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Rancière : la légende des philosophes


À Vincennes, au début de 1969, à entendre, de l'autre côté du mur, la ruche bourdonnante qui succédait aux conservatoires désuets de la littérature française, nous entrevîmes que le temps était fini du bel ennui. On n'étudierait plus Corneille et Racine, on travaillerait sur la lecture de Corneille et Racine. Et pour cela il faudrait bien sûr Althusser, la psychanalyse, la sémiologie et l'histoire de la folie à l'âge classique. Les khâgneux de Louis-le-Grand pouvaient mener l'insurrection dans la classe de Lagarde. Lagarde et Michard s'appelleraient désormais Barthes et Kristeva. Pendant que les militants de la Gauche prolétarienne proclamaient la révolte contre le savoir bourgeois et l'autorité académique, c'est un nouveau type de savoir qui se mettait en place dans la dissémination des universités et dans la spécialisation des filières, un système moderne de développement des forces productives théoriques qui socialisait le pouvoir des professeurs. Le système des unités de valeur, du contrôle continu et des mini-mémoires marquait l'entrée de l'apprentissage universitaire dans l'âge de la rationalisation tayloriste. À l'artisanat du cours magistral et de l'examen annuel succédait une demande de production continue aussi bien pour les enseignés que pour les enseignants, déterminant un besoin d'aide extérieure. Les cours polycopiés ne suffisaient plus, il fallait autre chose : des instruments de production ; pas n'importe lesquels : des instruments permettant une certaine maîtrise, tout en maintenant l'interrogation ouverte par la crise de Mai sur le terrain du savoir : ce qu'on pourrait appeler des savoirs-techniques-critiques, investis dans la positivité du savoir social mais permettant un recul critique vis-à-vis de ses techniques. L'Université enfin ouverte à « la vie » c'est-à-dire notamment aux enseignements nouveaux recouvrant tout le champ de la culture ( sciences du langage, sciences sociales et cliniques ), il fallut, concurrence obligeait, actualiser le contenu des enseignements traditionnels. Si l'on ajoute la colonisation des terres vierges de la formation permanente et la prise des classes terminales dans ce mouvement de recyclage théorico-politique généralisé, soumettant la refonte des manuels scolaires aux dernières consécrations sur le marché du livre, on en vint à la situation suivante : on avait de plus en plus besoin d'idées et de moins en moins le temps et les moyens de les produire. D'où une rationalisation de la production intellectuelle qui, depuis les grands ateliers de la création originale ? de plus en plus concentrés dans les lieux d'études marginaux d'antan, Collège de France et Hautes Études ? donne lieu à chaque étage de la hiérarchie du savoir à la production de multiples et de sous-produits adaptés au niveau. D'où aussi, à mesure que les savoirs sociaux entraient dans le système du savoir universitaire, une scolarisation généralisée des modes de la production et de la consommation culturelle, qui se traduit notamment sur le marché du livre. L'École n'est plus, de vrai, coupée de la vie, c'est la vie qui, de plus en plus, fixe son image, interroge ses chemins, à travers les grilles de cette production scolaire généralisée.

On s'est ému de la dénégation burlesque par laquelle Barthes, entrant au Collège de France, se félicitait devant l'état-major du parti intellectuel d'être dans un lieu sans pouvoir. On sait en quoi consiste ce « non-pouvoir » : dans la libération de ces tâches de contrôle et d'administration que l'immense majorité des mandarins aujourd'hui ressentent comme un frein à la productivité tayloriste qui est devenue la condition du pouvoir pour les intellectuels. Au-delà de son burlesque, la phrase souligne, en le déniant, ce déplacement du pouvoir universitaire qui est passé du contrôle des connaissances à la fabrication de ces idées qui se sous-traitent en cours, mémoires et mini-mémoires, stages de formation, séminaires, rapports de recherche, dramaturgies, articles de journaux, littérature para-scolaire et para-politique, constituant l'intelligentsia en une armée industrielle de chefs, sous-chefs et petits chefs dont le pouvoir est lié à la rapidité avec laquelle ils peuvent faire un usage productif des dernières découvertes.

