, même si le concept a malheureusement le même nom que la réalité empirique ou que le discours de l’idéologie, c’est pourtant complètement à part. D’où l’idée althussérienne de « lutte de classe dans la théorie » : si à un moment donné Marx, dans les pages du Capital consacrées au fétichisme, use de thèmes « humanistes » comme la transparence des rapports sociaux, il faudrait y voir la persistance d’une sorte d’ennemi de classe caché dans les mots mêmes et qu’il faudrait débusquer. Je pense moi plus simplement que cela prend sens à partir de tout un univers partagé de paroles et de pratiques où la transparence des rapports sociaux, les échanges entre producteurs, le monde de producteurs libres, sont des thèmes qui existent dans une multitude de textes et de projets d’associations ouvrières. C’est un univers à partir duquel on peut comprendre que Marx dise ça. Autrement dit, si on s’enferme dans l’idée que la science est un discours à part, du même coup on est obligé de chercher les raisons de sa contamination soit dans les développements de la science elle-même, soit de les trouver dans l’arrachement jamais terminé de la science à l’idéologie.
Mon idée était qu’il y a des résonances, des choses que l’on peut comprendre et ressentir à partir de ces résonances ; il n’y a pas besoin de savoir si les ouvriers ont lu Jacotot, si Marx a lu telle brochure saint-simonienne ou que sais-je. Il y a des signifiants qui circulent, qui cristallisent des expériences historiques, des situations, des mouvements, des projets, toutes sortes de choses. Là encore, on sort d’un régime de causalité strict, on a une circulation des mots, des images, des signifiants, des phrases, des significations. Mon problème n’était pas de dire : « Marx a écrit ça parce que l’année précédente il y avait eu tel texte dans tel journal de travailleurs.» Même si on peut aussi le faire. Susan Buck-Morss a ainsi fait tout un travail sur la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave en suivant strictement les termes des débats autour de la révolution à Saint-Domingue dans les journaux allemands. Je n’ai jamais fait ça. À la limite j’ai pu rêver de le faire mais je n’en avais pas le temps. Pour ce qui m’intéressait là, de mettre en question un mode de lecture, il me suffisait de faire ce que j’ai fait. Un peu ce que disait Foucault puisqu’il est question de lui : « entendre le grondement de la bataille ». Penser qu’une théorie est quelque chose qui s’articule non pas à d’autres théories ou à des idéologies dont elle ferait la critique, mais à tout un univers de discours. C’est ce que j’avais pensé un peu à la suite de Foucault comme la pensée effective. La pensée se réalise dans toute une série d’institutions, de règlements, de stratégies sociales, de discours polémiques. Et une « théorie » est quelque chose qu’il faut penser comme une organisation particulière des éléments de cet ensemble.
Quelles conditions d’écriture privilégiez-vous ? Est-ce dans un lieu clos ? Préférez-vous travailler à la campagne, avec quel temps, quel climat ? Est-ce que ce sont des choses importantes pour vous ?
J’écris de préférence le matin et éventuellement jusqu’au milieu de l’après-midi. J’aime la lumière du jour, une table qui regarde la fenêtre avec une échappée vers le ciel et des arbres si possible. Il y a des livres que j’ai écrits en bonne partie dehors, mais c’était avant l’ordinateur. Cela dit, l’écriture est toujours liée à un travail de recherche. Il y a un moment de ma vie où j’ai pris l’habitude d’aller tous les jours ouvrables à la bibliothèque ou aux archives. Tous les jours je partais, y compris quand je n’avais pas vraiment de but, un peu comme le cinéaste Pedro Costa dit : « tous les jours j’allais à Fontainhas avec ma petite caméra DV, comme on va au boulot ». Effectivement, au bout d’un moment, j’ai pris l’habitude d’aller tous les jours au travail, j’allais pendant très longtemps tous les jours à la bibliothèque ou aux archives et je continue à travailler tous les jours. Pour moi l’important c’est de toujours pouvoir découvrir quelque chose, lire quelque chose que je n’avais pas lu, relire, découvrir, que des choses fassent saillie, se raccordent tout à coup à autre chose, tracent une piste, fassent résonner une harmonie. C’est important de me donner tous les jours la possibilité de découvrir quelque chose de nouveau avec l’idée que la pensée ce sont des choses énoncées, écrites, qui sont là, qui ne sont jamais dans la tête mais toujours en transit sur des pages, attendant d’être transportées ailleurs, formulées autrement. C’est un point absolu dans mon travail, d’être toujours près d’un matériau, que ce soit un texte, un film, une œuvre. Je n’ai jamais pu travailler à la manière de l’histoire ou des sciences sociales où on rassemble les données, et après ça on les traite. Ça m’est impossible. Ma manière de travailler, ce n’est pas d’assembler des données qu’on traitera après, mais d’arriver à atteindre un certain niveau d’intensité. Il y a quelque chose qui fait saillie, comme dirait l’autre, « qui force à penser ». Avoir toujours une espèce de matériau qu’on n’attendait pas. Il y a un dynamisme de pensée si on se met constamment au risque d’être surpris par le matériau, par une provocation qui vient d’ailleurs. J’ai toujours travaillé dans un rapport compliqué entre d’une part ce processus journalier de me mettre devant une surprise possible et d’autre part des demandes qui me sont venues d’ailleurs. Des demandes auxquelles j’ai répondu, y compris de parler sur des choses dont je ne connaissais encore rien, avec l’idée qu’il allait falloir que je m’immerge pendant trois semaines, un mois, deux mois dans quelque chose pour pouvoir y répondre.
Cela veut dire aussi que je suis continuellement obligé de revenir à ce point d’intensité ou de moment saillant. Si j’écris sur le cinéma, je ne peux absolument pas le faire sans revoir chaque fois les films et les plans dont je parle, et sans avoir constamment à intégrer des choses que je n’avais pas intégrées. Je suis tout le temps en train de défaire la toile et de la refaire. C’est un peu ma manière de travailler : avoir une espèce de sédimentation qui fait qu’à certains moments il y a quand même des éclairs, des choses qui apparaissent. Tout d’un coup un paysage se dessine et on peut essayer de le tracer. C’est ce que je peux dire sur mon travail, un peu idéalement, parce que malgré tout je suis souvent soumis à des contraintes autres qui ne sont pas toutes des contraintes qui me font penser.
MICHEL FOUCAULT
Vous venez d’aborder votre rapport à Foucault dans cette période des années 1970. Êtes-vous allé à son cours au Collège de France ?
J’ai suivi quelques-uns de ses cours mais pas tellement car je n’avais pas le temps. Cela dit, j’ai eu toutes sortes d’occasions de croiser ce que faisait Foucault politiquement et théoriquement à cette époque. J’ai dû aussi plus ou moins être associé au séminaire de Foucault au Collège de France dans ces années-là. À une époque, notre groupe qui a donné ensuite Les Révoltes logiques (1975-1981) était censé être plus ou moins un des groupes associés au séminaire de Foucault au Collège de France, même si, en fait, c’était complètement autonome.
Oui, Foucault a été important pour moi, parce que tout à coup, avec lui, on sortait complètement la philosophie des livres de philosophie, de l’institution philosophique. C’est quelque chose que je n’avais pas compris à l’époque d’Histoire de la folie. Je ne comprenais pas très bien où il voulait en venir. Quand il s’est mis à reprendre la question de l’enfermement autour des prisons, toute l’époque où il élaborait Surveiller et punir, ça m’est apparu clairement et c’était pour moi un peu un modèle. On s’occupe de la pensée là où elle est véritablement à l’œuvre. Il la voit à l’œuvre dans les techniques de pouvoir. Moi, je voulais la voir aussi à l’œuvre dans les pratiques de ceux qui résistent au pouvoir, dans les pratiques polémiques, les luttes. C’est un peu ce que j’ai synthétisé dans ce petit texte qui s’appelle « La Pensée d’ailleurs1 ». Cette pensée d’ailleurs – ailleurs que dans les institutions de la pensée –, c’est à la fois la pensée telle qu’elle se réalise dans des instruments de domination, mais aussi la pensée telle qu’elle se réalise dans des formes de lutte, des paroles de lutte.
1. « La Pensée d’ailleurs », in Critique, « La philosophie malgré tout », no 369, février 1978, p. 242-245.
Ça a été pour moi un modèle essentiel même si je ne l’ai pas perçu tout de suite, cette dé-stratification des discours qui n’était pas perceptible pour moi à l’époque des Mots et les choses mais qui l’était tout à fait à l’époque de Surveiller et punir ou dans l’entretien avec Deleuze de 1972 dans L’Arc, dont nous avons déjà parlé. C’était ce à quoi je pouvais être sensible, notamment à travers cette histoire de la parole des prisonniers. Les prisonniers ont une parole, ils savent très bien ce qu’est la prison, ils ont des théories sur la prison. C’est toujours l’idée qu’on n’a pas apporté la science de l’extérieur mais que les productions théoriques sont partout. Un discours sur l’exploitation est toujours un discours sur l’exploitation. En même temps il y a l’idée de plans distincts. C’est comme ça que je pouvais me sentir proche de Foucault à l’époque : ce rapport de proximité entre militantisme et travail théorique, et en même temps en dehors de toute pensée d’application d’une théorie à une pratique.
Puis est venu le moment où Foucault a été approprié par tout le monde, le reflux gauchiste où il apparaissait comme le penseur des technologies de pouvoir. Foucault devenait le penseur des raisons pour lesquelles les ouvriers seraient toujours les victimes des technologies de pouvoir, tout le monde serait toujours embastillé, quadrillé. C’est parti un petit peu des gens du CERFI (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles, 1967-1987) autour de Guattari, dans Le Petit Travailleur infatigable, par exemple, cette idée des disciplines. C’était une lecture qui, même si elle se rattachait à un discours qui se voulait plus ou moins libertaire, était quand même un discours de la chape de plomb. Ce sont des gens qui ont pris au pied de la lettre le panoptique, qui pensaient qu’au XIXe siècle s’étaient mis en place des réseaux de surveillance omnipotents. Ils ont développé l’idée que la résistance n’est jamais que résistance à un dispositif et qu’en plus elle est toujours incluse d’avance. Les deux aspects dominants de la réception de Foucault dans les années 1975 étaient d’une part toute cette élaboration sur les disciplines, les technologies de pouvoir, tout un discours sur la manière dont les individus étaient entièrement déterminés et quadrillés, et le deuxième aspect a été son appropriation comme discours global sur la maîtrise par Glucksmann et ce qui s’est appelé alors la « nouvelle philosophie ».
J’ai fait alors cet entretien avec Foucault qui est paru dans Les Révoltes logiques 1 ; c’était pour moi une demande de clarification faite à Foucault car il avait écrit un article dithyrambique sur Les Maîtres penseurs de Glucksmann, sorti en 1977. Il y avait huit questions posées par écrit et auxquelles il répondait de même. Il a répondu à quatre et a laissé les quatre autres en blanc. Il a dû voir que ces quatre questions sentaient un peu le soufre donc il n’a répondu qu’aux quatre autres. Les questions omises portaient toutes plus ou moins sur la nouvelle philosophie et lui demandaient si, oui ou non, ces gens avaient raison de se réclamer de lui.
1. « Pouvoirs et stratégies », entretien de J. Rancière avec M. Foucault, in Révoltes logiques, no 4, hiver 1977, p. 89-97, repris dans M. Foucault, Dits et écrits III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèques des sciences humaines », 1994, p. 418-428.
Comme il n’a pas répondu, c’était une manière de répondre qui indiquait qu’il était déjà ailleurs, et après il s’est retrouvé très embringué dans toute la politique-fiction glucksmannienne.
La dernière fois que j’ai vu Foucault, que j’ai vraiment parlé avec lui, c’était quand je suis allé chercher ses réponses, et il ne m’a parlé ce matin-là que du péril rouge. C’était juste après la prise du pouvoir par les procommunistes en Éthiopie. Sa grande préoccupation, à l’époque, était l’extension du communisme en Afrique. C’était un moment un peu déceptif. Après on a fait avec Danielle ce texte sur la légende des intellectuels où j’ai essayé d’arrondir le plus possible les angles, mais malgré tout ça a été la fin de toute relation entre Foucault et moi 1.
Vous craignez aussi dans cet entretien avec Foucault l’idée que la thématique de la « microphysique du pouvoir » témoigne d’une forme de reprise par la philosophie des pratiques et des discours ordinaires. Vous lui reprochez le fait que sa philosophie reprend de la main droite ce qu’elle a laissé de la main gauche.
C’est la formule que j’ai utilisée pour résumer les choses dans « La Pensée d’ailleurs ». Déjà dans l’entretien avec Deleuze de 1972 j’avais été très frappé par ce double discours. D’un côté Foucault insistait sur le fait que le pouvoir est ici, là ou là, etc., qu’il faut sortir des questions de cause en désignant des cibles, que les rapports de pouvoir sont toujours localisés.
1. « La légende des philosophes (les intellectuels et la traversée du gauchisme) », avec D. Rancière, in Révoltes logiques, numéro spécial, « Les lauriers de mai ou les chemins du pouvoir (1968-1978) », février 1978, p. 7-25.
Le problème est alors de les identifier, de les désigner par leur nom. Et en même temps, il y avait ce grand dérapage disant : la grande énigme aujourd’hui est le pouvoir : qui détient le pouvoir, on ne sait pas, etc. C’était pour moi une bascule tout à fait étonnante. D’un côté, la désignation précise des opérations de pouvoir était une manière de sortir complètement du discours philosophique sur des choses comme le désir de servitude qui préoccupait beaucoup à l’époque, de tous ces grands discours sur la liberté et la servitude. Et, de l’autre côté, tout à coup, on voit cette affirmation étrange que le pouvoir est la grande énigme, qu’on ne sait pas où il est et en quoi il consiste. On voit alors se recréer un privilège de la pensée qui seule peut aborder ce qui est une énigme pour tout le monde. D’un côté Foucault dit que les prisonniers savent très bien où est le pouvoir. D’un autre côté il dit que personne ne le sait... Ça a eu pour conséquence ces discours complètement abstraits sur le pouvoir et l’idée de Glucksmann que le pouvoir est le pouvoir d’une théorie qui préforme l’enfermement de l’humanité.
LES RÉVOLTES LOGIQUES ET LE REFLUX DE MAI
Est-ce que Les Révoltes logiques interviennent dans cet éloignement par rapport à Foucault ? Comment s’est constituée la revue ?
C’est d’abord parti de mes cours à Vincennes. J’avais passé assez de temps à expliquer pourquoi le léninisme n’était pas bien, à travailler de seconde main sur l’URSS. Au moment où je me suis lancé dans le travail de recherche historique, j’ai lancé un cours à Paris-VIII sur les paroles et les pratiques ouvrières, je ne sais plus très bien comment ça s’appelait. Ça n’a pas attiré grand monde, ce n’était pas vraiment le problème des gens à l’époque. Mais cela a intéressé Jean Borreil qui faisait cours dans la salle à côté et m’a rejoint. Geneviève Fraisse est venue, elle était intéressée car elle travaillait sur l’histoire du féminisme et qu’elle était sans point d’attache. Deux ou trois personnes dont Alain Faure sont venues aussi. Après ça, Jean Borreil a invité un noyau d’étudiants qu’il avait eus en khâgne à Reims. Ça a formé ce premier noyau qui s’est appelé « Centre de recherche sur les idéologies de la révolte ». Mon idée, comme pour les Cahiers marxistes-léninistes, était de faire simplement un petit bulletin qui publie des travaux de recherche. Là encore les choses ont tourné autrement. De fait, c’est devenu autre chose, c’est devenu une revue qui a eu un impact assez fort à un moment déterminé. Le premier numéro en 1975 intervenait à ce moment d’effondrement de toute une série de démarches gauchistes, de montée en puissance des concepts de discipline, de technologie de pouvoir, de culture populaire, des fêtes populaires, ou toutes les autres formes de liquidation théorique, pour le dire vite. Par rapport à ça, une revue comme Les Révoltes logiques apparaissait comme un sursaut ou une issue, avec des recherches historiques qui en même temps étaient liées aux interrogations du mouvement militant des années 1970. Il y avait quand même quelque chose qui sortait des analyses trotskistes, maoïstes ou luxemburgistes ou tout ce qu’on peut imaginer. Il y a eu un certain succès au départ.
Le premier numéro a été tiré à deux mille cinq cents exemplaires qui ont été vendus très rapidement. Après ça il y a eu une courbe descendante qui était aussi liée au fait que n’existait pas la structure pour faire une revue. C’était une espèce de bricolage. C’était une chose un peu bizarre : pas une vraie revue, ni un vrai groupe militant, ni un laboratoire de recherche, mais une constellation amicale de gens qui se rencontraient. Il y avait des réunions chez moi ou chez quelqu’un d’autre où tel ou tel d’entre nous faisait un exposé sur ses recherches, qui donnait éventuellement lieu à un article dans Les Révoltes logiques. Ceci était difficilement conciliable avec la logique qui devenait de plus en plus celle des revues, à savoir les numéros thématiques, où l’on commande des articles en fonction du thème.
C’était d’emblée quelque chose d’un peu contradictoire, car ce n’était ni l’organe d’un groupe militant qui aurait eu sa ligne politique à illustrer et à défendre, ni l’organe d’un groupe de recherche, car nous étions chercheurs amateurs, ni une revue éditoriale classique. La parution a été très irrégulière, selon qu’on avait de la matière ou pas, et selon qu’il y avait des gens pour y travailler ou pas. Ça dépendait quand même énormément de moi. L’année où j’ai écrit ma thèse, il y a eu un seul numéro dans l’année.
Quel était le format des articles publiés dans Les Révoltes logiques ? Vous disiez que de temps en temps vous faisiez des exposés. Certains textes sont liés à l’air du temps, ce sont des retournements de l’idéologie de l’époque. Et puis d’autres sont
plus historiques et ont à voir avec l’histoire du mouvement ouvrier. Comment s’organisaient les sommaires, les centres d’intérêt, les types d’investigation ?
Il y a d’une part ce qui dépendait des travaux des uns et des autres, et où par conséquent il fallait construire le numéro en fonction de ce qui était disponible. Et il y a eu un numéro comme celui sur Mai 68 qui est complètement différent puisqu’il est créé d’une pièce comme une enquête sur ce qu’il est advenu de 1968 dix ans après. C’est un numéro atypique. Pratiquement tous les autres numéros se sont faits de bric et de broc avec ce que les uns et les autres pouvaient apporter. Je travaillais sur l’histoire ouvrière. Au départ Jean Borreil voulait travailler sur des questions des mouvements occitans mais finalement il a fait autre chose. Geneviève Fraisse travaillait sur le féminisme, Arlette Farge sur ses objets propres, à la frontière d’une recherche féministe et d’une recherche autour des formes de la sensibilité populaire. Il y avait le groupe de Patrice Vermeren et Stéphane Douailler qui travaillait davantage sur l’histoire de l’institution philosophique, ce qui ne les a pas empêchés au passage de faire un assez gros travail sur la question du travail des enfants. D’une certaine façon, en tant que professeurs d’écoles normales, c’était comme une extension du champ de leurs compétences. Il y avait des propositions qui venaient du dehors, qu’on n’acceptait pas, avec quelquefois des gens qui s’agrégeaient ainsi au noyau initial.
Vous avez employé plusieurs fois l’expression de « dépérissement du gauchisme », « infléchissement du gauchisme » ou « écroulement du gauchisme » pour décrire la situation de la critique sociale autour de 1975. Qu’entendiez-vous par là exactement ?
Il y a plusieurs choses. L’évolution et le dépérissement du mouvement maoïste sont une première chose. Une deuxième chose est la dissipation d’ensemble de la dynamique militante autonome créée par 1968. Les années 1968-1970 sont des années où le mouvement gauchiste, ce n’est pas simplement les organisations. Il y a une dynamique globale déterminée par le mot d’ordre : « ce n’est qu’un début, continuons le combat » qui a été très forte jusque dans les années 1972-1973. Autour de 1974-1975 on sent le reflux : il y a des organisations qui se dissolvent comme la Gauche prolétarienne et il y a celles qui réaffirment leur permanence. Un groupe trotskyste par définition ne se dissoudra jamais. Surtout on a senti à ce moment-là la remontée en puissance des vieux partis remontée à laquelle le retour de l’althussérisme appartenait. C’est le moment où se met en marche la dynamique dite d’Union de la Gauche, avec son pouvoir récupérateur.
C’est aussi le moment Deleuze-Guattari, le moment de L’Anti-Œdipe en 1972. L’effet Anti-Œdipe a été très fort à l’époque, la rupture avec le modèle militant gauchiste, identifié au modèle du père. Ça a été très fort comme liquidation gauchiste du gauchisme. Ça ne fonctionnait peut-être pas comme ça dans l’esprit des guattaristes qui étaient l’élément militant, car Deleuze n’a jamais eu la figure d’un militant politique. C’est le groupe autour de Guattari qui avait une pratique militante, notamment autour de la question de l’institution psychiatrique. Mais malgré tout, L’Anti-Œdipe a été massivement perçu comme la fin de l’archaïsme patriarcal militant, comme la libération du désir et de la fête. Ça a été une vague de fond dont on ne se rend plus compte maintenant, mais qui a eu un rôle très important dans les années 1972-1974 dans le milieu gauchiste étudiant universitaire. L’aspect liquidateur a été beaucoup plus fort que l’aspect radicalisant, en tout cas au niveau de la perception des gens. On a vu fleurir tous les trucs comme le désir, etc. C’est le moment où a pu se constituer la vision rétrospective de 68 comme la révolte des jeunes pour l’amour libre. Car pour beaucoup de gens, « machine désirante » voulait dire sexe en liberté, la fête et compagnie. C’était un peu Jerry Rubin, ça a été massivement perçu comme ça. C’était un contresens total sur la signification de cette notion, mais ça a fonctionné massivement. C’était aussi le temps des gens qui s’en allaient en Ardèche, les gens s’éclataient, faisaient la fête, que sais-je. On l’a vécu à notre petite échelle à Vincennes. Je me souviens d’une discussion à propos de crédits qu’on avait reçus. Il y avait la proposition d’avoir une photocopieuse instrument militant par excellence mais là-dessus quelqu’un a dit que c’était vieux jeu : Un bar, ce serait mieux. Lyotard a dit : « Ah ! oui, c’est une idée.»
Après il y a eu aussi le grand délire sur les machines de pouvoir. D’un côté les machines de pouvoir, de l’autre côté les machines désirantes. C’est vrai que, par rapport à ça, il y a eu deux évènements un peu remobilisateurs : Lip et puis la révolution des Œillets au Portugal. On peut dire que c’est la remobilisation de ce moment qui a porté Les Révoltes logiques parce que, d’une certaine façon, Les Révoltes logiques étaient complètement en phase avec Lip, avec l’idée d’un type de parole, d’action, d’organisation ouvrières qui, justement, ne séparait plus la lutte présente de l’organisation du futur, la propagande ou l’action militante de l’appropriation des moyens de production. Le moment Lip a été le moment de liquidation de la Gauche prolétarienne et le moment qui a soutenu la possibilité d’une entreprise comme celle des Révoltes logiques. On avait l’impression de tenir enfin cette tradition ouvrière autonome qui avait cheminé à travers les associations ouvrières du XIXe siècle et le syndicalisme révolutionnaire. C’était un peu un second souffle du gauchisme. Aux Révoltes logiques ce nouveau souffle s’est lié à une certaine figure du mouvement féministe. Celui-ci avait à l’époque un effet très ambivalent. Partiellement son essor a soutenu le thème de la liquidation du militantisme toujours mâle et patriarcal. Mais, en même temps, il a participé à une remobilisation sur d’autres objectifs, d’autres mots d’ordre ; c’était d’autres formes de lutte contre d’autres formes d’oppression et de domination, qui arrivaient au premier plan. Les Révoltes logiques ont été un instrument qui correspondait à ce moment. Après ça il y a eu le dernier effondrement : d’un côté, toute la vague de la « nouvelle philosophie » qui est arrivée derrière la vague deleuzienne ; de l’autre côté, la montée en puissance du PS. D’un côté la liquidation du marxisme et de l’autre le néomarxisme imaginaire qui a été quelque chose de fort. Si vous lisez les textes des chevènementistes de l’époque, ils étaient beaucoup plus à gauche que nous, d’une certaine façon. Ils étaient marxistes à fond. Ils étaient beaucoup plus dans la lignée prolétarienne que nous.
CINÉMA, FICTION DE GAUCHE ET MÉMOIRE POPULAIRE
Dans ces mêmes années, en 1976, vous donnez un entretien sur l’image fraternelle aux Cahiers du Cinéma 1. Est-ce que la revue vous a contacté à partir de vos textes des Révoltes logiques ou après La Leçon d’Althusser ? Ils avaient rencontré Foucault deux ans plus tôt, après avoir pris connaissance des Mémoires de Pierre Rivière qui avaient fait sortir certains rédacteurs de la période Mao. Est-ce que votre rencontre avec ce milieu s’est faite aussi autour d’un travail et de ce dessin, qui est dans l’air alors, d’une figure nouvelle de l’intellectualité ?
Leur désir de me rencontrer était lié à La Leçon d’Althusser qui les avait marqués. Les Révoltes logiques n’existaient pas encore quand on est entrés en rapport. Mais ils savaient que je travaillais sur l’histoire ouvrière. Ils m’ont donc invité par l’intermédiaire de Dominique Villain qui suivait mon cours cette année-là.
1. « L’image fraternelle » (1976), entretien réalisé par S. Daney et S. Toubiana, repris dans Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam, 2009, p. 15-32.
Ce qui les intéressait apparemment, c’était deux choses : d’une part La Leçon d’Althusser et ce qu’on pouvait en tirer pour réévaluer leur période marxiste dogmatique et, deuxièmement, les thématiques de la mémoire populaire. Ils avaient interviewé Foucault dans le cadre de la critique de la vogue rétro. Mais il y avait le volet positif par rapport à la critique du rétro, l’idée de la mémoire populaire. Ils voulaient qu’on parle de ça. Pour le protocole, comme ils ignoraient totalement mon rapport personnel au cinéma, ils m’ont fait voir un certain nombre de films qui étaient ou des films militants ou des films de gauche comme Fortini Cani et Leçons d’histoire des Straub, Milestones de Kramer, Ici et ailleurs de Godard, le film sur la grève de l’imprimerie Darboy, c’était cela le corpus. Je pense que c’est moi qui ai élargi la réflexion au-delà des films qu’ils me présentaient et qui étaient plutôt dans la tradition brechtienne pour le dire vite, en prenant pour thème la fiction de gauche que pouvaient illustrer à l’époque des films comme Le Juge et L’Assassin de Tavernier ou les films présentant des ouvriers atypiques comme Bof. Je n’ai finalement pas beaucoup parlé des films des Straub qui étaient leur grande référence positive, un peu plus de Godard. En revanche, je suis parti de Milestones, parce que, à partir de cette histoire de la tribu gauchiste américaine, on pouvait évoquer toute une tradition du cinéma américain, avec son ancrage historique et sa fiction type, illustrée notamment par le western, l’histoire de l’individu qui finit par adhérer à une symbolique collective. Il me semblait intéressant d’opposer ce type de fiction généalogique à la fiction française avec son rapport à un peuple toujours déjà là, donné dans sa familiarité. C’est par rapport à ça que j’ai été amené à développer cette critique de la fiction de gauche comme fiction familialiste et à opposer une certaine fiction de la légende de l’identité aux formes sociologiques de l’identité, la fiction qui est là pour que les types sociaux se reconnaissent.
C’était une critique de l’identification de type brechtien ?
C’était un peu différent. On peut dire que c’est brechtien si vous voulez. À ce moment-là, j’écrivais aussi un texte sur Brecht, qui a reparu bien après dans Politique de la littérature mais qui date de la même époque 1. Cette critique de l’identité était aussi liée à cette situation un peu inconfortable où Les Révoltes logiques étaient pensées comme une revue pour la mémoire populaire. Ce concept de mémoire populaire, très en vogue à l’époque, figurait dans le texte manifeste des Révoltes logiques que je n’avais pas écrit et par rapport auquel je n’étais pas du tout à l’aise. On ressent dans cet entretien avec Les Cahiers du Cinéma ma distance par rapport à cette notion de mémoire populaire et à la façon dont celle-ci était arraisonnée par cette fameuse fiction de gauche. C’est un peu moi qui ai déplacé le centre de la discussion par rapport à leurs attentes en parlant des types de fictions, de représentations nationales entre le modèle américain et le modèle français.
1. « Le gai savoir », in Bertolt Brecht, Cahiers de l’Herne, 35/1, 1979, p. 219-236.
J’ai utilisé l’iconographie de la révolution de 1848 pour marquer comment la fiction de gauche s’était fondée sur l’oubli de la mémoire des vaincus, comment, plus largement, la gauche historique s’était nourrie de l’appropriation de ceux qu’elle avait par ailleurs fusillés. Pour moi ça a été un entretien important car il a cristallisé un certain nombre de termes. Je pense que c’est peut-être l’une des premières interventions qui ont mis en rapport toutes ces problématiques de l’histoire, de la mémoire avec ce qui se mettait en place justement comme constitution d’une fiction de gauche, d’une doxa de gauche, d’une nouvelle idéologie de gauche, tout ce qui allait soutenir le mitterrandisme en cherchant à s’approprier toute la mémoire ouvrière et populaire.
Pour cela, j’avais mobilisé une mémoire du cinéma qui remontait pour moi à vingt ans auparavant. Pour le cinéma, c’est pareil que pour le reste. Il y a des choses auxquelles je me suis intéressé à des moments très différents de ma vie. J’ai découvert le cinéma quand j’étais en khâgne car j’avais un voisin qui était un passionné de cinéma qui m’a expliqué que le vrai cinéma ce n’était pas Antonioni, Bergman, tous les trucs culturellement légitimes, non, il fallait aller voir Esther et le roi ou La Bataille de Marathon, et c’était ça le vrai cinéma. Ce cinéma passait par des salles comme le Mac Mahon ou des ciné-clubs comme le Ciné qua non ou le Nickelodéon. Ça a été mon initiation au cinéma. C’était aussi l’époque de la Nouvelle Vague, d’un rapport plus ou moins ambigu entre la Nouvelle Vague et toute la grande tradition hollywoodienne. J’ai connu le cinéma en dehors de toute initiation à l’art, à l’histoire de l’art, comme un bloc d’emblée polémique : l’idée que le vrai cinéma c’était Minnelli, Walsh ou Antony Mann et pas les trucs à la mode chez les bourgeois cultivés.
Après, bien sûr, j’ai été beaucoup à la cinémathèque, surtout à Chaillot. Ils avaient fermé Ulm pour rénovation, puis, après l’avoir rénové, ils l’ont abandonné pour Chaillot. C’était une période cinéphilique assez intense, j’ai beaucoup été au cinéma entre 1960 et 1968. J’ai absorbé tous les grands du western, de la comédie musicale ou du film noir, en y ajoutant quelques Européens comme Rossellini après le choc d’Europe 51, les cinéastes Nouvelle Vague et Mizoguchi. Après 68, il y a eu une période pendant laquelle je n’y allais pratiquement jamais. La demande des Cahiers du Cinéma a amorcé un nouveau type d’intérêt. Après, tous les cinq ou dix ans, ils me sollicitaient pour un sujet particulier : la visite au peuple, l’École, l’histoire jusqu’au jour où Antoine De Baecque m’a demandé de faire une chronique régulière. Il y a eu ces années pendant lesquelles j’ai écrit tous les deux mois. À ce moment-là j’allais très souvent au cinéma et je voyais ce qui allait sortir, ce qui n’est plus du tout le cas maintenant.
C’est un peu toujours la même chose, à savoir que mes intérêts pour la philosophie, le cinéma ou tel type d’art sont toujours par périodes d’investissement intense, ce n’est pas du tout une ligne d’accumulation continue. Ce sont des choses qui ont nourri mon discours, de la même manière que la philosophie. Ce n’est pas que j’ai énoncé un jour que le cinéma et la philosophie étaient deux pensées de même type, mais c’est comme ça que se sont construits pour moi des territoires, des chemins, des investigations.
Deuxième partie
Lignes
HÉRITAGE ET SINGULARITÉ
Avant d’entrer dans votre édifice philosophique, nous voulions vous demander si vous l’inscririez aujourd’hui dans une tradition de l’histoire de la pensée. Vous reconnaissez-vous une ascendance ? Deleuze parle pour lui d’une lignée SpinozaNietzsche ; Foucault avoue sa dette envers Nietzsche et Heidegger. Il ne semble pas y avoir chez vous cette revendication d’une ligne dans laquelle vous vous situeriez. Peut-être que Schiller revient, Flaubert aussi, mais cela constitue davantage une ligne brisée…
Je ne pense pas qu’il y ait véritablement une inscription de mon travail dans une tradition de pensée spécifique. Malgré tout, mon trajet a été un petit peu différent d’autres. J’ai vécu un certain nombre d’années où j’avais dit adieu à la philosophie et par conséquent, je n’avais plus à m’occuper d’être dans une tradition philosophique, j’avais l’impression de faire un travail tout à fait différent. C’est un point. Un autre point, c’est que certaines personnes à un moment donné m’ont influencé, des gens dans la lignée desquels je peux me reconnaître. Je crois qu’il y a vraiment plusieurs strates, il y a les philosophes que j’ai connus et dont je peux dire qu’ils m’ont influencé à un certain moment, comme Sartre quand j’avais dix-sept ans, Althusser quand j’en avais vingt-cinq, Foucault quand j’en avais trente. Je pourrais faire un inventaire de ce que je leur dois : Sartre, c’est l’écart par rapport aux explications psychologiques et sociologiques ; Althusser, une certaine remise en question de l’idée d’histoire, une certaine idée de la multiplicité des temps à laquelle, en un sens, j’ai le sentiment d’avoir été plus fidèle qu’Althusser lui-même. Foucault, une attitude consistant à se demander non plus ce qu’il fallait penser, ou sur quoi reposait la pensée, mais ce qui faisait que telle chose était pensable, que tel énoncé était formulable. J’ai retenu de lui l’idée que ce qui est intéressant c’est la pensée à l’œuvre dans des pratiques, dans les institutions, la pensée qui participe au paysage de ce qui est. Et j’en ai aussi retenu une certaine disjonction entre ce que on appelle théorie et pratique, l’idée que les articulations ne se font pas sur le mode d’une théorie qu’on applique, d’un savoir sur la société qui va se transformer en action sur la société, mais beaucoup plus sous la forme de rencontres entre des formes de discours et de pratiques qui s’élaborent en des lieux différents. Ce sont des influences philosophiques qu’on peut repérer.
Il y a par ailleurs dans ma méthode des choses qui viennent plutôt de la littérature : une certaine attention à ce qu’on pourrait appeler tous les micro-évènements, une manière de rapporter la question de l’évènement, de ce qui se passe, à une transformation dans le paysage du sensible. C’est quelque chose que je dois beaucoup plus à Flaubert, Conrad ou Virginia Woolf qu’à un philosophe comme Deleuze. Tout ce qui a pu être chez moi l’attention à la façon dont des évènements sont d’abord des transformations de ce qui est perçu et de ce qui est pensable, cela me vient de la littérature, mais ça me vient aussi de la conjonction que j’ai pu établir entre des formes de narration littéraire et ce que j’ai découvert en travaillant dans l’archive ouvrière. Il y a un certain nombre de conjonctions spécifiques à mon travail, comme d’être allé regarder des correspondances entre ouvriers en ayant dans la tête une musique de phrase qui me venait de Flaubert ou de Virginia Woolf, certaines formules qui pouvaient venir de Rilke, et puis de l’autre côté un certain nombre de formulations philosophiques qui pouvaient être dans Platon. Tout un noyau s’est élaboré dans un rapport un peu complexe, complètement singulier et non partagé, entre des énoncés philosophiques, des énoncés littéraires et ces énoncés qui me tombaient dessus venant de l’archive ouvrière. C’est une seconde couche.
La troisième couche, ce serait des références philosophiques ou théoriques intervenues à un moment donné. Vous parliez de Schiller et du moment où la lecture des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme est venue tout d’un coup coïncider avec ce que j’avais appris de l’archive ouvrière pour penser une transformation des formes de l’expérience sensible en rupture avec tous les discours sur l’idéologie ou la méconnaissance, la reproduction et la distinction qui monnaient en définitive le point de vue des habitants du monde intelligible sur les malheureux prisonniers de la « caverne » du sensible. Il y a aussi le fait qu’à un moment donné, j’ai pu me reconnaître dans un certain type de démarche, dire qu’après tout ce que je faisais avait à voir avec la critique au sens kantien, au sens de « comment cela est possible », sauf que ce n’est plus comment cela est possible du point de vue de la connaissance en général, mais : comment est-ce que ceci a pu être pensable et comment cette pensée a pu se déplacer, comment ce mode de perception a-t-il pu se déplacer historiquement. Il y a aussi un moment où je me suis reconnu dans une certaine filiation hégélienne au sens où Hegel est pour moi l’exemple du philosophe pour qui la question du processus de la pensée ne se distingue pas de la question de son objet et de son résultat. Si loin que je sois de cet univers spéculatif, il reste quelque chose pour moi de fondamental, à savoir que la pensée ne se sépare pas de ce qu’elle travaille, qu’elle est présente dans le donné et dans la transformation de son propre donné, et pas dans le fait d’énoncer des thèses en général sur le monde ou l’histoire, le fait que la pensée se transforme continuellement avec ses objets. Je peux reconnaître une sorte de dette envers Marx dans le fait de toujours penser du point de vue de la division, de penser qu’un donné ou un supposé donné est toujours quelque chose qui repose en réalité sur une division des données.
Mais rien de tout cela ne fait une tradition. Cette ligne brisée de rapprochements marque plutôt un écart par rapport à l’idée qu’il y a une école à laquelle on appartient, des maîtres qui transmettent quelque chose. Ça ne veut pas du tout dire que je pense être quelqu’un qui s’est inventé lui-même sans maître, pas du tout. C’est tout le contraire : je pense être quelqu’un qui a eu vingt, trente ou cent maîtres et non pas un maître. Car c’est cela quand même l’image normale de la transmission de la pensée : on a un maître et puis après ça on devient un maître à son tour. Pour moi la fonction du maître, c’est d’être celui qui, à un moment donné, propose un objet singulier, un paysage un peu mystérieux, une question qui nous tombe dessus et à laquelle il faut réagir. Au fond, est maître tout ce qui nous provoque, et aussi éventuellement tout ce qui vous souffle des réponses par rapport à la provocation. Cette double fonction de vous provoquer et de vous souffler des réponses, elle passe par une multitude de textes qui peuvent aller des prières d’enfants jusqu’à Kant et Hegel et par toutes sortes de rencontres offertes par des personnes comme par des textes. Malgré tout, on peut dire que la lecture de Gauny et de Jacotot a été plus importante pour moi que celle de Heidegger ou de Lacan.
On ne posait pas seulement la question de la dette en réalité, mais également celle de l’originalité en philosophie. Quelles sont dans ce domaine d’activité les conditions du nouveau ? C’est un problème sur lequel nous reviendrons pour d’autres sphères pratiques. Il reste qu’il y a des philosophes qui ont besoin de s’inventer une tradition pour se donner de l’élan, pour aussi se donner de la grandeur. Celui qui se donne Platon comme maître ou comme chiffre de sa propre pensée est appuyé sur plusieurs millénaires. Est-ce que tout philosophe ne s’invente pas une tradition, quelles que soient les influences effectives ou les dettes qu’il a contractées ?
Je n’ai pas besoin de m’inventer une tradition passée, sauf éventuellement une tradition historico-politique qui serait une tradition d’émancipation. Et si je parle en termes de dette c’est aussi précisément du fait qu’une histoire singulière
nouvelle ou pas, ce n’est pas à moi de le dire est faite pour moi d’une multiplicité de rencontres, de provocations qui font qu’à un moment donné quelque chose apparaît qui n’existait pas ailleurs. C’est un peu ce que j’ai dit une fois dans un débat au Collège de philosophie sur La Mésentente avec Badiou qui me reprochait d’avoir piqué ses concepts à l’organisation politique dont il était membre en soulignant que la question qui était au cœur du livre, c’était de savoir comment concilier Gauny avec Jacotot, et que cette question-là, je peux dire que je suis vraiment la seule personne au monde qui se la soit jamais posée. On ne pouvait pas me refuser la paternité de ce genre de question. Effectivement, les questions que je me suis posées sont liées à la singularité d’avoir été pendant très longtemps à la fois immergé dans l’archive ouvrière, avec éventuellement par-derrière un certain nombre de références philosophiques, ou des refrains littéraires pour les aborder. Quand je dis refrain, ce n’est pas simplement une métaphore, c’est lié à toute une image de la pensée. Dans la pensée, il y a aussi des choses comme ça, des phrases qui vous construisent et avec lesquelles on élabore quelque chose qu’on met en rapport avec d’autres phrases venues d’ailleurs. Petit à petit, il se construit, à partir de ces refrains entêtants, une certaine forme d’intelligibilité d’un domaine, que ce soit la politique, la littérature, le cinéma ou que sais-je.
SYSTÉMATICITÉ ANTISYSTÉMATIQUE
Nous poursuivons, pour cet entretien, l’idée d’un décloisonnement de votre travail souvent séparé en un volet esthétique et un volet politique. Vous refusez cette coupure. Abordant la démarche qui anime La Nuit des prolétaires, vous affirmez par exemple qu’elle est esthétique plus que politique 1.
1. « From Politics to Aesthetics ? », in Aesthetics, politics, philosophy, M. Robson (dir.), Édimbourg, Edinburgh University Press, 2005, p. 13-25.
L’examen du mouvement ouvrier des années 1830-1848 s’établit en effet dans ce livre en fonction de catégories duelles qui relèvent d’un exercice des facultés sensibles : visibilité ou invisibilité des individus, capacité à prendre la parole ou incapacité présumée à ne pas en faire usage, indétermination de l’action ou au contraire anticipation de ses effets, etc. Cette unité qui se dégage de votre travail est sans doute ouverte, instable. Mais elle pourrait être repérée aussi à travers une exigence constante d’ordre topographique, avec une constellation de termes qui se rapportent dans vos écrits aux lieux, à ce que vous appelez les « places », les « scènes », etc. Avant d’entrer plus avant dans cette démarche, il faut vous demander si vous acceptez cette image contre-intuitive du système pour décrire votre travail. Si tel était le cas, conviendriez-vous que cette systématicité puisse être pensée à travers un étagement assez classique de la philosophie où il y aurait une ontologie, une morale, une politique, une esthétique, etc. ? C’est une question évidemment provocatrice car vous venez de nous expliquer que vous n’avez pas construit votre projet philosophique en fonction de ces découpages scolaires qui existaient pourtant quand vous avez été formé à la philosophie.
Si on peut parler de systématicité, c’est au sens où il y a nécessairement certaines préoccupations qui sont constantes dans ma démarche, des pratiques qui sont constantes dans mon travail, qu’il s’agisse de politique, de littérature ou de cinéma. En revanche, je ne parlerais pas de systématicité au sens où il y aurait une construction d’un étagement, comme l’arbre cartésien, avec une philosophie première et ensuite un tronc, des branches, etc. Je n’ai jamais cherché une telle construction. Je n’ai même jamais eu l’idée de faire une théorie de la politique. On m’a demandé de parler politique à diverses reprises, mais cela n’a jamais été mon intention de faire une théorie de la politique, pas plus que de faire une théorie de l’art. Ce que j’ai cherché à faire de manière assez systématique, c’est de cerner un nombre de points, de lieux à partir desquels pouvaient se distribuer des choses qui s’appelleraient politique ou théorie de la politique, art et théorie de l’art. Je ne pouvais pas partir du fondement et en déduire les diverses conséquences dans les divers secteurs où la philosophie est censée se distribuer, ne serait-ce parce que la philosophie elle-même est au fond comme une question : qu’est-ce qui fait qu’un discours est considéré comme philosophique ou n’est pas considéré comme philosophique ? S’il y a systématicité, c’est aussi une systématicité antisystématique, non pas au sens d’une recherche systématique du désordre, mais au sens d’une recherche sur les formes de distribution à partir desquelles quelque chose comme un système est pensable donc sur ce qui nécessairement précède et conditionne toute volonté de système.
Ce qui est en question n’est pas l’idée de système elle-même mais l’idée de système philosophique comme détermination des éléments premiers des choses et des connaissances. Derrière la fascination pour l’idée de système philosophique, il y a le vieux rêve pythagoricien d’un monde organisé par la loi du nombre. Mais, pour moi, la « loi du nombre », c’est d’abord la législation qui distingue entre les manières de compter et de faire nombre : l’arithmétique démocratique ou la géométrie divine chez Platon. Et c’est précisément une telle distinction qui est en jeu quand se définissent des domaines de compétence qui s’appellent philosophie, politique, art, science, littérature ou autres. Ma démarche consiste d’abord à penser les conditions qui rendent ces identifications et ces découpages de territoires possibles. Cela veut dire non pas partir d’une formule de rationalité première dont les autres se déduiraient comme autant de formes de transformation ou de spécification, mais partir d’un certain nombre de scènes où on peut voir à l’œuvre, définir et vérifier les actes, les dispositions, les choix à partir desquels s’opèrent les distributions permettant que des activités de pensée ou des performances de la parole ou de la main soient nommées philosophie, littérature, art, ou encore distinguées comme philosophie et sophistique, art populaire et grand art, expression et pensée.
Ces découpages de territoires ne se tirent pas de la nature des choses ou de l’histoire de l’Être. Il n’y a rien dans la nature des choses qui fonde l’existence d’une région de l’Être appelée art. Il y a des systèmes de raisons qui interdisent ou permettent de lier l’exercice d’une habileté technique servant de moyen à une réalisation particulière, avec une activité ayant en soi-même sa propre fin. Il n’y a pas d’essence du commun qui fonde l’existence de la politique mais une division du commun en deux logiques contradictoires. Ce qui me semble intéressant, c’est de mener aussi loin que possible l’examen de la façon dont s’effectuent les partages et les montages de rationalités qui les structurent. La recherche du système suppose à l’inverse qu’on ramène ces montages à quelques éléments simples. À partir de quoi, la croix de tout système est toujours le raccord. Quand on veut que tout découle d’une même organisation principielle, ou bien on est obligé de s’en tenir à des généralités assez vides sur les différents domaines, ou bien il y a toute une série de logiques parallèles ou transversales qui en fait viennent là pour combler les trous. C’est ce que j’avais essayé de pointer à propos de Badiou, à savoir que pour déduire une pensée de l’art du système de Badiou, il faut accepter les postulats du modernisme qui n’est rien de plus qu’une idéologie particulière de l’art au XXe siècle. Il faut accepter toute une série de formes d’ajustement entre une théorie générale avec ses concepts, « être », « évènement », « soustraction », et des lieux communs admis sur l’art du XXe siècle ou la modernité. J’ai toujours procédé à l’envers, en partant de scènes où tout est vérifiable, du moins où on peut suivre une organisation, l’organisation par exemple d’une protestation politique, ou de l’écriture d’un livre, l’organisation d’une certaine scène de l’art, ou bien suivre comme je l’ai fait dans La Nuit des prolétaires les trajets à travers lesquels l’idée d’un collectif prolétaire se construit. Je pars de là, d’un ensemble de scènes où insiste toujours la même question des frontières, des points de distribution, et je les construis comme ce qui éventuellement permet d’interroger ce que peuvent vouloir dire des choses comme pensée, littérature, politique, esthétique, par exemple.
Dans La Chair des mots, vous affirmez au sujet de Deleuze qu’une pensée devient intéressante là où elle dysfonctionne 1. Dans les années 1960, il existe toute une tradition philosophique qui s’inspire de Bataille, de Blanchot, où le rapport entre savoir et non-savoir devient très important, avec l’idée qu’il faut atteindre une limite du savoir pour que la pensée trouve une nécessité d’avancer, un besoin d’aller plus loin dans ses investigations.
1. « [L]a force de toute pensée forte est aussi sa capacité de disposer elle-même son aporie, le point où elle ne passe plus », in La Chair des mots, Paris, Galilée, 1998, p. 203.
Est-ce que vos propres recherches se développent par rapport à ces moments où la pensée grippe ? Car, inversement, nous avons le sentiment que la critique que vous pouvez faire de certaines philosophies critiques des années 1960-1970 est aussi celle de systèmes trop huilés.
