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La littérature récuse les privilèges Jacques Rancière
Propos recueillis par Jean Birnbaum
Le Monde des Livres 24 mai 2013

Origine : https://groups.google.com/forum/#!topic/paris8philo/Y4ZOU1pL4W

Comme chaque année, les Assises internationales du roman feront dialoguer littérature et philosophie. Après Alain Badiou, Peter Sloterdijk, Alain Finkielkraut et Jean-Claude Milner, c'est Jacques Rancière qui se livre à l'exercice. Mise en jambes.

POUR LE PHILOSOPHE JACQUES RANCIÈRE, LA RÉVOLUTION DES LETTRES SUBVERTIT LES HIÉRARCHIES ET DONNE CORPS AUX ESPÉRANCES DÉMOCRATIQUES

Les relations tumultueuses de la philosophie avec la littérature ont été durablement marquées par le geste inaugural de Platon, qui a consisté à bannir poètes et artistes de la Cité. Comment un philosophe comme vous, dont l'oeuvre entretient à la fois un dialogue permanent avec le texte platonicien et un compagnonnage constant avec la littérature, vit-il ce différend fondateur ?

J'ai lu dans La République la formulation la plus explicite de l'ordre symbolique fixant à leur place, au sein de la cité, aussi bien les artisans que les poètes. Les artisans ne peuvent faire, dit-il, qu'une seule chose, celle pour laquelle la nature les a doués. Les poètes, eux, sont exclus de sa cité, parce qu'ils sont des gens qui, en inventant des fictions, font deux choses à la fois. Et l'écriture est condamnée parce qu'elle est la parole sans maître qui s'en va parler à n'importe qui. Mon travail sur l'émancipation ouvrière au XIXe siècle m'a montré que c'était contre cette distribution des identités et des rôles que les artisans se révoltaient, et que leur révolte passait notamment par l'appropriation de ces passions romantiques censées être réservées aux jeunes gens oisifs. Le moment de cette révolte est aussi celui où la littérature s'affirme comme telle en découvrant la capacité nouvelle des gens du peuple comme Julien Sorel, ou des gens voués à la vie répétitive comme Eugénie Grandet, à accéder à n'importe quelle forme de vie, à éprouver aussi bien les amours les plus idéales que les passions les plus dépravées.

Pour vous, la démocratie comme forme politique et la littérature comme régime de parole sont intimement liées. Cela signifie-t-il que la littérature constitue l'horizon indispensable de toute pensée qui vise la liberté, l'émancipation ?

La révolution littéraire a donné des figures exemplaires à cette subversion de la hiérarchie des formes de vie qui a marqué l'émancipation ouvrière, ou l'émancipation des femmes, mais aussi ces mille révoltes existentielles qu'évoque Charlotte Brontë dans Jane Eyre. Comme mode de discours qui s'adresse indifféremment à n'importe qui, elle les a fait circuler et elle les a nourries en retour. Mais elle a aussi détourné leur énergie à son profit. Si Emma Bovary représente l'aspiration de millions de femmes à exister pleinement comme individualités, la prose de Flaubert transforme cette aspiration en son contraire, en composant les sentiments d'Emma comme une suite d'états impersonnels. A partir de là, la littérature va opposer l'égalité de ses micro-événements sensibles à l'égalité politique des sujets.

Inversement, pouvez-vous repérer, dans la poésie ou les romans contemporains, les signes du malaise que connaît actuellement l'idéal démocratique ?

Le problème ne concerne pas l'idée démocratique. Les Goncourt n'y étaient pas plus attachés que Houellebecq. Mais, quand ils racontaient la frénésie sexuelle de la servante Germinie Lacerteux, ils étaient dans la position de chercheurs découvrant les paysages nouveaux dessinés par les aspirations inédites de la plèbe. Et ils pouvaient investir leur originalité d'artistes dans l'expression de ces passions extrêmes surgissant dans le milieu de la vie quelconque. Depuis leur temps, les inventions des romanciers réalistes se sont banalisées ; elles sont devenues l'ordinaire de l'universel reportage. D'où la tendance soit à en rajouter rageusement sur la banalité du banal, soit à adopter les formes minimales du petit récit, du journal intime ou de la littérature qui se signifie elle-même.

" L'universel reportage " : vous aimez cette formule de Mallarmé, auquel vous avez consacré un bel essai (" Mallarmé. La politique de la sirène ", Hachette 1996, rééd. " Pluriel ", 2006). Dans ses poèmes, plutôt qu'une expérience de la " nuit " obscure et indicible, vous percevez là encore un authentique " programme " politique, donc une façon de déplacer les frontières, d'opérer de nouveaux partages, d'inventer une communauté nouvelle.