Or à la production de cette armée du savoir critique la classe politique se trouve aussi intéressée de deux façons. Depuis 1968, d'une part, partout où l'on veut réformer, moderniser, rationaliser, humaniser se manifeste une demande d'assistance théorique/technique qui vise moins à la production de solutions technocratiques qu'à l'analyse des problèmes et à la constitution d'un discours capable de décrire les crises, les grandes ruptures du tissu social et les lentes mutations qui les annoncent. Cet intérêt pour la carte à refaire du social et de ses couches géologiques a fourni de nombreux emplois à de jeunes chercheurs à l'heure où le C.N.R.S.leur était fermé et a permis au discours d'un certain nombre d'intellectuels de résonner jusque dans les bureaux où se préparent les projets étatiques de réforme et d'aménagement ; cependant que, dans la multiplication de ces travaux généalogiques sur commande ministérielle, conciliant les intérêts gauchistes des chercheurs pour l'anatomie du système de répression et l'intérêt des nouveaux cadres d'État pour l'histoire des inerties et des résistances sociales, se formait un discours ambivalent, propre à alimenter aussi bien la grande dénonciation du terrorisme de tout pouvoir qu'un amour plus secret pour l'intelligence et la productivité du pouvoir. Mais c'est plus encore par l'intermédiaire du journalisme que la classe politique s'est trouvée intéressée aux nouveaux savoirs. Souvenons-nous du grand traumatisme du début mai 1968, de la fièvre des régents de l'opinion à s'interroger et à interroger les penseurs en renom sur ce qui avait bien pu se passer et que nul n'avait pressenti. Dès lors s'est imposée, dans cette fraction de la classe politique qui a la charge de l'opinion le besoin d'une réflexion régulière sur les structures et les mutations profondes qui soutiennent ou font exploser le régime de l'opinion, le besoin d'une sorte de sismologie sociale. D'où l'organisation d'un dialogue avec un certain nombre d'intellectuels, capables de proposer ? de par leur domaine de recherche et éventuellement leur pratique militante un savoir sur la connexion des ordres social, idéologique et politique qui aide à comprendre ce qui agite le corps social. Cette fonction idéologique de représentation du social auprès du politique ne s'est pas mise en place aussitôt après 68. Le primat de la politique ? de la répression ?, la cassure parmi les intellectuels et l'engagement militant de certains n'autorisaient pas la sérénité de ce dialogue. Il a fallu, après 1972, le reflux du gauchisme politique sur le terrain de la doxa intellectuelle pour que s'institutionnalise la pratique d'accueillir, à une place de choix, la parole de ceux qui sont aptes à déchiffrer les « grilles du temps » et reçoivent par là le pouvoir nouveau de colmater la brèche qui sépare la classe politique de la vie du corps social. Ainsi les Intellectuels-cartographes ne reprennent plus simplement la place ancienne de l'intellectuel savant-humaniste, ils viennent occuper la fonction de l'irruption du réel, la place de la vérité incarnée que la secousse gauchiste fit reconnaître aux masses. C'est cette position qui autorise la prétention actuelle de l'intellectuel-supposé-dissident à être l'interprète de la plèbe résistante. C'est de ce pouvoir objectif de représentation que la « nouvelle philosophie » est la représentation. C'est ce besoin frénétique d'idées ? allant des tâcherons du savoir universitaire à ceux de la réforme politique, de l'« innovation » sociale et de la gestion du papier imprimé qui autorise le retour de la vieille thèse selon laquelle les idées déterminent l'être social.