Je n’ai rien contre le fait que les choses soient huilées. Disons que j’ai acquis, pour des raisons diverses, une capacité à voir, dans les pensées qui se veulent systématiques, le point où ça grippe, le point où il faut faire comme si ça tournait même quand ça ne tourne pas, comme si la matière qu’on utilise était la matière adéquate alors que ça ne l’est pas. Le problème n’est pas de l’ordre de la résistance du réel au concept ; il est que l’hétérogénéité des formes de rationalité à l’œuvre dans telle ou telle forme de pratique ne se laisse pas ramener à l’unité. Il faut alors utiliser ces systèmes d’intervention latérale dont je parlais tout à l’heure.
Cela dit, pour moi, le plus grand malheur d’une pensée c’est quand rien ne lui résiste. On a l’exemple de pensées auxquelles rien ne résiste. Sans aucune intention polémique, je pense que Jean Baudrillard restera l’exemple type d’une pensée à laquelle rien ne peut résister, c’est une dialectique qui retombera toujours sur ses pieds, et qui pourra tout absorber. Il est clair en revanche qu’il existe des pensées systématiques où on repère malgré tout où ça grippe, les points où Hegel essaie de se débrouiller désespérément pour que tout colle depuis n’importe quelle loi de la physique jusqu’à n’importe quelle œuvre d’art, y compris le moment où il dit à propos de la musique que pour passer des principes généraux aux formes concrètes où ils se réalisent, il faut des connaissances techniques qu’il n’a pas mais n’en enchaîne pas moins. Il y a le moment où Deleuze, pour prouver le caractère absolument matériel de la littérature, transforme une « voix de basse » mentionnée par le texte en une voix de basse résonnant dans le texte. Une pensée, pour qu’on ait quelque chose à faire avec, doit avoir des points où elle grippe, où elle se mesure à quelque chose qu’elle ne peut pas absorber. Il n’est pas indifférent que l’un des textes autour duquel je n’ai cessé de construire ma réflexion soit la Critique de la faculté de juger, avec cette invraisemblable structure où l’« analytique du sublime » déborde complètement son objet propre et est censée couvrir des développements qui n’ont rien à voir avec elle puisque Kant y reprend toute la problématique des Beaux-Arts que les deux analytiques ont par avance ruinée. Je dirais que d’une certaine façon c’est ce qui m’a toujours fait travailler, le fait que ça ne marchait pas. Le plus significatif, en ce sens, a été mon travail sur la littérature. Pendant des années, j’avais l’idée que quelque chose se jouait dans le rapport littérature-écriture qui était fondamental pour penser la politique, la subversion, l’émancipation. J’avais l’idée que quelque chose se jouait et en même temps, je cherchais désespérément ce quelque chose vers une définition de l’acte littéraire ou de la chose littéraire, un peu à la Blanchot ou que sais-je, même si je n’ai jamais eu d’affinités particulières avec Blanchot. Je cherchais à partir du concept général de « littérarité » que j’avais élaboré, et à penser, à partir de là, la littérature en général comme un acte qui était en lui-même un acte de subversion à l’égard de l’ordre des choses. Pendant des années, j’ai buté, j’ai essayé divers chemins jusqu’au moment où j’ai pu construire un concept historique de l’émergence de la littérature comme régime historique de l’art de l’écriture. Ce qui en même temps ne résolvait pas mon problème initial puisque, précisément, il n’y avait pas d’essence de l’acte littéraire qui pouvait faire le lien entre ce qui était impliqué dans les concepts d’écriture et de littérarité, et la politique comme subversion du « partage du sensible ». Tant que j’ai cherché à ce que tout fonctionne, tant que j’ai cherché un peu désespérément dans les Pères de l’Église un concept d’écriture qui permette de faire le lien entre l’écriture et la politique, je n’y arrivais pas. Le jour où j’ai accepté que tout ne se raccorde pas, qu’il y ait une béance entre la littérarité, comme concept de la capacité de n’importe qui à s’emparer des mots, et la littérature comme régime historique de l’art d’écrire, j’ai pu construire une intelligibilité de ce que littérature a pu vouloir dire comme régime historique. Et j’ai pu aussi penser les rapports entre littérature et démocratie, tout en gardant une béance entre le concept de littérarité, en tant que concept de l’être parlant politique, et l’existence de la littérature comme ce régime historique, avec toutes les stratégies qui s’y tissent pour accorder ou désaccorder les mots et les choses. J’ai toujours avancé avec des choses qui me résistaient.
De la même manière, j’étais parti pour faire une sorte d’histoire de la pensée et de la pratique ouvrières et je me suis heurté au fait que quelque chose d’absolument hétérogène à ce que j’y cherchais traversait cette histoire. Il y avait la nécessité d’en prendre acte, c’est-à-dire pas seulement de faire avec et de faire des compromis ce qui pour moi est toujours ce que font les auteurs de systèmes : ça ne colle pas très bien mais ils parviennent à trouver un raccord –, mais d’essayer de garder à la fois l’inspiration d’ensemble et les différentes formes d’intelligibilité qu’on peut construire sans que cela constitue un système homogène. Il faut accepter que des choses qui renvoient à un même horizon par exemple l’égalité politique et l’égalité esthétique ne s’ajustent pas. C’est un peu pour ça que j’ai construit cette bipolarité entre politique de l’esthétique et esthétique de la politique, pour dire qu’on peut définir comme un lieu, un territoire sur lesquels les formes sensibles qui constituent la politique et les formes de transformation du sensible qui constituent l’art se rencontrent sans pour autant pouvoir définir une globalité systématique du rapport entre les deux. Mais je dois ajouter que cette démarche qui laisse les systèmes de raisons à leur hétérogénéité n’a rien à voir avec une dramaturgie de la limite absolue, de l’impossible, etc.
1 « From Politics to Aesthetics ? », art. cité.
S’il fallait insister sur la systématicité de votre travail, il faudrait certainement revenir sur ce que vous appelez dans plusieurs de vos textes « révolution esthétique », une expression qui permet de relier plusieurs pans de vos recherches1. Il s’agit d’abord d’une catégorie historiquement située, ne se rattachant pas nécessairement à celle de « modernité », mais qui couvre en tout cas ces deux derniers siècles et fonctionne comme une force travaillant ce que vous appelez plus tard la « police » et, disons, le social. Mais c’est aussi un concept dont la pertinence est presque ontologique au sens où la « révolution esthétique » pourrait être définie comme la puissance générique de distribution ou de reconfiguration des êtres et des actions.
Il y a quand même une distinction à faire entre deux niveaux de généralité. Il y a ce qui serait un fil conducteur général qui passerait par l’idée de littérarité, la façon dont la parole s’empare des corps : c’est quelque chose d’un peu transhistorique dont je montre dans Les Mots de l’histoire ou La Chair des mots que ça peut passer aussi bien par les moines d’Égypte, par Don Quichotte, par la Révolution française, par les autodidactes et par le roman. Il y a l’idée de ces forces de transformation à l’œuvre au cœur de l’expérience sensible et qui redistribuent le rapport entre les capacités et les incapacités : les signes qu’on déchiffre, les paysages qui s’impriment, les mots qui mettent en marche vers la solitude ou le rassemblement –, les vérités qu’on vit dans sa chair, les soleils qu’on voit se lever sur des temps nouveaux... Cela constitue dans mon travail une sorte d’arrière-fond général.
Et puis il y a ce que j’ai appelé plus précisément « révolution esthétique», la mise en place, qu’on peut historiquement dater, d’un ensemble de régimes de présentation et d’interprétation qui comportent une transformation assez radicale des formes d’intelligibilité de ce qu’on appelle art, et qui comporte en même temps toute une série de conséquences quant à la distribution des compétences, mais aussi quant aux manières de penser en quoi consiste la communauté. La révolution esthétique est à la fois un ensemble de transformations très profondes dans les modes de visibilité, de circulation, de nomination, d’intelligibilité des œuvres, et de constitution ou désignation d’une forme nouvelle d’expérience. Cela prend aussi en compte toute une série d’effets de transformation des mondes vécus, donc de la distribution entre ce dont les gens sont capables et ce dont ils sont incapables, qui est incapable et qui est capable ; et aussi la reformulation de toute une série de pensées et d’utopies de la communauté. À ce moment-là, on peut effectivement penser une révolution au sens d’une transformation de la distribution même du sensible. À ce moment-là aussi, le concept de révolution esthétique fonctionne comme un concept polémique par rapport au concept de modernité.
PRIVILÉGIER L’ESPACE, REPENSER LE TEMPS
Nous disions que chez vous, la dimension spatiale prévaut en apparence sur la dimension temporelle. En témoigne la récurrence de termes qui se rapportent à l’espace dans vos livres lieu de l’effraction, place des sans-parts, scènes du peuple –, sans compter les opérations qui lui sont associées : « distribution » des positions, « déplacement » des lignes, « passage » ou brouillage des frontières, « décadrage » d’un personnage dans la fable d’un film, etc. L’étude d’une configuration spatiale et des forces qui l’occupent qu’elle concerne l’histoire réelle ou l’examen d’une œuvre d’art accompagne presque tous vos textes.
Partons tout bêtement du rôle que peut jouer la notion d’espace ou les métaphores spatiales dans mon travail. Ce rôle est fondamentalement polémique par rapport à d’autres usages déjà établis de la métaphore spatiale dans la philosophie et, plus globalement, dans la conception de la pensée, de la connaissance, dans le rapport de la connaissance à l’illusion. Malgré tout, ce que j’ai pu élaborer autour de ces questions d’espace est d’abord une critique de la notion d’idéologie ou plus exactement une manière de faire un pas en arrière car, je l’ai déjà expliqué, la notion d’idéologie dans le corpus marxiste, et plus particulièrement dans le durcissement qu’en avait fait Althusser, était une notion éminemment topographique qui définit une incapacité à comprendre liée à une incapacité à voir, elle-même liée, de manière très platonicienne, au fait qu’on est dans un espace. Il y a cet espèce de cercle dont j’ai souvent parlé qui dit que les gens sont dominés parce qu’ils ne comprennent pas les lois de la domination, et qu’ils ne peuvent pas les comprendre parce que l’endroit où ils sont, fait qu’ils ne peuvent pas les percevoir. J’ai eu la démarche de faire un pas en arrière. J’ai dit : au lieu de parler en termes de vision correcte et incorrecte, parlons en termes de place. Ne disons pas les gens sont là parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi ils sont là. Disons: ils sont là simplement parce qu’ils sont là. Le fait d’être là entraîne un certain savoir sur ce que signifie être là. Mais cette assignation à une place n’a rien à voir avec une structure d’illusion. Il y avait cette réflexion sur la métaphore spatiale et ce rejet de la métaphore optique qui lui avait été associée.
Par rapport à Kant, le rapport est en un sens analogique, il est bien question de formes a priori de l’expérience mais, bien sûr, l’espace dont il est question dans ces formes a priori de la distribution des corps en société et des capacités attribuées à ces corps est d’emblée sa propre métaphore. Par conséquent, parler d’espace, c’est parler d’un lieu qui peut être complètement matériel, mais qui en même temps symbolise une disposition, une distribution, un ensemble de rapports. C’est le premier élément important dans la notion d’espace qui se lie à une double distance par rapport à la question du temps. Cette question du temps est essentielle, on pourra y revenir, je n’ai pas appelé pour rien un livre La Nuit des prolétaires.
Il est clair que ce qu’on pourrait appeler un privilège de l’espace est lié à deux choses. Il s’agit premièrement de refouler les questions de l’origine, ne pas penser l’origine de la pensée, de la connaissance, de la politique mais définir des scènes la notion de scène est centrale et elle relève aussi d’un rapport entre espace et temps à partir desquelles on voit les choses se distribuer, avec l’idée que l’origine est elle-même toujours une espèce de scène. Plutôt que de chercher la scène primitive, on peut trouver dans des scènes diverses quels sont les éléments essentiels qui opèrent la distribution. C’est le premier point concernant la question de l’espace-temps. Le deuxième point est que le rôle classique du temps, c’est d’être un opérateur d’interdiction. J’ai longtemps travaillé sur Feuerbach chez qui on trouve cette formule quand il fait la critique de Hegel comme philosophie du temps, le temps étant ce qui exclut alors que l’espace est ce qui instaure une coexistence. Je ne suis pas pour autant devenu feuerbachien, je ne plaide pas pour une philosophie de la convivialité. Ce qui m’intéressait chaque fois, et en particulier dans la mesure où toutes les formes d’interdiction, de proscription, de prescription passent toujours par l’idée que « ce n’est pas encore le temps », « ce n’est plus le temps » ou « ça n’a jamais été le temps», le temps fonctionne toujours comme l’alibi de l’interdit. On dit : ce n’est plus possible, ça l’a été à un moment mais ça ne l’est plus maintenant, ou ça ne peut avoir lieu que dans ce sens-là. J’ai cherché à remplacer cela par l’espace au sens où l’espace est quelque chose comme un médium de distribution mais aussi de coexistence.
D’une certaine façon, cela engage une autre pensée du temps ; il faut passer par une certaine idée de la topographie, de la disposition, de la distribution des possibles pour éventuellement repenser le temps comme coexistence. Ce que le temps classiquement nie, c’est la coexistence. Bien sûr, l’espace est censé être la forme de la coexistence, ce qui fait que pour penser le temps comme coexistence, il faut d’une certaine façon le métaphoriser, et souvent de manière spatiale.
Le temps toutefois n’a pas toujours été pensé comme opérateur d’interdiction, il peut aussi être lourd d’une promesse, il a même fonctionné plutôt comme un moteur de promesse continuée.
Bien sûr, c’est un peu plus compliqué. Je suis parti de deux figures d’interdiction caractéristiques : il y a la formule platonicienne de l’ouvrier qui doit être à sa place parce que le travail n’attend pas. Autrement dit, c’est le temps qui commande les places et le temps est lui-même un principe de division : il y a ceux qui ont le temps et ceux qui ne l’ont pas. Et puis il y a toutes ces figures d’interdiction liées aux thèmes de la fin contre lesquels je suis parti en guerre : des utopies, de l’histoire, de la politique, des images. Dans le discours de la fin, le temps est invoqué pour dire : ce n’est plus possible, ce n’est pas possible et finalement il était illusoire de croire que c’était possible. J’ai pensé à tous ces discours de la fin et à ce qu’ils permettent de comprendre, à savoir que le discours de la promesse était aussi toujours un discours du diffèrement de la promesse.
Et ensuite de la nostalgie, de la perte ou de la mélancolie.
Du ressentiment, disons. Mais le ressentiment à l’égard des promesses fallacieuses est la dernière forme prise par une dialectique inhérente à la promesse elle-même. Le temps de la promesse est généralement aussi un temps du diffèrement de la promesse, ou un temps qui dit qu’il ne faut pas croire que ça va advenir comme ça, que cela n’adviendra qu’en acceptant que ce ne soit pas possible maintenant. Sans remonter à la question du rapport de l’Église à la fin des temps, si l’on pense à toute la question de la promesse révolutionnaire, quand elle a été systématisée, mise en forme théorique, elle l’a été sous la forme : il y a promesse pour ceux qui ne sont pas pressés, pour ceux qui ne croient pas que le futur est déjà là. L’idée du progrès, c’est aussi l’idée que le progrès doit être ordonné, qu’il est d’abord une manière de rattraper le retard et que, pour rattraper le retard, il faut que les avancés s’occupent de faire avancer les attardés, mais pas trop vite. C’est la démonstration que j’ai reprise de Jacotot. Mais c’est aussi toute l’expérience du marxisme : la nécessité d’attendre, contre toutes les impatiences, que les conditions soient réunies grâce au développement des forces productives, mais aussi l’idée que ce développement lui-même passe son temps à créer de nouveaux attardés qui vont constituer des freins au progrès, etc. Il y a cette dialectique de la promesse et le moment où finalement ce qui domine, c’est l’idée que la promesse elle-même était menteuse.
Mais aussi, derrière la dialectique du progrès et du retard, il y a l’opposition entre ceux qui vivent dans le temps de la connaissance et de l’action et ceux qui vivent dans le temps subi de la survie et de la répétition. J’ai peut-être grossi la fonction d’interdiction du temps pour marquer l’opposition entre des pensées qui établissent cette ligne de partage entre le possible et l’impossible et des pensées de la topographie des possibles. Il est clair qu’il ne s’agit pas de définir des caractéristiques générales du temps et de l’espace mais des formes du partage du sensible. Dans l’idée du « partage du sensible », il y a précisément le lien entre la réalité d’un espace-temps vécu par exemple la journée de travail et le symbole d’une condition. De ce point de vue, la pensée du temps est complètement centrale dans mon travail, mais c’est la pensée du temps comme division entre des temporalités antagoniques, avant la pensée du temps comme temps de la promesse ou de son diffèrement.
Dans le pas de côté que vous avez opéré à partir d’une conception sociologique ou bien marxiste de la « distribution des places » qui ne vous satisfaisait pas, est apparu ce qu’on pourrait appeler l’élément de l’ubiquitaire. Si l’on suit les scènes du peuple et les parcours des prolétaires que vous avez étudiés, on est presque toujours en train de traverser une barrière, de passer une frontière : toujours là et ailleurs. Le thème de l’évasion mentale revient aussi plusieurs fois dans La Nuit des prolétaires, et c’est là, sans doute, l’une de vos premières conceptualisations de la possibilité de déjouer une place assignée par d’autres en société. Il y a une critique dans ce livre des conceptions panoptiques du pouvoir qui insistent beaucoup sur ce geste assignateur du dispositif panoptique, sur sa mise en visibilité. Mais vous dites qu’en réalité, il y a toujours quelque chose qui n’est pas visible, qui est aussi le plus important : cette possibilité d’évasion ou d’exister en plusieurs lieux. Cette capacité ubiquitaire ne vient-elle pas reposer ou relancer la question des places que chacun occupe en société ?
En fait le caractère « ubiquitaire » est bien plus propre au scénario que je critique. Malgré tout, mon travail, notamment La Nuit des prolétaires, s’est construit à l’époque non pas de l’hégémonie mais de l’importance prépondérante qu’avait prise une certaine interprétation de la pensée de Foucault comme la pensée de la discipline, des technologies qui mettent les corps à leur place, avec toute une pensée du pouvoir comme ayant tous les humains sous son regard et capable non seulement de les voir tous en même temps, mais de faire en sorte que ceux-ci intériorisent leur soumission. C’est ça le dispositif panoptique tel qu’on l’invoquait dans les années 1975 : il y a un œil central qui vous voit partout où vous êtes. Non seulement il vous tient à votre place, mais il prédispose ce que vous pouvez voir et comment vous pouvez le voir. C’est à nouveau ce modèle qui était chez Althusser : la pensée du dispositif optique qui produit chez les assujettis non seulement des illusions d’optique mais toute une incorporation des raisons du pouvoir. J’ai passé mon temps à polémiquer contre cette vision, même s’il n’y a pas eu de polémique directe avec Foucault.
D’un côté, j’ai travaillé sur d’autres archives du pouvoir notamment celles de la surveillance des théâtres et cafés-concerts pour montrer que le pouvoir contrôlait assez mal ce qu’il pensait contrôler. Mais aussi j’ai montré, dans l’analyse de l’émancipation, comment le problème n’était pas d’échapper aux griffes d’une sorte de monstre tentaculaire mais de concevoir la possibilité de mener d’autres vies que celle qu’on était en train de mener. D’où un rôle donné justement à un autre « optique », un autre type de rapport entre place et regard : l’insistance, notamment dans La Nuit des prolétaires, sur la possibilité de déplacer son corps et son regard : le coup d’œil par la fenêtre, la prise de possession de la perspective, le regard circulaire sur la prison, l’investigation de l’ouvrier en bâtiment qui vient inspecter à sa manière la prison cellulaire... Cela se lie à la pratique qui change les emplois du temps ou leur mode d’intériorisation. Plutôt qu’un parti pris ubiquitaire, c’est l’affirmation que chaque place peut se prêter à la reconfiguration des places.
J’ai toujours essayé de dire qu’un être supposé fixé à une place était toujours en réalité participant à plusieurs mondes, ce qui était une position polémique contre cette théorie asphyxiante des disciplines, mais aussi une position théorique plus globale contre toutes les formes de théories identitaires. Il s’agissait de dire que ce qui définit les possibles pour les individus et les groupes, ce n’est jamais le rapport entre une culture propre, une identité propre et les formes d’identification du pouvoir qui est en question, mais le fait qu’une identité se construit d’une multitude d’identités liée à la multitude des places que les individus peuvent occuper, la multiplicité de leurs appartenances, des formes d’expérience possibles.
EXCÉDENT OU ÉVÈNEMENT
De même qu’ils se refusent au système, vos écrits résistent au style ontologique. On y assiste pourtant à la désidentification des êtres ; on y observe l’insistance d’entités « mixtes » inséparables de capacités inédites qui peuvent surgir n’importe où et n’importe quand ; on y contemple une instabilité des positions quel que soit le degré de durcissement des places occupées dans la société, etc. Une philosophie comme la vôtre montre des singularités indéterminées, susceptibles de se reconfigurer autrement et de construire une scène qui déplace l’évidence sensible. Votre univers se distingue ainsi nettement de l’ontologie deleuzienne qui absolutise, selon vous, le concept de différence au point de lui faire manquer la myriade de ruptures ou d’écarts dont elle est supposée rendre compte. L’ontologie que nous voudrions vous prêter serait plutôt celle d’un excédent ou de l’excès à soi, des termes qui reviennent d’ailleurs dans vos premiers écrits avec leurs équivalents. « Peuple, écrivez-vous par exemple, est le supplément qui disjoint la population d’elle-même, en suspendant les logiques de la domination légitime1.»
1 Aux bords du politique, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 234.
Tout dépend de ce qu’on entend par ontologie. Si on entend par ontologie une théorie de l’être en tant qu’être, ou de l’être de l’étant, il est clair que je ne me suis jamais occupé de cela, car je n’y connais rien et je n’ai aucun de moyen de savoir ce qu’est l’être en tant qu’être. Généralement, je ne m’intéresse qu’aux choses que j’ai les moyens de savoir, aux choses sur lesquelles je peux faire des hypothèses et les vérifier. Si on revient à la question de l’excédent, je ne me suis jamais occupé de faire une théorie de l’excédent qui serait une théorie de l’être comme comportant le supplément, l’excédent, l’un-en-plus, ou une théorie de l’infini. Je me suis penché sur un certain nombre de processus, de manières de penser ces processus, j’ai toujours cherché à construire des formes de rationalité appliquées à des ensembles de cas qui mettent au premier plan quelque chose comme un excès. L’excès n’étant pas un excès qui serait comme immanent à l’être ou en excès sur l’être. Quand j’ai pensé l’excès, c’est toujours un rapport entre deux choses. Par exemple, autour de la question des noms de l’histoire, j’ai parlé d’un excès des mots par rapport aux corps qu’ils peuvent désigner, excès par lequel des corps peuvent s’approprier des mots pour faire des choses en excès par rapport à ce qu’on attend d’eux. Dans les « Thèses sur la politique », j’ai construit ma réflexion autour de cet incompréhensible septième « titre à gouverner » que Platon voit s’ajouter aux critères normaux de légitimité du pouvoir.
D’une certaine façon, l’excès est toujours lié à une dualité, à une différence, il est toujours une non-concordance. L’excès n’est pas une puissance ontologique excessive, destructrice. Il y a excès dans la mesure où on peut dire qu’il y a des multiplicités, des ensembles qui ne se correspondent pas. Entre la multiplicité des noms et la multiplicité des corps, il n’y a pas de concordance et la politique est possible en raison de cette non-concordance, comme la littérature est une manière de traiter cette non-concordance. C’est un peu ce que j’avais élaboré dans Politique de la littérature autour de la mésentente et du malentendu comme différentes manières de traiter l’excès des mots par rapport aux corps et, du même coup, l’excès par lequel des corps peuvent s’approprier des mots pour leur faire signifier autre chose et se soustraire à leur propre destinée. Est-ce qu’il faut appeler cela une ontologie, je n’en sais rien.
En général, j’ai plutôt pensé quelque chose comme une poétique générale, une pensée générale sur les multiples façons dont il est possible de faire fonctionner cet écart, cette non-concordance entre les multiplicités. De même, j’ai toujours insisté sur le fait qu’une ontologie est toujours d’une certaine façon un poème, ce n’est jamais le discours qui dit la vérité sur la différence, l’excès, l’excédent, mais une manière de construire quelque chose comme une métaphore, une allégorie de cette distribution. C’est à partir de là que j’ai essayé de dire qu’on peut avoir une ontologie de l’art, de la littérature, mais ce sont des ontologies qui sont en quelque sorte construites pratiquement. La littérature construit sa propre ontologie et, par conséquent, on peut parfaitement faire une ontologie des êtres littéraires si on veut, mais avec toujours l’idée qu’une ontologie est un discours de circonstance. C’est une autre manière de tisser des liens ou de construire des ponts entre divers régimes.
Au fond, toute la question est de savoir si on pense qu’il faut construire un système des raisons articulant ensemble toutes les rationalités. Cela ne me paraît pas nécessaire. Certaines personnes peuvent avoir besoin de construire une ontologie, un grand poème qui va permettre de construire la relation entre différents régimes de rationalités pour les homogénéiser. Comme je ne me sens pas le besoin d’homogénéiser, comme je pense que malgré tout on avance dans la compréhension d’un système de rationalité dans la mesure où l’on ne cherche pas à tout prix à le rattacher à une autre, je n’ai pas besoin de construire une ontologie comme telle, même si je n’interdis à personne de construire mon ontologie. Je connais quelqu’un qui avait fait là-dessus, il y a longtemps, un exposé très construit. Mais il n’en a jamais donné la version écrite.
Revenons aux singularités et aux moments qui correspondent aux scènes que vous étudiez. Vous insistez à plusieurs endroits sur le fait que votre attention s’est portée sur la « multiplicité de micro-évènements » qui transforment la perception que nous pouvons avoir des coordonnées à la fois sensibles et symboliques dans lesquelles nos corps se meuvent et nos existences se déroulent. On a pourtant le sentiment que vous utilisez assez peu ce terme « d’évènement ». Accepteriez-vous de dire que vous privilégiez à l’usage du concept d’évènement, si prisé dans votre génération philosophique, la plasticité d’une description locale ?
Je ne suis pas sûr que le concept d’évènement soit intéressant comme forme globale d’intelligibilité. Il veut introduire une rupture dans la chaîne causale, mais il demeure dans la logique hiérarchique. L’évènement, dans la logique scientiste, était l’effet de surface. Dans la philosophie de l’évènement, il devient au contraire la frappe qui vient du haut. Le modèle de l’évènement, c’est la conversion : saint Paul jeté à bas de son cheval. La notion de l’évènement impose un certain schème d’identification, elle construit quelque chose comme des spécialistes, des gens qui savent identifier ce qui est un évènement et ce qui n’en est pas un. Pour moi, la possibilité qu’une action, une promenade dans la rue, un regard par la fenêtre, la projection d’un film, des gens qui sortent sur le boulevard, un spectacle, soit un évènement est une possibilité qui ne peut pas s’axiomatiser à partir d’une axiomatique de l’évènement. J’essaie de repérer dans toute une série de situations comment une altération se produit. À l’encontre des penseurs de l’Autre, de l’altérité, de l’évènement, de la transcendance, j’ai toujours essayé de penser des altérations de puissance aléatoire. Il y a des petites choses qu’on peut repérer, dans une petite scène d’un récit quelconque comme ceux que j’ai utilisés dans La Nuit des prolétaires, où on peut dire qu’il se passe quelque chose. Mais ce « il se passe quelque chose » ne dit rien sur la puissance, sur l’extension de ce quelque chose. On peut toujours analyser une situation petite ou grande en termes d’évènement. Pour moi, cela veut dire qu’on localise par où passe l’altération. Cette petite scène dans la journée de travail de Gauny où il regarde par la fenêtre peut définir un évènement. Mais c’est un évènement dans mon texte qui essaie de qualifier ce que dit Gauny d’une certaine façon. Ça peut n’être que cela, mais dans un évènement comme des gens qui descendent dans la rue en masse, l’évènement peut consister en plusieurs choses : en une transformation de la visibilité de ces gens, une transformation du pouvoir auxquels ils s’opposent. L’évènement peut consister dans l’affirmation « on n’a pas peur », et à partir du moment où on affirme qu’on n’a pas peur, on n’a pas peur. C’est toute une série d’altérations de rapports qui définissent un état. Un état se définit par tout un système identifiant : on est là, cela veut dire voilà ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce dont on est capable. Il y a évènement lorsqu’il y a transformation significative de l’un de ces éléments. On peut penser à ce qui a pu se passer avec le « printemps arabe ». C’est d’une certaine façon, l’évènement de constitution d’une multitude qui ne se savait pas être une multitude.
Un état des choses est toujours un paysage du possible, et il existe des altérations de ce paysage du possible. Encore une fois, ces altérations adviennent du fait que ce paysage est toujours lui-même composite. Par conséquent, le possible qui n’est pas dans les bras peut être dans le regard, celui qui n’est pas dans le regard peut être dans la tête, le possible qui n’est pas dans l’atelier peut être dans la rue. C’est ce qui m’intéresse, à savoir les possibilités de reconfiguration d’un champ de possibles. Ce qui me met en écart par rapport à toutes les théories de l’évènement qui sont des théories de la transcendance, ou par rapport à des théories comme celles de Foucault qui essaient de délimiter, de systématiser ce qu’il est possible de penser, de dire, de concevoir (je pense au Foucault de L’Archéologie du savoir). Malgré tout, ce que j’ai construit était à la fois en référence et en réaction à Foucault ; je voulais dire que dans un monde d’expérience donné, il y a plusieurs manières de systématiser cette expérience parce que précisément ce monde est fait de plusieurs mondes, de plusieurs lignes de temporalité, de plusieurs lignes de possibles. Cela a aussi des conséquences dans la manière de penser la rupture politique aussi bien que la rupture artistique.
C’est une mise au point importante car tout le vocabulaire que vous employez « rupture », « effraction », « écart » peut conduire à croire que la scène dissensuelle renvoie tout de même à un évènement irréductible. C’est un commentaire que l’on peut lire souvent. Cela pose aussi la question de la place de la pensée par rapport aux évènements. Nous voudrions situer la vôtre en nous appuyant sur une expression qui revient en différents endroits, par exemple dans le titre d’un texte que vous avez écrit sur Serge Daney: « Celui qui vient après1 ». Foucault aussi avait thématisé cette notion, Deleuze également, et même Derrida. C’est un trope philosophique de l’après-68. Comment s’opère chez vous cette position du philosophe par rapport à l’évènement ? La philosophie n’est-elle pas toujours dans un état perpétuel de diffèrement ? Car votre position est en définitive qu’on ne peut pas dire l’évènement, qu’on ne peut pas l’anticiper.
1. « Celui qui vient après Les antinomies de la pensée critique », in Trafic, no 37, printemps 2001, p. 142-150.
Venir après, dans le texte que vous citez qui concernait Serge Daney, est la position du critique. Ce qui m’intéresse par rapport à la position du critique enfin aux temps où ça existait encore car la critique n’existe presque plus –, c’est comment le régime esthétique correspondait à une transformation de la fonction critique. Le critique n’est plus celui qui compare l’œuvre à une norme, qui dit si c’est bien fait ou non, ce qui veut dire aussi qu’il n’est plus le représentant d’un public préconstitué auquel s’adresse l’œuvre et qui dit si l’adresse a été correcte ou pas. Dans un texte qui n’est resté qu’une conférence, j’ai étudié cette transformation de la critique représentative en critique esthétique : le critique est celui qui dit non plus ce que l’œuvre doit être, mais ce que l’œuvre est. Le critique est celui qui va identifier ce qui se passe.
Mais, en même temps, identifier ce qui se passe dans une œuvre, dans une situation, ça veut dire quoi ? Ça veut dire construire le monde sensible auquel cette œuvre appartient, ou que cet acte rend possible. C’est cela aussi que veut dire la logique du supplément. Par exemple, j’ai souvent insisté sur le fait que le cinéma est un art du visible qui est largement invisible, qui est fait par ce qu’on dit à son sujet. Celui qui vient après, c’est celui qui prend une décision sur ce qui s’est passé. Pour moi, ce n’est pas une décision du type : « hop l’évènement a frappé », où l’on organise une espèce de procès du développement de ce que l’évènement a rendu possible. Non, le critique
ou le philosophe, ou quelque autre nom que prenne celui qui exerce cette fonction de supplémenter c’est celui qui dit : voilà l’altération qui a eu lieu, et voilà le monde sensible, le sensorium auquel appartient cette altération. Je ne dis pas du tout que c’est nécessairement le travail du philosophe, c’est la façon dont j’entends le fait de venir après. On essaie de repérer dans un système de possibles ce qui est venu le déplacer et, du même coup, de construire le nouvel ordre du possible, ou le nouveau sensorium auquel appartient cette œuvre, ou cet acte, si on pense en politique.
Cela peut ressembler à d’autres procédures, sauf qu’il ne s’agit pas d’être l’oiseau de Minerve, et il ne s’agit pas non plus d’être comme un nomothète de l’évènement. Précisément, je dirais que le travail tel que j’ai pu le faire, cette manière de circuler entre des évènements historiques, des fictions, l’histoire des transformations de certains textes, l’histoire d’évènements littéraires, artistiques, ou de petites histoires comme celles qu’on raconte dans La Nuit des prolétaires, c’était une façon de distribuer cette fonction de celui qui vient après. On peut définir comme une sorte de permanence du venir après, une constance du venir après qui est le fait de constamment essayer de marquer les mondes possibles qui sont construits là où ils sont, qui ont peut-être été déconstruits entre chaque occurrence.
DÉFINITION D’UNE SCÈNE
Vous avez dit que les philosophies de l’évènement ont créé des spécialistes de l’identification des évènements. Ce problème de l’identification, on peut aussi vous le poser à propos des « scènes » dont on a parlé depuis le début de cet entretien, qui sont la matière première de votre pensée. Puisque le terme a été repris plusieurs fois sans être à nouveau défini, voici notre question brute : à quoi reconnaît-on une scène ? Comment l’identifiet-on ? Comment décrire, lire, appréhender une scène et comment identifier ce qui s’y passe ?
Parlons d’abord du sens de la scène comme mise en œuvre d’une méthode. La méthode que j’ai suivie dans mon travail consiste à choisir une singularité dont on essaie de reconstituer les conditions de possibilité en explorant tous les réseaux de significations qui se tissent autour d’elle. C’est l’application de la « méthode Jacotot » : « apprendre quelque chose et y rapporter tout le reste », une méthode que j’ai appliquée d’instinct avant même d’avoir lu Jacotot. C’est la méthode des ignorants » en quelque sorte, à l’inverse de la méthode qui se donne d’abord un ensemble de déterminations générales qui fonctionnent comme causes et en illustre les effets à travers un certain nombre de cas concrets. Dans la scène, les conditions sont immanentes à leur effectuation. Cela veut dire aussi que la scène, telle que je la conçois, est fondamentalement antihiérarchique. C’est l’« objet » qui nous apprend comment nous pouvons en parler, comment nous pouvons le traiter.
Cela dit, la scène est toujours autant construite qu’identifiée. Si je prends le récit que Gauny fait de la journée de travail, je peux identifier qu’il y a là les éléments d’une scène pas tellement à cause de sa façon de décrire une journée de travail type
une sorte de microcosme qu’à la façon dont les scansions du temps y sont associés à des puissances d’asservissement ou de libération. À ce point il apparaît que, d’une certaine façon, la scène en contient une autre. Elle peut se raccorder à Platon et à cette fameuse histoire du travail qui n’attend pas.
J’identifie une scène à ce qu’elle construit une différence dans une situation et en même temps crée une homogénéité transversale par rapport à la hiérarchie des discours et aux contextualisations historiques. C’est ainsi que je trouve une scène en puissance dans une lettre que Gauny envoie à son copain, « prêtre » saint-simonien, en lui disant : « je ne pourrai pas venir te voir demain parce que le temps ne m’appartient pas, mais si tu es autour de deux heures près de la Bourse, nous pourrons nous voir comme deux ombres au bord des enfers ». Dans ces quelques lignes miraculeusement préservées, j’identifie une scène possible parce que la description factuelle d’une situation est aussitôt l’emblématisation de cette situation, et que celle-ci s’ouvre sur d’autres scènes : il y a à la fois Dante qui est présent explicitement, associé à la Bourse comme il est associé à l’usine dans Le Capital, et puis Platon qui l’est pour moi implicitement. J’ai une scène sur la distribution des humains en fonction de la possession ou de l’absence du temps. La scène est une entité théorique propre à ce que j’appelle une méthode de l’égalité parce qu’elle détruit en même temps les hiérarchies entre les niveaux de réalité et de discours et les méthodes habituelles pour juger le caractère significatif des phénomènes. La scène est la rencontre directe du plus particulier et de l’universel. En ce sens elle est l’exact opposé de la généralité statistique. Imaginons en face une enquête sur la conscience du temps chez les ouvriers de différents âges et métiers. Ce qui y disparaîtrait, c’est la possibilité de lier directement le temps comme expérience vécue et le temps comme structure symbolique dans l’expérience d’un individu dont l’universel n’est pas censé être l’affaire. C’est l’enjeu égalitaire.
Bien sûr la scène existe dans ce cas si je la fais exister par l’écriture. Il en va différemment quand la scène est déjà constituée. Si on prend la fameuse histoire de la sécession sur l’Aventin, j’ai une scène parce que cette histoire est plusieurs fois réécrite. Tite-Live raconte la scène à la manière d’un historien antique, en la transformant en apologue. Cet apologue vaut immédiatement comme description et légitimation d’une hiérarchie sociale. Ballanche en 1829 la réécrit d’une manière tout à fait différente pas en renversant le rapport entre les termes mais en inscrivant l’apologue au cœur de toute une dramaturgie construite autour de la question « est-ce que les plébéiens parlent ou ne parlent pas ? », ce qui pour moi a immédiatement une double connexion, premièrement avec Aristote, avec l’opposition entre logos et phonè, mais aussi une autre connexion immédiate, car le texte est publié en 1829 et en 1830 le peuple de Paris descend dans la rue autour de la question de la liberté de la presse. C’est une question d’intensité ou du maximum de significations qui peut être mis en jeu, de la multiplicité des scènes, des registres de discours qui peuvent y intervenir et aussi de la capacité d’une transversale qui fait que l’histoire concrète est à la fois matière à écriture littéraire, matière à morale philosophique, qu’on peut immédiatement faire se rencontrer le discours du philosophe avec le discours de celui qui par définition ne peut pas philosopher, à savoir l’ouvrier.
Je construis la scène comme une petite machine où peuvent se condenser le maximum de significations autour de la question centrale qui est celle du partage du sensible. À partir de là je la construis, je l’intronise comme scène en fonction de sa capacité à interroger tous les concepts ou les discours, toutes les fictions qui traitent des mêmes questions, à savoir quel rapport il y a entre le fait d’avoir le temps et de ne pas avoir le temps, entre le fait de pouvoir penser et de ne pas pouvoir penser.
En quoi la scène et l’allégorie se distinguent-elles ?
L’allégorie est construite pour illustrer une idée, la scène est d’abord une rencontre. J’ai rencontré des points qui sont comme des points de réel, où se trouve mis en jeu tout un système de rapports symboliques qui sont aussi comme une rencontre, un choc entre plusieurs registres de discours. Il y a ce noyau réel de la rencontre que je réélabore à ma manière, ce qui est assez différent d’une allégorie. Dans l’allégorie, il y a l’idée et il y a son illustration. Dans la scène, la pensée et l’image ne se distinguent plus. Si on pense à l’écriture du Maître ignorant avec ce mélange systématique des voix, ce qui pour moi peut faire la force de mon texte, c’est précisément qu’il est à peu près impossible de séparer le récit du commentaire, de séparer ce qui se présente comme le récit d’une chose réelle de la réflexion sur cette réalité ou d’une fiction que j’aurais pu complètement inventer. Ce qui constitue pour moi la scène, c’est cette intrication des niveaux de signification et cette transversale entre les niveaux de discours.
Ce thème des rencontres, en particulier des rencontres manquées, vous intéresse depuis La Nuit des prolétaires. Il nous semble en effet que ce qui constitue une scène, c’est aussi une rencontre qui garde quelque chose d’inaccompli, d’inachevé, qui ne va pas jusqu’à son terme.
Oui, enfin peut-être qu’ils se sont rencontrés ce jour-là ; il dit simplement qu’il n’a pas beaucoup de temps. Bien sûr, ce rendez-vous empirique de Gauny et de son copain saint-simonien est à replacer dans la question plus large du rendez-vous manqué entre ouvriers et utopistes. Le fond de la question est de savoir ce qu’on entend par un rendez-vous manqué. C’est un rendez-vous où le sens et l’effet de la rencontre ne sont pas nécessairement ceux qui étaient prévus. Si on prend La Nuit des prolétaires, on a une série de rendez-vous manqués entre utopistes et ouvriers, qu’on a pu retrouver autour de 1968 dans ceux des gauchistes avec les ouvriers qu’ils essayaient de recruter. Mais d’un autre côté, ce ne sont pas des rendez-vous manqués, ce sont des rendez-vous dont l’effet reste en partie latent, l’ouverture d’un espace effectif et puis le maintien de la latence, de l’inaccompli dans cette rencontre. Que le rendez-vous soit à la fois manqué et pas manqué est aussi ce qui permet d’avoir un rapport à l’évènement, à l’histoire, qui n’est pas celui du ressentiment. Si le rendez-vous est réussi ça se termine en ressentiment. S’il est manqué, ça se termine en constatation désabusée que ça n’a pas eu lieu, si le rendez-vous est à la fois manqué et réussi, cela veut dire que sa puissance persiste.
Nous aimerions prolonger la question de la « scène » comme catégorie centrale de votre philosophie en fonction d’un autre terme qui revient de façon récurrente dans vos livres : le discours, la parole, matières premières des constructions de scènes. C’est l’usage de la parole et tout ce que vous dites à propos de la scène de l’Aventin sur le passage du bruit à la parole. Prenons maintenant l’exemple de ce qui s’est passé en France en 2005 avec les émeutes de banlieues, car on a pu reprocher à ces explosions de ne pas avoir de discours. Un dénigrement s’est installé, en disant, si on reprend votre terminologie, qu’on en est resté à du « bruit » d’une part, que ce sont des mouvements de guérillas urbaines d’autre part. En vous écoutant, en lisant vos textes, on peut se demander si ces évènements-là, comme d’autres évènements du même ordre, doivent être considérés comme des scènes où le récit et la parole font défaut.
Je pense que la puissance de l’évènement est malgré tout liée à la puissance des mots capables de le qualifier. Un évènement politique, c’est une modification de la façon dont une situation peut être dite et dans la répartition des capacités de la dire. Encore une fois, les mots donnent aussi un futur partagé à la scène qui est construite. Je pense qu’une scène muette est une scène qui ne construit pas un temps partageable et un espace partageable, et je pense que ça a été le cas en 2005. J’ai été violemment attaqué parce que j’avais dit que « les émeutiers n’ont pas parlé ». Maintenant il y a plusieurs manières de comprendre ce « ils n’ont pas parlé ». La plus courante pense qu’ils sont des illettrés et qu’ils ne veulent que casser. La seconde veut être valorisante : elle dit : en fait ils ont parlé, dans leur langage muet, qui est, par lui-même, une protestation contre votre langage. C’est la logique du Comité invisible. Cette prétendue valorisation consiste pour moi à dire : tant mieux s’ils ne parlent pas la langue des mots, comme ça on peut interpréter ce qu’ils disent sans le dire. Effectivement, tous les gens qui ont dit « vous avez vos préjugés, ils ont parlé en ne parlant pas, ils ont parlé en cassant, en brûlant » pouvaient dire ça car ils savaient déjà le sens de ce qui se passait. Personnellement, j’ai toujours lutté contre un certain goût des intellectuels pour les gens qui ne parlent pas, car on peut construire leur discours, on peut dire le discours qu’ils ne tiennent pas, dire le sens qu’ils ignorent eux-mêmes de ce qu’ils font et ainsi de suite. De ce point de vue-là, je reste convaincu que la puissance d’une scène, c’est-à-dire la puissance d’un déplacement des positions sensibles, est toujours liée au fait que du bruit devient de la parole. La parole peut être minimale quelquefois, mais je pense qu’elle doit être là.
Ce qui m’avait frappé en 2005, c’est que les manifestants ont à la fois fait usage et rejeté les mots de Sarkozy, des mots du politicien, uniquement comme la marque d’une stigmatisation contre laquelle ils luttaient ; ils les ont rejetés, ils n’ont pas cherché à les reprendre, à affirmer positivement que « la racaille », d’accord, ils en étaient, comme dans la chanson :
« C’est la canaille. Eh bien ! J’en suis. » Beaucoup de mouvements révolutionnaires dans le passé sont partis comme ça, par une capacité de retourner, parfois sous la forme du malentendu, les qualifications que les gens d’en haut imposaient aux gens d’en bas. Ce qui m’a frappé là, c’est le rapport maintenu entre des gens qui parlent et qui peuvent qualifier, et des gens qui vont se manifester violemment contre la manière dont on les qualifie sans penser qu’il y a dans les mots de l’adversaire quelque chose qu’ils peuvent reprendre pour eux et pour tous.
Quel type d’écriture ou quel type de description commande une scène, et est-ce nécessairement un récit ? Car il semble qu’attaché au motif de la scène, il y a aussi, dans votre philosophie, ce thème du récit. Et finalement, un récit c’est très simple, il faut deux choses pour le constituer : un sujet et des évènements. S’il faut un sujet et des évènements, cela veut dire qu’il y a probablement dans votre travail quelque chose comme une théorie du sujet qui serait liée à la question de la parole, du nom, du lieu d’énonciation.
Je pense qu’il y a plusieurs manières de décrire une scène. La scène peut en un sens ne pas se raconter, elle peut rester d’une certaine façon latente elle-même. Si je prends mon exemple de la rencontre autour de la Bourse, d’une certaine façon on mentionne un fait, mais la scène globale dont ce fait est en quelque sorte partie, je la garde pour moi. Le cours de ce qui est raconté n’est pas le récit de la scène, mais c’est ce qui me permet à moi de coordonner les faits que je mets ensemble. La scène peut très bien rester latente comme le principe d’intelligibilité en arrière de l’écriture qui n’est pas écrit comme tel. La scène peut être racontée, elle peut être mise en voix, à ce moment-là, il faut lui inventer un narrateur, il faut inventer un mode de narration.
Ces modes de narration peuvent être différents. La scène de l’Aventin est racontée différemment dans Le Maître ignorant et dans La Mésentente, parce que, dans un cas, ce qu’il va s’agir de mettre au premier plan c’est la manière dont le sénateur se rend capable de parler à des gens qui, pour les gens de sa caste, ne parlent pas. Jacotot dit toujours que l’émancipation n’est pas la méthode des pauvres mais la méthode de tout le monde. Ce qui est décrit dans Le Maître ignorant, c’est donc la façon dont celui qui est supposé savant accède finalement à un autre mode de la parole. Il est question de la puissance qu’on se donne en supposant que l’autre vous entende. La chose est mise en scène différemment dans La Mésentente où il est question plus proprement de la force par laquelle ceux qui sont réunis sur l’Aventin se font entendre. On peut dire que c’est la même scène mais, dans un cas, elle est mise du côté de la pensée du langage partagé et de la puissance que cela induit, de la pensée comme appartenant à tous ; dans l’autre cas, ce qui est mis en scène, c’est la puissance d’effraction politique de ceux qui se font reconnaître comme acteurs d’une situation dont ils ne sont pas les acteurs. Dans chaque cas, la scène est constitution d’une puissance subjective : la puissance d’un sujet égal. Chaque fois cette puissance se constitue par l’exercice d’un dissensus : l’interlocuteur prête une capacité de parler à celui qu’on n’entendait pas parler, ou bien il affirme cette capacité qu’on lui refuse. La première scène est celle de l’émancipation intellectuelle au sens de Jacotot : on adopte la présupposition de l’égalité et on la vérifie ; la seconde est politique : on vérifie l’égalité que l’autre vous dénie. Dans les deux cas, la fonction de sujet est celle d’une énonciation qui (re)construit un partage du sensible. D’une certaine façon, ce sont les modes d’implication de l’égalité qui sont au cœur de la subjectivation. La subjectivation, c’est l’altération d’un champ d’expérience qui se caractérise par une certaine distribution des capacités.
LA SUBJECTIVATION EN PAROLES
Pourtant, dans ces scènes ou ces récits que vous avez collectés et construits, il y a quelque chose qui émerge, une parole qui précède les possibilités de subjectivation : ce ne sont pas les sujets qui sont les origines de la parole, mais une parole qui les constitue. Il nous semble aussi que ces paroles sont de plusieurs types, je ne sais pas si c’est l’effet de la recherche elle-même ou s’il y a effectivement pour vous plusieurs concepts de parole, plusieurs économies ou plutôt plusieurs effectivités de la parole. Dans La Nuit des prolétaires par exemple, la « parole muette » apparaît déjà ; la « parole errante » est quelque part ; la « parole ouvrière » surplombe ou chapeaute l’ensemble. Y a-t-il plusieurs types de parole qui correspondraient à plusieurs types d’effraction ou de subjectivation ?
Il y a d’abord la subjectivation au sens d’une prise de parole, c’est-à-dire de l’exercice d’une capacité qui n’était pas reconnue au nom d’un sujet qui ne l’est pas. L’effraction qui est en jeu là, c’est la réfutation pratique de l’opposition hiérarchique entre la parole argumentée et la voix bruyante. Mais cette prise de parole passe elle-même par le fait qu’il y a de la parole à disposition, sous la forme de la « lettre errante », et c’est déjà une forme d’effraction que de s’emparer d’une parole qui ne vous est pas destinée. C’est la question développée dans Les Mots de l’histoire : il y a cette tension liée au fait que la nouveauté révolutionnaire passe par l’appropriation de paroles qui sont de vieilles paroles, les paroles de la tradition rhétorique. C’est en phrasant cette parole sans âge que le peuple ou le prolétaire prend la parole. Ce qui entraîne deux réactions. Il y a la valorisation de la parole vivante contre cette parole morte, « muette », des orateurs républicains. Et puis il y a le recours à une autre parole muette : la mise en scène de l’écrivain républicain, Michelet, qui supprime ces paroles « rhétoriques » muettes pour y substituer une parole muette qui parle vraiment, la parole des choses elles-mêmes qui fait taire ces parleurs parce qu’elle parle mieux qu’eux, plus authentiquement.
Une sorte de confiscation de la parole ?
Ce n’est pas exactement une confiscation de la parole mais une hiérarchisation nouvelle qui dit que la vraie parole est celle qui ne parle pas, celle qui est inscrite là où personne ne parle, sur les choses, sur le territoire. Les gens se sont beaucoup acharnés sur la parole rhétorique des orateurs républicains comme étant la marque, l’empreinte du mort sur le vivant. Pensez à Marx et à son jugement sur la Révolution française comme remise en scène d’une Antiquité imaginaire. Or ce qui est important, c’est que le passage politique du mutisme à la parole se fait par des paroles qui ne sont pas les vôtres, qui existent déjà, l’acte subversif étant l’appropriation de cette parole.
Dans La Nuit des prolétaires je montre une autre forme d’appropriation, l’appropriation d’une parole qui n’est pas une parole à vocation publique, la parole poétique ou la parole romanesque. C’est un régime de parole qui est un régime de désidentification. C’est autre chose que l’appropriation rhétorique des paroles par laquelle traditionnellement la politique s’est déclarée. Dans ce cas, on emprunte une parole qui fait effet car elle est la parole d’une expérience qui n’est pas la vôtre, ou la parole à laquelle vous n’avez pas accès. En même temps, on retrouve là aussi les mêmes contre-stratégies : on a dit que cette poésie qu’ils lisaient et qu’ils faisaient eux-mêmes était déjà une poésie démodée, dépassée et on a opposé à cette parole empruntée la voix populaire authentique. C’est déjà l’argument du kitsch. Mais, là encore, ce qui compte, c’est l’appropriation d’une parole qui permet de dire autrement l’expérience personnelle, de subjectiver l’expérience quotidienne, de la phraser dans une langue qui n’est plus la langue du quotidien, du travail.
Il y a ainsi plusieurs niveaux, plusieurs formes d’appropriation de la « lettre errante » : on reprend la parole rhétorique de l’affirmation collective ou bien la parole poétique à travers laquelle l’expérience peut se re-décrire. Et, dans les deux cas, il y a la valorisation de la parole muette qui vient reprendre et annihiler ces formes d’effraction. C’est une tension entre plusieurs modes de la parole.
FACULTÉS OU POSSIBILITÉS
Lorsque vous parlez de « compétences » ou de « capacités » de chacun, la philosophie a l’habitude de penser en termes de « facultés ». Comment pourrait-on qualifier cet usage des facultés de voir, de parler, de penser, etc. que vous mobilisez dans vos descriptions topographiques des scènes du peuple, et au-delà dans la politique des arts et de la littérature ? Autre problème, lié également à Kant, ici : vous ne vous référez pas à l’analytique du sublime de la troisième Critique, laquelle a inspiré de nombreux penseurs dans le domaine esthétique jusqu’à nos jours. Vous préférez l’analytique du beau depuis la lecture que Schiller en propose dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme1. Il y a là un nœud conceptuel qui nous semble très intéressant : penser la rupture dans la distribution des places et des parts, sans retomber dans le paradigme du choc censé l’avoir produite.
1 « Le “libre accord” de l’entendement et de l’imagination [en quoi consiste le jugement esthétique kantien] est déjà, en lui-même, un désaccord ou un dissensus. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher dans l’expérience sublime de la grandeur, de la puissance ou de la peur, le désaccord de la pensée et du sensible, ou le jeu de l’attraction et de la répulsion fondant la radicalité moderne de l’art », in Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 131.
Je ne me suis jamais posé la question d’une théorie des facultés. Dans les penseurs de la fin du XXe siècle, il y a quelqu’un qui l’a fait, le seul qui l’ait vraiment fait, c’est Deleuze, qui a essayé d’accrocher sa réflexion à Kant, à toute la problématique du transcendantal. Je pense que ça a été une voie pour Deleuze que de prendre ce système de référence emprunté à Kant mais que ce n’était pas absolument nécessaire. Cela a été un moyen commode de le conceptualiser et de le dire. Mais il faut bien voir que la théorie des facultés est quelque chose dont ma génération dans son ensemble s’était trouvée un peu éloignée. La question des facultés avait été transformée en question des régimes de pensabilité. C’était l’effet structuraliste, on ne se préoccupe plus de savoir comment il faut qu’une faculté nommée « entendement » s’accorde avec une faculté nommée « imagination », on ne s’occupe plus tellement du rapport entre l’intelligible et le sensible, mais de la façon dont du perçu peut être construit comme produisant une certaine forme d’intelligibilité. On s’intéresse à la façon dont des ensembles de faits nous sont donnés comme faits, et des dont régimes d’interprétation sont capables de subsumer ces faits. Il y a ce balancement des facultés aux structures par rapport auquel Deleuze est un peu comme un survivant. Chez Deleuze, il y a cet ancrage incroyable dans la philosophie universitaire française qui est quelque chose d’assez surprenant pour des gens qui sont arrivés à l’École normale dans les années 1960-1962, au moment où on s’est sentis libérés de toutes ces histoires-là, en incluant la phénoménologie, et où l’on s’intéressait aux problèmes de présentation et d’interprétation des faits et non plus à la question de savoir comment une conscience allait se débrouiller en face d’un monde.
Pour ma part, je n’ai jamais pensé en termes de facultés, mais en termes de possibilités que des choses soient perçues de telle et telle manière par des gens situés en telle ou telle position. Toute mon affaire s’est construite autour de toutes les topiques de l’illusion, de la méconnaissance, que ce soit Althusser, Bourdieu ou d’autres. Je n’ai pas de raison de parler en termes de facultés, j’ai des raisons de parler en termes de découpage du perceptible, du pensable et de régimes de concordance et de non-concordance entre ce qui est perceptible pour des gens situés là ou là, et aussi de la façon dont leurs propres discours ou leurs propres manifestations sont visibles ou invisibles, sont de la parole ou du bruit. C’est par rapport à ça que j’ai pu m’intéresser au binôme Kant-Schiller, en termes de redistribution des possibilités d’expérience en tant que celles-ci sont immédiatement des catégories hiérarchiques, des distributions de places qu’on peut occuper dans des systèmes hiérarchisés.
Par conséquent, je ne suis pas parti de la question de savoir comment l’entendement et l’imagination pouvaient s’accorder selon un régime de normalité ou d’excès, mais proprement de la question de la reconfiguration globale d’un champ de phénomènes échappant à la distribution hiérarchique des formes de vie. Ce qui m’a intéressé dans l’affaire Kant-Schiller, c’est que la suspension esthétique est d’abord la suspension d’un régime hiérarchique, on n’est plus ni dans le cas de l’entendement qui détermine la sensibilité, ni dans le cas de la révolte anarchique de la sensation contre l’entendement. Ceci est immédiatement traduisible en termes politiques, on est dans le cas de la manifestation d’une différence dans le sensible qui n’est résorbable ni comme l’excès d’une faculté, ni comme le dérèglement des facultés entre elles.
C’est ce qui m’a intéressé et c’est pour cette raison que j’ai relu Kant à travers Schiller, après être tombé par hasard sur les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme à l’étalage d’un libraire d’occasion. Là encore, il y a dans mon itinéraire toute une part du hasard et de l’autodidactisme pratiqué qui n’est pas une simple célébration théorique. À partir de là, ce qui a été pour moi central, c’est la catégorie de jeu chez Kant et Schiller en tant qu’elle induit l’existence d’une catégorie de l’expérience sensible qui n’est plus soumise à une distribution hiérarchique mais qui, au contraire, renvoie à une capacité d’humanité, à un horizon d’humanité qui n’est plus divisé. J’ai alors jugé que ce qui fait dissensus, c’est l’analytique du beau, c’est la théorie du libre jeu chez Schiller, le concept d’une expérience esthétique en tant qu’expérience suspensive par rapport aux façons normales, c’est-à-dire hiérarchiques, dont l’expérience sensible s’organise. Ce qui a été pour moi central, c’est une condensation expresse entre Kant-Schiller, le regard par la fenêtre de Gauny, le texte de Baudelaire sur Pierre Dupont et les ouvriers qui savent « jouir de la beauté des palais et des parcs », toutes ces formes de reconfiguration de l’expérience, de ce qu’un être censé être du mauvais côté de la barrière est capable de percevoir, de ressentir, de dire, du langage qu’il est censé pouvoir utiliser. D’une certaine façon, le dissensuel se situe d’abord là. En un sens, c’est bien l’analytique du beau, l’éducation esthétique de l’humanité, l’idée de la communauté esthétique qui a été opérante pour toutes les utopies esthétiques qui ont fonctionné, notamment au début du XXe siècle. Ceci est mon point fondamental.
Par rapport à cela, l’esthétique du sublime fait partie de ce que l’on pourrait appeler la réinterprétation de la révolution esthétique à l’intérieur du modernisme tardif. Malgré tout, si on prend les analyses de Lyotard sur le sublime, elles supposent déjà le moment Adorno-Greenberg, c’est-à-dire le moment où on liquide toutes ces histoires de la communauté esthétique, de toutes ces volontés de construire la communauté comme une affaire de liens sensibles entre des mouvements et des regards, un peu à la Dziga Vertov. Mais c’est aussi le moment où on liquide toutes les formes d’appropriation esthétique sauvage qui ont nourri l’émancipation ouvrière ou la démocratie au sens large. Si on pense à ce qu’a été le moment Clement Greenberg, au fameux texte dans Partisan Review, c’est quand même une manière de dire que toute la catastrophe est venue des pauvres, du fait que les pauvres ont voulu une culture.
Vous pensez à « Avant-garde et kitsch » ?
Oui, c’est « Avant-garde et kitsch ». C’est quand même un texte qui promeut l’idée que la catastrophe pour l’art et, sousentendu, la catastrophe totalitaire qui s’y lie, est le fait qu’on a créé cette culture pour les pauvres et que, petit à petit, la grande culture a été contaminée, pervertie par cette appropriation de l’expérience esthétique par les pauvres. Il y a ce moment très fort de double liquidation. Pour Adorno, c’est plus compliqué, mais « Avant-garde et kitsch » est le premier des grands manifestes qui ont égrené toute la fin du XXe siècle pour le dire très vite, on s’est fait avoir par les pauvres jusque-là et que c’est pour ça que rien n’a marché, . C’est toute une réinterprétation de la révolution artistique, de son rapport plus ou moins clair ou confus avec la révolution politique et sociale. C’est quand même le socle.
Ensuite va se construire l’idée que la vraie esthétique est l’esthétique du sublime qui est en quelque sorte une esthétique dont on est sûr que les pauvres ne pourront jamais nous la voler, pour le dire très vite là encore. Je pense qu’il existe une filiation très forte entre le moment « Avant-garde et kitsch », ce qu’on pourrait appeler toute l’élaboration francfortienne des méfaits de la culture populaire, la défense du grand art comme le seul art qui soit encore le refuge de la subversion, et l’esthétique du sublime. On voit bien comment cela aboutit en fin de course, à travers l’idée que le seul art vraiment subversif est l’art qui fait une rupture totale avec toutes les formes sous lesquelles les gens ordinaires peuvent s’approprier de l’art et de la culture, à la redéfinition de la modernité artistique comme le choc du sublime.
Finalement, ce qui est significatif chez Lyotard, c’est que la déclaration selon laquelle le sublime est le principe de l’art moderne reste une affaire spéculative. Si vous vous souvenez de la façon dont Lyotard procède, cette déclaration fait suite à un discours assez plat et assez proche de la sociologie à la Bourdieu disant que pour ce public mêlé de la fin du XVIIIe siècle ce qui recule l’argument de Greenberg très loin il ne pouvait plus y avoir aucune norme du goût artistique. Par conséquent, dit-il, l’analytique du beau est une vaste plaisanterie qui essaie de mettre de l’ordre là où il ne peut plus y en avoir parce que n’importe qui peut avoir accès à l’art. Reste ce refuge qui est le refuge du sublime, mais, d’une certaine façon, il n’y a aucune œuvre ou rupture artistique qui vienne illustrer cela dans les textes de Lyotard. Aucune interprétation de ce qui a pu se passer dans l’histoire de l’art entre la fin du XVIIIe et le début du XXe ne vient jamais illustrer cette espèce d’efficace du sublime comme la loi de l’art. C’est vraiment une réinterprétation tardive de l’histoire de la révolution esthétique et de l’utopie esthétique. D’une certaine façon, ce n’est même pas une théorie de l’art car cela ne rend compte de rien. Bien sûr, il y a en arrière-fond tout le travail que Lyotard avait mené dans Discours, Figure et toute sa connaissance de l’art, mais, malgré tout, la déclaration de l’hétérogène radical ne cherche pas à se fonder sur une histoire ou une contre-histoire de la modernité. Elle apparaît comme une réélaboration de la vision déjà constituée du modernisme rétrospectif. Kant est appelé par Lyotard pour donner un fondement philosophique à ce qui reste chez Greenberg ou chez les Francfortiens interprété dans les termes de l’histoire marxiste. Le sublime donne la formule d’un écart radical qui invalide toute la tradition esthétique fondée sur l’analytique du beau.
Derrière la question des facultés, il y a cette postulation que le nouveau ne peut advenir que sous la forme de l’excès radical, du passage au-delà, qui est commun à Deleuze et à Lyotard, même s’ils en tirent des conséquences opposées. En ce qui me concerne, j’ai toujours essayé de penser l’altérité comme altération et la faculté comme capacité définie au sein d’une distribution polémique des possibles.
RÉVOLUTION ESTHÉTIQUE, RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE ?
Nous avons parlé de ce que vous appelez « révolution esthétique ». Y a-t-il identification ou simplement conjonction historique entre cette révolution esthétique et quelque chose qui n’est pas une catégorie chez vous, mais que d’autres théoriciens du politique appelleraient révolution démocratique entendue comme la révolution politique et sociale consécutive à la Révolution française. S’agit-il du même phénomène ou de deux lignes parallèles ?
Disons d’abord que la notion de « révolution esthétique » est une notion complexe. Il lui manque ce qui est propre à toute révolution politique qu’on peut vraiment identifier comme telle, à savoir qu’à certains moments le peuple est dans la rue et le pouvoir est renversé. Pour la révolution esthétique, on est plutôt dans l’ordre d’une grande transformation des formes d’expérience qui, en même temps, n’a aucune occurrence épiphanique. Et la notion de révolution démocratique est elle-même tendue entre deux idées : la révolution politique effectuée au nom d’un pouvoir du peuple et la notion beaucoup plus large d’une transformation des formes de vie impliquant l’affaiblissement des formes d’organisation hiérarchique des mondes vécus. À partir de là, la révolution esthétique prend toute une série de significations qui entrent dans des rapports différents avec une « révolution démocratique » à extension variable. Il y a des modes nouveaux de perception, de perceptibilité de choses qui s’appellent l’art et l’expérience esthétique qui peuvent définir des institutions spécifiques, mais aussi promouvoir des modes de vie différents, des grandes utopies de la transformation sociale, beaucoup de choses différentes. La révolution esthétique, cela peut fonder les rêves d’« Église esthétique » à la Hölderlin et le projet d’une révolution des formes sensibles opposée à la mécanique de l’État comme dans le Premier Programme systématique de l’idéalisme allemand.
Cela peut fonder l’idée de la révolution soviétique comme la constitution d’un sensorium nouveau comme chez nombre d’artistes soviétiques. Mais ça peut désigner aussi l’autonomisation d’une sphère esthétique qui va devenir elle-même une partie de la gestion d’ensemble de la société ; ça désigne aussi toute une série de formes de transformation des mondes vécus : ces « révoltes non politiques » contre les formes d’étouffement des capacités imposées par la distribution des formes de vie qu’évoque Charlotte Brontë dans Jane Eyre ; mais aussi toutes les formes diffuses d’appropriation de modes de perception esthétique par des petites gens, des gens simples ou des gens sans histoire. Toutes ces transformations des mondes vécus s’accompagnent de transformations des modes d’interprétation. C’est au cœur du roman au XIXe siècle : pas seulement l’abolition de la hiérarchie des sujets, mais aussi le rapport avec les nouvelles capacités des gens du peuple. Mais c’est aussi au cœur des transformations de la peinture, si on pense à tous les rapports entre les nouvelles formes de peinture et les nouveaux loisirs du peuple à la fin du XIXe siècle, mais aussi à tous les rapports entre les transformations de la peinture et les transformations de toutes les formes de diffusion, l’affiche, le journal, etc. Cela fait un ensemble de liens entre les transformations de l’art et les transformations de la hiérarchie des formes de vie. Est-ce que ça définit un âge ? Cette notion a deux inconvénients : l’un est le risque d’identifier la distinction des régimes avec une évolution historique. L’autre est que la notion d’« âge démocratique » impose une vision de la démocratie comme état de la société, la fameuse « égalité des conditions » qui est invoquée pour recouvrir la violence de l’inégalité et de la lutte pour l’égalité.
ÉCRITURE PHILOSOPHIQUE ET DISCOURS ORDINAIRES
Il y a, dans La Mésentente, un passage violent contre la philosophie analytique et le projet qui consiste à épurer la langue philosophique, à éviter le malentendu possible sur les mots ou en tout cas la multiplicité des sens 1.
« Une vieille sagesse aujourd’hui particulièrement en honneur déplore que l’on s’entende mal parce que les mots échangés sont équivoques. Et elle réclame que, partout au moins où le vrai, le bien et le juste sont en jeu, on tâche d’attribuer à chaque mot un sens bien défini qui le sépare des autres, en laissant tomber les mots qui ne désignent aucune propriété définie ou ceux qui ne peuvent échapper à la confusion homonymique », in La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 13.
Votre philosophie ne peut pas s’appuyer sur l’idée d’une extériorité de la langue philosophique. À vous, plus encore qu’à d’autres écrivains ou penseurs, se pose la question de la différence entre ordres du discours : en voyez-vous une entre la langue que vous employez et la langue ordinaire ? Comment réglez-vous le problème de la nature spécifique ou spécialisée de la parole philosophique, sachant que, si l’on vous suit jusqu’au bout, il devrait y avoir une forme d’indistinction entre celle-ci et les autres paroles ? C’est une affaire de méthode et de contraintes imposées à l’écriture ?
Ce n’est pas une question de langue mais de style. La langue que nous parlons, que parlent les philosophes, peut avoir un certain nombre de mots spécifiques, mais elle reste la langue de tout le monde qui utilise les mêmes formes de liaison, de syntaxe, de prédication. Quand on parle de langue, en l’occurrence, cela veut dire en fait une forme d’écriture ou une forme d’énonciation. Je n’ai pas d’idée sur ce que doit être la langue philosophique en général. On voit bien que la langue philosophique couvre un spectre absolument immense et on a quand même toujours devant nous l’exemple platonicien, la rapidité avec laquelle il est possible de passer de la langue commune, de ses objets, de ses préoccupations ordinaires, de ses façons de s’exprimer, d’interroger et de répondre, aux abîmes vertigineux ouverts par des mots qui, par ailleurs, sont les plus ordinaires de la langue, ceux qui fonctionnent pour autant qu’ils se font oublier, comme le verbe être. Platon en tire des formations vertigineuses comme « to ontos on », dans Le Sophiste. Malgré tout, ce qui fait la force d’une langue, c’est cette possibilité de dévaler à toute vitesse du plus trivial au plus énigmatique. Il y a des manières de dévaler qui peuvent être très différentes : ce passage du plus insensible au plus sensible et du plus prosaïque au plus abscons chez Platon ; la façon dont Flaubert au sein d’une texture stylistiquement homogène prend tout à coup sans qu’on s’en rende compte les pensées de l’autre dans son propre texte. Il existe une multitude de façons. Toute écriture un peu forte est une écriture capable de parcourir les plus grands espaces sans dire qu’elle les parcourt. Pour moi ça a toujours été le problème de ne pas déclarer les transitions, de ne pas déclarer « jusqu’ici j’ai raconté quelque chose et maintenant je vais expliquer le sens de ce que j’ai raconté », ou bien : « on était dans le domaine de l’exemple empirique et maintenant on va réfléchir sur ce que cet exemple empirique nous donne », ou bien « on était dans les mots de tout le monde et on passe dans les mots de la philosophie ».
Mon principe a généralement été de m’introduire dans les discours des autres ; je ne vais pas employer des concepts de philosophie en général, je vais les employer en tant qu’ils définissent quelque chose comme une langue de Kant, une langue de Platon, une langue de Hegel. En tant qu’ils sont eux aussi des configurations évènementielles. À partir de là, j’essaie autant que possible de construire un plan d’indistinction où on puisse passer de ce qui semble être récit à ce qui semble être commentaire, ou bien passer des mots qui sont les mots des philosophes aux mots de tout le monde. J’ai beaucoup utilisé les moments où les philosophes se font des narrateurs, et fournissent eux-mêmes cet intermédiaire entre des formes de discours. Bien sûr ces formes de narration peuvent être plus ou moins riches. Il y a les mythes chez Platon, les descriptions dans l’Esthétique de Hegel. Chez Kant, j’ai dû me contenter de cet élément narratif minimum que constitue la discussion sur la manière de décrire un palais au deuxième paragraphe de la Critique du jugement. C’était suffisant pour établir un lien avec la fenêtre du menuisier chez Gauny ou ces évocations de parcs et de palais dans Le Chant des ouvriers de Pierre Dupont et le commentaire qu’en fait Baudelaire. L’important est toujours de pouvoir construire une certaine forme d’homogénéité entre les séquences, de telle sorte que si un déplacement est produit il soit proprement un déplacement de pensée et non pas simplement le passage d’un lexique à un autre ou d’un type de préoccupation à un autre. J’ai toujours essayé de définir des objets communs.
Si on prend mon travail sur la littérature, j’essaie de définir ce qui peut être commun comme préoccupation à Hegel et à Flaubert ou, si on veut, à Hegel et à Balzac pour prendre l’écart radical, parce que Flaubert a une petite idée de ce que Hegel signifie, ce qui ne semble pas être le cas de Balzac. Et pourtant Balzac, en re-mythologisant le décor du quotidien bourgeois, semble bien apporter une contradiction à la description hégélienne d’un monde prosaïsé. Ce qui est important, c’est d’arriver à définir des objets communs de pensée, à décrire ces objets de pensée d’une manière qui les montre partagés entre des gens censés être spécialistes de plusieurs domaines de la pensée ou de plusieurs formes de discours et d’écriture.
Mais vous avez été conduit, soit par commande, soit par activité pédagogique, ou par goût polémique, à faire des livres plus démonstratifs. Comment articulez-vous le récit, la narration, cette idée de parcourir les plus grands espaces sans le dire, de ne pas déclarer les transitions et, dans le même temps, l’exigence rhétorique ou démonstrative qui est aussi l’une des modalités de l’exercice de la pensée ?
Pour moi, malgré tout, la pensée est liée à cette capacité de défaire les frontières, qui passe essentiellement par un travail d’écriture. L’écriture est, en ce sens, un travail théorique puisqu’il s’agit de trouver la forme, les modes d’énonciation et de liaison qui opèrent ce décloisonnement et constituent cette scène de la pensée partagée. Les livres démonstratifs correspondent certainement mieux à ce qu’on a l’habitude d’appeler de la pensée. Mais pour moi, ce sont davantage des livres rhétoriques c’est-à-dire des livres faits pour ramener le travail de déplacement sur le terrain reconnu comme celui de la théorie. Il y a comme une inversion, les livres censés être plus poétiques, descriptifs, sont pour moi les véritables livres théoriques, alors que d’autres textes qui adoptent le mode démonstratif le font parce qu’ils répondent à des demandes spécifiques (par exemple une intervention à un colloque sur la question « Qu’est-ce que le politique ? ») et aussi parce qu’ils ont été prononcés originellement en anglais et se soumettent à ce modèle à la fois en raison du contexte et de ma moindre capacité à jouer avec les registres de discours hétérogènes dans une langue étrangère.
D’une certaine façon, je souffre toujours d’adopter ce qui semble être pour les gens le mode normal de la pensée et qui est pour moi un mode de communication des résultats de la pensée, un mode de confrontation avec un certain nombre de positions instituées. Le travail de la pensée est peut-être moins de démontrer que de faire bouger les repères à partir desquels des démonstrations s’opèrent. Au cœur de La Mésentente, il y a la question de la différence qui s’insinue entre entendre et entendre, comprendre et comprendre. Et pour cela ce livre démonstratif a dû se construire autour d’un certain nombre de scènes de parole, que ces scènes de parole soient l’apologue de l’Aventin, le manifeste des ouvriers tailleurs ou, sur un mode plus indirect, l’argumentation du négationniste Rassinier dont j’essaie de montrer que le caractère scandaleux tient à ce qu’elle retourne contre la réalité historique une logique du soupçon largement partagée par les historiens scrupuleux et les politiques réalistes. Un entrelacement se fait à ce moment-là entre des scènes de parole hétérogènes. Et c’est cet entrelacement qui permet de définir une intrigue théorique. Ainsi, dans la dernière partie de La Mésentente, un tressage s’opère entre des choses qui en principe ne se rencontrent pas : le discours du consensus, l’argumentation négationniste, l’histoire des mentalités, la scène de l’humanitaire.
Par ailleurs, à côté de ces stratégies d’écriture, il y a des moments où on peut faire quelque chose comme des bilans. Pendant deux ou trois années, j’ai fait des thèses, ça m’aurait été impossible avant et ça me serait à nouveau impossible. Comme les onze thèses sur la politique qui sont devenues dix. C’est quelque chose que j’ai pu faire à un moment donné, en même temps ces thèses sont quand même construites autour d’une série de scènes. Mais la possibilité de transformer la pensée par scènes en pensée par thèses est une possibilité qui me vient de manière ponctuelle, et ce n’est pas le plus important dans la pensée pour moi.
Cette démarche d’écriture s’inscrit au fond dans une lignée de penseurs qui ont proposé une critique du commentaire en général, comme Blanchot, Foucault, ou Deleuze, différemment les uns des autres. Ceux-là ont refusé le redoublement d’une parole préexistante par le commentaire. Nous pourrions prolonger la réflexion sur la langue et l’épistémologie philosophiques à partir d’une question qui s’enchaîne à notre discussion sur le style, le récit, la narration. Peut-on parler dans votre travail d’entités comme des « concepts » ? On a finalement le sentiment que c’est accessoire dans vos opérations de pensée. Nous utilisons ce que nous croyons être certains de vos concepts depuis le début de cet entretien, des termes récurrents qu’il est possible d’attribuer à votre travail, qui le sont en tout cas par les commentateurs et qu’on accepte dans la discussion comme des nœuds de votre œuvre. C’est le cas de « scène », de « parole », de « mésentente »... On pourrait facilement en établir une liste si bien que la question se pose : quel est le statut de ces mots ?
Je ne sais pas très bien au fond ce qu’on entend par concept. Le mot peut vouloir dire plusieurs choses. Prenons d’abord un cas simple. Dans La Mésentente, « archipolitique », « parapolitique » et « métapolitique » peuvent être dits des concepts au sens où cela définit, à partir d’un nombre de traits distinctifs, trois types d’opérations philosophiques sur la politique qui peuvent servir à classer la multiplicité des formes de ce qu’on appelle philosophie politique et à les ramener à quelques modèles fondamentaux. « Mésentente » présente déjà un cas plus compliqué : c’est moins le concept de « la politique » que le concept du type de rationalité auquel appartient la politique plus précisément du type de négativité qui y est en jeu. C’est une notion qui entretient en même temps un rapport très particulier à la langue. Elle formule de la façon la plus précise pour moi le nœud polémique entre les différents sens d’« entendre » (percevoir, comprendre, s’accorder) qui résume la dimension sensible et conflictuelle de la communauté politique telle qu’elle était déjà formulée dans la Politique d’Aristote. Mais cette formule est intraduisible dans la plupart des langues. Et, pour communiquer en anglais, j’ai dû la remplacer par un mot latin qui n’appartient pas pour autant à la langue latine dissensus : un mot qui perd le pouvoir de compréhension propre aux mots des langues réelles au profit de la possibilité d’une définition fonctionnelle.
« Scène » peut être dit un concept puisque cela désigne une opération essentielle dans mon travail, et une opération qu’on peut raccorder à une notion centrale pour définir l’objet de mon travail, celui de « partage du sensible ». Mais qu’entendon là exactement par concept ? On peut dire que « partage du sensible » est une notion opératoire puisqu’elle permet d’analyser ce qui constitue une situation ou une action comme politique ou encore ce qui fait la portée d’un texte littéraire. On peut dire que La Nuit des prolétaires est une illustration de ce concept. Mais je n’avais pas la moindre idée de ce concept quand je l’ai écrit. J’ai construit le type d’intrigue discursive que mon objet me semblait commander et c’est quinze ou vingt ans après que j’ai formalisé par ce terme le terrain sur lequel je m’appliquais à ramener la narration historique, l’argumentation philosophique ou l’opération littéraire. On peut donc dire aussi bien que c’est simplement un nom qui résume la façon dont j’aborde et interprète des situations, des textes, des notions. C’est une notion qui dit ce que je fais, quel type d’univers construit ce que je fais, quel type de rationalité cela engage. Le « concept» désigne alors un opérateur de déplacement, l’ouverture d’un champ de pensée. En ce sens, j’aime mieux penser en termes de processus de conceptualisation, d’intrigue théorique ou de constitution d’un paysage conceptuel. C’est aussi pourquoi j’ai dit que les concepts n’étaient pas ces « outils » dont parle l’entretien Deleuze-Foucault déjà évoqué ici, mais plutôt des repères ou encore des tracés qui en même temps relient des points séparés et constituent un territoire. Ce que l’on pourrait appeler mes concepts, et c’est certainement vrai pour beaucoup d’autres, sont des modalités d’une même opération fondamentale. Je ne pense pas que les concepts soient comme des notions qui s’articulent les unes aux autres pour constituer un système, ce sont des noms qui désignent un mode d’approche, une méthode, qui dessinent un terrain de la pensée, qui proposent des orientations sur ce terrain. Des notions comme « partage du sensible » sont des notions qui proposent des modes d’intelligibilité du monde et qui, en même temps, ne font que décrire ce que je fais. Voilà ce que ça peut être pour moi un concept.
En abordant le style ou la langue philosophiques, nous traitons aussi du métier de philosophe. Nous voulions y revenir parce que cette question du métier, de la compétence, traverse une bonne partie de votre œuvre. Dans son départ néanmoins, si l’on considère que La Nuit des prolétaires est un départ important, le statut du métier paraît ambivalent. D’un côté, on n’est jamais seulement son métier, c’est-à-dire qu’on est toujours plus que son métier. D’un autre côté, la qualification en métiers est conservée de manière assez insistante dans cet ouvrage car elle est opératoire pour la période étudiée. Cela correspond à la langue du temps et il se dit aussi, à travers le métier de cordonnier ou de tailleur, quelque chose du style des personnalités. Pensez-vous qu’il existe aussi un métier philosophique ? Qu’est-ce que cela distingue ou délimite comme type de pratique ?
La notion de métier est ambiguë. Il y a une profession inscrite dans l’institution, j’ai exercé ce métier ou cette profession dont malgré tout personne ne sait très bien en quoi elle consiste et à quoi elle sert. Ce qui veut dire aussi que j’ai profité du fait que, dans la confusion d’une certaine époque, on pouvait utiliser au maximum le fait que plus personne ne savait vraiment en quoi ça consistait. Cela veut dire aussi que mon travail de chercheur est un travail qui a été largement disjoint de mon métier d’enseignant de philosophie, je n’ai pratiquement rien enseigné de ce qui est dans La Nuit des prolétaires ou dans Le Maître ignorant. Il y a un processus de recherche qui a abouti à mes textes, aux notions que j’ai formées et qui a pu informer de près ou de loin la manière dont j’ai pu exercer une fonction de professeur de philosophie, dont j’ai essayé de faire lire Platon, Aristote ou Hegel à des élèves. J’ai fait lire les textes que tous les autres font lire avec éventuellement des préoccupations à moi, en passant mon temps à relire ces textes, à les réapprendre et puis, par ailleurs, j’ai pour partie informé les étudiants des recherches que j’étais en train de faire. Mais je n’ai jamais enseigné à mes étudiants une philosophie qui aurait été ma philosophie.
Mon travail philosophique se situe largement du côté de quelque chose d’inenseignable, une façon de circuler entre les textes de la philosophie, l’archive ouvrière, les textes littéraires et d’en tirer des conséquences. Cela suppose un processus solitaire où on se donne son temps à soi-même, et où on soit tout à fait indépendant d’effets produits ou d’effets à produire. C’est donc d’une certaine façon, une démarche d’amateur qui s’adresse aussi à des amateurs, par exemple à des lecteurs de livres plutôt qu’à des étudiants engagés dans ce qu’on appelle une formation. La fabrique dont vous parlez ne définit pas un métier mais une pratique qui remet en question non seulement les attributions des métiers mais aussi le rapport entre l’homme de métier et l’amateur.
LA PHILOSOPHIE EN EFFETS
Approfondissons la question des effets du discours philosophique. Vous avez réfuté l’identification du concept à l’outil, l’idée d’inspiration foucaldienne et deleuzienne de la philosophie comme « boîte à outils ». Le concept ou le discours philosophique, dites-vous, ne servent pas à agir. Au mieux, ils offrent « un relevé de terrain », « des lignes entre tel ou tel point », un « territoire »
décrire, c’est-à-dire tracer, dessiner (encore la cartographie). Si l’image de la boîte à outils vous embarrasse, n’est-ce pas parce qu’elle implique une anticipation des effets du concept dans le réel, alors même que comme pour une œuvre ou un discours, on ne peut rien prévoir, selon vous, de ses usages possibles ? Toutefois, l’idée d’un effet paraît toujours sous-tendue dans une construction conceptuelle, même lorsque le choix est pris de ne pas nommer cet effet.
Il y a deux choses dans la question des effets. Il y a l’effet immanent au travail lui-même, tel qu’il se réalise dans ses formes propres. Et il y a l’effet que l’on anticipe de la part de celui qui est le destinataire du travail. Cette anticipation-là suppose elle-même une certaine idée de la capacité de ce destinataire. Et c’est là qu’on trouve cette tradition contre laquelle je n’ai cessé de me battre : la tradition d’un certain type de lien entre la pensée, la politique, l’idée du travail de la pensée comme démystification. C’est ce schème qui pense que les gens sont dans l’ignorance, qu’il faut les sortir de leur ignorance et leur révéler ce qu’ils ne voient pas, toute une logique où l’action dépendrait d’une prise de conscience qu’on donnerait aux gens à propos de choses qu’ils ne verraient pas.
Par rapport à cela, je me suis appliqué à deux choses. La première, c’était de me concentrer sur mon travail sans m’inquiéter de ce qu’en ferait le lecteur et surtout sans le présupposer incapable. La seconde, qui lui est liée d’une certaine façon, c’était de faire un pas plus en arrière, de m’interroger plus précisément sur ces schémas eux-mêmes, sur tous les grands schémas explicateurs, ceux qui expliquent pourquoi les gens sont victimes de l’illusion ou en quoi consiste la modernité. Avant de dire si les gens sont dans l’illusion ou pas il faut savoir ce que vous entendez par illusion, quel type de rapport vous construisez en parlant d’illusion, avant de savoir si vraiment Mallarmé, Schönberg, Mondrian ou Malevitch portent la révolution dans le monde de l’art, qu’est-ce que la révolution dans le monde de l’art ? Qu’est-ce que c’est que représentatif, non représentatif, figuratif, non figuratif, qu’est-ce que c’est que l’abstraction ?
Ce que j’ai essayé de faire, c’est un peu l’archéologie ou la généalogie de ces systèmes explicatifs eux-mêmes, derrière toutes les théories sur la prise de conscience, la conscience de classe, l’idéologie, sa démystification. J’ai essayé de penser quelle était la mise en scène, le type de distribution du sensible qui était derrière la construction de toutes ces théories de la mystification et de la démystification. Ou bien j’ai essayé de voir quelle était la mutation des régimes d’interprétation de l’expérience, tous ces discours sur la révolution artistique, le passage de la représentation à la non-représentation ou à l’irreprésentable. De proche en proche, j’ai été amené à reconstruire tout un paysage de ce qu’on appelle la modernité qui correspond très peu au paysage admis, et qui y correspond d’autant moins que le paysage admis est largement un paysage reconstitué et rétrospectif. Les grands modes d’intelligibilité de l’art et de la politique aujourd’hui sont des produits du ressentiment. D’un côté, les raisons pour lesquelles il y aura la révolution sont devenues les raisons pour lesquelles il est impossible de croire à la révolution, d’un autre côté, les discours sur la modernité et, par conséquent, les discours sur la postmodernité sont des discours de gens qui ont voulu tirer un trait sur ce qu’a été le rêve ou le projet d’un art qui soit en phase avec la modernité. J’ai été amené à réagir à la politique de ces discours avant d’en vérifier par le travail généalogique la fausseté.
En même temps, dénoncer les autres n’est pas ce qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à une certaine intelligibilité de ce qui se dit sous le nom d’émancipation, sous le nom d’esthétique, de littérature. C’est nécessairement polémiq ue mais, au fond, ce n’est pas l’aspect polémique qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, lorsque je travaille sur la manière dont Vertov fait un film, comme sur l’émancipation ouvrière, c’est d’essayer d’entrer dans la teneur d’une expérience, dans la manière dont un certain type de perception se conceptualise, produit des effets pour lui-même. D’une certaine façon, le travail que j’ai essayé de faire porte sur la constitution d’un certain nombre de formes, d’objets et de régimes de pensée. Il y a aussi le fait que ça peut servir à d’autres personnes pour repenser leur travail, ce que les gens font très peu quand il s’agit de la politique, et ce qu’ils font plus volontiers quand il s’agit de littérature, de l’art ou de l’esthétique. Ce n’est peut-être pas la peine de rentrer dans ces raisons ici. Le point essentiel, pour en revenir à la question initiale, c’est de séparer deux choses : l’effet de déplacement tel qu’il est effectivement produit dans les livres que j’écris, tel donc que je peux le contrôler, et la manière dont d’autres pourront le percevoir et en tirer telle ou telle leçon ou incitation.
LE RESTE VOUS APPARTIENT
Continuons sur cette voie. Aux bords du politique s’achève sur des thèses, comme celles qu’ont énoncées en leur temps Marx ou Benjamin. Si l’on remonte plus loin dans l’histoire de la philosophie, il y a Spinoza, à la fin de l’Éthique IV, la partie sur la servitude humaine, qui insère un appendice avec des chapitres qui ne sont pas des thèses mais qui servent de moyens de mémorisation de tout ce qui a été posé au préalable en vue d’un usage, d’une application à venir. À partir de ces exemples, on se demande quel est le statut des quelques thèses de votre philosophie. Doivent-elles elles aussi être mémorisées ou appliquées ? Nous voudrions aussi confronter cette idée de thèse au terme de « principe » qui revient dans vos textes, notamment autour du « principe d’égalité ».
Partons des thèses. Il m’est arrivé une ou deux fois dans ma vie d’appeler des textes « thèses ». Il y a ces thèses sur la politique. Un peu vers la même époque, j’avais publié, sous la forme d’un article humoristique, des règles pour le développement du racisme en France 1.
1. « Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France », in Le Monde, 21 mars 1997.
http://1libertaire.free.fr/JRanciere36.html
Un peu plus tard mais ça n’a jamais été publié j’ai rédigé pour une conférence huit thèses sur la modernité artistique. Quelle est la fonction des thèses ? Il y a d’abord quelque chose comme un emballement personnel je crois, je n’en sais rien qui fait qu’à un moment, un certain nombre de choses autour desquelles vous tourniez pour les formuler vous arrivent, vous tombent un peu dessus sous la forme d’un ensemble d’énoncés possibles. Mais ce n’est ni un aide-mémoire ni une formulation académique distanciée des résultats d’un travail. Les thèses résument des choses tirées de ce qu’on a pu écrire pendant toute une période de recherche, mais elles appartiennent aussi à une démarche polémique spécifique, elles sont aussi comme des pavés dans la mare. Ces thèses sur la politique ont été élaborées pour une conférence en Italie, mais elles sont aussi dans le prolongement des évènements de 1995 : les grèves de l’automne et la grande apothéose de tout le mouvement intellectuel du « retour de la politique » aboutissant au soutien le plus plat à l’offensive gouvernementale contre les retraites. Par l’intermédiaire de la CFDT et des intellectuels de gauche, la pensée arendtienne de la pureté politique devenait la pensée gouvernementale. Donc mes thèses étaient aussi une manière de marquer une fin de parcours, de dire : toutes vos histoires sur le retour de la politique, la pureté de la politique, la politique contre le social, la béatification du couple Arendt/Léo Strauss, voilà finalement ce que ça veut dire. C’était une manière de dire quelque chose comme « il faut en finir avec tout ça ». En un sens, ce n’est pas du tout ma manière car ma manière a au contraire toujours été une manière enveloppée. Mais aussi, sur la politique, ma stratégie a toujours été de dire : « Voilà ce que j’ai à dire sur la politique, et point final. Sur la politique, voilà ce qu’il y a à dire et il n’y a rien de plus à en dire.» Sauf que les gens demandent toujours que vous reveniez sur le point final…
Les thèses ne sont pas des énoncés de principe, en l’occurrence elles résument polémiquement ce qu’on peut considérer comme des principes d’intelligibilité de la politique : ce qui ne veut pas dire des principes de la politique, au sens où l’axiome égalitaire est un principe de la politique. Les thèses sur la politique ne sont pas un développement de l’axiome égalitaire, je ne sais même pas si le mot « égalité » y figure. Les thèses sur la politique sont une espèce de traversée de l’intelligibilité de la politique, une traversée polémique pour couper les notions supposées basiques en deux à partir des énoncés mêmes de la philosophie politique. Elles ont été écrites sous le coup de la lecture de ce petit texte posthume de Hannah Arendt qu’on venait de traduire, Qu’est-ce que la politique ? Elles sont en quelque sorte un commentaire de lecture et non le produit d’une volonté d’expliquer ce qu’est la politique depuis son principe jusqu’à ses conséquences. Au fond, il ne s’agit pas d’un exposé allant des principes aux conséquences mais d’une opération tranchante qui va essayer de traverser le champ à toute vitesse pour en reconfigurer totalement l’intelligibilité. Dans la pratique des thèses il y a une fonction d’accélération. À un moment donné, il y a le sentiment qu’on peut tout retraverser depuis ce petit passage de Homère où apparaît le mot « démos » jusqu’aux discours contemporains sur la fin ou le retour de la politique pour dire : « Voilà comment toute l’intelligibilité de la politique peut se penser à partir d’une division radicale de ce que sont supposés être les principes de la politique.»
À travers cette élucidation sur les formes d’énonciation de votre philosophie, on se demandait aussi en quoi certains de vos énoncés, de vos principes, certaines de vos thèses peu importe le terme ici pouvaient être prolongés par vous ou par d’autres en maximes pratiques. Les thèses sur la politique ne ressemblent certes pas à des maximes pratiques. Mais il nous semblait que la question de la construction d’un ensemble de maximes pratiques était d’une part une entreprise philosophique légitime et d’autre part une question ouverte dans votre œuvre. C’est quelque chose vis-à-vis de quoi vous résistez et en même temps que vous pourriez appeler de vos vœux.
La question des maximes pratiques est compliquée. Une maxime n’est pas exactement un énoncé destiné à une forme d’application. Mon travail repose sur des maximes personnelles qui peuvent prendre la forme d’un énoncé thétique, mais on peut généraliser à leur propos ce que je dis à propos de la politique, que le fond du problème, c’est l’opposition entre deux mondes. Tout ce que j’ai pu produire de théorique a toujours été aussi orienté par l’idée d’un écart entre un corps de pensée et l’idée qu’il y aurait des pratiques, des formes d’application qui se déduiraient de cette pensée. En un sens, je pourrais reprendre à mon compte la maxime que j’avais prêtée à Mizoguchi à la fin du texte qui a servi de préface aux Écarts du cinéma1. Le film de Mizoguchi qui a parlé de l’injustice, de l’esclavage, de la libération, du collectif et de l’individuel semble dire au spectateur : « Voilà ce que je peux avec les apparences dont je dispose, le reste vous appartient. » Je crois que « le reste vous appartient » est une maxime essentielle de mon travail. Précisément, de la description d’un monde ne se tire aucune conséquence sur ce qu’il faut faire mais simplement la question de ce qu’on préfère faire sur la base de cette description.
1. « Le même cinéma qui dit au nom des révoltés “Demain nous appartient” marque aussi qu’il ne peut pas offrir d’autres lendemains que les siens. C’est ce que Mizoguchi nous montre », in L’Intendant Sansho (1954). Dans Les Écarts du cinéma, Paris, La Fabrique, 2011, p. 21.
Une maxime est quelque chose qui est destiné à définir une attitude. Le sens global de ce que j’ai fait est qu’il n’y a pas de nécessité et de connaissance de la nécessité qui fonde l’action. Ce qui est donné comme la loi du monde est une loi qui résulte d’un certain nombre de rapports, de formes de domination, de choix. La double maxime serait : premièrement, « l’état des choses n’est pas nécessaire », on peut remplacer la description du monde en termes de nécessité par une description en termes de possibles ; deuxièmement, cette description ne dit pas ce qu’il faut faire mais elle vous dit seulement : à partir de là, c’est à vous de savoir ce que vous voulez. Derrière cette re-disposition du rapport entre connaissance et action, il y a, bien sûr, la maxime qui soutient la recherche elle-même, la maxime égalitaire qui fonctionne au fond à la manière des maximes kantiennes, comme forme d’universalisation des conditions mêmes d’une pratique. Qu’est-ce que je fais en tant que chercheur ? Je parie sur l’égalité, ce qui veut dire beaucoup de choses à la fois. Je parie que je ne suis pas à la recherche de l’inconnaissable, que je ne suis pas face à l’inconnaissable, l’incompréhensible, le sublime, etc. Quand je vais parler d’art, de politique, d’émancipation, de littérature, je me mets en face de configurations dont on peut étudier les formes d’articulation, ça demande du travail, ça suppose d’aller tous les jours au travail, on en a déjà parlé.