Ainsi se définissent toute une série de croisements : de la demande universitaire et de la demande politique, de l'attention gauchiste au pouvoir et de l'attention du pouvoir à la modernité sociale qui fondent le pouvoir contradictoire des tenants de ces savoirs techniques-critiques travaillant à la jointure ou sur la jointure de l'ordre du pouvoir et de l'ordre du savoir. Le témoignage le plus significatif en est sans doute l'extraordinaire fortune du discours de Foucault devenu, indépendamment de la visée de son porteur, la matrice contradictoire des enquêtes-agitations gauchistes sur l'ordre carcéral et des nouveaux programmes des écoles d'éducateurs, des tirades sur l'abjection du pouvoir et des rapports au Ministère de l'équipement. Ce n'est pas par fraude ou méprise que les nouveaux prophètes qui décrivent l'apocalypse totalitaire ou annoncent la venue de l'Ange ou de l'Esprit nouveau se réclament tous de ce discours qui prétend congédier la prophétie. C'est que celle-ci ne se profère plus dans la distance du discours sidéral mais s'enracine dans la positivité du savoir généalogique d'une part, dans celle de la fonction sismologique ou cartographique de l'autre. En recouvrant tout le champ du savoir social l'anatomie politique a fini par restaurer des positions de maîtrise idéologique analogues à celles entretenues par les sciences sociales qu'elle entendait critiquer. Mais cette maîtrise restaurée peut se dénier dans la critique, le dévoilement du discours de l'Autre. La politique-fiction de Glucksmann, avec son cogito marxiste programmant la maîtrise universelle, n'est que le revers de ces généalogies savantes qui nous montrent l'espace social défini, jusque dans ses cellules les plus infimes, par l'efficace des grandes stratégies de domination qui agencent, dès-agencent et ré-agencent les densités sociales, quadrillent les espaces, investissent les corps et épinglent les individus. La parfaite réversibilité du savoir du pouvoir et du savoir de la contestation ainsi atteinte détermine la place nouvelle de l'intellectuel-dissident-prophète : penseur panoptique, capable de reconnaître dans l'instantané des dernières fusillades l'efficace d'une des neuf thèses du Parménide ; sismologue transcendantal, entendant les craquements annonciateurs de la grande révolution spirituelle ; témoin authentifiant son interprétation par l'expérience militante qui enracine sa parole dans le corps populaire ; voyageur sans bagage, représentant moins l'être du social que ce qui, en lui, est non-être : négativité, refus, futur. Au total : le moins chargé des maîtres.

La photo-souvenir

Ce qui permet à la parole jeune-philosophique de venir couronner l'édifice du pouvoir social nouveau des intellectuels, c'est la légitimité acquise dans la lutte militante. Si les philosophes d'antan se vantaient de ne pas voir les puits placés sur leur chemin, il est essentiel à l'image de marque des nouveaux, d'être, en termes maoïstes, descendus de cheval. En septembre 1975 Le Magazine littéraire republiait une vieille photo de manifestation, ré-utilisée depuis, avec cette légende : « Sartre, Foucault, Glucksmann : les philosophes sont dans la rue ». Rien à redire à l'exactitude de cette légende, tout juste à s'étonner de l'usage des pronoms définis : la rue où l'on ne juge pas utile de nous dire ce qu'ils font ; les philosophes que leur présence représente. Des philosophes dans la rue, en 68 et après 68, il y en a eu pas mal, mais justement ils ne désignaient point leur présence et on ne la remarquait pas comme celle de représentants d'une corporation. C'est bien plutôt le refus de s'identifier à une telle position qui les y poussait. En l'occurrence Foucault et Sartre ne sont pas des « philosophes dans la rue » mais des intellectuels liés à la Gauche prolétarienne, participant à ses actions dites de « Front démocratique », animateurs du Comité Djellali qui, ce jour-là appelle à manifester à la Goutte d'Or contre un crime raciste. Quant à Glucksmann, sa présence sur la seconde ligne n'est aucunement celle de la philosophie mais celle de l'autorité militante dans ses rapports avec les intellectuels-démocrates. À ses côtés, dominant Foucault et son porte-voix, on distingue le visage et le regard panoptique du dirigeant G.P. chargé des rapports avec le « Front démocratique ». La légende des philosophes n'oublie pas seulement la lutte dont il s'agit, elle masque le rapport de pouvoir que la photo laisse voir entre les intellectuels et l'autorité militante maoïste. Mais peut-être aussi, dans cette image recentrée sur les intellectuels quelque chose se joue-t-il qui explique l'après-coup de la légende, c'est-à-dire en définitive la constitution du nouveau pouvoir philosophique scellé entre représentants intellectuels et représentants politiques des masses désormais rejetées aux confins de l'image de la subversion. Au lendemain de 68, il était impossible de désigner les philosophes dans la rue ou même les intellectuels avec le peuple. Impossible de se référer à un sujet collectif d'abord parce que Mai ? et plus encore peut-être la lutte pour ou contre la normalisation de la rentrée universitaire ? avait profondément coupé en deux l'ancienne intelligentsia de gauche, mis en présence deux camps antagoniques : l'autorité académique modernisée et la révolte anti-autoritaire. Il ne s'agissait pas alors d'unir les intellectuels au peuple mais la révolte contre le savoir et l'autorité académique aux luttes ouvrières.