Je me suis imposé comme règle pratique de tous les jours travailler, aller à la bibliothèque, apprendre quelque chose, écrire, etc. C’est pour moi une maxime égalitaire. Pour dire les choses de façon un peu caricaturale, la maxime inégalitaire dit que c’est un peu fatigant de sortir, que le mieux est de rester chez moi, de regarder les journaux, de regarder la télé, pour voir à quel point les gens sont bêtes, de se dire : qu’est-ce que je suis intelligent puisque les autres sont bêtes. Le choix de la maxime c’est cela aussi : est-ce qu’on est intelligent parce que les autres sont bêtes, ou est-ce qu’on est intelligent parce qu’ils sont intelligents ? C’est une maxime de type kantien : est-ce que je parie que la capacité de pensée que je m’accorde est la capacité de pensée de tous, ou est-ce que ma pensée doit se distinguer du fait que tous les autres sont crétins ? C’est pour cela aussi que j’ai donné beaucoup d’importance à la question de la fatigue, c’est-à-dire essentiellement de la paresse. On va tous les jours au travail comme tout le monde parce qu’on pense que la pensée appartient à tout le monde, parce qu’on pense que le monde n’est pas un grand inconnaissable, qu’il y a tout un pan du monde où on vit qu’on peut connaître, qu’il est possible de comprendre un peu comment ça s’est formé si on s’en donne la peine. Tout cet ensemble va s’opposer à l’attitude de l’intellectuel qui sait pourquoi les autres sont crétins, ce qui est en gros la définition normale de l’intellectuel.
Il y a une maxime qui est un choix initial et qui produit un type d’analyse qui dit finalement: « voilà ce qu’on peut dire sur la façon dont fonctionne ce que nous appelons politique, art, littérature, etc.». À partir de là, la question est de savoir quel type de maxime le lecteur veut appliquer. Ceci veut dire pour la politique: s’il n’y a pas la révolution mondiale ce n’est pas parce que le moment n’est pas mûr, mais c’est parce que la question se pose de savoir ce que veulent ceux qui veulent que ça change, ce que veulent ceux qui veulent en finir avec l’injustice. C’est la question des mondes qu’on voit possibles, de la capacité qu’on se donne de transformer le monde d’une manière qui soit conforme à ce qu’on considère comme souhaitable. Fondamentalement, il y a au départ une maxime égalitaire qui a un certain nombre de conséquences qui se retrouvent à l’arrivée y compris sous la forme frustrante qui fait que, quand les gens vous demandent ce qu’il faut faire, on leur répond que c’est à eux de savoir ce qu’ils veulent faire.
LE RIRE D’UNE PENSÉE
La mise au jour de la dimension polémique des situations peut aussi être regardée depuis votre maniement de l’humour. On pourrait rattacher ce rire à une conception philosophique comme celle qui parle de l’humour dans la pensée comme lié à sa dimension polémique. Est-ce quelque chose à quoi vous tenez ?
Oui, c’est évidemment une dimension présente et homogène à d’autres choses que j’ai dites tout à l’heure sur le fait d’effacer l’écart entre les niveaux de discours. Si mon texte est polémique, j’essaie d’intégrer la position contre laquelle je polémique sans être dans la forme de la dénonciation et, en même temps, il faut bien marquer la différence. La question de l’humour est la question de la différence minimum qui crée une dénivellation et qui fait sens. En principe, il y a de l’humour lorsqu’on décrit une chose non naturelle comme si elle était naturelle. On voit bien que ces questions de naturel et de non-naturel ont une longue histoire, on pense à Brecht. Il s’agit toujours de faire ressentir que quelque chose cloche, sans dire : voilà ce qui est bien, voilà ce qui est mal, voilà ce qui est vrai, voilà ce qui est faux. On retrouve la question des effets. L’humour attend un auditeur, un lecteur, un spectateur dont l’adhésion suppose qu’on ne lui mâche pas le travail. J’essaie de construire un discours qui soit fait de dénivellations minimales parce que, au-delà, toute dénivellation est un effet de maîtrise et désigne ce qui est le vrai discours contre le faux discours, l’illusion, le discours trompeur. C’est aussi une manière de défaire la position du savant. J’ai pu être marqué dans ma jeunesse par Sartre et sa critique de l’esprit de sérieux ; malheureusement le style de Sartre n’échappe pas beaucoup à l’esprit de sérieux. Je pense qu’il y a quelque chose qui fait partie du caractère un peu probabiliste du discours qu’on tient. Il s’agit de produire un discours qui n’est pas insoucieux à l’idée d’une vérité et qui en même temps ne dit pas la vérité. Je pense qu’il y a tout un système des dénivellations minimum, de la distance pas trop grande par rapport à ce qu’on dit, ça fait partie du plaisir qu’on peut avoir à écrire, parce qu’il faut qu’écrire produise un minimum de plaisir. Ce n’est pas toujours le cas quand on répond à la commande. Ce qui rend le fait de parler d’un texte intéressant, c’est la possibilité d’y trouver un écart interne. À partir de là, il y a encore la question de savoir comment on traite l’écart interne. On tombe dessus comme une bête, on dit « voilà ce qu’il y a derrière », « voilà pourquoi c’est contradictoire ou ridicule ». Ou bien on adopte une stratégie de la suggestion qui n’est pas la même chose que le soupçon. On rentre dans une problématique de la poétique mallarméenne : suggérer au lieu de nommer, suggérer au lieu de dénoncer, appeler à un travail du lecteur ou de l’auditeur d’une certaine façon. Faire rire. Mais il y a rire et rire. Il y a le ricanement du ressentiment. Et il y a le rire de ceux qui ont pu traverser une certaine expérience historique et apprendre à mesurer ce que les mots veulent dire, mais sans ressentiment.
Troisième partie
Seuils
DÉMYSTIFICATION OU DÉCONSTRUCTION
Votre démarche peut être interprétée comme ayant pour point de départ dans les années 1970 une « critique de la critique », des formes de dévoilement ou de démystification qui offrent au théoricien une position de surplomb et lui garantissent un pouvoir sur son objet comme sur son lecteur. Plusieurs de vos commentateurs voudraient pourtant vous classer du côté de ce que les Anglo-Américains ou les Allemands appellent les théories critiques. Et il est vrai que vous vous livrez régulièrement dans votre travail à une mise à plat virulente des positions de certains philosophes ou intellectuels, à un démontage des faux problèmes, lorsqu’il est question de démocratie par exemple ou de nombreuses autres questions 1.
1. La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
En quoi ce démontage diffère-t-il d’une forme, sophistiquée ou euphémisée, de démystification ? Car vous révélez vous aussi quelque chose qui n’est pas forcément visible ou perceptible avant de vous avoir lu. Une formule de ce qu’il convient de défaire revient chez vous assez fréquemment dans ce contexte : le « consensus », les « platitudes du consensus ». Et bien que cette opération ne soit pas identique à la « révélation » pratiquée historiquement par le marxisme que vous critiquez dans Le Philosophe et ses pauvres, en quoi cela ne vous placerait-il pas à votre tour dans une position de surplomb vis-à-vis de votre lecteur ?
On va essayer de partir du rôle de la notion de consensus. Que veut dire la notion de consensus ? Cela désigne une organisation stable du rapport entre sens et sens, entre ce qui est donné et ce qui est pensable, une espèce d’organisation du possible. La question n’est pas de montrer ce que ça cache, mais de disjoindre les éléments de cette organisation. Si on prend Les Chroniques des temps consensuels, il s’agit à diverses reprises d’essayer de localiser un certain nombre de points où nous pouvons dire que le consensus s’exprime, et des points où il rencontre sa contradiction, son impossible, sa dérision, ou bien la lutte ouverte. Si nous prenons le premier texte qui ouvre Les Chroniques des temps consensuels, qui portait sur les grèves de 1995 (« La tête et le ventre »), pour moi cela prend un peu à contre-pied la logique de la démystification qui dit « vous imaginez que c’est cela qui se passe, mais en réalité c’est cela qui se passe en dessous ». Cette critique dit aux gens qu’ils sont des imbéciles parce qu’ils croient qu’il se passe quelque chose sans savoir qu’il ne se passe rien ou que ça se passe ailleurs. C’est encore ainsi que fonctionnent les trucs à la Baudrillard : vous croyez qu’il y a eu une guerre et moi je peux vous dire qu’il n’y a pas eu de guerre. C’est toujours la logique de quelqu’un qui a traduit Le Capital, qui, a été un savant marxiste, qui, à un certain moment, fait fonctionner à vide un mécanisme de découverte du dessous réel des choses, même si ce dessous n’a plus de consistance. Or qu’est-ce que j’essaye de faire dans le texte sur les grèves de 1995 ? Précisément de mettre en scène l’ordre du consensus comme l’ordre où il y a une intelligence qui sait et des gens qui ne savent pas. C’est comme ça que Juppé construisait la scène : vous êtes gentils, vous êtes braves, vous travaillez, vous avez un tas de problèmes, vous vous inquiétez pour l’avenir et vous sortez dans la rue, mais je vais vous expliquer pourquoi on ne peut pas faire autrement que ce qu’on fait.
Le consensus est vraiment l’articulation de deux choses : la mise en scène qui montre qu’il existe une nécessité, que les choses sont comme ça ; et, deuxièmement, l’idée qu’il y a des gens capables de comprendre pourquoi les choses sont comme ça, et d’autres qui ne sont pas capables de le comprendre. Qu’est-ce que je fais par rapport à ça ? J’interviens par rapport à la scène, où un type dit qu’il va expliquer, et je mets en valeur ce qui la perturbe, le fait que les gens répondent que ce n’est pas la peine d’expliquer car ils ont parfaitement compris, mais évidemment ce n’est pas la même chose qu’ils ont compris. J’interviens à partir du point où une instance a déjà opéré la critique du consensus et a montré que ce qui est en jeu n’est pas de comprendre ou de ne pas comprendre, mais deux mondes sensibles qui s’affrontent. À ce moment-là il y a comme une espèce de démontage de la scène officielle construite par ceux qui pensent qu’ils savent. J’oppose à ceux qui savent le dessous des choses, la vérité des choses, une scène où il n’y a pas de vérité des choses mais deux mondes qui s’affrontent et qu’on peut déjà repérer dans l’affrontement lui-même. Ce n’est qu’une première forme de réponse, mais à ce moment-là la critique est beaucoup plus une déconstruction de la maîtrise, alors que la démystification habituelle est une logique de la maîtrise.
Si on prend tous les textes que j’ai écrits autour du racisme, il s’agit de faire voir autrement ce qui est en jeu là-dedans. Je ne tiens pas un discours marxiste qui dit que le racisme est un symptôme superficiel et couvre quelque chose de plus profond. Je prends la chose autrement. Il existe une explication officielle consensuelle du racisme : ce sont des pauvres petits Blancs dépassés par le progrès qui en veulent aux immigrés. Je dis simplement qu’il faut regarder un peu les législations, les lois, les décrets, les mesures gouvernementales. On va voir que se définit à travers cela une figure administrative clean du racisme qui rend dérisoire ce discours que répètent indéfiniment des gens qui pensent être de gauche, d’extrême gauche, radicaux, etc., sur le racisme comme une espèce de fureur populaire. J’essaye de déconstruire l’alliance Hortefeux/Marx/Gustave Le Bon qui unit la pensée « de gauche » au racisme d’État. On pense encore les mesures prises par nos gouvernements comme une concession à des sentiments populaires racistes conçus d’après la psychologie des foules, mais le racisme n’est pas une affaire de psychologie des foules. On peut le constater très simplement. Il ne s’agit pas de démystifier.
Bien sûr, on peut dire qu’il y a une vérité installée, officielle et que ce n’est pas ça. Dès qu’on dit que ce n’est pas ça, on pratique effectivement une espèce de déconstruction critique, mais cette déconstruction essaye toujours de rendre le monde censé être univoque, d’être un monde de la nécessité, à l’équivocité, à l’affrontement, au choix. On le renvoie du même coup à des formes d’intelligence qui ne sont plus des formes de manifestation d’intelligence de ceux qui savent, qui voient en dessous ou voient plus loin que les autres. Ce qui veut aussi dire que je ne me fais pas beaucoup d’illusion sur la portée de ce type de critique, d’opération. J’essaye de déstabiliser une opinion intellectuelle dominante qui croit être de gauche alors qu’elle est entièrement réactionnaire. Cela ne produit que des effets limités. Encore une fois, il faut bien voir que je ne suis pas quelqu’un qui intervient sur la scène publique de manière spontanée, délibérée.
Quand vous parlez des grèves de 1995 ou bien dans un texte comme « Le Philosophe dans la salle de bains », vous montrez malgré tout quelque chose qui n’était pas visible, vous dévoilez 1.
1. Pour un exemple de cette démarche: «[Cette “philosophie dans la vie”] s’inscrit sans problème dans la multitude des recommandations que nous font, en cent revues et émissions spécialisées, les médecins, psychologues, hygiénistes, nutritionnistes et autres pour nous apprendre à prendre bien soin de notre moi et à vivre harmonieusement la vie au quotidien. Mais la question rebondit alors: y a-t-il vraiment besoin de philosophie si celle-ci ne nous dit rien d’autre que le refrain médiatique du souci de soi au quotidien ? »,« La philosophie dans la salle de bains», in Chroniques des temps consensuels, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle», p. 124.
Comment appeler ce type d’opérations si ce n’est pas de la démystification ?
Je pense qu’on peut le penser en termes de dissensus, à savoir qu’une organisation du visible se trouve perturbée, ou une organisation du rapport entre le perceptible et le pensable, le perceptible et le dicible. Il s’agit de produire un déplacement dans la visibilité et en même temps, malgré tout, un déplacement que n’importe qui peut voir, enfin un déplacement qui ne suppose aucune position particulière. Je n’ai aucune raison particulière d’avoir des lumières spécifiques sur la question de l’immigration, sur la question des Rom, des luttes sociales. J’ai peut-être un regard particulier pour voir ce qui grippe dans une machine explicative, et pour éventuellement arriver à défaire les éléments d’un puzzle et les reconstruire autrement. C’est peut-être le travail d’une opération poétique dans son écart par rapport à une opération savante. Il s’agit de dénouer le rapport entre une opération poétique rendre visible qui n’était pas visible et une opération savante qui prétend révéler l’invisible que cachait le visible. Analyser les choses en termes de partage du sensible, c’est dire qu’il n’y a pas le sensible et l’intelligible, mais toujours une articulation du sensible et de son sens, qu’on peut transformer en disjoignant et en recomposant, donc sans changer de niveau.
CONSENSUS ET BÊTISE
Ce démontage dont vous parlez est aussi une intervention parfois violente, on sent que vous êtes agacé par certaines manifestations de ce qu’on peut appeler une forme de « bêtise » que Flaubert percevait et manifestait, dans sa correspondance peutêtre davantage que dans ses livres. Adhérez-vous à cette formule de Nietzsche souvent citée sur le « philosopher comme nuire à la bêtise » ? Quelle position adopteriez-vous au regard de cette exigence ? Le problème de la bêtise serait : comment lui nuire, sans nécessairement tomber dans une posture condescendante à l’égard de ses manifestations concrètes ; c’est là sans doute la pierre de touche de toute philosophie qui la prend pour objet. Quand Nietzsche dit cela, quand Flaubert s’emporte dans sa correspondance, ce n’est pas contre les êtres bêtes en particulier, mais contre un état de la pensée ou du pensable à une époque donnée, de ce que les gens voient ou ne voient pas. C’est presque un problème métaphysique. Est-ce que vous vous situeriez dans cette lignée de penseurs ?
Si on parle de nuire à la bêtise il faut partir du fait que la bêtise n’est pas la propriété des gens bêtes. Ce à quoi je pourrais identifier le concept de bêtise, c’est le concept du consensus, à savoir l’état réglé des rapports entre le perceptible et le pensable. En ayant bien en tête qu’il faut aussi penser la bêtise à partir de l’intelligence. La bêtise est quelque chose qui est constamment construit par des gens qui dépensent beaucoup de capacités pour arriver à dire toutes les bêtises qu’on entend tous les jours, depuis les formes basiques à la télé jusqu’aux interventions des penseurs éminents dans les colonnes « débats et idées » des journaux pour intellos. On voit bien qu’il y a tout un travail, une intelligence. C’est un thème jacotiste très fort, la bêtise est produite par un travail d’intelligence. Autant d’intelligence est dépensée, même si ce n’est pas de la même manière, pour dire des imbécillités que pour dire des choses sensées. Nuire à la bêtise, ça veut dire nuire au consensus, nuire à un travail qui trame tout ce monde du perceptible et du pensable. Cela veut dire aussi que pour moi, il n’y a pas d’identité de celui qui aurait à nuire à la bêtise, je pense que beaucoup de philosophes en titre ne lui nuisent absolument pas.
Mais il faut voir aussi que la bêtise se dédouble. Vous faisiez allusion à Flaubert. Chez Flaubert il y a deux bêtises, celle du consensus, du discours normé, du discours du conseiller de préfecture aux comices agricoles, les clichés sur l’évolution de la société, sur les classes sociales, sur les vertus du travail, du progrès, etc. C’est une bêtise instituée, constituée, et puis il y a une autre bêtise qui consiste à défaire toute cette trame de rapports entre sens et sens. Quand Flaubert dit que les chefsd’œuvre sont bêtes, il définit une autre bêtise qui est le fait d’être donné là sans rien vouloir dire. Cela peut aboutir à une décision radicale: puisque le sens est bête, on détruit tout ce qui produit du sens. Par conséquent, on va opposer une bêtise de l’art, à savoir la décision de ne pas produire de sens, d’interprétation, d’effet d’interprétation, à la bêtise au sens du consensus. Le travail que je peux me proposer se tient entre ces deux bêtises, entre la bêtise au sens du consensus, et la bêtise au sens de la désertion radicale, le choix du non-sens, de ne rien dire, de parler sans transmettre de message, sans rien interpréter, sans choisir. Je pense qu’on peut définir entre la bêtise consensuelle et la bêtise comme parole habitée par un mutisme radical, une autre opération qui essaye de réagencer le rapport du perceptible à son sens. Cela veut aussi dire qu’on a peut-être besoin de la bêtise littéraire ou artistique pour déconstruire la bêtise consensuelle. C’est en ce sens que je dis qu’il s’agit aussi d’une opération poétique. Il faut toujours avoir cet horizon de l’autre bêtise pour déconstruire la bêtise consensuelle. Encore une fois, ce sont des opérations qui sont pour moi toujours aléatoires et qui, par là, ne définissent aucune compétence spécifique. On peut simplement dire que c’est la manière dont j’ai personnellement utilisé une qualification de philosophe qui ne m’était pas nécessairement reconnue par tout le monde, au sens de défaire les agencements de sens existants.
CONJURER LA MAÎTRISE
Dans les années 1970, vous reprochiez à Althusser et aux althussériens d’avoir construit une théorie décrivant et analysant les luttes sociales et politiques telles qu’elles devraient être plutôt que telles qu’elles étaient. Depuis La Mésentente, votre conception exigeante de ce qui définit la politique par rapport à ce que vous appelez « la police » ne risque-t-elle pas de tomber sous le feu d’une critique comparable ? En définissant de manière rigoureuse et restrictive ce qui relève de la politique et ce qui lui échappe, est-ce que vous ne définissez pas une norme de politisation vis-à-vis de laquelle les luttes effectives et les participants de ces luttes (en particulier celles et ceux qui vous ont lu) ont tendance à se mesurer ? Sur son versant positif, cette remarque appelle deux autres questions. Premièrement, comment vous rapportezvous aux luttes actuelles ou aux formes de conflictualité sociale existantes ? Il y a, semble-t-il, deux options ménagées par votre pensée politique. S’agit-il de localiser des foyers plus enclins que d’autres à favoriser une avancée de ce que vous appelez la « cause de l’égalité » ? Ou bien s’agit-il d’identifier des « scènes » de basculement des partages et de redistribution des places établies ? Est-ce la même chose ? Deuxièmement, puisque vous avez été très attentif aux effets rhétoriques et politiques des pensées dont vous avez été un contemporain (pour Althusser ou Bourdieu par exemple), comment pensez-vous les effets de votre propre pensée, chez les militants, d’une part, au sein du public de l’art ou du cinéma, d’autre part ? Première question, donc : comment s’intéresser à tout ce qui échappe à votre définition relativement restrictive de la politique ? Deuxième question : comment pensez-vous les effets de votre propre pensée et de votre propre rhétorique ?
Tout d’abord, je n’ai pas exactement fait ce reproche à Althusser... Je ne lui ai pas reproché de définir une politique telle qu’elle devrait être en se désintéressant de la politique tel qu’elle était, je lui ai plutôt reproché de souscrire à la politique telle qu’elle était en se réservant une politique à lui, la lutte de classes dans la théorie. Je lui ai reproché de valider le partage entre la conduite matérielle de la lutte des classes, soumise au monopole du PCF, et la lutte de classes dans la théorie confiée aux intellectuels. Autrement dit, je lui ai reproché un certain aménagement du genre : « je vous laisse conduire le prolétariat, et vous me laissez faire la théorie », pour le dire très vite.
D’accord, mais la dichotomie entre les luttes telles qu’on les rêve et les luttes telles qu’elles sont est pourtant très courante dans l’opération critique. Elle a conduit beaucoup de révolutionnaires ou de théoriciens à déplorer que l’histoire n’était pas à la hauteur des espérances qui avaient été construites.
Encore une fois, je dirais que la hauteur des espérances est définie par des mouvements historiques. Il y a eu un certain nombre de mouvements qui ont défini des espérances de libération, d’émancipation, de pouvoir du peuple, de communisme. Pour moi la question n’est pas de repérer dans une situation politique si c’est à la hauteur ou non. La question est de savoir si on peut repérer une hétérogénéité au sein de ces situations. L’opérateur « politique/police », je n’y tiens pas essentiellement, j’ai toujours dit que l’opposition est tout le temps brouillée, qu’elle n’est jamais pure, mais cela couvre quand même un certain nombre de clivages. Est-ce que, dans une lutte donnée, il s’agit d’un réaménagement des parts, ou est-ce qu’il s’agit de l’apparition d’une instance qui excède le réaménagement des parts ? Est-ce qu’il s’agit de la recherche de tel ou tel objectif spécifique, ou est-ce qu’il s’agit d’affirmer par les gens qui en sont capables une compétence de tous ? Je pense qu’on peut définir cet écart dans toute situation.
Prenez le rapport entre les grèves de 1995 et les grèves de 2010. Dans les grèves de 1995, il y a eu la possibilité qu’un certain espace d’un conflit donné puisse s’identifier à un espace public populaire, ce qui s’est passé quand tout à coup tout le monde s’est mis à marcher, et que les gens qui allaient à pied à cause de la grève sont allés manifester avec ceux qui les obligeaient à marcher à pied. Il se joue là une réorganisation d’un espace politique à partir d’un conflit spécifique, qui prend une figure concrète. Si on compare avec la façon dont, à un moment donné, les grèves de l’automne 2010 se sont concentrées sur la question des raffineries, on voit que là, on est dans un modèle stratégique. On fait jouer une force de pression dont on dispose sur l’adversaire, mais cela revient à se séparer de formes d’action basées sur l’affirmation d’une compétence de tous ou de formes d’union entre ceux qui font la grève et ceux qu’on appelle les usagers. Il existe dans toute situation des critères de différenciation internes : qui conduit le mouvement, qu’est-ce qui est porté par le mouvement, quel type de modèle d’affrontement avec l’ennemi prédomine ? Je pense qu’il existe, internes aux luttes, des alternatives qui se posent et qui se traduisent par des résultats, dans la capacité d’élargissement, de mobilisation qu’un conflit crée.
Je ne me suis jamais occupé directement de dire que ce mouvement est bien ou non pour telle raison. En revanche, j’ai essayé de répondre à ceux qui expliquaient pourquoi ce n’était pas bien. En 1995, au moment de la grande offensive intellectuelle contre les grévistes, j’ai essayé de démonter l’argumentation de toute une certaine gauche intellectuelle qui dénonçait au nom de Marx comme d’Hannah Arendt ce mouvement rétrograde de travailleurs accrochés à leurs privilèges archaïques. Au passage, Le Monde n’a pas publié mon texte. Encore une fois, j’essaie toujours de réfléchir aux alternatives immanentes aux situations, aux mouvements.
Vous êtes attentif aux positions d’énonciation des auteurs que vous critiquez. L’histoire de la réception de vos œuvres vous permet-elle d’avoir une réflexivité sur ces questions en ce qui concerne votre travail ?
Disons d’abord, pour revenir en arrière, que je n’ai pas tellement reproché à ceux que je critiquais de ne pas se soucier des effets de leur discours. Je leur ai surtout reproché de parler au sein d’une mise en scène prédéterminée des causes et des effets. Chez Althusser, c’est une formule du genre « si on dit ça aux prolétaires, alors on va les leurrer, les désarmer » ; chez Bourdieu, c’est : « le désintéressement esthétique, c’est un truc pour illusionner les petits-bourgeois qui ignorent les déterminations qui les guident et humilier les prolétaires dont les goûts sont toujours “intéressés”». À partir de là, bien sûr, ils déterminent l’effet de leur propre discours au sein de la mise en scène des effets : si on dénonce la production de l’effet d’illusion, on se met du côté de ceux qui produisent de la lucidité. Je me situe d’emblée hors de cette mise en scène.
Mais reste l’autre problème qui est celui des effets du mode d’énonciation, par exemple la production de disciples qui vont répéter ce que vous dites. Malgré tout, mon mode d’écriture dominant est un mode d’écriture où la méthode est tellement enroulée avec la description, avec l’objet, qu’il est très difficile d’en tirer des concepts majeurs ou des grilles d’analyse qui soient facilement applicables. Il y a quelque chose qui est lié à ma propre manière de penser et d’écrire qui fait qu’il est plus difficile de se servir de ce que j’écris comme d’un corpus à réciter ou une méthode d’analyse transposable. J’ai un mode d’intervention qui est difficilement systématisable. Ce à quoi les gens peuvent plutôt se raccrocher, c’est un certain mot qui peut devenir une sorte de shibboleth comme « partage du sensible ». Il est parfaitement clair que le « partage du sensible » circule aux quatre coins du monde, enfin pas partout, au moins dans le monde des commissaires d’exposition, avec des effets relativement incontrôlables, si on isole une notion pour lui faire tout recouvrir. Je ne me suis pas spécialement occupé d’être utile ou nuisible aux commissaires d’exposition, même s’ils ont été très utiles à la diffusion de mes écrits. J’ai toujours essayé de ne pas constituer de disciples, de ne pas créer une école. Si j’avais essayé, de toute façon, ça n’aurait pas marché parce que les conditions pour que ça fonctionne bien n’étaient pas réunies. J’ai toujours essayé de m’adresser à n’importe qui, aux étudiants, aux lecteurs. Je parle à des lecteurs, je ne parle jamais à un auditoire déterminé, j’ai cessé d’avoir une parole publique le jour où je suis sorti de l’enseignement. Je n’ai pas gardé un séminaire pour assembler autour de moi un noyau de disciples ou quelque chose du même genre. Fondamentalement, je parle à des gens qui sont assis en face de moi ou qui vont me lire d’une manière qui n’est pas prescrite par le mode d’écriture, par une mise en scène des effets. J’ai cette conviction profonde que la maîtrise des effets est une illusion que je ne peux pas partager. Je pense que ce que j’ai dit produit des effets que je peux contrôler, vérifier, et puis il y a des effets incontrôlables. Je ne vais pas m’inquiéter de savoir si tel artiste qui m’envoie le DVD d’une vidéo en me disant que c’est ma pensée l’a respectée. Je dirais qu’il y a un aspect où les gens font ce qu’ils veulent de ce que vous leur offrez, c’est la première chose.
Mais j’ai tout de même un certain nombre d’objectifs, celui de déconstruire des positions, de nuire à certains consensus ; là-dessus je peux suivre certains effets qui sont relativement contrôlables. Par exemple, la pénétration de l’idée de l’égalité de l’intelligence, l’idée de l’égalité comme point de départ, tout ce qu’on pourrait appeler l’aspect jacotiste de ma pensée et ce que cela produit comme effet, c’est quelque chose que je peux à peu près vérifier. Cela a des effets aussi bien dans le domaine de la politique militante que dans le domaine du discours théorique ou de la pratique artistique. Je pense que j’ai produit les effets que je voulais au sens de dire aux gens qu’ils n’étaient pas obligés de penser comme ceci ou comme cela. Tout à l’heure, j’avais l’air de traiter les effets que j’ai produits dans le milieu artistique un peu comme une affaire de dérision, mais je pense malgré tout que j’ai aidé un tas de gens à comprendre qu’ils n’étaient pas obligés de chercher désespérément à penser ce qu’ils faisaient selon des modèles empruntés à Benjamin, à Derrida ou à d’autres. De même, je pense que dans le domaine politique, j’ai aidé des gens à voir que le signifiant « démocratie » pouvait avoir d’autres vertus, d’autres acceptions que l’acception normalement reçue dans les milieux dits radicaux, à savoir que c’est simplement le système, l’idéologie, le discours qui couvre la domination de la bourgeoisie et du capital.
Il y a un effet d’ensemble par rapport au discours critique, par rapport aux positions de maîtrise qui a lieu à la fois parce que j’essaie que ça ait lieu, et parce que mon mode d’écriture empêche que l’on puisse le transformer en une autre sorte de maîtrise. Je peux repérer cela par le type de livres que les gens lisent ou dont ils peuvent se servir. Quand les gens ne lisent que La Mésentente, c’est quelque chose d’inquiétant pour moi, parce qu’ils cherchent une théorie de la politique à appliquer. À partir du moment où ils se mettent à lire Courts voyages au pays du peuple ou La Nuit des prolétaires ce qui est en jeu est le changement de position par rapport à la recherche d’une bonne théorie de la politique, et quelque chose progresse. De ce point de vue je suis content que mon livre le plus traduit soit Le Maître ignorant, un livre apparemment invraisemblable, intempestif, à propos duquel les gens se demandaient au début en France pourquoi je l’avais écrit, quel sens ça avait. Qu’il soit traduit en japonais ou en coréen ou maintenant en cours de traduction en arabe, dans un tas d’autres langues, cela signifie malgré tout que les effets que je peux souhaiter se produisent bien.
SITUER L’INCONSCIENT
Puisqu’il est question de se refuser aux positions de maîtrise, parlons de la catégorie d’inconscient qui n’est pas absente de votre œuvre. Il y a un livre qui utilise cette catégorie dans son titre, dans une conférence que vous faites auprès de psychanalystes, mais assez vite pour dire que vous allez proposer une lecture oblique de Freud : ce qui vous intéresse, c’est la convocation du matériau artistique dans l’élaboration du freudisme 1.
1. « Les figures littéraires et artistiques choisies par [Freud] ne m’intéressent pas en tant qu’elles renverraient au roman analytique du Fondateur. Ce qui m’intéresse est de savoir ce qu’elles servent à prouver et ce qui leur permet de faire de cette preuve. Or, dans leur plus grande généralité, ces figures servent à ceci : il y a du sens dans ce qui semble n’en pas avoir, de l’énigme dans ce qui semble aller de soi, une charge de pensée dans ce qui paraît être un détail anodin », in L’Inconscient esthétique, Paris, Galilée, 2001, p. 10-11.
Cela ne suffit pas à épuiser le sujet. Ce qu’on peut appeler parfois l’hypothèse de l’inconscient vous paraît-elle intéressante ou simplement valide, vérifiée, vérifiable ? Des liens pourraient en tout cas être établis entre des parties de votre pensée et la tradition psychanalytique, en particulier son développement lacanien. Nous pensons au traitement du rapport au savoir. Il y a surtout une réflexion dans ce courant sur la position du psychanalyste, pensable dans vos termes comme une forme de la « maîtrise ignorante ». Pour Lacan, en effet, l’analyste ne sait rien, il est seulement « supposé savoir » pour l’analysant. La relation analyste-analysant figure ainsi un type de transaction ou de rapport qui n’est peut-être pas très différent de celui que Jacotot peut instaurer.
La psychanalyse, le lacanisme, je l’ai un peu connu dans le contexte des années 1960 : le contexte althusséro-lacanien, le contexte structuraliste, c’est-à-dire que la psychanalyse était alors une théorie de la détermination par la structure, des défilés du signifiant. À l’époque, ce n’était donc pas du tout une théorie du maître ignorant, mais beaucoup plus une théorie renvoyant malgré tout à un savoir assez massif sur le fait que les gens sont ignorants et qu’ils ne savent pas qu’ils sont ignorants. La psychanalyse que j’ai d’abord connue était une psychanalyse de la méconnaissance qui était en phase avec la théorie de l’idéologie. Le deuxième aspect, c’est que j’ai toujours été intéressé plutôt par les émergences que par les substrats, donc par ce qui fait bouger un paysage sensible et pas par ce qui est derrière. J’ai été intéressé par ce qui produit une modification du regard, et pas par ce qui est à interpréter. J’ai toujours été intéressé aux déplacements et pas aux interprétations. Ce qui veut dire que ce qui m’a intéressé n’est pas le rêve comme tissu à interpréter, mais la rêverie comme moment d’interruption d’un certain cours de l’expérience sensible. En un sens, si je dis que je me suis d’abord intéressé à l’émergence et à la rêverie plutôt qu’au substrat, au rêve et à ce qu’il révèle, on peut dire d’une certain façon que je m’intéressais plus au conscient qu’à l’inconscient.
S’intéresser à ce qui se produit dans le champ du perceptible et du pensable, cela veut aussi éventuellement dire décider de ne pas s’intéresser aux raisons pour lesquelles on s’y intéresse. Bien sûr, je le disais tout à l’heure, dans ma manière de m’intéresser à des histoires de correspondance entre ouvriers, de récits de promenade à la campagne, de description du paysage qu’on voit par la fenêtre de l’atelier, de rencontre manquée sur la place de la Bourse comme aux portes des enfers entre un ouvrier et un apôtre bourgeois, il y a certainement tout un ensemble de raisons non sues qui seraient à analyser. Mais d’une certaine façon, cela ne m’intéresse pas de les analyser. J’ai repris un peu cette attitude qui a été exprimée en son temps par Rilke, disant : « si je me fais analyser, je ne vais plus écrire ». Ce qui est important dans ce que vous ne savez pas sur vous-même, c’est aussi ce que ça peut produire dans la perception, ce que ça peut produire dans la pensée. Ces types de rencontre un peu étranges que j’ai organisées entre des petites narrations et les papiers d’un ouvrier, Platon, la littérature, cette petite machine que j’ai construite, comme effet de ce que je ne connais pas sur moi-même, cela me paraît plus intéressant que le fait de le savoir. D’une certaine façon, il y a pour moi un consentement au non-savoir et à ce que le non-savoir produit comme effet de savoir, plutôt qu’un intérêt pour toute une dimension de l’élucidation. J’ai toujours pensé en termes de production plutôt que de révélation, c’est un point assez important qui me distingue de ceux de ma génération qui ont fait une analyse et sont devenus des analystes lacaniens. C’est un point.
L’autre aspect de la question, bien sûr, celui qui est apparu plus tard pour moi, c’est qu’il y a une position de l’analyste qui peut être assimilée à la position du maître ignorant. Il est tout à fait clair que Le Maître ignorant a d’abord été lu et apprécié par certains analystes ou psychiatres, par des gens appartenant à ce monde et pas du tout par des professeurs, on en a déjà parlé. Il y a le sentiment d’une parenté que je n’avais pas encore en écrivant Le Maître ignorant pour les raisons que j’ai dites, à savoir que le lacanisme je l’avais d’abord vécu comme une théorie de savoir sur ce que les gens ne savaient pas, comme une forme de maîtrise pas ignorante du tout. Au fond, cela engage la question de l’écart entre la psychanalyse comme système global d’interprétation du monde et ce qui peut jouer dans la séance analytique, dans ce rapport d’individu à individu de l’expérience analytique. Là on peut dire que se passe quelque chose entre l’analyste et l’analysant qui peut avoir un rapport avec ce que raconte Jacotot sur la dissociation entre effet de maîtrise et effet de savoir. C’est cela qui a fait l’intérêt de certains analystes pour Le Maître ignorant et leur absence d’intérêt pour L’Inconscient esthétique. Je l’avais écrit pour des psychanalystes mais aucun psychanalyste à ma connaissance ne l’a jamais commenté. Ce qui veut dire quoi pour moi ? Ce qui veut dire qu’il y a une dissociation à faire entre ce qui se passe dans l’acte analytique et la façon dont la théorie analytique fonctionne elle-même comme interprétation globale.
Même s’il y a cette dimension très importante de la maîtrise ignorante dans certains types de pratique de l’analyse, il reste que ce qui revient comme discours global interprétatif est malgré tout quelque chose qui relève plus pour moi de la théorie abrutissante que d’une pensée d’émancipation. Individuellement, le psychanalyste peut fonctionner comme maître ignorant, mais quand il devient une sorte d’analyste des sociétés, immédiatement, il est malgré tout celui qui a un savoir global sur l’ignorance, sur ce que les gens s’imaginent être, sur ce que la société est, etc. Je relisais récemment le chapitre du Livre 17 du Séminaire de Lacan sur « les quatre discours 1 ». Je me suis dit : c’est assez extraordinaire que cette histoire des « quatre discours » soit élaborée en 1969, que ça parte sur l’idée que le savoir est la part de l’esclave, que finalement ça s’achève sur le discours capitaliste, il y a quand même quelque chose de très fort là-dedans. Là-dessus, je tape sur Google « les quatre discours », et je vois un commentaire qui renvoie ça à une analyse de la société de consommation et je perçois que ce texte assez incroyable sert à alimenter un discours assez banal que tiennent effectivement beaucoup de psychanalystes sur le thème : capitalisme égal démocratie, égal consommation, et voilà.
1. Le Séminaire Livre XVII L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1998.
Égale perte de l’ordre symbolique.
Oui voilà. Il y a cette dualité. Il y a ce point de rencontre qui est étonnant et que personnellement j’avais oublié parce que, après 1969, je n’allais plus au séminaire de Lacan. Quand j’ai lu le volume du Séminaire, après avoir écrit Le Maître ignorant, j’ai vu que j’avais souligné tous ces passages, je les ai redécouverts récemment. Je vois que ces choses que j’ai pu toucher, autour d’Aristote, de l’esclave, du savoir de l’esclave, de la question de savoir si l’esclave parle ou pas, le Lacan de 1969 y touchait déjà d’une certaine façon. À l’époque, je ne le savais pas, je n’y ai pas fait attention, je suis arrivé par mes propres voies à ce point-là. Je ne sais pas si Lacan m’aurait fait avancer à l’époque, peut-être pas parce que ce n’était pas ce que je cherchais à ce moment-là. Je pense qu’il faut passer par son propre trajet pour arriver au même point : « Il a dit tout ça en 1969, pourquoi est-ce que je me suis fatigué ? » Mais en même temps si je ne m’étais pas fatigué, ce qui a été dit en 1969 ne me dirait rien. Il y a cet aspect de proximité qui est très fort. À partir du moment où les analystes deviennent interprètes des sociétés, ils mettent tout ça au service d’un discours qui fait coïncider un post-marxisme un peu fatigué sur les illusions de l’individualisme démocratique et une vision de vieux sage pascalien disant que les hommes seront toujours dans l’illusion en croyant qu’ils pourront sortir de l’illusion, et ainsi de suite.
Vous venez d’opposer « une recherche d’émergence» tournée vers la rêverie à une « recherche de substrat » qui serait tournée vers l’inconscient. Ce dernier ne serait donc pas à situer, pour vous, dans cet arrière-plan ou cette couche géologique souterraine qui viendrait gouverner les couches supérieures ou phénoménales. Contrairement à la tradition psychanalytique, vous vous intéressez au perceptible, pas à ce qui le cause. Mais il y a beaucoup de psychanalystes ou des théoriciens qui tiennent que l’inconscient est toujours déjà dans le perceptible, qu’il n’est actif et décelable qu’à même le perçu plutôt que dans les coulisses du vécu. Les lapsus sont des émergences : notre perçu peut glisser et ces glissements sont précisément ce qui vous intéresse, n’est-ce pas ? Il semble que vous utilisiez une notion d’inconscient qui implique une métaphysique dualiste.
C’est possible. Au fond la question est ce qu’on fait du « in », du préfixe négatif. Effectivement, je vois bien qu’on n’est pas obligé de renvoyer la théorie de l’inconscient à une espèce de théorie des couches, etc. La question est malgré tout un peu celle du nouveau, la question de ce qui se passe quand du non-su, du non-connu est à l’œuvre dans les transformations de ce qui est perceptible et de ce qui est connaissable. Est-ce qu’on est attentif à la transformation du perceptible et du pensable, ou est-ce qu’on est finalement attentif au fait que l’opération transformatrice est elle-même une opération qui ne sait pas entièrement ce qu’elle fait ? D’une certaine façon, c’est quand même ça qui m’intéresse, et qui entraîne très vite ces divergences au niveau de la morale de l’usage de l’inconscient. On est intéressé à ce que les gens font ou bien au fait qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.
PROLÉTAIRES HIER ET AUJOURD’HUI
Afin de confronter votre travail à d’autres questionnements connexes, comme nous venons de le faire avec une partie de la psychanalyse, revenons à La Nuit des prolétaires. Plusieurs de vos lecteurs ont cherché à trouver dans ce livre des clefs de lecture de la situation historique du socialisme ou de la lutte des classes après le XIXe siècle. Avez-vous vous-même poursuivi en vous demandant par exemple comment la nuit ou le temps libre des ouvriers s’organisent dans une période postérieure ? Certains chercheurs font-ils aujourd’hui ce travail en s’inspirant de vous ? Car le risque présent dans votre œuvre est peut-être celui de la nostalgie. Quand on vous pose par exemple la question de savoir ce qu’est le « principe d’égalité », vous répondez souvent en faisant référence à ce travail sur les années 1830. N’y a-t-il pas là une forme de passéisme qui mettrait à l’épreuve La Nuit des prolétaires ?
Il y a plusieurs manières de répondre. Disons d’abord que La Nuit des prolétaires est une œuvre qui s’est transformée dans l’écriture. Au départ, j’étais parti sur un grand projet historique qui devait aller au moins jusqu’à la naissance du parti communiste français avec les transformations de la pensée ouvrière. Tout à coup, c’est devenu autre chose, à savoir une séquence historiquement située, et l’important alors, c’était que cette séquence était la production d’une figure de l’être ouvrier, de l’émancipation ouvrière qui était complètement en écart par rapport aux formes traditionnelles, et qui était du coup en écart avec l’usage normal du passé, le passé expliquant le présent, ou comme point de référence à l’aune duquel on mesure des transformations. Dans La Nuit des prolétaires, c’est d’une certaine façon un passé qui ne passe pas, ce qui ne veut pas dire qu’il est toujours présent. Ce passé ne passe pas au sens d’un rapport du passé au présent, une manière d’utiliser le passé qui ne sert pas comme on dit à comprendre le présent mais plutôt à le déstabiliser, à lui ôter de son évidence.
Mon problème n’a jamais vraiment été de voir si on pouvait trouver dans le passé les moyens de comprendre le présent. Non, c’était plutôt quelque chose comme un univers sensible construit à partir d’un moment du passé qui remettait en question toute une série de choses qui touchent aussi bien à la pensée de la causalité historique, qu’à la pensée de l’émancipation, de la transformation sociale. Fondamentalement, je pense que ça n’a pas de sens de savoir si on peut le refaire aujourd’hui, d’une part parce que les conditions historiques sont définies, parce que la question de l’autodidactisme en 1830 ne peut pas être investie de la même manière, parce que le rapport entre l’affirmation sociale et la transgression d’un partage intellectuel ne peut pas fonctionner de la même manière. Je pense que c’est un moment historique que j’ai rendu flottant, il défait du même coup toute une organisation, une hiérarchisation du sensible et de la pensée. Je ne pense pas qu’il y ait actuellement des gens qui cherchent à faire la même chose, il y a peut-être des gens qui ont pensé qu’ils pouvaient le faire, qu’ils pourraient essayer avec les précaires, les cognitaires, que sais-je. Il ne s’agit pas de nostalgie du passé, mais de changer le rapport du présent au passé, c’est ce que je voulais dire par un passé qui ne passe pas, un passé qui remet au cœur du présent une espèce d’exigence radicale. Il y a cette recherche d’une révolution sensible intégrale que je veux maintenir à l’horizon du présent sans chercher à savoir si cela marche comme ça chez les précaires.
Cela rejoint par ailleurs ce que j’essayais déjà de dire l’autre fois. Lorsque je venais de travailler sur La Nuit des prolétaires les gens me disaient que ce n’était pas ça : mes ouvriers, c’étaient des artisans, pas des vrais ouvriers : la classe ouvrière organisée, l’usine, les masses ouvrières, la syndicalisation. Or on voit bien que l’histoire se rapproche plus petit à petit de mes artisans que du modèle de l’usine. On se retrouve aujourd’hui devant toutes ces formes de retour à un type de travail artisanal, de travail à domicile, de petite exploitation, de travail familial, de travail des enfants. Au sein même du capitalisme d’aujourd’hui, on tend à revenir vers des formes qui ressemblent à celles que j’ai évoquées. Les usages du temps dans le capitalisme d’aujourd’hui tendent aussi à se rapprocher de cette alternance du travail et du chômage, de l’intermittence, de toutes les formes de mélange des temporalités, des activités et du même coup, des conditions. Mais je ne cherche pas à dire que ce que j’ai dit est actuel, je cherche simplement à dire que de toute façon nous sommes sortis de l’idée que c’est un passé deux fois dépassé puisqu’on est aujourd’hui au-delà du fordisme. On voit bien que cette insistance sur le « post-fordisme » cherche à cacher que nous ne sommes pas simplement en avant mais aussi en arrière du fordisme aujourd’hui.
Pour conclure, La Nuit des prolétaires a été traduit en hindi il y a deux ans ; j’ai été invité pour en parler à Delhi où on m’a demandé de parler à un groupe de personnes qui travaillaient aussi dans des usines dans la journée et qui se réunissaient le soir. C’était un groupe qui ressemblait un peu aux écrivains ouvriers avec lesquels j’ai parlé ; ils ont fait un recueil collectif organisé autour du journal de l’oncle de l’un d’entre eux, un journal du quotidien qui dit « un jour j’ai fait ceci et un autre cela, et puis “everything else ordinary”». Il y a un type d’usage de l’écriture comme mesure du rapport de l’ordinaire à l’extraordinaire, au sein d’un partage des temps entre travail et écriture, qui fait écho à La Nuit des prolétaires. Le collectif artistique qui a initié la traduction de La Nuit des prolétaires et qui m’a fait rencontrer ces gens a tiré de ce travail un film intitulé Strikes at time, qui a été présenté dans l’exposition Paris-Dehli-Bombay. C’est un film construit autour de ce partage des temps, il se termine par un bout de citation d’une lettre de Gauny que j’avais publiée : « Je n’ai plus foi au temps.» Il y a ce rapport entre le temps comme vecteur de foi historique et le temps comme opérateur d’un partage. D’une certaine façon, je parlais aussi des « strikes at time ». Cette présence du passé dans le présent n’est pas simplement une sorte d’horizon, elle peut aussi s’actualiser dans des pays qui sont à la fois des pays du tiers-monde et des pays capitalistes avancés qui intègrent toutes les formes pré-capitalistes ou proto-capitalistes du travail.
Il reste que les personnages centraux de La Nuit des prolétaires sont des figures d’exception dans le monde ouvrier et les métiers de la période. Des sociologues vous reprochent de ne pas questionner le fait que vous êtes rentré dans ce monde par l’aristocratie ouvrière et que vous avez magnifié des figures d’exception qui ne sont pas représentatives de ce que pouvait être le monde ouvrier de la période. Du coup l’opération d’universalisation dont ces figures ont pu être la matrice dans le reste de votre œuvre n’est pas interrogée. Que pensez-vous de ces critiques ? Mettent-elles en cause la base empirique la plus centrale de votre édifice philosophique ?
Il y a plusieurs questions dans la question. Il y a d’abord la question de savoir de quoi on parle. Bien sûr, je parle des exceptions. Quand on parle de ce qui advient quand tout à coup, émergent des signifiants collectifs comme « prolétaire »,
« ouvrier », « mouvement ouvrier », « émancipation », « république des travailleurs », on parle forcément d’une exception. La norme, c’est que les gens restent à leur place et que ça continue toujours pareil. Tout ce qui fait date dans l’histoire de l’humanité fonctionne malgré tout sur le principe qu’il arrive quelque chose, que des gens se mettent à parler. Je travaille à partir de ceux qui parlent. Si on parle de la « parole ouvrière », on parle à partir des gens qui parlent. Cela semble un truisme. Pourtant, c’est contraire à une certaine méthode scientifique qui veut que, lorsqu’on parle de la parole populaire, on parle de ceux qui ne parlent pas.
C’est toujours le vieux principe aristotélicien, à savoir qu’il faut faire la démocratie avec ceux qui ne vont pas à l’Assemblée, parce que ceux-là au moins ne seront pas là pour vous gêner. Les historiens ont repris cela à leur compte : il faut faire parler essentiellement ceux qui ne parlent pas. C’est une stratégie aussi bien des chefs politiciens que des historiens et des sociologues, de dire que la parole qui compte, c’est la parole des gens qui ne parlent pas. Je suis parti du fait que s’il arrive quelque chose, c’est par exception, et qu’on s’occupe de l’exception. Si on parle de la parole, on parle des gens qui parlent, ce qui veut dire aussi que cette parole est prise comme parole, il ne s’agit pas simplement de l’expression d’une manière d’être, mais d’une production spécifique : « mes » ouvriers font de la littérature, bonne ou mauvaise, de la philosophie, profonde ou superficielle ce n’est pas le problème. Ce qui importe est de savoir si ce sont des créations de langue de même nature que les autres. Ils parlent par exception, par effraction.
Il faut alors parler des conditions de cette effraction, de la manière dont elle est arrivée à travers des expériences qu’on peut appréhender et singulariser. Bien sûr, cela brise un certain nombre de schémas selon lesquels ce que les gens disent n’est que l’expression de ce qui se passe en dessous, ailleurs. Du coup les gens vont interpréter ça dans des termes tout à fait fantastiques, du genre : « Ah ! oui, mais ce n’est pas des ouvriers comme les autres, c’est l’aristocratie ouvrière.» Avec ça, ils vous ramènent des idées assez folles sur le degré de qualification que représente tel ou tel métier. Ils vous disent : ce mouvement, c’est des tailleurs, or les tailleurs, c’est l’aristocratie ouvrière. Non, les tailleurs étaient des pauvres types, c’était le genre de métier que faisaient les gens qui n’avaient aucune qualification. On croit que tout va ensemble : complexité du travail, rémunération, bagage culturel. C’est une idée folle par rapport à quoi il faut se souvenir que les esclaves antiques en savaient souvent beaucoup plus que leurs maîtres, et que par conséquent le niveau de savoir, de qualification sont des choses qui ne sont absolument pas le signe d’un statut social élevé.
Pour en revenir à ce que j’ai fait, je suis parti d’une parole qui exprime un basculement, des gens qui sortent de l’univers sensible dans lequel ils devraient vivre, parce que, si « ouvrier » définit une sorte de position subjective symbolique et pas simplement une condition sociale, ça passe nécessairement par des opérations de coupure par lesquelles un signifiant comme « prolétaire » ne va plus vouloir dire pauvre type, mais va signifier une position par rapport à l’ordre symbolique qui structure une société. Ce type d’opération a été pour moi la matrice d’une pensée de l’évènement comme un rapport entre des mondes possibles.
De même que j’ai effectué une division de la figure de l’ouvrier, du travailleur, j’ai conçu que c’est également une division qui fait qu’il y a de la politique. Les conditions qui sont censées définir la qualité de sujet politique sont en réalité coupées en deux par une ligne de division. J’ai aussi pu poser ceci que nous avons de l’art à partir du moment où un certain type de division entre arts libéraux et arts mécaniques n’existe plus, ce qui veut dire aussi qu’on a de l’art à partir du moment où on ne peut plus distinguer l’art du non-art, où on ne peut plus distinguer ce qui appartient à l’art de ce qui n’appartient pas à l’art. J’ai fait ces opérations consistant à partir des exceptions qui produisent la bascule, un nouveau signifiant, une nouvelle configuration de l’expérience.
Une société, on peut toujours en fournir des coupes, des statistiques et ainsi de suite, mais si on considère l’idée même de société comme un signifiant construit, on s’intéresse aux gens dont la parole construit les signifiants « société », « social », « socialisme », etc. Pour moi, ça a été une matrice, une opération de pensée personnelle qui a nécessité de faire systématiquement se rencontrer des formes et des niveaux de discours censés être entièrement hétérogènes les uns aux autres. Il n’y a pas l’empirie d’un côté, la théorie de l’autre. Il y a un mode de perception de l’expérience à partir de quoi se construit une certaine forme d’intelligibilité de l’expérience et de ce qui fait rupture dans l’expérience. Encore une fois, ça veut dire aussi qu’il se construit un certain mode de pensée, d’écriture, où les transformations de la pensée sont toujours des transformations du pensable. D’une certaine façon, ce qui se passe au niveau des expériences que je décris, c’est aussi ce qui se passe au niveau de mon écriture. On ne part pas d’un point de départ où il s’agit de dire ce que c’est que la politique, mais on se plonge dans un univers de structures signifiantes et on essaie d’en voir émerger une certaine ligne de division à partir de laquelle on pourra marquer le relief de la politique.
ÉGALITÉ/INÉGALITÉS
Vous affirmez à plusieurs reprises que l’inégalité n’est « pensable» que sur la base de ce que vous appelez « l’égalité des intelligences 1 ».
1. « L’égalité des intelligences est le lien commun du genre humain, la condition nécessaire et suffisante pour qu’une société d’hommes existe […] Il est vrai que nous ne savons pas que les hommes soient égaux. Nous disons qu’ils le sont peut-être. C’est notre opinion et nous tâchons, avec ceux qui le croient comme nous, de la vérifier. Mais nous savons que ce peut-être est cela même par quoi une société d’hommes est possible », in Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, 10/18, 2004, p. 123-124.
En effet, vous montrez que les inégalités sont vécues et connues aussi bien par ceux qui les dénoncent de manière savante, que par ceux qui les vivent de manière directe, et qu’il n’y a pas d’intérêt politique à expliquer des choses que les gens connaissent déjà. Mais vous dites aussi quelque part que l’inégalité n’est « possible » que sur la base de « l’égalité des intelligences ». Cette dernière phrase nous paraît beaucoup plus difficile à saisir.
La formule « l’inégalité n’est possible que sur la base de l’égalité » est certainement ambiguë. Je peux avoir dit ça, c’est très possible. En fait, l’inégalité ne peut fonctionner que par l’égalité, mais ça ne veut pas dire que l’égalité fonde l’inégalité en général. L’inégalité est très capable de s’autoriser elle-même, sans demander qu’on la fonde. Et ce n’est pas l’égalité qui va produire la domination suivant la logique qu’on connaît bien, à savoir que l’égalité conduit au despotisme. La fameuse affaire ! Non, cela veut dire qu’il faut de toute façon toute une série de relations égalitaires pour que l’inégalité fonctionne, il faut que les gens fassent ce qu’on leur demande, et pour cela il faut qu’ils comprennent ce qu’on leur demande, et comprennent qu’ils ont intérêt à l’accepter. Ça ne fonctionne pas simplement avec la soumission de l’inégal, mais toute inégalité fonctionne avec la coopération de l’inégal. C’est un peu ce qui était pour moi au cœur de la problématique de l’émancipation intellectuelle, de l’émancipation égalitaire : il y a des moments où on peut faire basculer l’articulation de l’égalité et de l’inégalité, présente en toute situation, au profit de l’égalité. Je pense qu’il faut effectivement corriger la formule. Ce n’est pas l’égalité qui fonde l’inégalité, mais l’inégalité ne peut pas fonctionner toute seule.
L’égalité se définit toutefois sur fond d’inégalités qui changent au cours de l’histoire. Vous avez parlé tout à l’heure du fait que l’enjeu de l’autodidactie n’est pas le même aujourd’hui qu’il pouvait l’être en 1830. Implicitement, en disant cela, vous affirmiez que la question de la division entre manuel et intellectuel n’a peut-être pas le même poids qu’elle avait hier et que les matériaux mêmes de construction des inégalités ne sont pas identiques à différentes périodes historiques. Le problème de l’égalité se pose par conséquent sur fond d’une historicité des inégalités. On ne saurait complètement l’ignorer, même lorsqu’il s’agit de postuler l’égalité avant toute chose. Comment s’articule au fond la cause de l’égalité avec l’étude des inégalités ?
Je n’ai bien évidemment rien contre l’étude des inégalités et de leur forme de transformation historique. Mais le point essentiel dans l’historicité des formes de l’inégalité, c’est qu’elles se prêtent plus ou moins à la construction des scènes de l’égalité. C’est pour moi le point fondamental : le caractère affirmatif de l’égalité et la construction d’une scène de vérification de l’égalité. C’est quelque chose qui pour moi établit une coupure radicale avec ceux qui disent qu’il faut d’abord étudier la forme historiquement spécifique de l’inégalité, donc comprendre la logique du système, pour pouvoir élaborer des stratégies qui soient à sa mesure. Ce qui reste absolument vrai, c’est que la construction de scènes de l’égalité est dépendante de ce que lui offrent les formes existantes de l’inégalité. On voit bien que ce qui rend la conjoncture présente si douloureuse pour la cause de l’égalité ce n’est pas, comme disent certains, que tout le monde est tellement heureux et accablé de biens de consommation qu’il n’y a plus de motif ou d’énergie de révolte. Ce qui est aujourd’hui en question, c’est l’existence de lieux où l’égalité et l’inégalité se rencontrent. C’est quelque chose qui a été très fort autour du lieu ouvrier, autour d’un rapport de forces organisable en ce lieu. Ça a pu être très fort aussi à certains moments par rapport au système éducatif. Or on voit bien aujourd’hui qu’il y a un éclatement des lieux de la domination qui fait que ces scènes de rencontre tendent à s’amenuiser de plus en plus.
D’une certaine façon, toute la lutte des classes telle que la classe dominante la mène est une lutte qui cherche systématiquement à rendre déserts tous les lieux de la rencontre. Le fait que les entreprises fassent construire dans un pays qui n’est pas celui où se trouve la société, ou le fait qu’une masse de décisions dites politiques, étatiques ou gouvernementales soient prises dans des non-lieux du genre des institutions européennes, pour ne pas parler de toutes les instances de rencontre des grandes puissances étatiques et économiques, fait qu’il n’y a, à la limite, plus de lieux non seulement où les gens se rencontrent physiquement mais aussi où se mesurent les compétences. Que pouvait-il se passer dans une grève avec occupation, dans une négociation d’un conflit ouvrier ? Ce n’était pas simplement un rapport de forces dans un lieu, c’était aussi l’opposition d’une compétence à une autre. Il est clair que même cette rencontre des compétences ou des intelligences n’a plus lieu d’être quand il y a une désertion des lieux où l’intelligence du capital pouvait se confronter à l’intelligence du travail. C’est aussi ce qui est en jeu dans tout le démantèlement des systèmes du service public, des institutions sociales. Dans tous ces domaines la tendance à privatiser les services publics ou à étatiser la prévoyance sociale veut aussi dire que les domaines où les puissances s’affrontaient vont de moins en moins exister.
Ce qui a favorisé trois types de figures du conflit, le conflit entièrement localisé comme RESF (Réseau Éducation Sans Frontières), une organisation qui s’occupe de la défense des sans-papiers autour de la question de l’école, soit les formules de démonstration symbolique du genre de Seattle et Gênes, le moment où le monde officiel et un contre-monde s’affrontent pendant une semaine, soit les formes présentes, du genre de l’occupation des places, le lieu où la puissance du peuple et la puissance étatique éventuellement se rencontrent, mais aussi un lieu où l’intelligence et le courage du peuple peuvent encore se manifester. Il y a nécessairement à prendre en compte la question du lieu que l’état actuel de la distribution des inégalités donne au conflit, et du même coup à l’affirmation d’une puissance égalitaire. La différenciation des inégalités tend toujours plus ou moins à empêcher que s’affirme une puissance de l’égalité comme telle.
Cela rejoint une autre question. Vous avez exprimé à plusieurs reprises votre agacement envers les pensées qui voient du pouvoir partout, un éclatement des formes du pouvoir, comme dans les traditions inspirées de Foucault. À cause de cette distance prise par rapport à cette métaphysique du pouvoir qui était très présente dans les années 1970 et qui peut prendre des formes variées, on peut vous reprocher aujourd’hui de négliger, dans votre travail, les rapports de forces ou en tout cas de les minorer. En simplifiant, on dira que votre postulat de « la compétence de n’importe qui» est doté d’une force intrinsèque en tout lieu et en tout temps, que cette capacité ne se heurte pas à des rapports de forces. L’affirmation de l’égalité aurait, dans votre travail, comme une puissance toujours déjà autonome de reconfiguration des places et des sujets qui serait indépendante des rapports de forces qui lui préexistent.
Dans La Mésentente, j’ai dit que la « police » donne d’une certaine façon ses lieux et ses objets à la politique. La configuration de l’ordre policier définit des possibles de la politique. L’ordre policier est d’abord un ordre qui cherche assez systématiquement à empêcher ces rencontres. Il existe plusieurs manières, l’une étant de tirer sur la foule et l’autre de laisser la place publique comme le seul lieu où il puisse y avoir une visibilité d’une puissance collective…
L’AGENCEMENT DU COMMUN
Nous l’avons signalé, postuler l’égalité, c’est affirmer la « compétence de n’importe qui ». Vous concevez par là la compétence ou les capacités de manière absolue plutôt que graduelle ou relationnelle. Il nous semble que cette manière de penser se distingue nettement d’une autre conception de l’émancipation également développée à partir des années 1970, dans une tradition que nous pourrions qualifier de spinoziste, qui construirait autrement ce concept de « compétence». Dans ce cadre, l’affaire de l’émancipation ne consiste pas à reconnaître une compétence absolue de tous ou de chacun mais plutôt des compétences différenciées et spécifiques. L’enjeu de la pensée politique revient dès lors à concevoir la composition de ces différentes aptitudes, l’agencement des puissances d’agir, la forme de cet agencement. Il s’agit de penser le commun de manière architecturale comme un agencement de puissances différenciées. Comment vous situez-vous par rapport à ce type de démarche ? En concevant la compétence de manière absolue, est-ce que vous ne vous interdisez pas une réflexion sur l’accroissement de puissance ? Au nom de l’égalité principielle, n’êtes-vous pas contraint à écarter le problème individuel et collectif de l’élargissement des possibles de chacun ?
Partons de l’idée d’une compétence de n’importe qui. Ceci ne veut pas dire que n’importe qui est compétent pour faire n’importe quoi, ou qu’il est simplement compétent en général. La compétence de n’importe qui recouvre deux idées qui sont étroitement liées et pourtant distinctes. La première est l’idée des conditions de la politique : pour qu’il y ait de la politique et pas seulement du pouvoir, il faut qu’une compétence à gouverner soit une compétence sans spécificité, qui n’appartienne pas à un sujet spécifique. Il y a de la politique en ce sens lorsqu’il y a un pouvoir de n’importe qui. La deuxième idée est celle de l’égalité des intelligences, que j’ai reprise de Jacotot. Ça ne veut pas dire que tout le monde est aussi compétent dans tout, mais qu’il y a une distribution différenciée des formes d’investissement d’une intelligence qui est la même pour tous. On peut toujours rencontrer ou construire des situations où l’on va vérifier une égalité des intelligences.
Ce qui est très important pour moi, c’est de ne pas définir la compétence de manière classique. Au cœur de l’idée de compétence il y a malgré tout l’idée qu’une compétence est l’autre face d’une incompétence. Si nous sommes compétents, c’est que tous les autres sont incompétents, pour le dire très vite, en particulier pour la compétence politique, telle que nos gouvernants la pensent, qui est l’incompétence du plus grand nombre. Dire que vous avez une compétence formidable pour faire des choses pratiques veut dire que vous avez une incapacité totale pour les choses théoriques, politiques et que, par conséquent, vous n’avez pas à vous y intéresser. J’ai déplacé le rapport en insistant sur le fait qu’une compétence est toujours double : elle est à la fois une habileté, un savoir-faire, une capacité spécifique, et toujours en même temps, la présupposition d’un rapport entre compétence et incompétence. C’est ce qui est fondamental. Derrière toute compétence spécifique mise en œuvre dans une pratique, il y a toujours une présupposition, un choix quant au rapport entre compétence et incompétence. Je n’ai rien contre l’idée d’un agencement de compétences différenciées, mais j’ai beaucoup contre l’idée que se constitue une scène du commun par une réunion de ces compétences.
Je pense à la thèse de « l’intellectuel spécifique » qui est formulée dans l’entretien Deleuze/Foucault de 1972 dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et qui était beaucoup l’idée de Foucault, même si les fondements théoriques en étaient plutôt deleuziens. Foucault pensait qu’à la place de l’ancien sujet de la politique défini en termes de classes, d’ouvriers, de peuple, on allait avoir des compétences spécifiques. Autour de la prison on réunit des juristes, des médecins, des prisonniers, des gardiens de prison, des surveillants, des assistantes sociales, chacun apportant son savoir. On peut penser à tout ce qui a été développé par ailleurs sur le thème du partage des savoirs. Tout cela est très bien, mais ça n’a jamais défini une scène politique. Je crois que l’idée de la nouvelle politique par les « intellectuels spécifiques » a été sans avenir. Malgré tout, les « intellectuels spécifiques » auxquels Foucault s’adressait, pour le dire très vite, sont devenus les intellectuels types de la CFDT qui ont abouti à ce qu’on a vu en 1995. Cela ne veut pas dire qu’ils étaient plus bêtes ou plus méchants que les autres, mais il y a de toute façon un moment où les intellectuels qu’on dit « spécifiques » se retrouvent dans une situation où ils décident que l’intelligence politique est celle des gouvernements ou celle des grévistes.
Que des compétences hétérogènes soient tout le temps mises en œuvre dans la constitution d’une scène politique du commun, c’est parfaitement vrai. Que cette scène se constitue par une combinaison organisée des compétences, je ne le crois pas. Les mouvements politiques et sociaux ont toujours en grande partie été faits par des gens qui étaient éventuellement des médecins, des juristes, des professeurs, des assistantes sociales, des travailleurs sociaux plus ou moins confrontés à des situations concrètes, et qui investissaient leurs savoirs sous forme de motivations concrètes, mais ce n’est pas cette combinaison qui a défini par elle-même une nouvelle scène du commun.
Nous ne pensions pas au discours sur la montée des « intellectuels spécifiques ». Nous avions plutôt en tête les discours de Deleuze et Guattari sur les « agencements collectifs d’énonciation » et la pensée critique qui s’est attachée en France depuis les années 1970 aux formes diverses du commun et des collectifs comme lieux d’une instanciation en acte de la pratique politique émancipatoire. C’est une réflexion probablement liée historiquement à l’idée que l’enjeu des collectifs est avant tout de permettre à des individus d’accomplir des choses dont ils n’étaient pas capables avant d’être projetés dans l’agencement, de faire plus que ce qu’ils ne font seuls ou dans des groupes d’appartenance imposés, hérités, comme la famille, le milieu militant ou le milieu professionnel. On a l’impression que votre raisonnement se fait à compétence donnée, comme si la possibilité de réaliser son désir ou de suivre une pente était finalement secondaire pour vous lorsqu’il s’agit de définir l’émancipation ou la politique. C’est un paradoxe.
Non, on peut penser cet accroissement des compétences en termes d’agencement collectif d’énonciation, mais au fond je ne sais pas ce qu’on entend par agencement collectif d’énonciation. Il y a toute une série de formes qui ont appartenu aux mouvements ouvriers, politiques, révolutionnaires du passé qu’on peut considérer comme des agencements spécifiques d’énonciation. On a constamment vu qu’une pratique militante était une pratique qui produisait non seulement des accroissements de savoir et de compétences, mais aussi des intensifications en termes de désir. D’une certaine façon je pourrais dire que c’est ce que j’ai toujours dit d’une autre manière, à savoir que les grands mouvements d’émancipation ont été des mouvements au présent, d’accroissement des compétences, peut-être autant et plus que des mouvements destinés à préparer un autre avenir. En un sens c’est cela La Nuit des prolétaires. Ce sont des gens qui se rendent capables de ce dont ils n’étaient pas capables, qui accomplissent une percée dans le mur du possible. En se regroupant selon des modalités diverses ils accroissent cette compétence et se mettent à vivre d’une manière plus intense qui comporte toutes sortes d’enrichissements. Il n’est peut-être pas besoin de penser un nouveau type de militant, d’intellectuel, c’est quelque chose qui a été fondamental dans tout mouvement égalitaire, d’émancipation.
Il est entendu qu’un mouvement égalitaire n’est pas un mouvement de gens qui sont préoccupés à tout instant par le fait de réaliser l’égalité. Un mouvement égalitaire est un mouvement de gens qui mettent en commun leur désir de vivre une autre vie, pour le dire dans les termes les plus classiques. J’ai toujours dit que l’égalité était une dynamique et non un but. On ne se rassemble pas pour réaliser l’égalité, on réalise un certain type d’égalité en s’assemblant.
Mais parler d’agencement ou bien d’association, si l’on revient au lexique socialiste du XIXe siècle, c’est aussi placer au centre de la réflexion ce qu’on appelait dans l’univers marxiste ou libertaire des années 1960-1970 la « question de l’organisation », la constitution de règles de fonctionnement collectif permettant cet accroissement des capacités. Vous dites de votre côté que l’émancipation a lieu dès qu’il y a une scène du commun, qu’au fond il n’est pas nécessaire de penser ces règles de vie commune. L’histoire des règles de vie commune ou l’histoire des commons fournissent d’autres archives pour penser des modalités extrêmement diverses de ce que vous appelez le « partage du sensible ». Ce dernier point nous conduit par ailleurs vers un autre frottement avec ce qui se réclame de Deleuze et surtout de Foucault aujourd’hui autour du travail sur soi, du rapport à soi, des « techniques de soi ». Vous avez parlé de la « méthode de l’égalité » comme d’une méthode collective qu’on peut aussi mettre en œuvre dans des rapports pédagogiques. Mais peut-on penser aussi cette « méthode de l’égalité » comme une certaine manière de se rapporter à soi, à son propre désir, à la conception que l’on a de ses capacités ? N’y a-t-il pas aussi un moment individuel et subjectif de la « méthode de l’égalité » ?
En un sens, je suis parti de là, de l’économie cénobitique de Gauny, c’est-à-dire du travailleur émancipé comme travailleur qui se constitue une règle de vie avec ce calcul du budget. Chaque article du budget du « cénobite » est pensé en termes d’accroissement de liberté que cela peut produire. Gauny dit qu’il n’est pas besoin de dépenser de l’argent pour le repassage parce que finalement une chemise non repassée fait partie de l’homme libre, qu’elle indique en soi-même un refus, une rébellion. Le rebelle n’a pas besoin de chemise repassée, en revanche il accorde beaucoup d’importance aux souliers parce que l’ouvrier rebelle doit marcher beaucoup. Il calcule absolument tout avec l’idée de savoir comment une dépense en argent se traduit en un gain de liberté. C’est quelque chose qui a été fondamental, qu’on retrouve toujours un petit peu là où des gens qui n’ont pas beaucoup à dépenser se posent la question de leur budget. Dans ce journal intime d’un ouvrier indien auquel je faisais allusion, on voit mentionner combien on dépense pour telle chose. Cela indique aussi ce à quoi on tient. C’est un des éléments des règles de vie qui a toujours été important. On sait à quel point le mouvement anarchiste ouvrier a pu être lié à toute une série de mouvements naturistes, gymnastiques. Je pense qu’il y a toute une tradition du travail sur soi comme partie intégrante d’un travail d’émancipation que j’ai essayé d’exhiber par rapport à toutes les dimensions collectives.
D’une certaine façon, la faiblesse de mon travail ne serait pas d’avoir sacrifié la subjectivation individuelle à la subjectivation collective, ce serait plutôt le contraire, d’avoir pensé l’émancipation à partir de ces formes de transformation de soi sur lesquelles je suis tombé dans mon travail sur l’archive. Mais un travail sur soi est fondamental dans toute démarche d’égalité. Cela dit, il faut bien voir ce qu’on entend par travail sur soi. Je ne suis pas très fanatique de tous les thèmes du souci de soi, de choses comme ça qui ne m’intéressent pas énormément, c’est plutôt quel type de corps on se construit, quel type d’attitude, de quotidien.
Pourquoi cette thématique du « souci de soi » comme condition de l’émancipation ou comme élément premier de la politique vous déplaît-elle ? Est-ce à cause de ce qu’elle implique d’individualiste ?
Elle me « déplaît »... c’est beaucoup dire. C’est la réflexivité qui ne me plaît pas, si on pense le « souci de soi » au sens de se construire un soi dans lequel on va se regarder. Dans ces textes indiens auxquels je faisais allusion, il y a toute une discussion sur le fait qu’il faut passer de la question du « who » à la question du « where ». L’important est de construire l’espace où on est plutôt que de construire qui on est. Personnellement j’ai toujours pensé, c’est mon vieux fond sartrien, qu’on est d’abord ce qu’on fait. On se définit des choses à faire, plutôt qu’on se définit le type de soi qu’on veut adopter.
DÉSIDENTIFICATION ET SUBJECTIVATION
Vous insistez depuis La Nuit des prolétaires sur la « désidentification » comme critère fondamental de repérage politique. Ne risque-t-il pas d’y avoir une contradiction entre cette exigence de désidentification comme condition de la subjectivation politique et une exigence parallèle, dans votre travail, de « symbolisation » du commun: la nécessité, pour qu’ait lieu la politique, de constituer un espace d’équivalences entre des situations locales qui peuvent être vécues ou pensées comme hétérogènes 1. Vous donnez parfois l’impression de déplorer une symbolisation impossible. D’une certaine façon, vous rejoignez alors un discours de la déploration en laissant entendre qu’il n’y a plus de symbolisation collective forte à l’heure actuelle, alors qu’il y en avait une jusqu’à la fin des années 1970. Savoir si vous adhérez vraiment à cette déploration est certainement une question importante, mais le point le plus intéressant demeure cette tension entre, d’un côté, l’exigence de « désidentification » et, de l’autre, l’exigence de symbolisation qui traversent toutes deux votre pensée des conditions du politique. Il y a là comme un double mouvement dans votre travail.
1 « J’ai insisté sur le fait que ce qu’on a appelé “mouvement ouvrier” était d’abord un mouvement de subjectivation, un travail de symbolisation : il faut pour cela que des gens qui appartiennent à un groupe social plus ou moins fermement défini soient en mesure d’intervenir sur la question des divisions symboliques de la société », in « Xénophobie et politique » (2000), entretien réalisé par Y. Sintomer, repris dans Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 201.
Disons d’abord que les deux termes ne s’opposent pas. La subjectivation politique est une opération symbolique à l’égard d’une identité constituée. C’est donc encore une forme de symbolisation. La symbolisation se construit sur la base d’une certaine consistance sociale qu’elle vient travailler de l’intérieur. Si on pense à ce qui s’est appelé mouvement ouvrier ou prolétariat, on voit bien que l’on a un seul nom pour deux choses : premièrement, l’existence d’une masse de gens appartenant à une même condition qui est déjà comprise dans une symbolisation de l’ordre collectif ; deuxièmement, la désidentification, qui transforme le sens même de la symbolisation, en en faisant non plus la désignation d’une identité collective mais celle d’une capacité collective de construire un nouveau commun. Il y a toujours eu là comme une contradiction objective : il n’y a pas de désidentification sans identité, il n’y a pas de passage de l’autre côté sans la possibilité de symboliser un certain nombre de traits communs partagés sur la base d’une communauté de vie. Il y a possibilité d’un travail de resymbolisation d’un être ensemble sur la base d’une communauté de vie. Une communauté de vie veut dire que des gens partagent une même condition, un univers sensible, un temps et un espace, un univers de parole.
Il est clair qu’il y a toujours eu cette tension entre la manifestation du sujet militant et l’existence d’une communauté de vie qu’il s’agit de transformer, mais qui est aussi un élément qui permet de faire communauté, que des gens puissent se rassembler, dire « c’est assez », occuper les rues, les usines, et s’imposer comme une puissance collective matérielle. La subjectivation, pour moi, est l’opération symbolique qui sépare une communauté de son identité. Encore faut-il que cette communauté existe pour être divisée. On peut comparer cela avec trois autres manières de penser la subjectivation aujourd’hui : il y a celle qui donne peu de prix à la symbolisation parce qu’elle pense la communauté subjective comme donnée par le processus lui-même. C’est la vision que je dirais vitaliste représentée par Toni Negri. Il y a celle qui, à l’inverse, pense la symbolisation comme puissance de convocation portée par le nom, c’est-à-dire en définitive par l’idée. C’est le sens de la revalorisation du nom « ouvrier » naguère prônée par Alain Badiou et de celle du nom communiste aujourd’hui. Il y a enfin celle qui pense la communauté non comme division mais comme composition. C’est l’idée de l’hégémonie reprise par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Ce sont autant de manières de faire avec la tension entre le groupe et le nom. Mais, malgré tout, les subjectivations ont lieu sur la base du rassemblement de gens qui possèdent un commun rapport à des situations, que ce soient les Tunisiens privés du pouvoir et des moyens de travailler, des ouvriers aux prises avec un système d’exploitation, des paysans aux prises avec un système d’expropriation, ou que sais-je.
POLITIQUE ET INSTITUTIONS
On se souvient que vous définissez la politique dans La Mésentente comme « institution d’une part des sans-parts ». Ce domaine de la politique est ainsi un de ceux où vous avez eu finalement une manière de faire de la philosophie qui était probablement plus traditionnelle que ce qui concerne les questions esthétiques. Pourquoi traditionnelle ? Parce que vous acceptez le principe de la définition d’essence qui a structuré une grande partie de la pensée politique. Pourquoi avoir accepté de jouer ce jeu, là même où votre pensée vous conduisait à inventer une autre manière d’énoncer les questions politiques ? La deuxième question porte sur le mot « institution ». Vous dites : la politique comme « institution d’une part des sans-parts ». On vous a beaucoup questionné sur la « part des sans-parts », mais moins sur le terme d’« institution ». Peut-on penser la politique sans l’institution ? Et si on doit penser l’institution, ne faudrait-il pas la définir un peu plus ? Est-ce qu’il n’y a pas une pensée propre de l’institution (on pense aux diverses analyses institutionnelles ou à certaines théories sociales et politiques) qui pourrait constituer un développement de votre travail ? Plus largement : peut-on concevoir l’émancipation sans institutions ou quelles seraient les institutions de l’émancipation ?
Partons d’une chose: il n’est dit nulle part dans La Mésentente : la politique est l’institution d’une part des sans-parts. Il est dit : il y a de la politique là où il y a une telle institution. C’est important, il n’y a pas de définition de la politique, il y a une sorte de narration du « quand il y a de la politique », de « là où on peut dire qu’il y a de la politique ». Encore une fois La Mésentente se présente comme une critique de la philosophie politique, ce qui veut dire très précisément une critique d’une définition de la politique à partir d’une définition de l’être humain, de la communauté, du lien humain, etc. Même dans La Mésentente, un livre qui se coule au maximum dans les exigences de ce qu’on considère être de la théorie, même là la question du « qu’est-ce que » est renvoyée à la question de savoir quelles sont les conditions auxquelles on peut dire qu’il existe quelque chose comme de la politique. Ce qui est important, c’est que ces conditions sont celles d’une division. Ce qu’énonce La Mésentente, c’est qu’il n’y a de politique que par division de ce qui est donné comme l’essence de la politique. Aristote définit la politique à partir de la capacité humaine du langage. Or on va trouver la politique uniquement en divisant cette capacité, en faisant apparaître un écart, une division au sein de cette définition. De même, si on part de Platon, on va trouver qu’il n’y a de la politique qu’à partir du moment où on se penche sur le reste, sur le dernier terme de la liste, sur ce qui n’entre pas dans les titres à gouverner.
Ceci est important et est lié à ce que je disais tout à l’heure, à savoir qu’en matière de politique j’ai passé mon temps à dire : voilà à mon avis ce qu’on peut dire sur la politique si on tient à parler de la politique autrement que dans les termes de la philosophie politique, autrement que dans les termes d’une définition simple de ce qu’est la politique à partir d’une propriété politique. La Mésentente dit qu’il n’y a pas de propriété qui fait qu’il y a de la politique ; il y a la politique par division de la propriété qui est censée faire qu’il y ait de la politique. Je crois que c’est quelque chose de fondamental qui fait que je rentre en un sens dans le jeu de ceux qui veulent une définition de la politique, mais que je rentre dans ce jeu en le perturbant parce que je dis : ce que vous appelez politique, c’est quelque chose qui aboutit à une contradiction ; ce que vous proclamez comme le retour de la politique est en fait son effacement. Par conséquent, votre définition du propre de la politique se mord la queue, et cela oblige à penser la politique sous la forme de ce qui vient perturber ce qui se donne comme la forme normale du rassemblement humain et du gouvernement des hommes. Il y a ce caractère essentiel à ma définition de la politique. Ce qui est défini, c’est une tension entre deux logiques. C’était pour le premier point.
Pour le second point, quand il est question d’institution d’une part des sans-parts, il est clair que « institution » en ce sens veut dire émergence, forme de déclaration, de manifestation d’une part des sans-parts. C’est l’institution au sens de : je déclare, je manifeste ; quelque chose apparaît dans un espace public et construit un espace public spécifique par cette apparition. Ce qui veut dire aussi que se pose la question de ce qu’on appelle l’institutionnalisation de l’institution, avec toutes les objections qui reviennent sans cesse : il n’y a pas que la spontanéité, il faut aussi de l’organisation, tous ces trucs qu’on connaît qui sont à la fois absolument irréfutables et totalement inintéressants. Encore une fois, de l’organisation, il y en a toujours et partout. Pas besoin de se fatiguer à le claironner. La seule question, c’est : qu’est-ce qu’on organise ? Pourquoi ? Et donc, comment ? Ce que j’ai simplement dit, c’est que s’il doit y avoir des institutions de la politique, elles doivent être des institutions de la politique dans ce qu’elle a de spécifique, de proprement anarchique, à l’opposé de tout ce qui conclut des formes naturelles ou sociales d’autorité à des formes de gouvernement. Oui, on peut dire qu’il faut que la politique se donne ses institutions : des partis, des écoles, des journaux, des universités, des coopératives, en sachant aussi que pour que ça ait un sens, il faut que ce soit des institutions de la politique. En sachant par ailleurs que la politique n’existe jamais dans sa pureté. Si la politique veut dire qu’il existe quelque chose comme le pouvoir du peuple qui est le pouvoir de n’importe qui, si ce pouvoir a une spécificité, il doit y avoir des institutions dont on n’attend pas nécessairement qu’elles représentent la politique dans sa pureté, mais qu’en tout cas elles soient différentes dans leur mode d’existence, leur finalité, leur structure de ce que sont les institutions de l’État.
Il est clair que ce que nous connaissons comme partis politiques sont des institutions de l’État, que ce que nous avons pu connaître par ailleurs comme partis révolutionnaires étaient des institutions de compromis entre le parti comme institution de l’État qui permet d’avoir éventuellement des sièges si ce n’est pas au Parlement du moins au Parlement européen ou dans les régions, et puis le parti comme l’embryon d’un autre État. Si le « parti politique » a un sens, il doit avoir le sens d’une forme de rassemblement, d’un mode d’énonciation qui soit spécifique. Ses formes d’énonciation, de déclaration, d’action doivent posséder une forme de temporalité, un type d’objectifs qui soient différents de ceux définis par les calendriers de l’État ou des médias. Une institution politique en ce sens est une institution qui a pour but l’accroissement du pouvoir de n’importe qui. Il est clair qu’il y a peu de chance, peu de raison, que ce qui la guide soit l’espérance d’avoir un secrétariat d’État dans un gouvernement de gauche. Il y a des institutions qui ont ça pour but. Dans le système que nous connaissons, il y a des gens qui sont candidats avec l’idée qu’on ne sera bien sûr pas président, mais qu’on va pouvoir peut-être grappiller quelques sièges de députés qu’on vous laissera, un secrétariat d’État à l’enseignement supérieur, faute d’avoir le ministère de l’Éducation. Ce sont des buts sans doute respectables en eux-mêmes, je dis simplement qu’une institution proprement politique n’a pas ça pour but, mais de développer un pouvoir de n’importe qui autonome par rapport à tout ce qui se négocie sur ce mode comme participation au pouvoir étatique. Je ne suis pas contre les institutions, je suis contre le discours débile « spontanéité-organisation ». Je suis contre tout ce qui vient rabattre l’idée d’une institution de la liberté et de l’égalité sur l’idée d’institution dans le jeu étatique tel qu’il est défini.
LA PLACE DU SOCIAL
Dans votre conception du changement historique, un élément est singulièrement absent : la société, les classes sociales, la composition de classes sociales. Expliquer l’histoire par le social ou avec le social est pourtant une des modalités courantes d’analyse de l’histoire, en particulier dans les traditions de pensée dont vous venez. Cette absence parlante nous incite à vous demander quelle est la consistance de ce qu’on appelle en général « le social » dans votre propre travail. Est-elle nulle au sens où le social serait une invention de ce que vous appelez la « police 1 », une sorte de fiction d’un rapport qui pour vous est toujours dissonant, différent ou non existant ? Deuxième aspect de la question: on peut dire qu’à la place occupée chez d’autres par le social vous avez, depuis La Nuit des prolétaires, logé la puissance de l’imagination. Vous avez suivi ici le fil schillérien des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme et forgé l’idée que la puissance de reconfiguration par l’imagination serait le moteur principal des transformations historiques en politique autant qu’en art. Comment situez-vous exactement cette puissance de l’imagination vis-à-vis du poids du social souvent mobilisé pour penser l’histoire ?
1 « On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Je proposer de donner un autre nom à cette distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l’appeler police.» Dans La Mésentente, op. cit., p. 51.
J’ai toujours récusé l’explication par le social au sens de l’explication par la base, par ce qui est en dessous, ce penser étagé où les changements dans la société vont expliquer les changements dans la politique, dans l’idéologie, tout ce système d’explication qui va chercher dans les transformations de la composition sociale les raisons du changement, ou la manière d’organiser le changement. Je crois que vous ne pouvez pas vous rendre compte dans votre génération du poids qu’a pu avoir à une certaine époque ce discours censé être d’inspiration marxiste où on cherchait à savoir quelle classe, sous-classe, quel élément de classe en fonction de son être de classe, position de classe ou attitude de classe, pouvait être un allié du prolétariat dans la lutte révolutionnaire. Ça a été quelque chose qui était très fort, enraciné dans une culture scolaire. C’est ce que je rappelais plus tôt à propos des causes des révolutions qui devaient toujours être des crises économiques. Il y a une tradition très forte selon laquelle ce qui apparaît sur la scène doit être expliqué par quelque chose qui se situe en dessous de la scène, avec pour conséquence ces discours invraisemblables qu’on trouvait dans la France des années 1970 pour savoir quelle fraction ou sous-fraction de tel ou tel type de bourgeoisie pouvait être l’allié des prolétaires. Il faut avoir en tête cette tradition extraordinairement forte. Il faut aussi avoir en tête quelque chose qui est moins caricatural, mais qui reste malgré tout pour moi un point de divergence fondamental, à savoir la recherche de la bonne figure du prolétariat. On dit : le prolétariat à l’ancienne ce n’est plus ça, mais il y a des figures nouvelles qui jouent le même rôle : dans la tradition operaïste italienne, on aura ainsi l’ouvrier métropolitain, l’ouvrier précaire, le travailleur cognitaire, ou que sais-je, qui sera enfin la bonne figure.
Je ne vais pas dire que c’est avant tout le travail de l’imagination qui prime et que le social n’est rien. Mais il faut repenser le social non pas en termes de compacité stratifiée, mais plutôt en termes de scènes, de lieux conflictuels. Qu’est-ce que le social pour moi ? C’est le lieu où opère constamment un conflit des compétences. Le social est le lieu où opère la question : est-ce que le fait que les ouvriers veulent gagner plus est une affaire privée ou non ? Il est le lieu où on pose la question de savoir si tel ou tel désagrément ou souffrance que vivent les gens est une pure affaire personnelle, privée, ou si c’est une question publique qui appelle une action collective. Le social est le lieu où se noue la question du partage, c’est ce que j’ai essayé de dire dans mes « Dix Thèses sur la politique 1 ».
1. Aux bords du politique, op. cit., p. 223-254.
Il n’y a pas le politique, comme lieu de l’action collective, et le social, comme sphère obscure des intérêts, à la manière arendtienne. Non, le social est le lieu même où se pose la question de ce qui est social et de ce qui est politique, de ce qui est privé, de l’ordre de l’individuel, de la vie obscure, et de ce qui est de l’ordre de la scène publique, donc aussi d’une compétence publique. Je l’ai dit dans La Mésentente, le social est plusieurs choses à la fois, c’est l’instance métapolitique d’explication du politique, ça peut aussi être l’objet d’une utopie, ou encore de philosophies de la compacité du corps social, du lien social. Mais le social, c’est aussi le lieu du conflit permanent, le lieu d’où le politique peut toujours ressurgir, par un travail de reconfiguration des données, qu’on peut appeler un travail d’imagination.
Cette imagination n’est pas une faculté particulière. Elle peut se trouver partout à l’œuvre, elle est potentiellement présente dans chacun de ces conflits qu’on appelle sociaux comme mise en scène de la question : « est-ce que c’est privé ou non, est-ce que ça engage simplement un réaménagement des parts ou l’émergence d’une part des sans-parts, d’une dimension proprement politique ? ». Cela renvoie à la question du présent, des émergences dans le présent. Un conflit social est ou n’est pas le lieu d’une émergence d’un sujet politique. Il faut sortir de l’idée du social en termes de composition.
En même temps, il est clair que la lutte des classes appelons-la ainsi, soyons simples produit aussi des transformations radicales de composition sociale qui sont également des opérateurs de politisation ou de dépolitisation. Si on pense à la désindustrialisation, certaines personnes pensent que c’est l’effet des transformations techniques, qu’il n’y a plus d’ouvriers nulle part et que partout tout est fait par des robots. Ce n’est peut-être plus le cas maintenant : avec les films sur Bombay et compagnie, les gens comprennent qu’on est plutôt à l’heure du sweating system, du petit travail à domicile plutôt qu’à l’heure où les robots feraient tout. Mais c’est sûr en tout cas que nous ne pouvons plus identifier « la part des sans-parts » à une classe de gens sortant massivement d’usines automobiles ou d’usines métallurgiques. Mais ceci n’est pas simplement la conséquence d’une recomposition des classes qui serait produite par une recomposition automatique produite par la technique. Les grosses usines, et les mines, elles existent toujours, ailleurs. La désindustrialisation des pays industrialisés n’est pas simplement une nécessité technique. C’est une opération de lutte des classes menée par la classe dominante. Il y a un lien très fort entre les formes de la domination économique et politique, et ce qui peut se constituer comme figure identifiable de « la part des sans-parts ». Ceci a pour effet que ce qu’on voit maintenant, ce qu’on a eu dans tous les mouvements récents : la manifestation dans la rue de quelque chose comme le peuple en général, le peuple sans identité particulière, simplement la foule de ceux qui n’ont pas peur de descendre. Sur la place Tahrir ou à la Puerta del Sol se réunissent simplement des gens.
On peut toujours expliquer, et c’est probablement vrai, qu’il y a, dans les manifestations des Indignés, un certain type de personnage social : des informaticiens car il y a tellement d’informaticiens qu’il y en a forcément ; des diplômés sans emploi correspondant à leur diplôme, des intermittents du spectacle. C’est parfaitement clair que la destruction du tissu industriel économique et l’inflation d’un secteur « intellectuel » précaire produisent des formes d’identités éclatées ; mais précisément elles ne vont pas se recomposer sous la forme unitaire de :
« nous les cognitaires, nous sommes la force nouvelle ». Pour l’instant, elles ne se recomposent que sous la forme de gens qui sont dans la rue, « indignés » ; le nom est l’absence de nom, l’absence d’identifiant suffisant pour mettre un nom de sujet correspondant à un groupe social un tant soit peu consistant.
NOUVEAUTÉ ET HISTORICITÉ
Nous voudrions aborder maintenant votre conception de l’histoire à partir du problème du nouveau. On peut considérer que votre pensée garde de l’humeur structuraliste une prédilection pour les changements de longue durée, le postulat d’une relative exceptionnalité des transformations du côté de la politique et des moments de transition entre ce que vous appelez des
« régimes de l’art ». Situons-nous précisément en ce point particulier de votre œuvre, lorsque vous évoquez, dans Le Partage du sensible, Malaise dans l’esthétique ou encore Aisthesis, le changement de ces « régimes d’identification de l’art 1 ».
1. Par « régime d’identification des arts », il faut entendre comment « nous percevons des choses très diverses par leurs techniques de production et leurs destinations comme appartenant en commun à l’art. Il ne s’agit pas de la “réception” des œuvres d’art. Il s’agit du tissu d’expérience sensible au sein duquel elles sont produites. Ce sont des conditions tout à fait matérielles des lieux de performance et d’exposition, des formes de circulation et de reproduction –, mais aussi […] des catégories qui les identifient, des schèmes de pensée qui les classent et les interprètent. Ces conditions rendent possible que des paroles, des formes, des mouvements, des rythmes soient ressentis et pensés comme de l’art », in Aisthesis, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2012, p. 10.
Comment envisagez-vous ces métamorphoses de « régime », ainsi que les forces qui les provoquent ? À partir de cet exemple, pouvez-vous nous dire comment vous pensez le nouveau et à quoi on peut le reconnaître ?
Partons des régimes. J’ai toujours insisté sur le fait qu’ils ont une historicité et que, en même temps, ils ne définissent pas une coupure de l’humanité en âges. Les trois régimes de l’art ne sont pas trois âges de l’humanité. On peut les historiciser, puisqu’on ne trouve rien dans le théâtre grec par exemple qui corresponde à ce que j’appelle une logique esthétique. On peut dire qu’il existe des modes de perception, de conceptualisation de l’expérience esthétique qui sont proprement modernes. Mais cette historicité ne peut pas être définie sous la forme de la coupure radicale. J’ai notamment insisté sur le fait que, pour moi, le « régime esthétique » est un régime inclusif dans la mesure où il fonctionne massivement par recyclage et réinterprétation, ce qui veut dire que des œuvres qui relèvent d’autres régimes y prennent place en étant éventuellement modifiées, altérées. On peut dire à la fois qu’un régime en soi n’est pas historique et que les régimes peuvent coexister, et qu’en même temps, il y a une historicité de leur émergence.
J’ai aussi souligné le fait que le « régime esthétique » est un régime instable. D’un côté, il est stable dans la mesure où il peut tout accueillir, mais en même temps, c’est un régime instable dans la mesure où il a supprimé toute norme spécifique permettant de dire « ceci est de l’art, ceci n’est pas de l’art ». Il définit une sorte de consistance propre d’une sphère esthétique et, en même temps, il ne définit aucune règle permettant de distinguer ce qui est dans l’art et ce qui n’y est pas. La consistance de la sphère esthétique est donc d’emblée menacée des deux côtés, prise entre la norme représentative et la tentation éthique. Cet écartèlement se joue en quelque sorte dès l’annonce même du nouveau. Pensons à tout ce qui se joue déjà dans la critique du « régime représentatif » chez Rousseau et dans la critique que fait Schiller de cette critique. Si on résume les choses, Rousseau montre dans un texte précisément daté, la Lettre à D’Alembert, que le « régime représentatif » est contradictoire : il prétend avoir un effet de moralisation externe tout en produisant un effet de plaisir défini de manière intrinsèque. Il prétend définir en même temps un plaisir autonome et une leçon extrinsèque. C’est, en un sens, une première apparition du nouveau. Tout à coup, quelqu’un dit « le roi est nu », ce régime est contradictoire. Mais ce qu’il propose comme remède, c’est une définition strictement éthique de la fête collective qui doit remplacer la représentation.