Les luttes ouvrières principalement valorisées étant les actions anti-hiérarchiques et les pratiques de sabotage, l'union projetée, sur le terrain de la lutte contre le despotisme capitaliste, n'était pas celle de deux savoirs mais de deux interruptions du savoir dominant : celui qui se proférait dans le cénacle universitaire coupé de la vie, et celui qui se matérialisait dans la « vie », c'est-à-dire dans la réalité oppressive de la chaîne et de la hiérarchie d'usine. Sans doute la rapide remise en marche de la machine universitaire et la modestie des luttes ouvrières anti-hiérarchiques ramenèrent assez vite cette conjonction égalitaire de deux révoltes à la figure plus traditionnelle de la subordination d'un faux savoir ( celui des intellectuels ) à un vrai savoir ( celui du peuple travailleur et souffrant ). Par là on revenait à la figure militante du service du peuple et du dépouillement du vieil homme. Dans le cadre du « grand mépris pour les intellectuels » les militants d'origine intellectuelle étaient appelés soit à refuser radicalement les privilèges de leur statut en s'établissant en usine soit à trouver d'autres voies de rééducation en renonçant aux prérogatives de leurs fonctions et de leurs compétences. La critique de la division du travail se traduisait par un nivellement militant des clivages sociaux et par la transformation du vieil intellectuel interrompant son discours ? mais aussi mettant sous le boisseau sa révolte propre ? pour permettre à la parole des masses de se faire entendre. L'intellectuel devait extirper de sa personne tout ce qui, dans sa parole ou dans son mode d'être pourrait rappeler ses origines, tout ce qui, dans ses habitudes, le séparait du peuple. Idéal contradictoire qu'une vue rétrospective un peu trop simpliste a assimilé aux figures du boyscoutisme ou de l'ascèse. Le calcul des plaisirs et des peines n'était pas à l'époque déficitaire. Laisser aux vieux partis et aux jeunes carriéristes le soin de cogérer les universités et de repeindre le marxisme aux dernières couleurs épistémologiques ou sémiologiques pour pénétrer dans la réalité de l'usine ou dans l'amitié des cafés et des foyers d'immigrés n'avait rien de si lugubre ( on le sentirait au moment des retours ). Le service du peuple n'était en un sens que l'autre nom du dégoût effectif pour la poursuite, d'un côté ou de l'autre de la chaire, des exercices universitaires. La transformation de l'intellectuel put ainsi être vécue comme une réelle libération. Mais en même temps, bien sûr, cette mise au silence de l'intellectuel au profit d'une supposée direction prolétarienne assurait le pouvoir d'une autre parole : celle du chef militant, interprète de la révolte des masses et première cellule de la constitution du nouveau pouvoir intellectuel. Sur la mise au silence des intellectuels petits-bourgeois à rééduquer s'élevait le pouvoir des intellectuels prolétariens rééducateurs. Et ceux-ci allaient bientôt ? sur la base de l'écrasement de la révolte spécifique des intellectuels ? rappeler sur la scène les Intellectuels comme catégorie sociale spécifique et prestigieuse. Cette remise en scène se fit par le biais de la notion de démocratie. A l'heure où le pouvoir se mit à multiplier ses coups contre la Gauche prolétarienne et où il s'avéra qu'il y avait peu à attendre de la seule protection théoriquement reconnue ? celle des masses populaires ? s'élabora la pensée du « Front Démocratique » et plus précisément du « Secours Rouge » : mouvement démocratique de masse pensé dans sa traditionnelle dépendance vis-à-vis de l'avant-garde prolétarienne, mais aussi structure de défense et de protection de l'activité militante. C'est autour de la Cause du Peuple poursuivie et des militants emprisonnés que s'effectua d'abord cette tentative d'élargir la résistance qui concerna d'abord les intellectuels et artistes progressistes. C'est autour de l'instance du tribunal ? tribunal d'État qui jugeait les militants, contre-tribunal élevé pour rendre les masses juges de leurs juges ? que se nouèrent les trois termes du militantisme, des intellectuels et du peuple. Si les masses n'assuraient pas la protection des militants et si l'on ne voulait