Vient ensuite Schiller qui répond qu’il n’y a certes pas à attendre du théâtre qu’il enseigne aux jeunes filles à protéger leur vertu, ni qu’il enseigne quoi que ce soit de l’ordre d’un comportement moral. En revanche, on peut en attendre une forme d’affinement spécifique de la sensibilité qui consiste précisément dans la capacité à ne plus être obligé de définir un choix entre le plaisir et la morale, de ne plus être obligé d’attendre une tendance spécifique produite par la représentation. Il définit ainsi une transformation du mode même de la sensibilité à la place des effets, plus ou moins contradictoires, de plaisir sensible et d’enseignement intellectuel ou moral. Mais, du même coup, il définit à nouveau une frontière instable entre sphère esthétique et sphère éthique puisque cette transformation du mode même de la sensibilité est ellemême pensée comme l’élément d’une transformation possible de l’humanité, comme la promesse d’une forme de communauté que la politique ne peut pas réaliser. La définition d’une spécificité esthétique est d’emblée sur le bord d’un basculement dans une nouvelle forme de « régime éthique ». Et l’on verra revenir à divers moments forts du régime esthétique la déclaration d’une forme de disparition de l’art dans la vie qui apparaît comme une forme constitutive, un telos immanent au « régime esthétique » lui-même.
On peut ainsi désigner des moments, des évènements qui font scandale, qui produisent la rupture d’un certain consensus. Cela dit, le passage d’une domination du « régime représentatif » à une domination du « régime esthétique » est un processus qui s’étale au moins sur un siècle et qui fonctionne essentiellement sur le mode rétrospectif. J’ai essayé de le dire dans mes travaux sur la littérature. On peut cerner des moments où le mot « littérature » change de sens, sans pour autant que ce changement de sens soit jamais thématisé. Si on suit le Cours de littérature de La Harpe entre les années 1780 et les années 1800, on peut dire que le sens du mot a changé entre le début et la fin du Cours. Mais rien n’est conceptualisé ni même déclaré de ce changement. Et si on prend un repère institutionnel, on se rend compte que c’est seulement dans les années 1850 que la rubrique « Littérature » succède à la rubrique « Belles Lettres » dans le Catalogue de la Librairie.
La possibilité de repérer objectivement le nouveau existe pour autant qu’un régime dominant définit des critères d’acceptabilité sur la base d’une normativité reconnue. S’il y a des arts poétiques constitués, s’il y a des règles académiques de la peinture, s’il y a des institutions qui incarnent la normativité de la peinture, comme les Salons au XIXe siècle, alors on peut dire : ceci n’est pas acceptable par le Salon, par l’Académie. Ceci va donc se produire ailleurs, dans des instances indépendantes, il se créera un Salon des refusés puis un Salon des indépendants, qui vont marquer que quelque chose se produit qui ne correspond plus à ce que la logique académique encore dominante appelle peinture. Il y a alors une nouveauté qui est une question d’identité et pas simplement de goût : ce que l’école impressionniste produit massivement comme peinture a l’apparence, la texture de ce qui était auparavant considéré par toute la tradition picturale comme des esquisses préparatoires, des ébauches. En France jusqu’en 1914, l’institution Salon est un repère qui permet de dire que quelque chose est inacceptable et donc de repérer la différence du nouveau.
En revanche, un « régime esthétique » achevé est un régime où il n’existe plus aucune normativité de ce genre. Si vous comparez les scandales produits par Jeff Koons ou Murakami au palais de Versailles aux scandales des Salons du XIXe siècle, il y a quelque chose de fondamentalement différent. On ne peut plus dire qu’une chose est inacceptable parce qu’elle n’entre pas dans les critères reconnus de l’art ; on dit simplement qu’une chose n’a pas sa place ici. Et ceux qui le disent seront des royalistes ou des catholiques réactionnaires. Il y a un moment où le nouveau qu’on l’exalte ou le rejette ne peut plus être défini en référence à un critère objectif. Il ne peut plus être que de l’ordre de l’évènement individuel d’une œuvre, d’un livre, d’un film, ce qui rend très difficile de dire qu’on va définir un nouveau régime. Au fond, malgré la doxa dominante, il est bien rare de voir que le nouveau fasse évènement en tant que nouveau.
Dans la politique, il y a des formes de nouveauté évènementielle qui imposent un rythme accéléré, une temporalité nouvelle. En art, le nouveau est souvent affaire de déclaration rétrospective. Qui a vu à l’époque une rupture historique dans la Fontaine de Duchamp, au moment où Stieglitz tentait d’introduire aux États-Unis Rodin, Cézanne ou Picasso ? Ce n’est pas le même nouveau qu’on va repérer et analyser trente ans après, quarante ans après, y compris pour une œuvre qui a plus ou moins fait scandale.
Vous avez insisté sur le fait que les moments de rupture de l’histoire ne sont pas identifiables de manière nette, qu’il existe des symptômes comme ce que vous venez de décrire avec le « symptôme Rousseau ». Or ce symptôme Rousseau, vous l’avez qualifié en disant que le philosophe genevois exprimait alors les « contradictions » du régime de l’art précédent, c’est-à-dire de la configuration historique antérieure. Est-ce ici l’idée plus générale que vous vous faites du changement historique : logé avant tout dans les contradictions immanentes d’un « régime» ?
Il faut voir ce que désigne le mot de contradiction. Ce qui est déclaré contradictoire par Rousseau est une logique de compromis mise en place au XVIIe siècle entre un certain type d’exigence politico-sociale et une exigence éthico-religieuse. D’un côté, il y avait eu la constitution au XVIIe siècle en France d’une certaine légalité du spectacle, contemporaine d’une fixation de la langue. Cette légitimité du spectacle s’est constituée dans un rapport tendu entre une normativité d’en haut et la formation d’un public qui va se définir dans les termes subjectifs du goût et du plaisir. Il y a eu cette constitution d’une double légitimité qu’on peut dire politique et esthétique, liée à l’instauration d’un certain type de pouvoir royal qui a coïncidé avec tout ce qu’on sait par ailleurs sur la domestication de l’aristocratie, et en particulier une domestication du goût, une légalisation du goût.
Et puis, de l’autre côté, il y a eu le compromis entre les exigences propres de cette légalité et les normes morales hostiles au théâtre édictées par l’Église. Ce que dénonce Rousseau c’est ce compromis où le théâtre, en tant que forme de légitimité politico-esthétique liée à la monarchie, avait en même temps à se justifier par rapport à une norme éthique massivement annexée par l’Église. Rousseau, peut-être en tant que citoyen de Genève, d’un pays où justement il n’y avait pas de théâtre et donc pas de compromis, met les pieds dans le plat en disant : votre affaire à vous, catholiques inconsistants, ne marche pas. Mais cette mise à nu de la contradiction de la logique représentative n’est qu’un élément au sein de toutes les transformations qui se passent dans la société, l’opinion publique, le fonctionnement du pouvoir royal au XVIIIe siècle. C’est un élément symptomatique qui fait évènement.
Les choses se passent à un niveau beaucoup plus global à la fin du XVIIIe siècle, avec la constitution des musées, et la manière dont les œuvres picturales, sculpturales sont décrochées de leur fonction ancienne. Cela commence avant la Révolution. Il s’opère une délégalisation de ce goût légalisé par la monarchie française. Mais c’est bien sûr accéléré par la Révolution, et surtout par les pillages d’œuvres d’art opérées par les armées révolutionnaires. Tout à coup toutes les œuvres picturales de partout sont amenées à Paris, les différences de genre sont brouillées et toute la légitimité du goût pictural réglée par l’Académie de peinture se trouve complètement remise en question par ces mélanges. La question du rapport entre ce déferlement et la fonction éducatrice des arts se repose alors à grande échelle. Prenons les débats qui ont eu lieu au moment de l’arrivée de toutes les caisses de ce qui avait été pillé à l’étranger par les armées révolutionnaires au Louvre. Les conservateurs se disent : c’est formidable, tous les trésors du patrimoine de la liberté qui appartenaient aux rois appartiennent désormais à la nation républicaine. Ils ouvrent les caisses, ils voient des portraits de souverains, des scènes mythologiques plus ou moins scabreuses, des tonnes de peintures religieuses, et ils se demandent : où est la liberté dans tout ça, qu’est-ce qu’on va pouvoir en faire pour l’éducation du peuple républicain ? C’est le trésor du patrimoine de la liberté humaine, mais ce ne sont que des histoires de rois, de courtisans, de prêtres, de femmes nues, de courtisanes, de débauche. La solution qu’ils trouvent consiste à dire que ce n’est pas le contenu des tableaux mais le mode de leur exhibition, leur disposition spatiale qui pourra instruire le peuple. On arrive clairement à un moment où une conjoncture guerrière fait que la légalité picturale ne fonctionne plus, avec ce résultat paradoxal qu’en voulant faire, avec toutes les œuvres pillées, une éducation du peuple républicain, on va nécessairement être amené à gommer le contenu même des tableaux et à donner un pouvoir nouveau à l’espace d’exposition lui-même.
D’une certaine façon, le fameux regard désintéressé est aussi le résultat d’une contradiction interne d’un autre genre. Ce n’est plus un type qui dit que le système ne marche plus, ce sont les gens qui sont chargés de réexposer, de donner une nouvelle légitimité aux œuvres par la visibilité même. Ne pouvant pas le faire, ils inventent le musée de l’avenir où les gens ne sauront plus qui est qui, si ce qui se passe sur la toile est moral ou non, quelle leçon cela peut donner. Ce n’est pas simplement une affaire intellectuelle, elle prend un aspect matériel tout à fait considérable. Ce sont des choses qu’il est insuffisant de traiter, comme je l’évoquais plus tôt avec Lyotard, en disant qu’à l’époque des Salons le goût change, qu’il n’y a plus de légitimité. Il se joue quelque chose de beaucoup plus massif, à savoir le fait que c’est désormais le peuple qui est censé être le sujet de l’art. La question est de savoir quel mode d’existence on donne à ce peuple qui est le sujet de l’art à travers ce qu’on va exposer et lui présenter. Comment va-t-on présenter au peuple un patrimoine dont maintenant il est le sujet ? On a là l’exemple d’une contradiction active.
Mais justement les contradictions d’un système ne le font pas exploser. Un système repose sur des contradictions. Ce que cela produit historiquement, ce sont des aménagements. En l’occurrence non pas une nouvelle peinture, mais un nouveau regard sur la peinture lié à un nouveau mode de son exposition. D’aménagement en aménagement, on voit s’opérer une révolution lente.
Le changement doit-il être pensé différemment dans les ordres politique et esthétique ? Faut-il imaginer des historicités ou des modes d’historicité différents selon les types d’activité humaine ?
J’essayais de montrer là qu’un des éléments du bouleversement historique d’un « régime » de l’art est lié à une accélération proprement politique avec ses conséquences militaires. Mais j’insiste bien sur le fait que cela ne va pas changer grand-chose dans la pratique picturale elle-même et que ça ne va le faire que très lentement dans l’interprétation. Il y a un moment où se joue cette bascule parce que le peuple devient le sujet de l’art, ça commence déjà avant la Révolution avec toutes les problématiques du XVIIIe siècle. C’est le peuple grec qui a écrit l’Odyssée et pas Homère, dit Vico : la poésie est l’expression du peuple. Avec Winckelmann, c’est la liberté grecque qui s’incarne dans les statues et non plus l’habileté des sculpteurs. Là encore il y a toute une série d’éléments et d’accélérateurs qui produisent certains effets qui ne sont pas immédiatement pensés, thématisés, transformés en une nouvelle forme de visibilité. Dans le domaine de l’art, les régimes de perception changent lentement. Ça nous ramène à la question des régimes d’historicité différents.
Je crois qu’il faut un peu renverser la hiérarchie habituelle des temporalités. Il est admis, et c’est la vision consensuelle des choses, que la politique est une affaire de longue durée car elle est assimilée à l’exercice de vertus de science, de prudence, de prévoyance qui sont le privilège des gens qui savent, qui possèdent ces vertus. On pense en revanche que l’art est le domaine des choses qui vont vite car il est supposé être le domaine de l’audace, de l’imagination, de la spontanéité. C’est une vision consensuelle normale opposant les gouvernants qui ont le regard porté vers le lointain, et ces amuseurs publics ou ces esprits illuminés et enthousiastes qui sont dans le domaine de l’émergence rapide, du risque qui par ailleurs n’est pas très grave puisque cela ne va pas vraiment bouleverser le monde. Or il faut complètement renverser cette vision.
Comment savons-nous qu’il y a de la politique ? Nous le savons en tant que pouvoir d’une instance appelée le peuple, parce qu’il y a des moments d’accélération vertigineux où tout à coup rien n’est plus comme avant. Il y a la constitution d’une scène politique où l’on voit toute une transformation quasi instantanée du visible, du pensable, de tout l’univers du possible. Quelque chose qui est impensable en juin 1789, à savoir qu’une Assemblée juge un roi et le condamne à mort, est pensable trois ans et demi après. Si on pense à ce qui s’est passé en 1968, on voit que la politique nous montre des moments où tout l’ordre normal du visible, du dicible, du pensable, se trouve bouleversé.
Ce n’est pas ce qui fonctionne dans le monde de l’art. Un tableau va être repensé deux cents ans après, les gens diront au début du XIXe siècle : c’est extraordinaire, Frans Hals, cet usage de la touche qui est complètement moderne, la couleur chez Titien. Le nouveau est ainsi pris dans des logiques de rétrospection, d’interprétation. Il y a une certaine idée du peuple qui va à toute vitesse en politique entre 1789 et 1794, et on voit le temps qu’elle met lorsqu’il s’agit de l’art. Si on prend la manière dont se crée au XIXe siècle un écart par rapport à la tradition académique, ça passe d’abord par le fait que désormais les artistes n’étudient plus seulement à l’Académie mais vont dans les musées, voient que ce n’est pas comme ça que les grands peintres du passé ont peint, et que se créent ainsi toute une série d’écarts liés au fait qu’on va opposer ce qu’ont pu faire Vélasquez, Hals, Rembrandt, Titien à ce qu’on enseigne à l’Académie. Bien sûr, il y a des moments où on peut repérer des changements accélérés. Si vous prenez la série des Compositions de Kandinsky on voit exactement comment ça passe d’une figuration qui renvoie à certains types d’imagerie populaire russe traditionnelle à quelque chose dont on peut dire que c’est un assemblage de couleurs purement abstrait. On peut repérer ces transformations, mais ce ne sont pas elles qui constituent le changement de régime. Elles se produisent au sein d’un régime de perception où, avant que Kandinsky passe de scènes colorées inspirées par les illustrations populaires russes à quelque chose de purement abstrait, il y a eu tout le travail du regard et de la critique qui a revu et pensé autrement les œuvres figuratives du passé pour en dégager des composantes picturales abstraites.
Quand bien même les « régimes de l’art » ne sauraient être confondus avec des âges de l’histoire, on peut à nouveau souligner le fait que les changements de ces « régimes » ont été peu nombreux dans l’histoire. De même, on a souvent déduit de votre philosophie l’énoncé selon lequel la politique est assez rare. Comment analyse-t-on le présent lorsqu’on adopte cette conception de l’histoire ? Que peut-on faire du présent et dans le présent si l’on sait la rareté du changement ? Que va-t-on y chercher ? Ce sont à la fois des problèmes de méthode théorique et d’orientation pratique dans l’histoire.
Nous reviendrons sur cette malheureuse affaire de la rareté. On me l’a attribuée au sens de Badiou et tous les vieux marxistes qui opposent la spontanéité à l’organisation sont tombés là-dessus, tout ça revient continuellement. Finalement, je ne suis pas satisfait de cette formulation. La politique existe en fonction de moments qui sont des moments d’exception. Cela ne veut pas dire que la politique a commencé le 27 juillet 1830 et s’est achevée le 29, mais disons qu’il y a toute une dynamique de l’espérance républicaine, de l’émancipation sociale, etc., qu’on peut rapporter à l’effet produit par une séquence extrêmement courte et exceptionnelle. La politique existe car il y a des moments où ce qui ne devrait pas arriver arrive. Tout à coup, les pouvoirs normaux sont délégitimés, ce qui se passe dans la rue n’est plus ce qui se passe normalement dans une rue, on ne porte plus le regard habituel sur les instances du pouvoir ni sur ceux qui sont autour de nous dans la rue. C’est d’abord ça qui est important pour moi, à savoir qu’il y a des moments où la politique en tant que conflit de deux régimes sensibles se manifeste d’une manière brutale dans le changement de tous les modes de visibilité, de tous les types de rapports qui existaient. C’est quelque chose qui se passe de manière plus ou moins durable, c’est ce que nous avons expérimenté en 1968. Après coup, on peut dire que c’était un coup de folie qui passe et qui se termine aussitôt. Peu importe. Il arrive des moments où aucune hiérarchie existante n’apparaît plus comme légitime. Que trois semaines, un mois ou deux mois après, elles soient rétablies et triomphantes est une chose, il n’empêche qu’il y a eu un moment politique fort où on se dit tout à coup qu’il n’y a pas de raison que toutes les activités, qu’il s’agisse de la gestion des affaires communes, des entreprises, des administrations, fonctionnent selon cette division, cet ordre hiérarchique. À certains moments apparaît tout à coup une instance qui s’appelle le peuple, un sujet du pouvoir qui n’est plus ce dont a l’habitude les gens qui votent tous les cinq ans pour élire leur chef –, il y a une forme sensible d’existence de cette instance. Il y a de la politique parce que périodiquement ça reparaît.
Dans tout présent, la question est d’essayer de cerner ce mode de réapparition. La constitution d’un spectacle inédit, une occupation inédite des lieux est pour moi plus importante que de savoir quelle est la justesse des mots d’ordre, des idées qui font que les gens se rassemblent dans la rue. Si on prend les expressions des indignés à Madrid par exemple, on peut dire : ce n’est pas très fort, ils veulent juste avoir des dirigeants moins corrompus et plus respectueux du peuple qui les a élus, ce n’est pas terrible ; mais en même temps, pour moi, c’est plus important que le crochet mis sur une ligne de TGV. Pourquoi ? Parce qu’il apparaît une instance qui s’appelle peuple et qui dit :
« Après tout c’est à nous de penser, de décider.» C’est la question centrale, qu’on peut retrouver même sous des formes un peu étranges pour nous, comme les Islandais qui communiquent par e-mail pour changer eux-mêmes leur Constitution. Comme on disait à l’époque, on peut dire que c’est réformiste mais l’idée que les gens écrivent eux-mêmes leur Constitution a quelque chose qui me semble plus important que de grands discours radicaux tels qu’on peut les entendre dans les colloques politiques dans nos pays.
L’élément essentiel dans chaque présent est de savoir ce qui, dans ce présent, réveille l’idée d’une capacité commune sous la forme d’une action pratique. Tout à coup, les gens s’installent là et disent qu’ils n’en bougeront plus. Cela peut avoir une portée tout à fait différente ; il est clair que lorsque c’est en Tunisie, en Égypte, qu’il y a des armes en face, cela prend des formes autres qu’à Madrid ou même à Tel-Aviv, à Santiago. Des gens descendent dans la rue en disant qu’ils sont le peuple et le manifestent en étant là où ils ne devraient pas être, en se constituant en un collectif peuple complètement différent du collectif peuple que les gouvernants gèrent.
Revenons à ce que vous appelez le « régime esthétique des arts ». On peut avoir l’impression qu’il s’agit pour vous du dernier « régime de l’art ». L’histoire s’arrête-t-elle avec lui ? Vous l’avez par ailleurs dit : c’est un régime qu’on peut qualifier d’instable car il brouille les critères de distinction entre l’art et le non-art. L’art actuel se caractérise ainsi par une tendance à l’indistinction qui a un versant positif, mais qui est aussi une des raisons pour lesquelles l’art peut perdre toute portée critique, comme vous le montrez dans Malaise dans l’esthétique 1.
1. « [Les] procédures de délégitimation passées du registre critique au registre ludique deviennent, à la limite, indiscernables de celles qui sont produites par le pouvoir et les médias, ou par les formes de présentation propres à la marchandise », in Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 76.
L’indistinction dans la création et l’art contemporain a donc deux visages. Ce qui pose la question suivante : à quelles conditions l’indistinction change-t-elle de signe dans les pratiques artistiques contemporaines, et de fait positif parce que inclusif se transforme en source de confusion, en simple réplication du monde environnant ? Ce changement de signe constitue-t-il un moteur du régime de l’art actuel ?
Ma critique était sur deux versants et s’en prenait à deux formes d’indistinction. La première était celle de l’art critique, où la différence critique s’effaçait d’elle-même. Ce qui prétendait encore avoir une fonction de compréhension, de formation d’une conscience, de détermination d’une énergie militante s’avérait simplement tourner en rond. À mon sens, on retrouve là une version de la critique de Rousseau. L’artiste a installé des images publicitaires ici, un billard là, un manège, un baby-foot géant ou une cabine avec des sons disco et des images de mangas pour dénoncer la consommation et l’entertainment. Arrive le critique qui dit : vous avez simplement mis un billard là, des images là, un manège là, un petit film et quelques sons disco et c’est tout ce que vous avez fait. Vous n’avez produit aucune dénonciation.
Il existe une deuxième forme d’indistinction qui intervient quand l’œuvre d’art se donne à nouveau comme une forme d’intervention sociale. C’est l’histoire de cet artiste cubain restaurant la maison d’un vieux couple dans un quartier pauvre et montrant cette intervention sur une vidéo dans un musée. Je ne vais pas revenir sur cet exemple parce que je l’ai beaucoup commenté. Je disais qu’il y a là un basculement de l’artistique dans l’éthique, qu’on peut mettre en parallèle avec un basculement du politique dans l’éthique qui est par ailleurs massif dans toute la politique des interventions humanitaires, toute l’idéologie humanitaire. À l’époque, j’ai simplement indiqué comment toute une logique, celle de l’art critique, finissait par tourner sur elle-même, et était par conséquent dépouillée de tout ce qui était sa légitimation dans une logique représentative, à savoir qu’on produit de la vertu en faisant plaisir. D’autre part, j’ai examiné les impasses de cette volonté de refaire de l’art une intervention sociale qui était elle-même une reprise caricaturale de quelque chose qui avait été beaucoup plus fort, qui avait été le projet de transformer les formes de l’art en formes d’une vie nouvelle, notamment dans la Russie d’après 1917. Je n’ai pas du tout annoncé par là une fin du « régime esthétique » de l’art.
Pour moi c’est un régime qui peut tout absorber dans son contenu, et qui en même temps, dans sa forme, est toujours sur la corde raide, sur le fil du rasoir. Il est normal que l’art dans le « régime esthétique », pour ne pas devenir un simple jeu de société, soit toujours sur le bord de retomber dans quelque version d’une logique représentative, ou d’une logique franchement éthique. La différence entre Malaise dans l’esthétique et Le Spectateur émancipé, c’est que, dans le premier cas, j’ai surtout essayé de démonter cette logique qui faisait à nouveau converger politique et esthétique dans une indistinction éthique, et dans Le Spectateur émancipé j’ai essayé de montrer que ce qu’on interprétait massivement en termes éthiques pouvait s’interpréter en termes esthétiques. C’est un peu le sens de ce que j’ai fait sur les installations d’Alfredo Jaar sur le Rwanda ou les photos des barrages israéliens sur les routes palestiniennes par Sophie Ristelhueber. Ce sont des œuvres facilement annexées, à cause de leur sujet, dans cette configuration dominée par la grande ombre lanzmannienne : l’art du désastre, de la catastrophe, de l’irreprésentable. J’ai essayé de dire que lorsqu’un artiste enferme des photos du massacre du Rwanda dans des boîtes, cela ne veut pas dire que nous sommes dans l’irreprésentable. En effet, ce qu’il va mettre sur la boîte de la photo, c’est le nom et l’histoire de la personne. Du coup, il va déplacer la question, ce n’est plus ce qui est représentable ou non, ce que l’on peut faire voir ou non, mais quel type de rapport cela suppose entre le visible et le dicible, quel statut cela donne à la victime du génocide et aux manières dont il peut être sujet d’une œuvre d’art.
Dans un premier cas, j’ai essayé de contester la logique de l’irreprésentable, et dans le deuxième cas, que j’avais déjà amorcé à propos de Shoah, j’ai voulu montrer que des œuvres cataloguées comme appartenant à un art de l’irreprésentable, renvoyant à une espèce d’absolu éthique, pouvaient être pensées autrement, au sein d’une logique esthétique où il ne s’agit pas de soustraire au visible mais de reconfigurer les rapports entre le visible et le dicible. Nous ne sommes pas obligés d’enterrer l’image de la victime du génocide, simplement nous pouvons l’exposer autrement. C’est une décision artistique et non pas une tendance immanente au « régime esthétique ». Et c’est, de ma part aussi, une décision théorique de déplacer les formes d’interprétation dominantes à l’égard de telles œuvres.
Concrètement, je ne dis pas que le « régime esthétique » est le dernier, je n’en sais absolument rien, il me semble qu’on peut repérer trois grands types de fonctionnement et que ce qui domine aujourd’hui est une logique qui relève du troisième type de fonctionnement, d’autant plus que c’est une logique inclusive contrairement aux deux autres, avec du même coup, le fait que l’inclusion peut signifier la banalisation et que la lutte contre cette dernière est toujours portée vers la restauration des autres logiques. C’est une question de limites, il n’y a pas de début et de fin mais des limites immanentes.
DISPERSION DES IMAGES : UN AUTRE RÉGIME DE L’ART ?
Restons sur la question du nouveau, mais à partir du cinéma et de l’image. Vous dites parfois que vous êtes un « travailleur de l’homonymie » : vous prenez un terme et vous dépliez les pratiques et les associations diverses qu’il recouvre. Vous avez effectué ce travail de mise à plat sur le cinéma qui est, comme vous le montrez, à la fois un art, un divertissement mais aussi de plus en plus le cinéma exposé dans les musées ou dans le spectacle vivant. On a cependant le sentiment avec cet exemple que la spécificité de tel ou tel mode d’expérience du cinéma a peu d’importance dans votre pensée de cette pratique…
Sans décider s’il y a une expérience du cinéma irréductible liée à la salle, il est clair qu’il y a un lien très fort entre trois choses : le film en tant que forme artistique, le film comme forme de divertissement, et un lieu spécifique, la salle de cinéma, qu’on lui donne un statut théorique ou pas. Le cinéma est en un sens l’art qui a conservé son dispositif essentiel, même si le film est aujourd’hui numérique et si la projection le devient aussi, c’est un autre problème. Le cinéma a conservé son dispositif et, même si le DVD et la télévision sont les supports sur lesquels nous voyons de plus en plus de films, il y a malgré tout une spécificité du cinéma par rapport à beaucoup d’arts. Aujourd’hui la salle obscure tend à devenir, comme je l’ai dit une fois, un refuge de la spécificité de l’art, alors que le musée devient le lieu de l’indistinction des arts. C’est un point auquel il faut tenir et qui renvoie à une chose :
il y a dans le cinéma une réalité temporelle absolument fondamentale, de clôture temporelle du film qui reste quelque chose d’extrêmement fort même si on est loin des quatre-vingt-dix minutes canoniques, avec une distension temporelle parfois considérable. C’est la structure de divertissement qui a imposé un certain type de clôture et qui produit une forme de constance artistique.
Il y a, à côté de celle-ci, toutes sortes d’exposition du cinéma. C’est une formule qui recouvre des réalités très diverses, l’usage de projections sur les scènes de théâtre qui est de plus en plus massif et qui peut parfois comporter la projection d’extraits de films. C’est une utilisation de quelque chose qui appartient à un art dans un autre qui tend finalement à l’instrumental. Il y a aussi la présence de l’image mobile dans les musées qui est au moins de trois sortes. C’est tout d’abord la présence de l’art vidéo qui est massivement une présence d’une forme d’art qui est avant tout un art de l’espace. Il y a eu un temps où l’art vidéo a pu se penser lié à son medium spécifique, tout ce que Raymond Bellour analyse, une certaine époque des films de Thierry Kuntzel, de Bill Viola, où on pensait qu’il existait une spécificité du pinceau lumineux qui devait produire un type d’œuvre, de déroulement de l’image mobile spécifique. Et puis il y a ce qui est advenu, à savoir que l’art vidéo est de plus en plus quelque chose comme un art de la fresque ou un art sculptural. Dans les musées, l’art vidéo est de plus en plus sur plusieurs écrans, sur toute une série de moniteurs qui donnent une dimension sculpturale. Cela devient un art de l’espace, et non plus du temps, d’autant plus qu’il est rare que le spectateur assiste à tout. Je ne parle pas du film de Christian Marclay à Venise, un film sur le temps, qui dure 24 heures, mais même quand le film dure dix minutes, il est extrêmement rare que le spectateur reste jusqu’au bout, vu qu’il y a encore quelques dizaines d’autres œuvres vidéo auxquelles il faut jeter un œil dans l’exposition. Le dispositif vidéo va donc souvent être d’abord spatial. C’est d’ailleurs indépendant du support. Il y a un certain nombre de films qui passent dans des espaces muséaux, des espaces d’exposition et qui peuvent être en 35 millimètres. Le film de James Coleman qui était présenté à Kassel en 2007, Retake with evidence, un film autour de la figure d’Œdipe, était en 35 millimètres projeté sur un très grand écran dans une cage délimitée. On est dans l’espace du musée, il y a un verre derrière lequel le spectateur aperçoit ce qui se passe sur l’écran, et, s’il le veut, il peut entrer par des portes latérales dans l’espace où il s’assiéra par terre ou restera debout. Il y a tout un dispositif qui, quel que soit le support du film, en fera quelque chose qui d’abord occupe un espace.
Il y a par ailleurs dans des musées des installations faites par des cinéastes qui ne sont généralement pas aussi intéressantes que leurs films. Je pense par exemple aux installations que Chantal Akerman a pu faire à partir de ses films, notamment le film D’Est. Une queue de gens qui attend pour un autobus pendant toute la durée d’un film a une signification que l’artiste pense peut-être transposer en ayant des écrans multiples qui prennent des moments différents de cette attente d’une foule. Mais pour moi la tension de l’image est plus forte dans le dispositif temporel du film qu’elle ne peut l’être étalée dans le dispositif de ces écrans qui fonctionnent un peu comme des barrières autour desquelles va tourner le spectateur. Je ne parle pas de l’exposition Godard qui était pour moi l’exemple type de l’écart considérable, de la façon dont quelqu’un qui a pu penser et pratiquer, avec la force que l’on sait, le cinéma comme un art du collage, de la superposition, se plante complètement quand on lui donne un espace à aménager et doit utiliser des gadgets déjà classiques de l’art des installations pour meubler un espace qu’il n’arrive pas à meubler avec son idée du cinéma. C’est le deuxième type de présence du cinéma au musée, le cinéaste qui se fait installateur.
Il existe un troisième type, à savoir que le musée a un auditorium où on joue des films qui ne passent pas, ou peu, en salle. J’ai écrit sur les films de Béla Tarr pour la rétrospective de Beaubourg, j’ai rencontré ces films dans une rétrospective au Moma (Museum of Modern Art, New York) il y a dix ans. D’une certaine façon, la présence du cinéma en dehors de la salle, y compris dans des espaces comme le musée, est au moins divisée en trois formes : l’une dont on peut dire que le musée offre la salle là où le commerce ne l’offre pas, le musée fonctionnant comme lieu de légitimation artistique.
Dans les deux autres cas, le musée s’ouvre à des œuvres fondées sur l’image mobile mais où cette dernière devient l’élément d’un dispositif spatial. On sait que beaucoup d’artistes vidéo sont au départ des plasticiens, des peintres, des sculpteurs, un certain nombre viennent de la danse, d’autres sont liés à la performance. Il faut bien penser qu’il y a un éclatement : sous le même nom d’art et avec le même support, on a à la limite l’écartement lessingien entre un art du temps et un art de l’espace.
Notre question sur la déclinaison du cinéma renvoyait au fait que Serge Daney définit le « postmoderne» au début des années 1980 comme une multiplication des supports de l’image. Nous disions tout à l’heure que vous êtes contre l’idée d’un âge de l’art ou de l’image. Mais quelle est selon vous la signification de cet éclatement, de cette multiplication des supports ? Sont-ils résorbables dans ce que vous appelez plus largement le « régime esthétique » des arts que nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises ? Ou bien faudrait-il intégrer cette dispersion contemporaine des images dans une réflexion sur un nouveau type de visibilité et peutêtre de régime des arts que viendrait annoncer ou anticiper l’expérience filmique éclatée dont vous venez de rappeler les dimensions ?
On peut parfaitement définir des éléments de périodisation sauf qu’ils ne sont pas forcément concordants. Et ils ne confirment pas forcément les schémas attendus. Il est clair par excellence que la coupure du parlant n’a pas le sens que certains lui ont donné. En donnant la parole au cinéma, elle lui a permis de donner un rôle au silence. Elle l’a surtout délivré du modèle du langage des signes, de la pantomime, de toute une série d’indexations de l’image sur la parole qui ont été très forts entre la fin du XVIIIe et les années 1930. En un sens elle a libéré l’image et le mouvement de la nécessité d’être un langage.
Il est évident par ailleurs que la transformation du matériel joue aussi : si nous pouvons entrer n’importe où avec une toute petite caméra, comme Pedro Costa à Fontainhas (un bidonville de Lisbonne), nous ne sommes plus dans les oppositions entre le cinéma de studio et le cinéma du réel. Il est clair aussi qu’avec la steadycam Béla Tarr n’est plus dans l’obligation de choisir entre la caméra à l’épaule et la grosse machine et qu’il peut inventer des manières nouvelles de varier mouvement et arrêt autour des corps. Il existe toute une série de transformations qui définissent des possibles de l’image à divers niveaux. Le téléphone portable a d’abord été un représenté. En tant que tel, il a permis de produire des formes d’émotion inédites comme ce « i love u » et ce « delete » qui, dans Be with me d’Eric Khoo, occupent tout un écran pour dire la fin d’un amour. Maintenant il sert à faire des films. Il y a toute une série de strates d’intégration de la vidéo, de l’image électronique, si on pense à Brian de Palma et à la façon dont, dans Redacted, il retraite, dans un film qui reste un film de fiction, des images documentaires ayant circulé sur Internet mais aussi donne à l’image cinématographique l’aspect d’un écran d’ordinateur. Tout cela joue assurément un rôle, puisque la technique ne joue plus tant dans le sens d’un perfectionnement que d’une dispersion et d’une dé-hiérarchisation des types d’images, du public et du privé, de l’art et de la circulation des informations et des messages. En ce sens, cela confirmerait la capacité d’accueil du régime esthétique, plutôt que cela ne signerait la mort de l’image.
Il faut aussi intégrer la question des lieux. Il est clair que la disparition des cinémas de quartier définit une périodisation du cinéma qu’il faut prendre en compte, qui correspond à un type de formatage, car le multiplex est un instrument de formatage des films, un art qui était un peu indécis entre art et divertissement et où il sert à faire le tri. Il y a aussi l’entrée du cinéma au musée, la cinémathèque qui se fait lieu d’exposition, toute une série de transformations extrêmement importantes, dont cette diffusion, de dispersion des formes de l’image mobile.
Ce qui est difficile, ce qui n’est pas possible pour moi, c’est de trouver un mode de concordance entre toutes ces transformations, si on ne veut pas retomber dans les schémas : triomphe ou mort de l’image, esthétisation ou anesthétisation, etc. Pour décider qu’un instrument nouveau est un tournant décisif dans l’histoire des images, il faut prendre le temps de regarder assez longtemps les images qu’il produit.
LES CULTURES POPULAIRES
Les cultures populaires sont présentes dans vos recherches mais presque toujours à travers des artistes. Il y a par exemple un texte dans La Fable cinématographique sur la télévision à partir de Fritz Lang ou bien une réflexion sur l’« entertainment » avec Vincente Minnelli dans Les Écarts du cinéma. Un tel accès ne contient-il pas le risque de reconduire une opposition entre le haut et le bas, le noble et le vil que vous critiquez par ailleurs ? Quel rapport entretenez-vous avec la télévision ou la variété dont vous parlez occasionnellement ?
J’ai beaucoup travaillé à une certaine époque sur des choses qui appartiennent à ce qu’on appelle la culture populaire, toute la question de la poésie ouvrière, de la chanson au XVIIIe siècle, du théâtre que j’ai beaucoup travaillée, avec toujours une idée qui me paraissait importante et qui était de penser les formes d’appropriation culturelle qui rompaient les barrières, plutôt que de m’intéresser à un domaine appelé « culture populaire ». Au départ, j’ai travaillé dans une position critique par rapport à un partage selon lequel le peuple a sa culture. Or tout commence avec le fait qu’il y a des gens du peuple qui ne veulent pas avoir la culture du peuple. De toute façon ce qui m’a intéressé a toujours massivement été des questions de frontières, soit que des gens en principe voués à la culture populaire veuillent une autre culture, soit qu’une culture dite noble se forme en intégrant des éléments d’une culture dite populaire, de la pantomime, du cirque, de la chanson, de la musique populaire et autres, comme cela a eu lieu au sein du « régime esthétique » des arts à travers une série de formes et de procédures.
Un deuxième point : j’écris sur deux sortes de choses, sur des types d’expériences significatives par rapport à la question du partage, et j’écris sur les choses que j’aime. Je choisis des œuvres qui m’ont frappé par leur force intrinsèque et qui en même temps montrent quelque chose par rapport au partage du sensible. C’est, de fait, le cas de Madame Bovary plus que des Mystères de Paris et des films de Pedro Costa plus que des séries télé. Dans le monde des « media studies » et des « film studies », dès qu’on sort un peu de France, on vous tombe dessus en demandant pourquoi vous parlez de Minnelli, de Fritz Lang et pourquoi vous n’avez rien fait sur The Wire. Le nombre de gens qui travaillent sur The Wire dans le monde germanique et anglo-saxon, c’est absolument phénoménal. Il y a cette idée très forte que, si on est de gauche et qu’on s’intéresse à la politique, il faut travailler sur les choses étiquetées « culture populaire » et que toute œuvre qui tient par elle-même au lieu d’être simplement un élément statistique ou symptomatique est « élitiste ». Mais ce qui m’intéresse, ce sont les questions de frontières et d’essayer de transmettre dans un autre langage un certain type d’émotion que je peux ressentir devant des œuvres qui jouent aussi sur cette frontière.
Ce qui m’a intéressé chez Flaubert, c’est ce moment où la littérature s’autonomise en se faisant comme l’interprète de l’aspiration des gens du peuple à avoir une autre culture, un autre monde sensible que celui qui leur est destiné. Je crois qu’on a tendance à confondre deux choses complètement différentes, l’opposition de la culture légitime et la culture non légitime, et la hiérarchie interne liée à l’affinement propre de la sensation. Dans tous les domaines culturels, hauts ou bas, on sait très bien qu’à partir du moment où une pratique produit un affinement de la sensation, il est des choses qu’on ne peut plus écouter ou voir. Cela se produit aussi bien pour les gens qui aiment les BD ou le hip-hop que pour les gens qui aiment la musique dite savante ou l’art des musées. Dans les formes de culture dites populaires, il existe en fait des degrés d’appréciation qui sont complètement hiérarchisés. Quelqu’un qui est dans la culture des musées, de la musique savante ou des films supposés artistiques peut penser que le rap est toujours du rap. Pour quelqu’un qui vit dans l’univers du rap, certaines formes de rap sont nulles, inaudibles, insupportables. Il faut vraiment distinguer complètement cela. Le niveau de compétence esthétique au sein de toute appréciation d’une forme culturelle ou artistique quelconque est indépendant du caractère haut ou bas sur une échelle générale.
Je viens de consacrer quinze jours, trois semaines à écrire un livre sur Béla Tarr, j’ai dû m’interrompre pour aller voir le dernier Lars Von Trier. Quand on a passé quelques semaines sur Béla Tarr, on ne peut pas regarder du Lars Von Trier, et pourtant Lars Von Trier est un auteur canonique, consacré. C’est une exigence qui fonctionne au niveau sensible, il y a des choses qu’on ne peut plus supporter dans tous les domaines. Il existe des gens dont le raffinement dans des cultures dites populaires est infiniment supérieur à des gens qui vont écouter des concerts de musique classique ou qui vont à la biennale de Venise. On peut s’intéresser à toutes les formes, mais il faut absolument refuser l’idée qu’on le doive. Pourquoi s’obliger à lire ou voir des choses qu’on ne peut pas supporter ? Surtout, il faut séparer les hiérarchies esthétiques produites par l’expérience esthétique de toute classification des formes d’art en termes de haut et de bas.
La question ne portait pas nécessairement sur la défense des « cultures populaires » mais rejoignait aussi en un sens le problème du nouveau que nous avons déjà posé. Est-ce que vous percevez du nouveau dans une forme qui n’est pas celle d’un auteur canonique ?
Le problème, c’est, tout simplement, que la notion d’« auteur canonique » ne définit aucune spécificité. Un classement n’est pas une identité. Et l’idée du « nouveau » est elle-même problématique. Le plaisir esthétique est toujours plus ou moins un mélange de reconnaissance et de surprise. Il y a des mélodies très simples qui vous touchent dans une chanson de variété ou dans un air d’opéra parce que vous avez l’impression de les avoir déjà entendues, parce qu’elles se raccordent à d’autres sensations, à des moments de votre vie. C’est un timbre de clarinette ou de cor chez Mozart ou des chœurs de Verdi qui rappellent des chansons de colonies de vacances. C’est l’effet « François le Champi » décrit par Proust. Et il y a des moments où, au contraire, vous avez le sentiment qu’on n’a jamais filmé un corps ou un lieu avec cette lumière, ce type de mouvement, cette vitesse... Cela peut être le début de Miss Oyu de Mizoguchi, le dialogue de Mouchette et du braconnier dans Mouchette, l’arrivée des paysans dans le manoir vide dans Satantango...
Mais il est clair aussi que la possibilité de sentir du nouveau et de l’accueillir est elle-même liée à toute une pratique d’immersion qui vous rend tolérant ou intolérant à un spectacle. Et cette pratique est aussi une pratique qui lie, sans qu’on y pense, la sensation éprouvée devant des formes nouvelles à des souvenirs d’enfance. Il faut aussi avoir aimé des romances à deux sous sur des enfants malheureux et éprouvé de la nostalgie dans des maisons abandonnées, et il faut que cela se soit mélangé à Bresson, Mizoguchi et bien d’autres pour apprécier « esthétiquement » la nouveauté de Satantango. C’est pour cela que toutes ces histoires sur l’art élitiste et l’art populaire sont si bêtes et si fausses.
Bien sûr, c’est aussi une question de synesthésie personnelle. J’ai passé ma vie à relire les mêmes livres. D’un côté, cela a rendu pour moi la plupart des livres illisibles (ce qui est une façon de parler, parce que, en même temps, ça m’a permis de les lire très vite et finalement de percevoir très vite ce qui pouvait en faire des symptômes intéressants). En revanche, cela m’a sans doute permis de voir comme œuvres d’art beaucoup de films qui, pour l’opinion dominante, sont des œuvres de pure consommation populaire et d’être sensiblement ému par des films qui, pour cette même opinion, sont des exercices ennuyeux pour intellectuels. La question est celle des usages du temps qui vous permettent de prendre le temps nécessaire pour ce qui est capable d’enrichir votre capacité sensible et, à l’inverse, le temps juste suffisant pour comprendre comment certaines choses sont faites et de quoi elles sont le symptôme.
Quatrième partie
Présents
CARTOGRAPHIE DES POSSIBLES
Vous dites ici ou là que votre tâche est celle d’une cartographie du présent. Vous précisez qu’il s’agit plutôt d’une « cartographie des possibles ». Cette expression amène deux questions. La première porte sur la métaphore cartographique elle-même. On pourrait défendre une thèse historique qui consisterait à dire que dans une période de reflux de la critique ou bien dans les postures de « critique de la critique » comme la vôtre, la pensée définit souvent sa tâche par l’opération cartographique. Cela a représenté un trope de la pensée des années 1970 et c’est une image que vous reprenez, qui présuppose une désorientation qu’il faudrait d’ailleurs peut-être définir ou discuter. La première question serait de savoir si l’opération cartographique elle-même, ou la métaphore de la cartographie, ne pose pas un problème de différentiel de positions entre celui qui parle et ce dont il est question, ce qu’on cartographie. Et ce serait alors quelque chose qui contrevient en partie à votre pensée. La métaphore de la cartographie ne pose-t-elle pas un problème de ce point de vue par rapport à l’ensemble de votre démarche ? La deuxième question touche à la définition du possible qui est évoquée plusieurs fois dans votre philosophie. Vous parlez parfois de « système des possibles », vous dites que la politique est ce qui peut bousculer ce « système des possibles ». Le « système des places » et le « système des possibles », est-ce exactement la même chose ? Comment faire le tour des possibles d’une époque, comment tracer la ligne entre le possible et l’impossible étant entendu, et c’est énoncé très tôt dans votre travail, que le possible n’est pas simplement l’imagination utopique ou débridée qui conduirait à construire des espaces simplement irréels ?
On pourrait partir du plus simple qui serait de dire que le mot « possible » est employé dans mes textes avec divers degrés de rigueur, et pas nécessairement selon un sens unique renvoyant à une théorie du possible. Je dirai pourtant deux choses. En général, « possible » tel que je l’emploie ne s’oppose pas à réel, et « possible » s’oppose moins à « impossible » qu’à « nécessaire ». Autrement dit, « possible » ne définit pas quelque chose en attente d’actualisation mais plutôt une manière de penser ce qui est. J’aime bien reprendre la phrase d’Aristote qui est que ce qui est réel est en tout cas possible. Quand je parle de possibles, ce sont toujours des possibles qui ont été effectués, qui ont été actualisés, et la question est au fond le statut de cette actualité. En ce sens « possible » s’oppose à « nécessaire ». Mais tous deux sont des modalités du réel, des manières de le conceptualiser. Le nécessaire est le réel qui ne pourrait pas ne pas être. « Possible » est ce qui pourrait ne pas être, ce qui n’est pas la conséquence d’un enchaînement des circonstances qui le précédaient et qui le prédéterminaient. C’est du même coup ce qui maintient ouvert l’espace d’un autre type de connexions que celles du nécessaire. Si on pense en termes politiques, on peut établir un clivage entre ce qu’on peut penser dans les termes du nécessaire et ce qu’on peut penser dans les termes de ce qui existe comme l’émergence d’un possible, l’émergence de quelque chose qui pouvait ne pas être. Ce qui veut dire aussi l’émergence d’une scène, d’une actualité, d’un évènement qu’on peut penser comme appartenant à une autre distribution du sensible, à un autre système de coexistence que le système normal de l’enchaînement des raisons.
« Possible » n’est pour moi jamais de l’ordre de l’imagination au sens où elle serait ce qui précède l’actuel. Le possible, ce n’est pas l’utopie, au sens de ce qui est en attente d’actualisation. Mais c’est un réel, une existence qui n’est pas préformée dans ses conditions, qui est en excès par rapport à ses conditions et qui, du même coup, définit quelque chose comme un autre monde possible. Autrement dit, on peut renvoyer certains évènements du monde réel à un autre type de connexions que les connexions normales. Les phénomènes de soulèvement, depuis Mai 68 jusqu’au « printemps arabe », les différents mouvements de ce type, définissent des possibles qui sont apparus dans des situations qui n’étaient pas faites pour les accueillir. Il apparaît tout d’un coup qu’il peut exister un monde sans hiérarchie, des formes de présence populaire, de rassemblement qui soient en écart par rapport aux logiques dominantes. Il peut advenir toute une série de formes de liaisons, d’apparitions, de manifestations, de solidarité. Il existe des petits segments d’autres mondes possibles qui sont donnés dans une actualité. Au fond, toute la question est de savoir chaque fois si on interprète les choses selon une logique du nécessaire ou selon une logique du possible, si on pense une émergence de type insurrectionnelle sur le mode de l’effet de ses causes, ou sur le mode de quelque chose qui n’était pas anticipé. La question est de savoir, par exemple, si on pense que ce qui s’est passé en 1968 est un phénomène de mode lié au comportement de la jeunesse, de la consommation, à tout ce qu’on raconte sur les Trente Glorieuses et compagnie, qui n’étaient d’ailleurs pas si glorieuses que ça, ou si on pense que c’est une émergence singulière qui dessine une autre histoire de ces mêmes années. Redéfinir un univers des possibles, c’est finalement remettre du possible dans le réel, soustraire du nécessaire. C’est une question de prolongement, d’interprétation des émergences.
Ce qui m’amène à la cartographie. L’important, ce n’est pas l’idée de faire la carte au sens de dessiner les contours du territoire et ses divisions, mais d’opposer un modèle de distribution et de coexistence aux modèles d’exclusion portés par une certaine vision du temps. J’ai déjà évoqué ces années de jeunesse que j’ai passées à étudier Feuerbach. Il a ces formules sur le temps qui exclut et l’espace comme milieu de la coexistence. D’une certaine façon, j’y suis resté fidèle ou plutôt, j’ai retrouvé autrement cette idée : ne pas penser une actualité comme la conséquence d’un enchaînement temporel, ne pas penser que ce qui est exprime ce qui était avant et est appelé à être supprimé par ce qui va venir, mais penser que c’est un mode de présence différent. Il existe plusieurs modes de présence, plusieurs types de présentations sensibles dans un même temps. Ce qui est important pour moi, ce n’est pas l’idée de faire une cartographie. Je n’étais pas tellement enthousiaste, dans l’entretien de Foucault/Deleuze, sur ce thème du nouveau cartographe. C’est plutôt du côté d’une critique de la nécessité historique que se tient cette pensée de cartographie ou de topographie. L’essentiel, c’est l’idée qu’il y a toujours plusieurs présents dans un présent, plusieurs temps dans un temps.
FIGURES DU PRÉSENT, MODALITÉS DE LA « POLICE »
Il existe dans votre travail une tension entre, d’une part, l’élaboration, la construction de vos catégories de pensée et, d’autre part, le fait que depuis La Leçon d’Althusser ou Les Révoltes logiques, vous êtes très attaché à la conjoncture, aux débats idéologiques du présent. C’est pourquoi, si on lit votre œuvre en la détachant de ces discussions publiques situées, on a l’impression qu’elle offre, par-delà ses catégories récurrentes, des caractérisations du présent qui sont changeantes selon les ouvrages. Si on prend par exemple la question politique, et en particulier la question démocratique, nous avons repéré un certain nombre de notions successives qui décrivent ce que serait l’âge contemporain de ce que vous appelez la « police », ou un certain état de la démocratie contemporaine: vous parlez de « démocratie consensuelle », de « post-démocratie », d’« épistémocratie », mais aussi d’« oligarchie ». Vous parlez ailleurs de « désymbolisation » de l’ordre social. Autrement dit, il y a un ensemble de catégories qui, certes, évoquent parfois des problèmes ou des difficultés un peu différentes, mais qui sont là pour essayer de qualifier la « police » présente. Cela soulève d’abord une question de compatibilité notionnelle, et pose corrélativement le problème des métamorphoses de ce que vous appelez la « police » dans votre pensée politique. Comment qualifier la « police » au présent, comment en déterminer les traits les plus caractéristiques, et comment les distinguer d’une police des années 1930 ou des Trente Glorieuses dont vous avez parlé tout à l’heure ? Ce sont donc les deux pans de la question : compatibilité interne de ces qualifications successives de la « police » contemporaine; problème de l’historicité des types de « police » et des manières de les distinguer.
Partons du fait que vous avez bien raison de parler de « qualification ». Les qualifications sont toujours des différenciations. Parler de « post-démocratie » n’est pas définir un concept de la démocratie à l’âge du « post », mais une manière de déplacer ce qui est le présent déclaré de la démocratie. J’ai commencé à employer cette expression autour des années 1990 comme une manière de répondre à la question : qu’est-ce qui existe actuellement comme système d’opérations de pouvoir et de modes de représentation sous le nom de démocratie ? L’appeler « post-démocratie », « démocratie consensuelle », ou tout autre nom, c’est d’abord une manière de créer de la scission dans la notion. C’était à l’époque une manière de sortir du partage habituel, à savoir : soit on croit à la démocratie parlementaire et aux valeurs démocratiques de la libre expression, soit on croit que tout cela n’est que l’apparence qui cache l’exploitation, etc. Il y a un jeu des qualifications qui essaye chaque fois de casser ou de briser la clôture d’une notion telle qu’elle est donnée dans l’opinion, y compris dans l’opinion de ceux qui s’attachent à la critiquer ou à la dénoncer. C’est le premier point : un nom est un opérateur de déplacement, et les logiques de déplacement obligent à suivre les recompositions de la logique dominante : par exemple de voir comment celle-ci passe de l’opposition démocratie/totalitarisme à ce discours schizophrénique qui oppose la démocratie à elle-même.
Le deuxième point concerne la notion de « police » qui a chez moi une double inflexion. D’un côté, c’est une notion différentielle pour dire que ce que nous appelons le politique ou la politique recouvre en fait des types de pratiques, d’opérations, de systèmes de représentations qui ne sont pas homogènes, que c’est proprement la rencontre entre des logiques hétérogènes. C’est un premier moment qui répondait à une question qui faisait le titre d’un colloque en 1991 : « Qu’est-ce que le politique ? ». Le deuxième moment, qui appartient au mûrissement de mon propre travail, essaie de construire les concepts de « police » et de politique en termes de « partage du sensible ». Dans ce second temps, je me suis attaché à définir la police comme un mode de symbolisation de l’ordre commun et non comme l’appareil d’État, les pratiques gouvernementales ou la disciplinarisation des corps. J’ai alors opposé une organisation saturée de l’ordre sensible qui met les choses et les êtres en commun selon une logique des places et des identités à une logique qui vient la disjoindre en y opposant ce supplément, cette « part des sans-parts » qui n’y a pas de place. De ce point de vue structurel, on définit une radicale hétérogénéité, alors que, du point de vue de l’analyse et de la reconfiguration polémique du présent, on traite toujours de certaines formes de composition de leur rapport. Cela fait une tension dans l’usage du mot qui autorise les simplifications de ceux qui pensent que j’appelle « police » l’appareil d’État et politique ce qui le conteste. Ce serait une façon un peu niaise de poser et de résoudre les problèmes. Il y a toujours une intrication entre une déconstruction de la scène politique telle qu’elle est donnée et le fait de poser des concepts qui peuvent servir d’opérateurs pour définir ce qui se passe dans un moment, une conjoncture de ce qui est nommé comme la politique. Il n’y a pas la « police » qui manigance les affaires dans son coin, et la politique qui lui répond en face. Il y a un certain jeu au sein duquel se définissent des opérations étatiques mais aussi toute la construction médiatique du monde commun dans lequel ces opérations se passent, et puis il y a les formes de contestation de cette logique.
Cela dit, si on essaye de penser une histoire de la « police » de la disposition présente du rapport politique/police pour être plus exact le concept de consensus peut être un concept global. Le consensus, j’ai essayé de le redéfinir, en partant d’une notion de l’opinion commune de la fin des années 1980, au moment du gouvernement Rocard, où il y avait l’idée que maintenant on allait définir un consensus national. C’était aussi le moment de la liquidation dernière du programme socialiste des origines, le moment où le processus idéologique qu’avait été le mitterrandisme, ce mariage d’idéologie de gauche molle et de droite réactionnaire dure, est parvenu à une fusion qui a défini, pour le dire vite, l’idéologie Esprit des années 1990. Je suis parti du mot « consensus » qui caractérisait cette conjoncture là, le moment où on se rend compte que ce que veulent les socialistes et ce que veut le RPR n’est pas très différent, que cela renvoie à des analyses communes et à des programmes de formes de gouvernement sans beaucoup de différences. J’ai essayé d’en faire quelque chose comme le concept d’un rapport spécifique entre la politique et la « police ».
Définir notre époque comme celle du consensus veut dire deux choses à mon avis. Premièrement cela désigne un certain nombre de pratiques étatiques, et la constitution d’un rapport entre les pratiques gouvernementales et des formes de gouvernement internationales, supranationales liées elles-mêmes à des institutions financières. On peut dire que le consensus définit la construction de ce monde globalement commun et essentiellement défini par la loi du marché et du profit, la construction des formes de rapport entre État et institutions supra-étatiques, des formes de relation entre institutions supra-étatiques et institutions financières internationales définissant la part des États et la façon dont le gouvernement des États répercute dans leur nation les conséquences de l’ordre global, à savoir la destruction des systèmes de solidarité, de protection, de sécurité sociale, la précarisation, la liquidation ou la privatisation, quand c’est rentable, de ce qui était le domaine commun. Le consensus est d’abord cette redéfinition du commun en termes de rapports entre les peuples et les gouvernements, c’est la construction d’une logique mondiale, globale, de la domination qui n’avait jamais vraiment existé. On peut dire que l’Europe est un certain capitalisme qui n’avait jamais existé avant. C’est un premier pan, cette reconstruction de ce qui est l’espace commun pour les peuples singuliers dans cet espace global, l’ensemble des opérations gouvernementales qui produisent cette reconfiguration.
Deuxièmement, en termes de « partage du sensible », le consensus est aussi du même coup une configuration sensible du monde commun comme un monde du nécessaire, et comme le monde d’une nécessité qui échappe au pouvoir de ceux qui vivent au sein de cette nécessité. Si le consensus est en un sens cet ensemble d’opérations gouvernementales dont je parlais, il est aussi la construction des évidences du monde sensible au sein desquelles ces opérations peuvent s’effectuer sans trop de trouble, en particulier cette construction intellectuelle, médiatique, à laquelle ont collaboré aussi bien les intellectuels, les historiens, les sociologues, les philosophes universitaires, les journalistes de télé et des quotidiens. C’est la construction de ce monde où nous sommes face à la nécessité, où il n’existe pas de possible, pas de choix, mais seulement le choix de la meilleure manière de gérer la nécessité. Cela veut dire aussi la construction d’un monde commun où la dimension du conflit est remplacée essentiellement par le rapport de la connaissance à l’ignorance. Fait partie du consensus cette construction du système global de l’information, du savoir comme une sorte de triomphe de la logique pédagogique, de l’abrutissement, où chaque évènement, chaque chose qui arrive doit être présentée comme quelque chose à interpréter. J’ai essayé de décrire ce système d’information en disant qu’il ne s’agit pas du tout de noyer les gens sous un flot d’images mais de leur présenter au contraire chaque chose qui se passe comme quelque chose qui leur est dérobé, à laquelle ils n’ont pas accès, qu’il faut leur expliquer, leur décrypter selon l’expression qui est maintenant devenue leur expression fétiche.
Le consensus, c’est la mise en place progressive de cette pratique gouvernementale et intergouvernementale, et de cette représentation du monde commun qui en majore l’opacité à ceux qui y participent, à la fois la nécessité d’un gouvernement d’experts, et la nécessité d’être constamment mis en possession des clés de ce qui se passe. C’est ce qu’on peut définir comme le cœur de la logique actuelle de la police avec le fait que cette logique actuelle construit des marges extrêmement importantes et refoule toute une série de populations, de mouvements de populations, de formes de résistance qui sont de plus en plus marginalisées. D’une certaine façon, l’ordre policier se construit de plus en plus comme quelque chose à quoi il n’existe pas de réponse collective, par rapport à quoi il ne peut donc y avoir que des déplacements et des dérives individuelles. L’ordre policier se construit comme ce qui n’a plus en face de soi d’instances conflictuelles légitimes au sens de légitimées par l’analyse des situations, mais seulement des actes erratiques, maladifs, criminels et autres. L’achèvement de l’ordre policier est le fait que tout ce qui n’est pas pris dans le système devient une affaire de marginalité, de migration, de pathologie, de délinquance, de terrorisme et ainsi de suite. Du même coup, l’ordre consensuel est obligé de se doter d’instruments de police renforcés pour contrôler les marges et les fuites que nécessairement il ne cesse de créer.
On perçoit bien dans ce que vous venez de dire le lien entre le consensus, l’épistémocratie, la désymbolisation de l’ordre social en tout cas, l’absence d’un travail de symbolisation qui permettrait sinon à ces fuites, ces marges, ces sorties individuelles, de constituer un autre commun. Cela signifie-t-il aussi que dans ces qualifications ou caractérisations du présent, il y a un enchaînement historique ? Ou bien qu’elles sont avant tout stratégiques, qu’elles servent à casser un lieu commun du moment qui vous paraît nuisible à l’intelligence du présent ? Ainsi toutes les qualifications n’ont peut-être pas la même consistance.
Parmi ces qualifications, certaines ont une fonction polémique définie par la configuration du donné qu’il s’agit de remettre en cause. Il s’agit de scinder une notion commune, de la travailler de l’intérieur. D’autres définissent un aspect du processus. Si on parle d’« épistémocratie », on voit bien qu’on définit un des aspects du processus, à savoir la légitimation croissante des formes de gouvernement par la science, y compris dans cette situation absurde où tout le monde voit bien qu’on obéit malgré tout à des normes dites scientifiques dont on voit par ailleurs qu’elles sont inopérantes, et éventuellement manipulées par des escrocs. Tout le monde voit bien que Sarkozy ne connaissait rien à l’économie, qu’il se repose sur des vérités économiques qu’on croyait éternelles il y a dix ans et qui se sont effondrées, qu’il se battait pour maintenir une note donnée par des agences composées de financiers eux-mêmes largement corrompus. L’« épistémocratie » désigne cette représentation du pouvoir qui est nécessaire à son fonctionnement, pas l’effectivité d’un gouvernement de la science sur le modèle platonicien ou tel que le rêvent encore quelques technocrates.
La police peut aussi être, en quelque sorte, étalonnée sur cette échelle des droits, des égalités ou des accès accordés. Vous dites parfois cela affleure dans vos textes qu’il y a en quelque sorte des bons et des mauvais âges de la police. Il devrait ainsi exister des critères qui permettent de dire si une police est plus ou moins favorable à la population qu’une autre, n’est-ce pas ?
Oui, mais encore une fois en évitant de substantialiser la police et le politique. Il existe un état des rapports entre police et politique, un état d’avancée de la politique, qui fait que nous avons une organisation des conditions de la vie meilleure qu’une autre. Il existe des critères très simples, on peut penser à la corruption. On sait qu’il existe des États où on ne peut rien avoir sans payer l’agent de police, le fonctionnaire concerné, etc. Le fait de vivre dans des États où l’administration à la base n’est pas systématiquement corrompue est extrêmement important. Mais cela ne définit pas une « bonne » police. Cela définit un état favorable des rapports entre des logiques contradictoires, un système de contraintes pour les pratiques gouvernementales. Savoir si la réaction normale quand les gens descendent dans la rue est de tirer sur eux, ou au contraire d’éviter de tirer, c’est un critère qui permet de distinguer l’état de ces rapports. On se souvient de cette loi universitaire qui a dû être enterrée en 1986 quand les manifestations hostiles se sont soldées par un mort. Je me souviens être allé porter une fois une pétition à l’Élysée, sous Chirac. Nous sommes arrivés par la petite porte de côté, nous sommes montés, nous avons vu quelqu’un du cabinet, peu importe qui nous avons vu et ce que notre pétition est devenue. Mais c’est un critère important de savoir que l’on peut ne pas être effrayé à l’idée de rentrer dans le siège du gouvernement suprême de la nation. Encore une fois on ne peut pas dissocier un état de la police d’un état de la capacité politique.
RUPTURES, RÉVOLUTIONS, RÉVOLTES
On a beaucoup parlé de révolutions en ce qui concerne les évènements de 2011 dans une partie du monde arabe. Le choix des mots de la rupture historique contient un enjeu intrinsèquement politique. Quel mot privilégiez-vous pour votre part ? Vous parlez à plusieurs reprises de « capacité collective » pour tenter de cerner cette classe de moments. Foucault donne l’impression de préférer le terme de « soulèvement» à celui de « révolution ». De son côté, Deleuze essaie de casser l’idée que la révolution serait associée à une représentation téléologique et c’est pourquoi il privilégie la notion de « devenir révolutionnaire»…
Je n’ai pas vraiment de bon terme à proposer pour désigner ce qui est quand même la marque de la rupture dans le présent, et notamment à partir du « printemps arabe ». Je n’ai rien contre le terme de révolution, mais il est important de défaire le lien entre les révolutions et la révolution, entre des évènements, des conjonctures révolutionnaires, et la révolution comme l’accomplissement d’une nécessité historique, le passage radical d’un mode de production à un autre selon le mode marxiste. On a connu, dans l’histoire moderne, des révolutions, qui ont duré trois jours, quelques mois, quelques années.
Qu’est-ce qu’une révolution pour moi ? C’est le moment où tout un ordre du visible, du pensable, du possible se trouve brutalement congédié et remplacé. Si on pense au sens concret du mot, c’est devenu, dans le monde moderne, le moment où le monde se met à tourner à l’envers, alors que le sens premier, c’était le retour au point de départ. Ayant beaucoup travaillé sur 1830, 1848, 1871, je tiens qu’on peut parler de révolution là où il y a la brutale interruption de tout un ordre symbolique donné, et où apparaissent comme possibles des choses qui étaient absolument impensables et un acteur populaire qui n’avait pas de place sur la scène antérieure. L’évènement de parole, c’est la façon dont cet acteur se nomme en s’emparant à nouveau de ces mots en excès que sont « liberté », « égalité » ou autres. C’est bien quelque chose comme ça qui s’est passé en Tunisie, en Égypte. Il faut refuser l’argument qui dit : ça n’a provoqué ni le renversement du pouvoir d’État ni la fin du capitalisme, donc ce n’était pas une révolution. L’argument s’applique aussi à bien des révolutions du passé. Les gens disent que l’interruption ne suffit pas, qu’il faut s’organiser dans la durée pour faire la révolution finale et définitive. Mais une révolution est une séquence de temps dans laquelle les rapports d’autorité et toute la construction du monde sensible et pensable dans lequel nous vivons se trouvent brutalement bouleversés. Cela dure plus ou moins longtemps, mais on peut appeler révolution tout processus de ce type. Le soulèvement désigne le fait que les gens bougent mais ne désigne pas ce processus important de transformation de la scène du possible. Il faut pouvoir à nouveau qualifier de révolution des bouleversements, sur une certaine séquence temporelle, des rapports d’autorité, de représentation même de ce qui met les gens dans une communauté, avec des conséquences à court, moyen ou long terme qui sont extrêmement différentes.
Foucault dit quelque part à ce sujet que le rôle de l’intellectuel « aujourd’hui doit être de rétablir pour l’image de la révolution le même taux de désirabilité que celui qui existait au XIXe siècle ». Quel est votre propre rôle ? Que pensez-vous des interventions en tribunes de presse ?
Je ne parlerais pas d’un rôle de l’intellectuel, je parlerais de mon rôle de chercheur et d’écrivain. Ce qui traverse tous mes écrits, c’est tout de même de maintenir la désirabilité de ces états de subversion globale des relations d’autorité et de tous les systèmes de représentation qui rendent ces rapports d’autorité acceptables, normaux ou inéluctables. Je ne sais pas si c’est un travail d’intellectuel. Depuis trente-cinq ans, j’ai essayé de maintenir ouvert l’espace de pensée ce qui veut dire aussi l’espace de puissance affective, de désirabilité de tout ce que j’ai compris sous le terme d’émancipation. Ce travail peut, en des circonstances données, se résumer sous la forme de tribune. Mais la condition d’une tribune est tout de même d’intervenir là où on peut faire quelque chose. Écrire une tribune pour dire aux Tunisiens « c’est vraiment bien ce que vous faites », n’est pas une chose qui me plaît. Écrire une tribune par rapport à quelque chose qui peut se passer concernant les sans-papiers, les Rom, quelque chose de proche sur lequel j’ai une prise, la possibilité de proposer un autre mode de visibilité, oui.
Il existe vraiment pour moi deux types de travail et d’intervention : il y a des travaux qui cherchent à constituer comme un tissu sensible de la possibilité d’un monde autre, et des interventions qui essaient de re-décrire une situation. Au fond, il y a ce travail à double pan. Il y a la tentative de casser, aussi bien au niveau de l’analyse conceptuelle supposée théorique qu’au niveau du pointage des mots d’ordre policiers présents, les notions communes que partagent le plus souvent les tenants d’un ordre et ceux qui croient le contester. Mais ces interventions se déploient sur un certain fond, celui du travail qui construit ce tissu sensible qui permet de penser que ces gens qui parlent d’émancipation sont raisonnables et proposent des choses désirables.
Nous voudrions mieux saisir comment vous concevez les effets des processus de subjectivation politique. Peut-on les différencier en fonction des bénéfices qu’ils procurent, au-delà, autrement dit, du fait qu’ils redéfinissent peut-être des partages ou des divisions du social : effets en termes de droit, de bien-être, d’inégalités, par exemple ? Est-il important pour vous de se donner des critères d’effectivité de la subjectivation politique, même si ces critères n’apparaissent pas dans La Mésentente ni dans les textes les plus canoniques de votre pensée politique ?
Il y a pour moi un critère fondamental de l’effectivité de l’activité politique, c’est lorsque cette dernière crée, étend et permet l’institutionnalisation des conditions mêmes de son propre exercice. Cela veut dire que l’effectivité est toujours d’abord subjective : elle est l’accroissement de puissance du sujet politique comme tel. Cela dit, cet accroissement de puissance se manifeste aussi dans le réaménagement du rapport de forces tel qu’il s’inscrit dans des institutions étatiques et des institutions sociales. Si un mouvement politique, un soulèvement ou une révolution politique comme on voudra l’appeler a pour résultat la capacité pour les gens de se réunir et de manifester et des élections où on ne bourre pas systématiquement les urnes, c’est toujours un effet, même s’il est compris à l’intérieur d’un système électoral où le peuple donne son aval à une oligarchie. On sait très bien que tous les droits sont limités par la possibilité matérielle d’en profiter, mais le principal droit est celui d’être un acteur politique sans peur. Le fait de pouvoir descendre dans la rue en ayant l’idée que le risque le plus probable n’est pas qu’on me tire dessus mais qu’éventuellement on me bouscule un peu et on m’envoie en garde à vue, c’est une chose très importante. Au-delà de l’aspect purement matériel, la création des conditions qui font qu’une présence du peuple comme tel, différent du peuple incarné dans l’État, soit possible, est un critère fondamental de l’effectivité politique.
Il existe aussi les critères de ce que le combat politique produit en termes d’égalité dans les formes de la vie. On le voit bien aujourd’hui avec l’entreprise européenne pour détruire tout ce qui existait comme tissu commun de solidarité : le fait que les pauvres puissent aller dans les mêmes hôpitaux que les riches, l’égalité dans les formes de vie pour l’éducation, les soins, les transports, etc. C’est quelque chose qui entre directement dans les effets mesurables du combat politique, et malheureusement cela entre aussi directement dans les effets mesurables de la déroute du politique. Je ne suis pas du tout dans le discours de ces gens qui disent que tout cela n’est jamais qu’un piège, que s’il y a eu des droits sociaux, une sécurité sociale, c’était uniquement pour embrigader la classe ouvrière et annihiler la résistance. Ces discours sont inintéressants et supportent finalement l’offensive oligarchique présente. Il y a toujours eu, à l’inverse, corrélation entre ces extensions d’un tissu d’égalité relative et une extension des formes d’exercice de la capacité de n’importe qui. Les effets du combat politique, on les voit à la fois dans cet accroissement subjectif et dans les conditions d’égalité des droits, et aussi d’un certain nombre de conditions minimales requises pour l’existence.
UN NOUVEL INTERNATIONALISME ?
Vous parlez à la fin de La Mésentente de « police » mondiale. Et quand vous parlez de cette « police » mondiale, dans laquelle l’humanitaire joue un rôle important, vous récusez l’idée qu’existe en votre sens une politique mondiale. « Le monde peut s’élargir, ditesvous, l’universel ne s’élargit pas1. »
1. La Mésentente, op. cit., p. 188.
La politique telle que vous l’entendez ne peut donc pas avoir le monde pour échelle ni pour milieu originaire, ce qui est pourtant parfois un des présupposés de l’internationalisme sous diverses formes. Dans le marxisme ou dans le nouvel internationalisme, il y a souvent l’idée d’une commune humanité originaire qu’il s’agirait de retrouver à la fin du processus historique. Cela donne un emballement assez grand pour la mondialisation contemporaine comme phénomène donnant enfin sa véritable mesure ou son échelle au processus d’émancipation. Sans entrer dans ce telos, la question est de savoir comment interpréter la constitution, malgré tout, de scènes politiques qui sont postnationales, qui peuvent être supranationales dans les institutions, transnationales à travers des mouvements sociaux ? Comment, par exemple, ces espaces de lutte, qui sont en train de se constituer depuis une trentaine d’années, ou en tout cas de se reconstituer après le déclin de l’internationalisme ouvrier et la fin de la guerre froide, peuvent-ils être intégrés dans votre conception des rapports entre police et politique ?
Il y a deux choses là : la question de la subjectivation politique et celle de l’horizon d’humanité qui lui est liée (« La terre n’appartient qu’aux hommes »). Partons de l’idée qui pourrait les connecter, celle de l’internationalisme. L’Internationale ouvrière, avant de devenir simplement l’instrument de l’État soviétique et du pouvoir stalinien, était d’abord quand même une conjonction de mouvements sociaux qui étaient nationaux. Un mouvement national n’est pas un mouvement nationaliste. C’est un mouvement qui est capable, à partir de groupes sociaux effectifs dans une conjoncture de lutte des classes définie, de construire des formes d’universalisation des situations. Ce rapport du local à la capacité d’universalisation qu’il autorise est très important pour moi dans la définition du politique. Ces processus d’universalisation se sont développés en face des États nationaux qui, ici ou là, faisaient appliquer à leur échelle un certain ordre de la domination. Aujourd’hui on voit clairement qu’un internationalisme de ce genre-là n’existe pas. Il existe en revanche une internationale capitaliste parfaitement bien organisée pour imposer sa loi. Les structures supranationales qui existent actuellement, à commencer par ce qu’on appelle Europe, sont ses créations et ses instruments. D’un côté elles imposent ses lois aux peuples par l’intermédiaire des États. De l’autre, elles rendent les conditions du combat plus difficiles puisque elles sont un ennemi absent, face auxquelles il est très difficile de construire ces processus d’universalisation du local qui se construisaient en face d’un État ou d’un patronat. Cette perte n’est pas compensée par les mouvements antimondialisation et les manifestations comme celles de Seattle, Gênes ou autres. Ils disent que, puisque la scène est mondiale, il faut agir mondialement. Mais cette action est pour l’essentiel une action symbolique qui s’en prend aux organes du gouvernement mondial là où ils se réunissent périodiquement mais pas là où ils produisent leurs effets de destruction des emplois et du tissu social dans tel ou tel pays. Et, en même temps, ces organes ne sont pas ceux qui font régner l’ordre dans nos États et nos sociétés. Avec cette distribution des tâches, il y a scission entre les luttes qui ont lieu au niveau local et ces actions symboliques globales qui tendent à être l’action de spécialistes de l’international.
L’écart entre cela et un horizon d’humanité émancipée est bien marqué par le fait que la question humaine est aujourd’hui aussi l’affaire de spécialistes. Avec les ONG, nous avons toute une série d’organisations qui se situent directement au point de souffrance de l’ordre mondial, qui sont là à tous les points où cet ordre mondial définit un intolérable plus radical qu’un autre : les réfugiés, les affamés, les persécutés. Je ne suis pas de ceux qui disent que ce n’est que de la charité et pas de la politique, ce qui paraît vraiment beaucoup trop simple. On sait que très souvent les militants des ONG sont des militants qui, sur le terrain, se battent contre les puissances du gouvernement mondial, aident à une prise de conscience et à une forme d’organisation des gens qui en sont victimes ici ou là. Avec les mouvements qui essaient de répercuter leur action, du type Avaaz, on voit bien qu’il y a l’effort pour constituer comme une opinion publique internationale, capable de peser son poids par rapport à ce qui peut se passer d’intolérable, en Syrie, en Afrique ou dans d’autres pays. C’est important dans la redéfinition des formes de sensibilité au politique, dans la constitution d’un nouvel esprit international mais, malgré tout, aucun de ces mouvements n’a la capacité de constituer une singularité en universalité. De fait, le philosophe qui a appelé à une nouvelle Internationale, à savoir Derrida, l’a fait sur un fond d’humanité souffrante et non d’humanité en devenir. Et il est aussi celui qui a carrément disjoint la politique, identifiée à la souveraineté, et la figure de l’autre, l’hôte que l’on accueille mais aussi celui dont on est l’otage. En somme, il y a pour lui le même, qui est de l’ordre du sujet souverain, et le radicalement autre qui est l’humain habité par la puissance de l’inhumain. Cela revient à exclure la figure même du sujet politique comme puissance d’altération de l’ordre identitaire. Pour moi, c’est seulement à travers la reconstitution de mouvements sociaux qui se battent ici ou là dans des formes de rassemblements concrets contre des ennemis également concrets que l’on peut espérer reconstituer un vrai sens de l’émancipation humaine.
CORPS MIGRANTS, CORPS SOUFFRANTS
On vous a souvent sollicité sur les sans-papiers. Vous avez aussi évoqué récemment le sort des Rom en Europe. Foucault parlait des boat people comme un « présage de l’avenir ». Quelle est la place des flux migratoires dans votre travail ?
On peut essayer de rebondir en disant que j’aimerais séparer la question des flux migratoires d’un certain pathos qui serait celui de l’humanité vouée à la condition de réfugiée, l’idée que l’homme contemporain est l’homme du camp. Il existe un pathos sur les réfugiés, sur l’habitant du camp comme signifiant de l’existence contemporaine. Je pense qu’il faut revenir au fait que les migrants sont d’abord aujourd’hui des gens qui bougent pour gagner les moyens d’une vie meilleure. Il existe bien sûr des phénomènes différents, les gens qui sont parqués dans des camps après les massacres, les déplacements forcés de populations. Mais il faut partir du fait que les migrants sont des gens qui bougent comme on bouge sur le marché du travail, pour essayer d’aller aux endroits où ils pensent qu’ils pourront gagner leur vie, faire venir leur famille, organiser un circuit pour envoyer de l’argent. Il ne faut pas d’emblée mettre la question du migrant dans une condition ontologique, ni non plus dans une scène de partage politique. D’une certaine façon, les migrants cherchent à passer les frontières, ils vont rencontrer cette double logique du système dont on parlait tout à l’heure, à savoir que pour que les capitaux circulent librement, il faut en revanche éviter que les hommes ne circulent librement. D’un côté, on dit aux gens que s’ils veulent maintenir leur emploi, ils peuvent le faire à condition d’accepter d’aller travailler en Malaisie ou en Chine ; d’un autre côté, il faut pouvoir arrêter aux frontières les gens qui arrivent non pas de Malaisie ou de Chine mais du Kurdistan, d’Éthiopie, du Ghana ou de quelque autre pays de l’Afrique ou du Moyen-Orient. On a là quelque chose comme une rencontre brutale entre la simple possibilité de vivre et l’ordre international tel qu’il est structuré.
Même là où on a besoin d’immigrés, on a d’abord besoin de contrôler. Je voyais récemment le film de Sylvain George sur la jungle de Calais où on voit bien que c’est une situation qu’on n’arrive pas à constituer politiquement. L’activité de soutien est toujours un peu en porte-à-faux, car ces gens sont d’abord là pour passer. Ce qu’ils cherchent dans toute situation, y compris dans les rapports avec la police, avec les grilles qui les arrêtent, c’est comment pouvoir passer. Ils ne sont pas là comme sujets politiques. C’est différent de la situation des gens qui travaillent en France ou ailleurs depuis cinq ans, dix ans à qui on ne donne pas de papiers. Nous sommes là dans une situation qui est proprement politique, à savoir des gens qui sont à la fois inclus et exclus et qui peuvent subjectiver, sous la forme des différents mouvements de sans-papiers que nous avons connus, ce rapport entre l’exclusion et l’inclusion. On voit bien dans la tension entre ce qui se passe aux frontières et ce qui se passe au centre cet écartèlement de l’espace politique où le migrant est deux choses à la fois. Il est purement un migrant qui a affaire à un ordre policier qui bloque les passages, et il est un sujet politique en puissance à partir du moment où il réclame de vivre là où il est comme vit tout le monde. Cette tension est extrêmement difficile à résoudre et c’est là qu’on se rend compte que nous n’avons pas d’internationalisme au sens où ce qui concerne les flux migratoires est constamment partagé entre une scène d’affrontement entre police et individus, et une scène proprement politique d’affirmation d’une part des sans-parts.
De ce point de vue, le droit de vote des étrangers est fondamental pour la reconfiguration de la scène.
Il est effectivement fondamental pour l’inclusion de cette part des sans-parts dans une universalité politique plus vaste. Il est certainement criminel de la part de la gauche officielle d’avoir toujours montré autant de frilosité par rapport à ce problème, d’avoir accepté l’argument abject que les Français n’étaient pas capables de comprendre cela. On voit bien ce que c’est que l’antipolitique pratiquée par les partis dits politiques, d’exclure ce qui constitue précisément la possibilité même d’une scène politique. Ce n’est pas pour dire que la participation des étrangers à l’élection municipale va changer grand-chose, ce n’est pas le problème, mais c’est au niveau de la reconfiguration de l’espace commun, de l’idée même d’identité, de ce que c’est que d’être français, d’être le citoyen d’un pays. Ce qui lie les deux choses, c’est la constitution globale d’une appartenance limitée. Pour une scène politique idéale, il faudrait arriver à lier plusieurs choses : les droits des migrants, les droits des immigrés, de ceux qui sont installés là, et puis la question de la précarisation générale de l’existence. Certains connaissent la précarité au niveau économique qui peut aller depuis les métiers les plus basiques jusqu’au problème de tous ces post-doctorants d’Europe qui sont encore sans travail à trente ou quarante ans. Il y a une condition générale de précarité qui va de la marginalité économique à l’impossibilité même de bouger en passant par le déni des droits, et cette précarité globale est probablement aujourd’hui le fondement d’une subjectivation possible, c’est ce qui peut être le plus facilement universalisable, mais c’est en même temps ce qui est maintenu dans des cases séparées. On a alors l’écart entre ces rassemblements de diplômés sans emploi dont les gens vont tout de suite dire que ce ne sont que des mouvements de bobos, de petits bourgeois branchés, et puis il y a la situation de ces migrants qui se brûlent les doigts pour devenir inidentifiables par les polices européennes.
HUMAINS, NON-HUMAINS : DE L’ÉCOLOGIE POLITIQUE
L’écologie politique est devenue une tradition de pensée qui s’est largement renforcée, développée et complexifiée. Il nous semble qu’on pourrait la relire avec les outils conceptuels que vous proposez, moyennant peut-être un forçage avec lequel vous ne serez sans doute pas d’accord. L’antispécisme, une partie de l’écologie profonde à laquelle il serait possible de rajouter la pensée écologique de Bruno Latour autour de l’idée qu’on pourrait faire parler les « non-humains » dans un « parlement des objets » –, utilise implicitement un critère du politique semblable au vôtre. Il s’agit, après tout, de refigurer les parties et les parts, de faire voir des sujets ou des objets qui ne sont pas vus, comme les animaux et parfois même les objets qui font partie de la vie quotidienne : bref, de faire parler ce qui ne serait que bruit. Il nous semble toutefois que cette extension possible pose une difficulté. En effet, votre définition du politique implique presque toujours l’idée du langage, d’une animalité politique définie comme « animalité littéraire », si bien qu’elle n’accorderait sans doute pas la possibilité de la subjectivation politique à des « non-humains». Comment évaluez-vous cette tension, cette compatibilité un peu clivée entre le mode de pensée d’une partie de l’écologie politique radicale et votre propre pensée ?
Il y a un point de clivage décisif pour moi. La politique est toujours définie en termes de polémique sur l’humain, sur la distribution des groupes humains, des capacités qu’on leur reconnaît, sur la capacité de parole qui leur est accordée. La politique s’est pour moi toujours jouée autour de ces questions : est-ce que ces humains sont vraiment humains, est-ce qu’ils appartiennent à l’humanité, sont-ils semi-humains ou faussement humains ? Est-ce ces gens qui font du bruit avec leur bouche, parlent ou ne parlent pas ? Elle s’est toujours définie au sein d’un rapport politique de remise en cause d’un partage donné entre des humains, à partir de la capacité des humains non comptés de se faire compter eux-mêmes en déclarant leur appartenance et leur capacité. Je pense qu’il n’y a pas de politique sans possibilité d’une subjectivation de « la part des sans-parts ». La subjectivation passe par une déclaration qui reconfigure le partage entre les humains. Qu’y a-t-il au-delà ? Bien sûr il existe une pensée de l’égalité qui va au-delà de la scène politique de redistribution des capacités reconnues ou affirmées des humains, un souci de l’égalité qui dit qu’il faut une égale considération pour tous les vivants, ou qui dit négativement que toute bonne communauté humaine est une communauté qui se donne des limites, qui se déclare comme n’étant pas capable de tout et de n’importe quoi.
Une fois qu’on a dit ça, il reste toute une série de problèmes qui relèvent des fables de La Fontaine : est-ce qu’on va plutôt représenter les loups ou les agneaux ? On connaît toutes les bagarres autour de la diversité biologique, à savoir qu’il est très sympathique de remettre des loups dans nos montagnes, mais que, pour les moutons, c’est beaucoup moins sympathique, et que, par ailleurs, ce sont les bergers qui parlent pour les moutons. C’est là qu’on retombe fondamentalement sur le problème : les représentants des animaux, de la nature, de la terre, des choses, seront toujours des humains, ce qui veut dire des intérêts humains. Si les bergers ou les éleveurs faisaient un autre métier, ils seraient moins attachés à la préservation des moutons, c’est le premier problème.
Le second, c’est que l’idée que les loups sont utiles à la biodiversité et que la biodiversité est utile au salut de la planète, est l’idée de gens qui se posent en spécialistes de la vision globale, détenteurs d’un savoir qui manque aux gens enfermés dans leur relation avec leur terre et leur bétail. Même s’il y a des tensions au sein de la nébuleuse écologique, le préalable écologique nous ramène vers un certain modèle de la politique comme défendant les intérêts communs à l’aide de la science. On retrouve l’idée que, pour qu’il y ait de la politique, il faut une gestion de la planète, des ressources naturelles et que cela ne peut être fait par n’importe qui. Il existe une tension au sein de l’écologie entre ce qu’on pourrait appeler un point d’égalitarisme radical et un point de technocratie et de validation donnée au gouvernement des savants. Vous me direz qu’il y a une écologie radicale qui est très différente, mais il y a malgré tout cette intrication très forte entre l’écologie et le gouvernement de la science avec tout ce que cela implique. Le discours écologique le plus répandu est celui qui dit que les pauvres ne savent pas se chauffer, s’habiller, construire des maisons, protéger leur environnement, et que ce sont eux qui foutent la planète en l’air. Je pense que nous ne pouvons pas, nous humains, définir une subjectivation des non-humains, ou alors nous allons nécessairement donner à des gens la capacité de représenter les choses. Quand Latour dit « on représente les humains, et on représente les choses aussi bien », la différence est tout de même que les humains peuvent contester ceux qui les représentent, comme les indignés de Madrid qui disent « vous ne nous représentez pas ». Jamais les choses, les loups ni les moutons ne pourront destituer les humains de la représentation qu’ils se sont accordée.
Cette question de la représentation que vous venez de soulever n’est pas non plus absente dans l’univers pur des humains : le problème de la délégation, du porte-parolat, du pouvoir ou des asymétries de capacités qu’ils entraînent y sont toujours présents.
Il y a la question de ce qui rend la politique possible en général. C’est la possibilité d’une auto-déclaration d’une capacité de n’importe qui. Cette autodéclaration est quand même ce qui donne en dernière instance une possible légitimité à toutes les formes de représentation. Là où cette capacité est absente, la représentation elle-même devient beaucoup plus douteuse. L’argument empirique que les choses ne vont jamais venir battre aux élections leurs représentants peut sembler dérisoire, mais il renvoie à quelque chose de plus fondamental qui est la présupposition d’une capacité partagée qui peut se manifester en voix propre.
Nous pouvons être d’accord avec ce que vous disiez sur l’écologie comme tendant à aller vers le gouvernement de la science. Mais il existe aussi une tendance de démocratie radicale dans ce courant de pensée chez Arne Naess ou chez Isabelle Stengers. Il y a, dans ces exemples, une idée commune avec votre pensée qui est qu’une autorité fondée sur la science demeure problématique…
La démocratisation de la science comporte deux choses, l’idée que le laboratoire est partout et que la science est partagée, mais, encore une fois, elle l’est par les humains. On trouve au centre de la démocratisation de la science l’idée d’une capacité partagée par les malades et les médecins. Là encore on reste malgré tout à l’intérieur de la capacité humaine. La démocratisation de la science se définit par une capacité humaine de penser et de parler, et là où elle s’étend vers les animaux, c’est en tant qu’objet de sollicitude et non pas en tant qu’instance qui va vous interrompre.
UN MONDE DÉRÉALISÉ : COMMENT S’INFORMER ?
Dans Le Spectateur émancipé, vous avancez une thèse forte qui prend à rebours l’idée, présente sous des formes différentes chez Virilio ou Baudrillard, d’un flot indistinct des images qui entraînerait une déréalisation du monde. On ne souffre pas, dites-vous, d’un flot en trop plein d’images, mais nous sommes au contraire face à des stratégies de soustraction d’informations qui sélectionnent, ordonnent et éliminent « tout ce qui pourrait excéder la simple illustration redondante de leur signification1 ».
1. Le Spectateur émancipé, La Fabrique, 2008, p. 106.
À travers ce pas-de-côté par rapport au discours anti-médiatique dominant, quels protocoles proposez-vous non pas pour décrypter l’information, mais pour vous orienter, vous informer au milieu de cette multiplication d’images ou de données qui transitent par l’écran, la presse écrite, l’Internet ?
Je n’ai pas de stratégie spécifique par rapport à l’information. Il y a ce que nous glanons sur Internet. Il y a les informations qui vous viennent de droite et de gauche car on connaît des gens plus spécialement liés à ce qui peut se passer dans les manifestations de la place Tahrir, ou bien dans un mouvement d’occupation d’une université ou d’un capitole dans un État américain, ce qui peut se passer à une frontière ou ce qui vient de se passer dans la banlieue londonienne. Il existe toute une série d’informations qui passent par des relais militants, on connaît tous des gens liés à un squat, à un groupe de sans-papiers, des gens qui ont un rapport par la Cimade, ou RESF, à la situation des sans-papiers, aux zones de rétention, aux reconduites forcées. On connaît tous plus ou moins des gens qui viennent de Palestine, de tel pays du Maghreb, qui apportent leurs propres éléments et informations. On sait qu’il y a aussi beaucoup d’artistes qui, dans les dix dernières années, nous ont apporté des informations politiques. La première fois que j’ai entendu parler du processus américain d’« extraordinary rendition », c’était par une conférence performance de Walid Raad à Beyrouth. Je n’en avais encore jamais entendu parler. Des artistes vont un peu partout sur le terrain, sur des modes plus ou moins militants, documentaires, ou plus sophistiqués pour nous décrire autrement les situations qui sont par ailleurs l’objet d’un cadrage médiatique ou pour nous parler de situations qui tombent hors de ce cadrage.
On essaie de circuler à travers ces canaux, en sachant que l’information nous parvient malgré tout toujours filtrée, à travers des porte-parole. Sur YouTube on voit des gens qui parlent depuis la place Tahrir ou de toute autre place sans qu’on puisse vraiment mesurer le poids de ces gens, ce qu’ils représentent, la sincérité de ce qu’ils disent, pour qui ils parlent.
On a toute une série d’éléments qui nous permettent de faire exploser un peu le corset de l’information tel qu’elle est limitée et surinterprétée dès le départ, mais il est difficile d’avoir une bonne stratégie, et nos informateurs nous apportent aussi en même temps leur analyse qui peut être marxiste, negriste, agambénienne, même rancérienne quelquefois. La question est de savoir ce que nous-mêmes cherchons à faire de cette information. Nous savons qu’en définitive, ce n’est jamais la totalisation des informations et leur vérification exhaustive qui fonde un jugement politique. Celui-ci passe par des configurations de la situation sur lesquelles il faut se décider de toute façon, pour voir en Ben Ali ou Assad des défenseurs de la laïcité et des droits des femmes ou des tyrans sanguinaires, et dans ceux qui se rassemblent dans les rues contre eux, des combattants de la liberté, des islamistes, des pauvres types manipulés, etc.
Ce n’est pas un hasard que vous évoquiez la médiation par les artistes qui œuvrent à un transfert d’information et à une critique de la manière dont elle nous parvient…
On voit bien en effet que ce que nous offrent les artistes n’est pas une information rectifiée mais des modes de présentation sensible qui brisent les cadres mêmes de la représentation. J’en ai parlé à plusieurs reprises à propos de ce qui concerne le Moyen-Orient, le rôle important des artistes qui se sont employés à casser l’image des victimes, comme au Liban avec les fictions et les fausses archives de l’Atlas Group, les films de Joana Hadjithomas et Jalil Khoreige qui déplacent la perspective en parlant de la disparition des gens, des lieux, des images elles-mêmes au lieu de présenter des images des horreurs de la guerre, des performances de Lina Saleh et Rabih Mroué qui nous montrent comment on peut aussi rire de la situation, et bien d’autres... L’important est dans ces opérations de reconfiguration : faire voir des choses qu’on ne voyait pas, déplacer la manière dont les corps sont présents et représentés en face de nous, dont leur puissance ou leur impuissance sont mises en scène.
FAIT DIVERS, VIES QUELCONQUES, ENQUÊTE
Puisqu’il est question d’information et d’actualité, évoquons le fait divers sur lequel vous avez développé plusieurs réflexions. Vous dites qu’avec le fait divers « la causalité est plongée dans l’univers de la vie quelconque1 ». Dans Aisthesis, il y a ce chapitre sur Stendhal et Le Rouge et le Noir, où vous évoquez la manière dont Stendhal travaillait à travers la Gazette des tribunaux pour essayer de capter « l’intelligence et l’énergie dangereuses des enfants du peuple 2 ».
1 « Poétique du fait divers » (2004), entretien réalisé par H. Aubron et C. Neyrat, repris dans Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 398.
2 « Le ciel du plébéien », in Aisthesis, op. cit., p. 66.
Êtes-vous sensible au fait divers contemporain malgré la couverture médiatique assez redoutable qui semble lui soustraire la puissance que vous lui accordez ?
Travaillez-vous à retrouver cette énergie ou cette intelligence des vies quelconques ?
Je pense que la gloire du fait divers est derrière nous. J’avais en effet parlé du fait divers car j’avais été interpellé par la revue Vertigo pour un numéro spécial. Cela m’a permis de penser l’éruption du fait divers liée à ce double phénomène d’apparition de ces énergies à la fois intellectuelles et affectives du peuple, et en même temps des ruptures des liens de causalité traditionnelle. J’ai analysé le moment d’apparition du « fait divers » comme ce moment où le peuple devient présent aussi sous la forme de crimes épouvantables, d’aspirations invraisemblables, d’actes incompréhensibles, le moment où les gens du peuple se montrent capables de n’importe quoi. La Gazette des tribunaux apparaît en 1827. C’est une forme de popularisation des procès très différente de la littérature des complaintes et des feuilles volantes. Je ne sais pas si Stendhal lui-même en était un grand lecteur, mais l’histoire du crime de Julien Sorel qui paraît trois ans après est effectivement construite en mêlant deux faits divers. J’ai dit une fois qu’on pouvait établir un lien entre Madame Bovary et la création de l’Internationale des travailleurs comme deux manières dont l’évènement de parole entrait dans les vies populaires. Il y a un lieu beaucoup plus direct chez Stendhal avec ce moment d’apparition du peuple qui se marque avec la révolution de 1830 mais aussi avec cette attention nouvelle aux énergies populaires dépensées dans le registre du crime. Ce qui est intéressant dans la Gazette des tribunaux, c’est qu’on y voit un double traitement du peuple : il y a des comptes-rendus de faits divers qui touchent aux conflits et déviances de la vie quotidienne, où on nous montre des types crétins qui arrivent là, qui ne savent pas parler et qui ne comprennent pas ce qui leur arrive ; et puis il y a ces crimes complexes, bien manigancés, qui concernent les gens du peuple non plus sous la forme du villageois ridicule de comédie, mais sous la forme de l’intrusion de cet être dangereux désormais capable de tout. Il y a un grand âge des faits divers qui est aussi le grand âge des révolutions et du roman.