pas seulement mobiliser les intellectuels contre les juridictions d'exception, la solution était d'utiliser les intellectuels pour donner aux masses cette capacité d'intervention, de parole qui faisait défaut au secours des militants, d'élargir leur défense en défense de l'expression populaire. C'est le schéma qui se mit en place dans la bataille pour la Cause du Peuple autour de Sartre et dans la préparation du Tribunal de Lens : les intellectuels sont ceux qui brisent les barrages réduisant le peuple au silence, qui font contrepoids par leur autorité au poids de l'entreprise étatique ( Les Houillères ) et du quadrillage politico-syndical. « Le Secours Rouge apparaît au cours de la campagne comme une protection, comme un rempart pour les masses fondamentales (...). Cette unité qui a commencé à se tisser entre les mineurs et plusieurs catégories d'intellectuels a desserré l'étau de la bourgeoisie sur les mineurs et combattu la peur de la répression chez les mineurs2 ». A la liquidation du vieil intellectuel qui devait se taire pour laisser parler la voix du peuple succède une nouvelle figure de l'intellectuel porte-parole ou protecteur de la parole du peuple. L'intellectuel, à nouveau nommé comme tel, est saisi selon deux déterminations : le prestige social qu'il met en jeu ( gêne pour l'action répressive et capacité d'intervention pour créer une autre opinion publique ) et sa compétence propre, celle notamment des ingénieurs et des médecins qui préparent le Tribunal de Lens. Cette utilisation des compétences répond à une dimension spécifique du militantisme de Mai et de l'après-Mai : la mise en crise des institutions et des professions intellectuelles, la constitution dans un certain nombre de secteurs ( magistrature, médecine, etc. ) de ce qu'on pourrait appeler des gauches institutionnelles, disponibles pour un travail militant lié à leur pratique professionnelle et prolongeant la critique de leur institution. Or la mobilisation des intellectuels de renom et des travailleurs intellectuels radicalisés donna à leur action un double caractère : d'une part l'addition des « fractions du peuple » entrant à leur tour dans l'action ( ce fut l'époque où l'on rêva de manifestations où les ingénieurs, les artistes, les médecins, etc. porteraient chacun la pancarte de leur corporation ) ; d'autre part la tâche traditionnelle de l'intellectuel défenseur de la vérité et de la liberté, amené seulement à reconnaître plus clairement que la défense de ses valeurs passait par l'union avec la positivité populaire : « À mesure que le prolétariat et les masses populaires relèvent la tête, attaquent le patronat et dénoncent ses crimes, une autre réalité se fait jour pour les intellectuels et dont ils sont radicalement coupés. Et plus cette réalité nouvelle, faite de sang, de larmes et de luttes s'impose, plus la contradiction dans laquelle se trouve l'intellectuel s'exacerbe. L'essentiel de la réalité lui échappe, alors que de par la conscience qu'il a de sa fonction, il est celui qui maîtrise, qui comprend la réalité. C'est pourquoi lorsqu'il se rebelle contre le mensonge, pour la justice et la liberté d'expression, il est nécessairement obligé de se mettre au service des masses, c'est-à-dire au service de la réalité, de la vérité. Pour l'intellectuel, les masses c'est l'avenir, et s'unir à elles c'est emprunter le chemin de la démocratie authentique 3 ».

La spécificité des pratiques sociales/idéologiques des intellectuels et de leurs crises est renvoyée ici à l'image du spécialiste de l'universel, ne pouvant accéder à la maîtrise impliquée par sa spécialité que par l'union avec le peuple, seul susceptible de faire de cet universel un universel concret. Le thème de l'intellectuel coupé de la vie change alors de sens. On ne lui demande plus seulement de renoncer à sa position sociale, on lui promet en échange ? ne serait-ce que pour amorcer sa transformation ? une maîtrise idéologique. La transformation de l'intellectuel commence à se déplacer de l'ascèse du vieil homme à dépouiller au marché qui promet que, la boucle bouclée, la maîtrise se retrouvera avec une plus-value de savoir.

Analyse rétrospective ? ( jusque là c'est Rancière)