Bien sûr, nous ne sommes plus dans ce paradigme fort, plutôt dans une autre étape du fait divers qui a commencé cinquante ans après Stendhal. Si on pense au Rouge et le Noir, pour moi le pendant dans les années 1880 serait Maupassant, notamment La Petite Roque, le viol de la petite fille par l’honorable notable du village, le moment où le fait divers qui signifiait une énergie dangereuse des gens du peuple se met à signifier autre chose, une animalité, une inhumanité qui sous-tend cette civilisation qui se croit en progrès, ce vernis de civilisation qui couvre la bête brute. C’est le fait divers de l’époque de Nietzsche et de Lombroso.
Il y a comme deux traditions du fait divers, une tradition en termes de capacité populaire, et une autre en termes d’animalité qui veille. Il y a un moment où la fonction symptômale du fait divers va varier et prendre des valeurs différentes. Le fait divers est toujours interprété comme une maladie de la civilisation mais cette dernière peut être la promotion des enfants du peuple, ou simplement le mal qui veille toujours derrière l’ordre normal des choses. Le fait divers va ainsi devenir l’instrument d’une pathologisation. On voit bien qu’actuellement ce sont essentiellement des crimes sexuels et notamment des histoires de pédophiles qui font l’essentiel du fait divers. Dans ma jeunesse, dans les années 1950, le fait divers type s’appelait « crime passionnel » : c’étaient des maris ou des femmes jaloux qui tuaient l’amant ou la maîtresse et ça donnait lieu à de grandes joutes oratoires aux Assises. Maintenant le fait divers essentiel est un viol de petit garçon ou de petite fille. Le criminel est devenu massivement un malade. Cela veut dire que la vie quelconque n’a plus beaucoup d’espace d’invention. Depuis l’époque de Maupassant, tous les docteurs, psychiatres, psychanalystes, éducateurs, se sont abattus dessus.
Dès que la vie quelconque bouge, dès qu’elle n’est plus quelconque, elle est par avance interprétée, médicalisée. Cela rejoint des choses que nous disions tout à l’heure, à savoir que nous sommes dans des univers où la désobéissance prend la forme de la déviance, la dérive individuelle, le terrorisme, la criminalité, et tout particulièrement la criminalité résiduelle qu’on ne peut pas éteindre car on sait très bien que, s’il y a des crimes pour lesquels les formes de rééducation, les stratégies pénales n’ont jamais rien fait, ce sont bien les crimes sexuels. Le fait que ce soit ce qui apparaît toujours au premier plan est comme le signe d’une disparition de la subversion populaire derrière la simple maladie inguérissable de la civilisation.
Le XIXe siècle dont vous parlez, où le fait divers devient important, est aussi le premier âge du roman policier. Derrière le fait divers et le roman policier se trouve l’enquête. Quelle est la structure du roman policier ? Qu’est-ce qui nous permet d’y voir clair dans le fait divers ? C’est l’enquête, qui est aussi d’ailleurs la vertu que vous prêtiez tout à l’heure aux artistes lorsqu’ils défont l’information. Si nous insistons ici sur ce thème de l’enquête, c’est pour revenir à la question de la subjectivation politique et pour introduire une discussion plus large. Il y a des philosophes, nous songeons ici à Dewey, qui voient la démocratie comme un élargissement de la pratique de l’enquête et d’autres qui, en suivant Marx, pensent l’émancipation comme participation à des enquêtes collectives. Il y aurait donc un lien entre la révolution démocratique, l’élucidation du sens commun, qui est aussi un thème récurrent dans votre pensée, et une pratique d’enquête. Comment situez-vous ce lien ? Nous avons aussi en tête un autre thème, qui n’est pas si éloigné, le discours de Foucault sur la parrhesia et le « dire vrai ». Ici, la subjectivation politique consisterait à dire la vérité au pouvoir. Ce sont des éléments qui ne sont pas immédiatement mobilisés dans votre définition du politique ou de la démocratie, mais on voit bien qu’affirmer l’égalité n’est peut-être pas qu’une affaire de figuration, mais aussi de « dire vrai » et d’enquête. Comment situeriez-vous ces pratiques ?
Partons du fait que l’enquête désigne des choses tout à fait différentes. L’enquête dans la tradition du roman policier est en opposition avec la logique du fait divers car le roman policier a été la grande opération de sauvetage de la causalité à l’époque de la littérature. L’enquête policière fictionnelle a été cette re-rationalisation, sur-rationalisation, quelque chose qui va contre la logique romanesque et même contre les logiques pathologiques que j’évoquais. En un sens, Dostoïevski signe par avance la ruine de l’enquête policière. Porphyre ne fait pas d’enquête, il attend que le résultat de la maladie du criminel lui amène le criminel. La rationalité du fait divers est donc complètement différente de cette rationalité que va développer le roman policier et dont sont nostalgiques des gens comme Henry James ou Borges. Ce que vous désignez par enquête est très différent, c’est quelque chose comme le développement d’une expertise militante populaire. Cela fait partie de la démocratie, la constitution de tout un espace d’expertise qui est une contre-expertise par rapport aux appareils experts du pouvoir et aux appareils scientifiques enrôlés par les pouvoirs. Je n’ai jamais été très enthousiaste pour cette inflation du thème de la parrhesia. Ça ne me paraît vraiment pas faire partie des apports essentiels de Foucault. Je comprends qu’il ait eu besoin à un moment de se ré-emparer de la question de la vérité, avec, sans doute, le sentiment que la tradition nietzschéenne dont il avait été plus ou moins l’héritier lui avait fait tort. Je n’ai rien contre le fait qu’on réinvestisse la vérité, mais ce transfert de la vérité de Diogène en face d’Alexandre en vertu politique, je n’y crois pas beaucoup. Il y a le fait que le « dire vrai » en politique a été pas mal compromis depuis les années 1980, où « dire la vérité » est devenu le mot d’ordre de la droite à de la gauche : le retour de la lucidité, voir les choses en face, c’est-à-dire en définitive les voir selon la logique du pouvoir et celle de l’économie officielle, celle du consensus sur « ce qu’il y a ». Mais surtout, on ne « dit » pas la vérité « au pouvoir ». On développe des formes d’enquêtes, d’information, de savoir, qui vont reconfigurer la situation par rapport à la configuration des choses qu’il impose. Le pouvoir n’a pas affaire avec la vérité, il a affaire avec toute une série de façons de construire les situations qui vont définir des formes du « dire vrai » ce qui ne veut pas dire que la vérité est relative... La question revient toujours en définitive à savoir où se trame le savoir et comment il circule, comment il constitue un tissu commun et une forme de construction du monde commun. L’enquête vise à élargir à la fois le champ de ce qui appartient à une situation et aussi le monde de ceux qui sont aptes à en parler, à apporter du savoir.
ARTS DE VIE PRÉCAIRES ET POPULAIRES
Poursuivons sur les « vies quelconques» du point de vue de ce que vous appelez dans le dernier chapitre d’Aisthesis « l’art de vivre »,
« un art au-delà de l’art » qui rejoint l’horizon des avant-gardes historiques. Vous dites de ce point de vue qu’Aisthesis peut aussi se lire comme un pendant à La Nuit des prolétaires1. Cet art de vivre populaire, comment se manifesterait-il aujourd’hui ? Quels en sont les témoignages autour de vous ?
1. « La rupture, c’est de cesser de vivre dans le monde de l’ennemi », entretien réalisé par É. Loret, in Libération, 17 novembre 2011.
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Une chose est sûre, la Nuit des prolétaires parlait de la découverte d’un art de vivre ou d’un style de vie comme élément important dans la dynamique de l’émancipation ouvrière. Ce chapitre d’Aisthesis évoque un certain déchirement de James Agee devant le fait que l’art de vivre qu’il peut découvrir dans l’habitat, l’habillement ou les gestes des métayers de l’Alabama est quelque chose qu’ils n’ont pas la possibilité de s’approprier comme leur puissance. Je n’ai pas grand-chose à dire sur ce qui serait aujourd’hui l’art de vivre de ceux qui occupent la place des artisans de La Nuit des prolétaires ou des métayers de l’Amérique profonde. Pour en dire quelque chose, il faudrait travailler sous la forme de l’enquête et je n’ai plus le dynamisme et l’âge pour retrouver des formes d’enquête qui puissent avoir la même intensité et la même signification pour moi que La Nuit des prolétaires.
Je vais donc me limiter à deux considérations empiriques qui touchent à cette condition de précarité dont on parlait et qui traverse les niveaux de culture. Comme enseignant, j’ai connu pas mal de gens qui sont un peu comme des étudiants à vie, des gens qui aujourd’hui vivent entre plusieurs univers, l’univers des études, celui d’un travail rémunéré qui peut être de gardien de nuit, de charpentier ou de jardinier, et la participation à un univers de pratiques artistiques. Il existe un tas de vies qui se développent entre plusieurs mondes, qui se construisent des arts de vivre à la fois dans la précarité d’une condition et dans le luxe de la pensée. Dernièrement encore, j’étais à Bruxelles, où je rencontrais un ami le traducteur croate du Maître ignorant qui arrivait de Zagreb où il vit de petits travaux à la radio ou de choses comme ça. La première chose qu’il a faite en arrivant à Bruxelles, c’est aller acheter Aisthesis parce que ça ne se trouve pas à Zagreb. Il a très peu pour vivre, mais c’est son luxe de pouvoir aménager ce rapport entre une vie complètement précaire et un investissement dans les choses de la pensée. Il a traduit je ne sais combien de mes textes qui ne sont pas publiés, il est heureux de les avoir traduits ; il ne fait aucun effort pour les valoriser. C’est quelque chose que je perçois aussi dans le monde des musiciens qui entourent mon fils : ils essaient de se construire un art de vivre fait d’attention économique considérable, de rigueur absolue dans le travail, rémunérateur ou pas, qu’ils ont choisi de faire, avec le désir de vivre bien. Ceci se traduit aussi par des formes de partage, de solidarité, de sociabilité qui sont assez différentes des formes de sociabilité qui pouvaient exister parmi les marxistes de ma génération. Il se tisse quelque chose comme des politiques de la vie, des formes d’équivalents modernes de ces économies cénobitiques dont j’ai parlé à travers Gauny. Je me souviens encore de cet étudiant « badiouiste » qui, au milieu d’une grève à Paris-VIII, liée à des problèmes d’augmentation des droits universitaires,a interrompu d’une manière agacée ceux qui argumentaient la lutte pour dire : « Le problème, ce n’est pas l’argent, c’est de faire de la philosophie. Moi, j’ai ça pour vivre (et ce n’était vraiment pas grand-chose), mais ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est de faire de la philosophie.» Il y a à la fois ces arts de vie que je peux percevoir autour de moi, et ces arts de vie présents dans l’univers dit populaire et qui nous sont rendus sensibles par des artistes. Je pense à Pedro Costa dont j’ai déjà parlé. Si on regarde la manière dont il s’attache à ces immigrés ou ces drogués repentis qu’il suit d’abord dans le bidonville puis dans les appartements tout blancs où ils sont relogés, on voit bien qu’il cherche à saisir une capacité des gens qui vivent dans la misère, dans la précarité, y compris la précarité psychologique, la capacité de dire leur histoire, de trouver des formes d’expression pour se tenir un peu à la hauteur de leur destin. Nous parlions tout à l’heure du film de Sylvain George sur Calais, de ces gens qui passent des années sur la route à subir les pires brutalités, misères, humiliations. Ces gens sont capables de faire tout ce qu’ils font, de raisonner leur destin, de penser ce qu’ils font par rapport à ce qu’ils pourront donner comme vie ou à leurs petits frères ou à leurs enfants. Se brûler les doigts pour ne plus avoir d’empreintes digitales identifiables fait aussi partie d’un art de vivre pour soi dans l’ordre policier, mais aussi de préparer une vie meilleure pour ceux qui viendront après. Voilà ce que je peux dire aujourd’hui qui relève plus de l’ordre de la perception impressionniste de ce que j’ai pu voir autour de moi dans les vingt dernières années, et de ce que nous restituent certains artistes qui essaient de suivre la capacité de penser, de parler, de vivre qui appartient aux gens en principe les plus souffrants et les plus misérables.
Nous touchons ici à un étage de votre pensée que nous avions déjà abordé, un étage éthique, dont le statut dans votre construction d’ensemble ne nous paraît pas complètement clair. On le voit venir depuis la question de l’art, mais cette dimension éthique a, selon nous, une ambivalence politique. Nous ne pensons pas ici à ce que, dans certains de vos textes, vous appelez le « tournant éthique de la politique », ou le « tournant éthique de l’esthétique ». Cet aspect éthique semble avoir chez vous une double signification. Il peut agir comme un obstacle pour la subjectivation politique ou bien jouer comme une condition de celle-ci, comme vous venez de le souligner au sujet de la précarité. Nous avons parlé de la parrhesia un peu plut tôt. Or il n’y a pas que la question du discours et du « dire vrai » dans la parrhesia, mais aussi celle du « courage de la vérité ». Foucault s’intéresse plus largement à la préparation éthique ou aux exercices spirituels qui rendent possible le « dire vrai ». Ne faut-il pas penser, de la même manière, ce que devrait être, ce que pourrait être, une préparation à la subjectivation politique telle que vous l’entendez ? Elle ne dépendrait pas simplement d’un travail de symbolisation, de figuration ou encore d’enquête, déjà évoqué, mais aussi de ces « arts de vie ». La possibilité d’une subjectivation politique dépend de ce travail sur l’ethos. De ce point de vue, on peut se demander si les précaires dont vous parlez ne sont pas dans une situation comparable à une figure historique qu’on connaît déjà, celle de la bohème artistique et littéraire du XIXe siècle, dont l’ethos antibourgeois n’a pourtant pas produit grand-chose politiquement ?
Je pense que le type d’attitude dont je parlais, qui est lié à la fois à la condition précaire et à un investissement éthique et militant, n’a rien à voir avec la bohème du XIXe siècle. Ce n’est pas quelque chose de l’ordre de la provocation aux bourgeois. Quand on enseigne très longtemps la philosophie à des gens qui savent qu’ils ne pourront rien en faire professionnellement, on perçoit chez eux une volonté de vivre dignement et solidairement, en étant autant que possible indépendants des conditions que vous impose l’ordre dominant. C’est très différent de la bohème des années 1830-1840. Cela ressemble plus à ce que j’ai pu percevoir dans les formes de l’émancipation ouvrière.
L’émancipation est d’abord la constitution d’un certain type d’indépendance qui passe par des stratégies de subsistance, l’économie cénobitique en est une, les collectifs militants qui récupèrent de la nourriture par les circuits paysans en sont une autre. Il existe des manières de se restreindre, de vivre à plusieurs, toute une série de conduites qui définissent des formes de soustraction par rapport aux contraintes économiques, et aux contraintes idéologiques de l’ordre dominant. Bien sûr, ces conditions sont très souvent comme des préconditions de la subjectivation politique, mais c’est aussi l’ambiguïté de l’émancipation. L’émancipation est toujours aussi une manière de vivre autrement dans le monde tel qu’il est. D’une certaine façon, il y a toujours, au sein de ces processus d’émancipation ouvriers du XIXe siècle tels que j’ai pu les étudier, la possibilité de se satisfaire de l’émancipation présente, du fait qu’on peut vivre autrement que de la façon prescrite par le système. Les conditions qui vous font aptes à lutter contre un système sont les mêmes qui vous rendent aptes à le soutenir, à le supporter. C’est ici que se situe l’intrication de l’éthique et du politique qui m’intéresse, et non dans ces visions où la politique est repensée comme une affaire de cyborgs, de spectres ou de morts…
PARTAGE DU SENSIBLE ET ART CONTEMPORAIN
Parlons maintenant du ou des présents à travers la façon dont vous les caractérisez. Nous nous sommes arrêtés sur une phrase qui se situe au début du Partage du sensible, dans laquelle vous signalez une forme de transmission historique, de relais entre le terrain esthétique et le terrain politique. Vous dites : « Le terrain esthétique est aujourd’hui celui où se poursuit une bataille qui porta hier sur les promesses de l’émancipation et les illusions, et désillusions de l’histoire 1. »
1. Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 8.
Nous voudrions vous inviter à prolonger cette phrase afin de saisir pourquoi vous opposez ici un « aujourd’hui » et un « hier ». Pourquoi déclarez-vous que c’est dans l’esthétique que se poursuit quelque chose qui était de l’ordre de l’émancipation et des promesses non tenues de l’histoire au XIXe siècle ? Cela signifie-t-il ce qui nous semblerait incompatible avec d’autres énoncés dans votre œuvre qu’il y aurait une sorte de « relève » du politique par l’esthétique ?
La formule crée peut-être une équivoque. Ce texte de la fin des années 1990 ne se référait pas du tout à une sorte de vue globale de la modernité, du rapport entre révolution esthétique et politique, il se rapportait à une conjoncture beaucoup plus spécifique. Il ne se rapportait pas à l’histoire de la révolution et de l’émancipation, mais à une histoire beaucoup plus localisée qui est celle de la liquidation de l’âge révolutionnaire, telle qu’elle se chantait dans les années 1980/1990. Je disais simplement que les discours sur l’art, sa post-existence, sa fin, son « complot », qui fleurissaient chez nous pendant ces années, étaient la répétition de ce qu’on avait entendu sur le plan politique dix ans avant, avec toute la déclaration de péremption du marxisme, des utopies, de la politique, de l’histoire, de tout ce qui avait voulu donner un sens émancipateur au mouvement historique, etc. Ce qu’on pouvait constater dans les polémiques sur la « fin de l’art » à la fin des années 1990 était une prolongation de cette déploration, ou de cette attaque. On passait de la dénonciation de l’héritage des « maîtres penseurs », pères du totalitarisme, style Glucksmann, à la dénonciation de la complicité des avant-gardes picturales avec le même totalitarisme chez Jean Clair ou au « complot de l’art » chez Baudrillard. Ça n’engageait pas toute une analyse des rapports d’ensemble entre révolution esthétique et révolution politique, seulement le rapport entre deux déclarations de liquidation de cette révolution.
Cela dit, même de ce point de vue, cette phrase n’était pas exacte. En retravaillant récemment sur l’histoire des transformations du paradigme moderniste sur le plan purement esthétique, je me suis rendu compte que Greenberg est un pionnier par rapport à tout le discours politique contemporain sur la démocratie consommatrice. Il est le premier à dire que ce qui menace le grand art et la révolution, c’est la culture populaire, la culture née de la consommation, du fait que les fils de paysans et d’ouvriers devenus petit-bourgeois veulent leur culture à eux. D’une certaine façon, tout le discours sur la démocratie consommatrice, l’individualisme de masse, Greenberg, et Adorno, d’une autre façon, le tiennent bien avant les émules de Baudrillard, de Debord ou de Christopher Lasch dans les années 1980.
Dans l’art contemporain, en particulier chez les commissaires d’exposition, une partie des usages de votre travail conduit à une absolutisation de la catégorie de « dissensus ». Il s’agit alors d’anticiper de manière appliquée quelles œuvres seront capables de créer du « dissensus » pour être conforme à votre diagnostic sur l’art actuel. C’est un contresens par rapport au principe d’indétermination que vous proposez. De même, ce que vous appelez « partage du sensible » est immédiatement branché du côté de l’écart, de la rupture, alors que vous travaillez tout autant l’élément stéréotypique du lieu commun, du consensus. Comme vous l’avez rappelé ici, le consensus est un « partage du sensible » établi. On a donc le sentiment que « partager le sensible » devient un mot d’ordre curieux dans le monde de l’art contemporain.
J’aurais du mal à vous répondre car, pour tous les gens qui lisent Le Partage du sensible, qui le citent et en font usage, ce qu’ils entendent véritablement par là me reste relativement obscur. Je pense qu’il y a plusieurs interprétations. Il y a un certain lyrisme du sensible, quelques fois un croisement entre cela et une formation marquée par la phénoménologie qui est assez prégnante dans certains de ces milieux. Il y a parfois l’idée que de toute façon la politique est dans le sensible donc que l’art fait directement de la politique. Il faut dire que je ne contrôle plus très bien les lectures, les interprétations ni leurs effets, car je reçois tout le temps des lettres de gens qui organisent des biennales qui sont, disent-ils, conçues selon mon principe, ce pourquoi je dois venir. Comme je ne peux pas aller partout, je ne peux pas savoir. Il y a mille manières de l’interpréter, soit dans le sens où de toute façon on fait de la politique, soit au sens où il est à nouveau prouvé que l’art a une tâche politique, ce qui veut dire qu’on peut la reprendre dans les formes traditionnelles de l’art critique ou activiste.
Quelquefois aussi passe malgré tout le message selon lequel il faut repenser à la fois l’idée de l’art au service de la politique, et celle des dispositifs censés produire des effets politiques. Le principe d’indétermination dont vous parliez n’est pas un principe d’indifférence. Il signifie l’effort des directeurs et des commissaires pour construire des parcours spatiaux qui soient simplement comme des histoires possibles et qui laissent au spectateur la chance de construire à partir de là sa propre histoire. J’ai quand même l’impression que c’est quelque chose qui est visible pour certains de ceux qui m’ont lu ou entendu. C’est ce que je perçois dans le travail de Manoel Borja-Villel sur sa conception de l’espace du musée dont il est directeur, le Reina Sofia à Madrid. Je l’ai entrevu une autre fois au Moderna Museet de Stockholm où le directeur, Daniel Birnbaum, qui fut aussi le commissaire d’une biennale de Venise pensée sous le titre « Fare Mondi », cherche à remettre en question les politiques et les pédagogies spectaculaires des musées pour ouvrir un espace des possibles qui s’offre à une recomposition des espaces et à une relecture des histoires, laissant au spectateur sa part.
Sans me donner trop d’importance, j’ai l’impression d’avoir fait passer quelque chose. L’une des choses à quoi le thème du « partage du sensible » a servi dans ces milieux, c’est quand même à sortir un peu de l’étouffoir du genre « de toute façon l’art c’est le marché, donc il n’y a rien à faire ; ou bien : l’art, c’est ce que l’institution déclare comme art, donc c’est n’importe quoi », un discours massif, écrasant. Le Partage du sensible a contribué à rendre aux gens une capacité de penser des espaces qui ne sont pas déjà prédéterminés par un rapport donné, implacable, entre l’art, l’institution et le marché. C’est important de remettre du jeu dans ce rapport entre l’art, le marché et la politique, de dire que quel que soit tout ce qu’on peut savoir sur les institutions et le marché, on peut malgré tout proposer des manières différentes de construire des mondes aujourd’hui. En même temps, cela doit se faire un peu modestement. C’est quelque chose que certains entendent malgré toutes les contraintes qu’ils subissent par ailleurs, à savoir que toutes ces institutions doivent à la fois grandir selon les lois du marché et se garantir, du côté des puissances publiques et de l’opinion intellectuelle, par tout un système de légitimations sur l’opposition radicale de la culture au marché. Il est clair que ces gens vivent dans un univers de contraintes assez massives et que leurs possibilités de jeu sont limitées. Cela ne me paraît pas inintéressant d’être arrivé malgré tout à construire un peu d’espace libre dans ce jeu un peu trop bien réglé. Par ailleurs il existe, comme on sait, une multitude d’artistes et de commissaires qui ne pensent qu’à une chose, avoir un philosophe supposé branché pour leur catalogue.
Et un commissaire ou un directeur en quête de légitimité le trouvera toujours, que ce soit chez Rancière, Didi-Huberman, Virilio ou un autre. C’est une affaire individuelle que de se défendre vis-à-vis de ces effets périphériques.
L’AVENIR DU SOCIALISME
Le mot de « socialisme», tel que vous l’avez enrichi et revisité dans vos premiers travaux, vous paraît-il avoir encore une signification aujourd’hui ? Cette signification pourrait-elle être rechargée symboliquement ? Si tel est le cas, alors comment le redéfinir, se le réapproprier ? Et si c’est de cela qu’il s’agit, est-ce que le « principe d’égalité » suffit à définir ce socialisme ? Ou est-ce qu’il faudrait lui ajouter des clauses supplémentaires qui viendraient soit décliner ce principe c’est aussi un peu pour cela qu’on parlait de maximes pratiques tout à l’heure –, soit au contraire le compléter selon les secteurs d’activité, ou bien doit-on s’armer aussi d’autres mots d’ordre venus dans la longue histoire du socialisme comme celui d’« association » auquel vous vous êtes intéressé ou celui d’abolition de la propriété privée ?
Il y a plusieurs façons d’entendre ce qui est central dans l’idée socialiste. Au sens le plus global, on peut dire que l’idée du socialisme est celle d’un monde qui n’a pas pour principe organisateur l’intérêt privé. Comme on sait par ailleurs que l’intérêt privé n’est pas, comme on le dit, l’intérêt de tout le monde, mais celui d’un petit groupe d’individus, cela revient à dire que l’idée du socialisme est l’idée d’un monde qui n’est pas structuré par le principe de la recherche du profit maximum pour le capital. Ce qui à mon avis inclut deux choses. L’idée du socialisme, d’un côté, est l’idée d’un monde où les biens communs nécessaires à tout le monde pour la vie sont au maximum la propriété de la communauté et avec un usage en rapport à l’intérêt du plus grand nombre. C’est un monde où l’eau, la terre, les moyens de production, l’éducation, la santé, les transports, les communications sont le plus possible au service du plus grand nombre. Ce qui veut dire aussi, et malgré tout l’expérience l’a prouvé, la propriété du plus grand nombre. C’est un premier principe qui nous est perceptible a contrario par ce que nous avons connu depuis vingt ou trente ans, c’est-à-dire par la manière dont tout ce qui était considéré comme la propriété du plus grand nombre a été de plus en plus entièrement privatisé et soumis à une logique du profit. La deuxième chose qui est au cœur de l’idée de socialisme, ce serait l’idée d’association, c’est-àdire que ce qui est commun soit autant que possible géré dans des formes qui sont les formes d’exercice d’un pouvoir de n’importe qui, ou d’un pouvoir du plus grand nombre. Le socialisme définit ainsi un tissu social où aussi bien des formes de production industrielle que toute une série de formes économiques et de formes de vie qui concernent l’éducation, la santé, la communication, sont au maximum gérées sous une forme associative et démocratique. Dans l’idée du socialisme, il y a en quelque sorte l’idée de propriété commune de ce qui est nécessaire à tous, et deuxièmement l’idée d’un exercice optimal d’une capacité de n’importe qui sous les formes associatives.
On peut le concevoir d’une manière a minima ou maximale, ça peut aller depuis une certain vision maximale de la société sans classe entièrement aux mains des producteurs, etc., à une vision minimale un peu comme ce qu’on a connu, les systèmes de ce qu’on a appelé malignement et pour le détruire « État providence», ce qui veut dire en fait « tissu social égalitaire », ce qui n’est quand même pas tout à fait la même chose. Ce qu’on peut appeler « socialisme », c’est ce double aspect de propriété commune de ce qui concerne le plus grand nombre, et de participation du plus grand nombre à la gestion de cette propriété commune. C’est quelque chose qui conserve son actualité y compris actuellement, où nous voyons tout cela s’éloigner, un peu comme ce bateau dont parle Winckelmann à la fin de son Histoire de l’art et qui emporte au loin une figure aimée de la communauté. Mais ça reste quelque chose qui a un sens. Cela dit, il faut bien voir par ailleurs que « socialiste » est aussi le nom générique de ceux qui sous des formes diverses n’ont pas cessé de trahir ce qui était contenu dans l’idée de socialisme. On est dans cette conjonction où le mot « socialisme » peut encore définir une certaine pensée forte de la possession commune et de la capacité commune, et en même temps, cela définit une configuration politicienne qui est celle des gens qui n’ont existé que pour trahir indéfiniment ce que contenait l’idée de socialisme.
ÉCONOMIE POLITIQUE
Dans différents moments de votre œuvre, avec Gauny dont nous avons déjà parlé, vous évoquez l’idée d’une « contre-économie ». Cette contre-économie est détaillée puis immédiatement captée dans le principe égalitaire. Vous avez critiqué ailleurs l’idée stratégique de suspens ou de blocage de l’économie dans les luttes sociales et politiques. Vous avez aussi déclaré que ce qui se passe actuellement est l’effondrement d’un système et vous entrevoyez des formes nouvelles d’organisation du monde économique 1. Comment articulez-vous la dimension économique avec votre conception de la politique ? Toutes les questions économiques sont-elles résorbées dans l’égalité ?
1. « Le débat sur économie financière et économie réelle est certainement insuffisant, mais il témoigne du fait qu’une certaine figure de l’économie, celle qui s’identifiait au tout de l’évolution des sociétés est justement en déroute. Le gain de la crise financière, c’est justement de nous libérer de l’“économie” comme réalité univoque et loi inéluctable », in « Construire les lieux du politique » (2009), entretien réalisé par Le Sabot, repris dans Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 674.
Il faut bien partir du fait que l’économie, à l’âge moderne, a toujours voulu dire plusieurs choses à la fois. Elle désigne le secteur de la production des moyens d’existence, mais en même temps l’économie a toujours renvoyé à une certaine idée du monde, des hiérarchies. Si les gens disent par exemple :
« vous parlez de politique et pas d’économie », on voit très bien que ça ne veut pas dire que vous ne vous intéressez pas assez aux mécanismes économiques, mais que vous vous intéressez à la surface et non pas à la profondeur. « Économie » est devenu le nom de la cause dernière, la dernière instance, ce qu’il faudrait changer pour que quelque chose change. Et il est clair que quand les gens disent que si on ne touche pas à l’économie, rien ne va changer, ils veulent dire que si on ne touche pas à la cause dernière, rien ne changera. Comme ils sont à peu près tranquilles sur le fait qu’on ne touchera jamais à la cause dernière, ils pourront développer leur discours de dénonciation ad vitam aeternam. Le primat de l’économie, en ce sens, est aussi l’éternité de la domination. C’est un discours sur l’économie qui rejoint celui que j’évoquais tout à l’heure qui consiste à dire que démocratie, capitalisme, économie et consommation, c’est la même chose. L’économie est alors l’espèce d’état de civilisation nietzschéenne du « dernier homme » dans laquelle nous vivons. Il y a aussi la manière qui veut remplacer économie par écologie en disant que derrière les moyens de production et d’existence, il y a la terre, et que c’est au niveau de la terre qu’il faut désormais poser les questions. Dans tous les cas, l’idée de l’économie est associée à une idée de la connaissance de la nécessité.
Ce contre quoi je réagis, c’est tout d’abord la position de l’économie comme cette cause dernière à laquelle il faudrait toucher mais qu’on ne touchera jamais. Je m’oppose aussi à l’identification de l’économique et du politique sous la forme des multitudes conçues comme cette espèce de subjectivité globale qui est en même temps immédiatement économique et politique. Que reste-t-il alors ? Il reste ce fait massif qu’on ne peut plus dire aujourd’hui que l’économie est le monde de la vérité situé en dessous de la politique. La loi économique et la loi politique tendent à s’identifier. On voit bien que la question n’est plus de savoir si le gouvernement doit ou non accepter la libre concurrence puisque le gouvernement ne l’accepte pas, il l’impose. Hier il y avait ces fameuses « lois d’airain » de l’économie avec lesquelles les gouvernements devaient composer, ou auxquelles ils devaient remédier. Mais aujourd’hui on constitutionnalise un certain nombre de ces lois économiques. Il y a une intrication de la domination politique et économique à un point encore inédit. Marx disait que les gouvernants étaient les agents d’affaires du Capital. Mais ce que faisaient les gouvernements pour le Capital à l’époque consistait surtout à faire respecter l’ordre sous forme policière au sens strict, à empêcher que ça bouge. Aujourd’hui, les gouvernements font plus qu’empêcher que ça bouge, ils imposent certains dogmes économiques comme la loi même. On est dans une situation où la domination du politique et de l’économique se confond, tend à devenir la même chose. Et on a ce double jeu où, en même temps, nos gouvernements donnent cette fusion, comme la nécessité à laquelle ils se soumettent. C’est une manière de déclarer pour tous l’impuissance, l’incapacité. Nos gouvernements se font les agents d’une nécessité économique mondiale et par conséquent des agents qui produisent des conditions d’incapacité générale, d’autant plus que les contreforces économiques d’hier, comme les grandes organisations syndicales, ont été laminées.
Qu’est-ce qui reste alors ? Il reste une question centrale : est-ce qu’on peut quelque chose ou est-ce qu’on ne peut rien, et quelles sont les formes sous lesquelles on peut quelque chose ? Et il reste une évidence plus forte que jamais : la question économique ne peut pas être séparée de la question de réaffirmation d’une capacité, d’un pouvoir de n’importe qui à tous les niveaux. Elle ne peut pas être séparée de l’idée que le pouvoir de n’importe qui doit pouvoir s’exercer aussi bien au niveau de ce qui est censé être les questions écologiques qu’au niveau du travail et de ses formes d’organisation ou de la manifestation dans l’espace public. D’un côté, on peut dire que le préalable à toute action sur l’économie, c’est la reconstitution d’une puissance effective du peuple. D’un autre côté, il est clair qu’une telle puissance suppose elle-même une capacité d’agir sur tous les lieux où la domination économique est en jeu, sous la forme de la lutte publique contre la transformation des lois de la science économique officielle en lois de l’État, comme sous la forme de la résistance aux formes nouvelles d’exploitation du travail ou sous celles de la création de formes d’organisation économique alternatives. On voit bien qu’il n’y a pas de démocratie, de socialisme, sans des formes d’organisation économique qui dans l’espace où elles peuvent s’insérer soient aussi des formes d’exercice du pouvoir de tous.
Malheureusement, on ne peut pas en dire grand-chose pour l’instant, sauf qu’il faut repenser la question de l’économique à partir de cette intrication aujourd’hui absolument maximale du pouvoir étatique et du pouvoir économique, qui impose le préalable d’une reconstitution également globale d’une puissance populaire autonome qui ne distingue plus l’économique du politique. On ne peut plus dire aujourd’hui quelque chose comme : prenons les usines et puis le reste suivra, parce que les usines on les a supprimées, on les a envoyées ailleurs. On est dans une situation inédite qui nécessite probablement ce qu’on évoquait plus haut, la création d’une nouvelle Internationale, mais c’est sur le long terme. D’une certaine façon, on se dit qu’il faut peut-être attendre une conjonction entre les mouvements de ceux à qui on prend leur travail ici, et ceux qu’on fait vivre ailleurs dans les conditions de la production usinière. Pour l’instant, on est vraiment à un moment où on ne peut pas faire grand-chose en termes de prédiction et de prédication. Tout ce qu’on peut, c’est réaffirmer cet écart global de la puissance populaire autonome par rapport à la puissance économico-étatique globale.
L’ENTRETIEN PLUTÔT QUE LE DIALOGUE
Vous avez accordé beaucoup d’entretiens à des personnes très différentes, pour des supports écrits variés revues militantes plus ou moins confidentielles, magazines de grande diffusion, ouvrages constitués d’entretiens comme celui que nous sommes en train de préparer ici. Comment s’organise votre travail écrit d’une part et cet investissement important de l’oralité ? Y a-t-il une vertu de l’entretien indépendamment de son rapport à l’écriture, à la construction de la pensée ? Une vertu qui serait distincte de celle des autres formes d’interlocution, de transmission philosophique, comme celle que vous avez travaillée à travers la figure de Jacotot, mais aussi celle du dialogue en tant qu’elle est une figure cardinale de la philosophie.
Partons d’abord du fait empirique que pendant très longtemps je n’ai pas fait d’entretiens parce que personne ne m’en demandait, par conséquent pendant longtemps, je n’ai pas eu à partager mon temps entre l’écriture et l’entretien. Cela dit, un des paradoxes de la situation, c’est que le moment où on a commencé à me demander beaucoup d’entretiens, c’était après la publication d’un livre qui au départ n’était qu’un entretien, à savoir Le Partage du sensible. C’est un premier point. L’entretien n’est pas une figure constante dans mon travail, mais, à partir du moment où j’ai acquis une certaine notoriété, pour des raisons bonnes ou mauvaises, j’ai vu venir vers moi toute une série de demandes. Premier point, au départ pour moi l’entretien est en dehors du travail. On vient vous demander de retraduire ce qui a été construit dans le binôme recherche-écriture dans une forme qui permette d’inscrire votre travail dans l’espace normal de la transmission du savoir, de la transmission de l’information, ou, encore plus clairement, du débat d’opinions. Il y a tout un exercice de transformation qui a ce côté négatif de transformer en propositions générales ce travail de recherche qui est toujours un travail de rapport entre la pensée et ce qu’elle pense, le pensable. Tout à coup, on vous demande d’expliquer votre pensée en le sortant de son rapport direct avec ce qu’elle cherche à penser, ce sur quoi elle s’exerce. Il y a là le risque considérable de vous transformer en votre propre vulgarisateur, votre propre journaliste.
Par ailleurs il y a, bien sûr, le fait que si vous écrivez, si vous ne vous contentez pas d’étudier et de transcrire votre recherche pour vous, si vous publiez quelque chose, d’une certaine façon, vous sentez comme légitime le fait que des gens vous demandent des comptes par rapport à ce que vous avez publié. Même si ça entraîne parfois une énorme dépense d’énergie, il me paraît normal de répondre à la demande de gens qui essaient de se débrouiller avec ce que vous avez dit, avec ce que j’ai dit, avec cette intrication permanente entre ce qui est censé être de l’ordre de la pensée et ce qui apparaît comme étant de l’ordre de la description, de la narration, de l’empirie.
Il y a un troisième aspect, qui est que l’exercice de la traduction peut lui-même produire des effets de pensée de manière différente. Il y a des moments où la formule de l’entretien peut vous amener à un certain nombre de formulations autour desquelles vous tourniez. L’exemple de l’entretien réussi a été celui qui a donné lieu au Partage du sensible ; il y avait des questions très courtes à partir desquelles j’ai pu opérer une synthèse de ce autour de quoi je tournais. Ensuite la difficulté c’est que des gens vont vous demander des entretiens là-dessus, vont vous demander de reprendre, de vulgariser ce que vous avez déjà dit dans cet entretien qui est devenu un livre. Mais il y a le fait que ça vous amène à formuler certaines choses qui restaient non formulées et cela peut vous amener à penser ce que vous ne pensiez pas, pour répondre à une provocation. Dans les entretiens que je relis, quelquefois je me dis :
« tiens, j’ai dit ça », j’ai oublié que je l’avais dit. Cela veut dire que quelque chose s’est produit dont je n’avais pas par avance la maîtrise, qui n’était pas prévisible comme la réponse que Jacques Rancière fait aux questions qu’on lui pose sur son esthétique ou sa politique. Il y a cette vertu quelques fois qui est essentiellement une vertu de provocation. Le bon entretien est celui où tout à coup vous dites des choses qui n’étaient pas prévues, qui non seulement sont nouvelles, n’ont pas encore été dites, mais qui n’auraient pas été dites s’il n’y avait pas eu ce type de provocation spécifique. Il y a le travail d’écriture qui répond à une certaine provocation, à la façon dont les objets de recherche nous provoquent. Il y a le type d’écriture que ça produit, et puis, éventuellement, il y a cette provocation qui vous vient du retour de ce que vous avez écrit.
La notion du « dialogue » pose un autre problème. Je ne crois pas à la vertu du dialogue sous la forme ; voilà un penseur, un autre penseur, ils vont discuter entre eux et ça va produire quelque chose. Mon idée c’est que ce sont d’abord toujours des œuvres qui dialoguent et non pas des gens ; par conséquent la réponse à ce qu’un autre a à vous dire vous la faites sous la forme de l’écrit. Ce qui veut dire que le dialogue arrive toujours après. Si vous me posez des questions, c’est un entretien ; mais s’il y a dans l’entretien un objet qui est plus particulièrement le vôtre, qui témoigne d’un intérêt spécifique indépendant, il peut alors jouer le rôle de la provocation et entraîner cet après-coup du dialogue. Le dialogue n’est jamais pour moi ce qu’il apparaît être, à savoir quelque chose comme la fulguration de la rencontre, de l’échange vivant. Non, le dialogue est toujours quelque chose qui arrive avec du temps, avec du décalage ; c’est le dialogue d’œuvre à œuvre et non de gens à gens, de personnes à personnes; et puis il y a ce cas: le dialogue qui apparaît comme caché dans l’entretien et dans lequel on essaie de s’insérer dans l’après-coup, dans la réélaboration. Car la réponse première à l’entretien a toujours, enfin pas toujours, quelque chose qui est de l’ordre de la protection. On a la réponse qui vous protège. Après ça, éventuellement dans l’instant, mais le plus souvent après, apparaît cette dimension du dialogue au sens de quelque chose a été dit auquel on n’a pas répondu et il faut répondre.
Vous prenez la parole occasionnellement à la radio. Nous vous avons vu au moins une fois à la télévision. Est-ce que ces conditions externes de la parole sont pensées en fonction ce que vous souhaitez dire ? Car on s’adresse aussi toujours virtuellement à un public qui diffère pour chacune de ces occasions.
La question a plusieurs niveaux. Disons d’abord que je ne suis pas maître des lieux où on me demande de parler, de l’amphithéâtre solennel au local cheap de certains espaces d’art contemporain, du pupitre des conférenciers anglo-saxons aux fauteuils pour discussion décontractée. Je m’adapte, c’est tout. Ça renvoie au fait que, si j’ai une parole publique, c’est très rarement de ma propre initiative. Mes interventions orales ou écrites dans l’espace public, du genre article sur l’actualité ou parole à la radio, à la télé, éventuellement des conférences, débats, tables rondes, discussions, ce sont la plupart du temps des choses qui me sont demandées et très rarement des choses dont je prends l’initiative. Je prends l’initiative de prendre ma plume et de trouver quelqu’un qui me publie quand j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose à dire que personne, pour des raisons diverses, ne pourra dire. Quand j’ai le sentiment d’un consensus intellectuel qui va gagner la partie parce que personne n’y répond, parce que les gens ont peur de se casser la figure en répondant, parce qu’ils ne se sentent pas le désir de répondre, alors je peux décider d’intervenir comme cela a été le cas pour La Haine de la démocratie où j’ai dû me décider parce que, apparemment, personne ne sentait la force ou l’envie de dire certaines choses. Je pensais que je pouvais les dire et je les ai dites. C’est comme ça aussi que je suis intervenu de ma propre initiative autour des questions du racisme, de l’extrême droite, etc., pas parce que personne ne voulait en parler mais parce que les réactions me semblaient accepter les présupposés de l’adversaire. Mais ces interventions volontaires sont rares. La plupart du temps, ce sont des demandes externes, et j’essaie de me situer par rapport à la demande et éventuellement de récuser la position du philosophe qui vient parler avec des hommes politiques, des journalistes, etc., ou bien de celui qui vient expertiser la situation, dire es qualités ce que la philosophie a à dire sur tel ou tel sujet. Par rapport à ça mon deuxième principe est de ne pratiquement pas m’occuper de savoir à qui je parle. J’ai adopté ce principe assez tôt.
Par rapport aux journalistes qui vous interrogent ou par rapport à un public ?
Par rapport au public ; les journalistes c’est un peu différent. J’essaie d’appliquer le principe d’égalité des intelligences, à savoir que d’une certaine façon tout le monde est capable de comprendre quelque chose de ce que je dis et d’en faire quelque chose. Cette capacité qu’on peut supposer aux autres est indépendante du niveau culturel qu’on leur suppose. Si une association qui organise des débats culturels dans une petite ville de province m’invite, je dirai la même chose que dans une université supposée prestigieuse. Je pense que la question fondamentale est de savoir si j’ai quelque chose à dire ou pas, et alors d’essayer de le dire le mieux possible. La chose qu’un public sent toujours, c’est si quelqu’un a quelque chose à dire ou rien. Dans le premier cas, il prendra le temps d’y penser. L’affaire est plus compliquée quand vous avez affaire à des journalistes. Dans notre société, le journaliste est devenu la figure du pédagogue abrutisseur. C’est le pédagogue suprême qui, dès qu’il vous voit arriver, commence à frémir en vous disant : « Vous savez, vous n’avez pas affaire à des intellos, etc. Il ne faut pas parler trop longtemps, il faut employer des mots très simples.» C’est une attitude liée à la fonction. C’est pareil si la fonction est remplie par des normaliens, agrégés de l’université, etc. C’est le principe même de la fonction de supposer qu’on s’adresse à des crétins. J’ai pour principe de dire que je ne m’adresse pas à des crétins mais à des êtres qui ont la même intelligence que moi, de dire ce que j’ai à dire, et c’est tout. En général, j’ai toujours refusé les débats radiophoniques ou télévisés où on est là pour jouer un rôle, assumer une position : jouer le rôle du gauchiste en débattant avec Finkielkraut, avec Gauchet, ou que sais-je. Je me suis une fois retrouvé dans une situation où il y avait deux types d’extrême droite sur le plateau qu’on m’offrait ; alors je ne suis arrivé sur le plateau qu’au moment où on m’interpellait, j’ai dit ce que j’avais à dire d’une seule traite, et je me suis tu après.
Vous établissez donc malgré tout un contrôle des conditions.
Il y a un contrôle des conditions pour ce qui est des médias, mais ça concerne surtout certains types de confrontations radio ou télévision, où il faut jouer le rôle du philosophe, celui du gauchiste, etc., mais c’est relativement limité. Dans ces cas-là j’essaie de contrôler les conditions.
Est-ce pour vous l’occasion de reformuler autrement votre propre pensée ? Quand nous parlons des conditions, ce sont bien sûr les conditions externes avec les journalistes, les médiations techniques, mais c’étaient aussi les conditions éventuelles d’invention d’une parole qui fonctionne autrement que dans les livres ou les articles, comme dans les entretiens…
C’est une obligation que je me fais à moi-même, et à laquelle je n’arrive pas toujours à être fidèle, de ne pas m’ennuyer. Malgré tout on me demande souvent de parler sur des choses dont j’ai beaucoup parlé, sur lesquelles j’ai beaucoup écrit, et il y a des phénomènes de saturation absolument menaçants. J’essaie donc de saisir le mot, la question qui me permettra de reformuler autrement pour ne pas m’ennuyer moi-même. C’est une exigence très forte à laquelle je ne peux pas toujours répondre. La forme de la discussion dans la librairie a cet avantage : c’est extraordinairement difficile de faire une conférence différente d’une autre conférence, c’est beaucoup plus facile quand on n’a aucun papier devant les yeux, aucune forme obligée, de trouver une ouverture pour dire les choses autrement et pour déplacer son propre dire. Pour moi, c’est quelque chose d’essentiel, sans ça on en crève.
Du même auteur
La Leçon d’Althusser, Gallimard, 1974 ; rééd. La Fabrique, 2012.
La Parole ouvrière 1830/1851, avec A. Faure, 10/18, 1975 ; rééd. La Fabrique, 2007.
La Nuit des prolétaires Archives du rêve ouvrier, Fayard, 1981 ; rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 1997.
Le Philosophe et ses pauvres, Fayard, 1983 ; rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2007.
Louis Gabriel Gauny Le Philosophe plébéien, Presses universitaires de Vincennes/La Découverte, 1983.
Le Maître ignorant Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, 1987 ; rééd. 10/18, 2004.
Courts voyages au pays du peuple, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1990.
Les Noms de l’histoire Essai de poétique du savoir, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1992.
La Mésentente Politique et philosophie, Galilée, 1995.
Mallarmé La Politique de la sirène, Hachette, 1996 ; rééd. coll. « Pluriel », 2006.
Arrêt sur histoire, avec J.-L. Comolli, Centre Georges-Pompidou, 1997 ; rééd. PUF, 2012.
La Chair des mots Politiques de l’écriture, Galilée, 1998.
Aux bords du politique, La Fabrique, 1998 ; rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2004.
La Parole muette Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette, 1998 ; rééd. coll. « Pluriel », 2005.
Le Partage du sensible, La Fabrique, 2000.
L’Inconscient esthétique, Galilée, 2001. La Fable cinématographique, Seuil, 2001.
Le Destin des images, La Fabrique, 2003. Les Scènes du peuple, Horlieu, 2003.
Malaise dans l’esthétique, Galilée, 2004.
L’Espace des mots De Mallarmé à Broodthaers, Musée des BeauxArts de Nantes, 2005.
La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005. Chronique des temps consensuels, Seuil, 2005.
Politique de la littérature, Galilée, 2007.
Le Spectateur émancipé, La Fabrique, 2008.
Moments politiques Interventions 1977-2009, Lux/La Fabrique, 2009.
Et tant pis pour les gens fatigués Entretiens, Amsterdam, 2009.
Les Écarts du cinéma, La Fabrique, 2011.
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