Mallarmé a été transformé par la tradition " moderniste " en modèle d'une littérature se prenant elle-même pour objet. Mais ses poèmes en prose comme ses chroniques des spectacles montrent la centralité chez lui d'une préoccupation qui touche le coeur même de la question politique : la configuration de la communauté comme partage des temps et des espaces, du visible et de l'invisible, de la parole et du bruit. Ainsi, les deux poèmes en prose, " Conflit " et " Confrontation ", sont une mise en scène du rapport du poète au travailleur manuel qui n'a plus rien à voir avec une poésie exprimant les souffrances ou les luttes sociales. La poésie, pour lui, était vouée à l'instauration d'une économie symbolique doublant et corrigeant l'économie politique. Ici encore, c'est une égalité confrontée à une autre : une élévation poétique de cette puissance commune qu'il appelle " magnificence quelconque " opposée à la circulation horizontale de la monnaie, du journal et du bulletin de vote.

Encore un mot sur la question des frontières. Il fut un temps, en France, où l'on ne dressait pas tant de murs entre la " littérature " et les " essais ". Il apparaissait évident que la littérature pense, que les essais imaginent, et que partout la littérature circule. Comment expliquer que les choses se soient à nouveau tant rigidifiées ? Et comment situez-vous votre propre écriture de ce point de vue ?

Il n'a jamais été évident que la littérature pensait par elle-même, et pas seulement quand elle exprimait des idées. Il y a le poids de la tradition aristotélicienne pour laquelle la " pensée " du poème, c'est la construction d'une intrigue fictionnelle. Les poèmes en prose de Baudelaire oscillent encore entre l'apologue avec sa morale et la forme rêveuse qui pense par modification du regard posé sur l'ordinaire. Et la phrase flaubertienne, qui a modifié la perception du temps vécu, a été pensée comme de " l'art pour l'art " parce que son auteur n'exprimait pas d'idées générales. L'essai subit sans doute aujourd'hui l'effet inverse. Quand la littérature invente des formes qui brouillent les frontières entre récit, fiction et essai (je pense aux récits de Sebald), le pur essai devient une forme d'expression de la pensée trop dénuée d'imagination. De mon côté, j'ai toujours considéré l'écriture comme une forme de la pensée et non simplement de son expression. Et je pense que mes livres les plus narratifs, commeLa Nuit des prolétaires (Fayard, 1981, rééd. " Pluriel " 1997) sont aussi les plus théoriques parce que le mode de leur écriture déplace le regard sur leur objet, c'est-à-dire aussi la hiérarchie entre ceux qui pensent et ceux qui sont les " objets " de la pensée.

Votre pensée politique mobilise donc la fiction littéraire. Elle fait aussi appel au cinéma. Comment envisager le statut respectif de ces deux arts dans leur rapport à la philosophie de l'émancipation ?

Aucun art n'est émancipateur comme tel. Il faut plutôt parler de moments et de virtualités d'émancipation liés à leurs modes d'émergence historiques. La littérature, de Stendhal à Faulkner, a révélé la capacité des êtres les plus quelconques à vivre les drames les plus intenses et à éprouver les sentiments les plus extrêmes. Le cinéma a révélé la puissance esthétique incluse dans le décor et les gestes de la vie ordinaire et dans leur réduction à des jeux d'ombres. Il en a fait bénéficier ses spectateurs sans les obliger à décider si c'était de l'art ou du divertissement. L'émancipation est liée à ces intermondes qui brouillent les partages dominants. En suspendant les hiérarchies du goût, l'éducation cinéphilique a formé de jeunes gens prêts à d'autres désobéissances. Mais la consécration officielle de l'art cinématographique et le développement d'une discipline académique ont tendu à refermer la brèche.

Nous évoquions Mallarmé et l'essai que vous lui avez consacré. D'autres penseurs de l'émancipation, et par exemple Alain Badiou, se sont beaucoup intéressés à cette poésie. Et de façon plus générale, la littérature et même la critique littéraire occupent une place importante dans les réflexions de la philosophie contemporaine. Quelle est la signification de cette alliance renouvelée, selon vous ?

Il y a bien des sortes de " philosophie contemporaine ". La tradition dans laquelle je peux me reconnaître s'est appliquée à faire sortir la philosophie de ses frontières, pas simplement pour lui donner de nouveaux objets mais pour la mettre à l'écoute et à l'école d'autres formes de rationalité. Cela a pu être la pensée sauvage de Lévi-Strauss ou la pensée investie dans des pratiques et des institutions sociales chez Foucault. Cela a aussi été la pensée à l'oeuvre dans des formes où elle ne dit pas qu'elle pense, où elle n'adopte pas les formes étiquetées comme appartenant à la pensée. C'est le cas de la littérature qui pense en transformant notre perception du monde et de l'histoire. Mais la littérature, c'est aussi pour moi la manifestation d'une forme du langage et de la pensée qui récuse les privilèges des disciplines et des spécialités.

Jean Birnbaum

Parcours

1940 Jacques Rancière naît à Alger.

1965 Il contribue à Lire " Le Capital " (Maspero), sous la direction de Louis Althusser, dont il est l'élève.

1974 Il publie La Leçon d'Althusser (Gallimard).

1981 La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (Fayard).

1998 La Chair des mots. Politique de l'écriture (Galilée).

2007 Politique de la littérature (Galilée).

2012 Figures de l'histoire (PUF).

Pour une " politique de la littérature "

L'itinéraire philosophique de Jacques Rancière s'est construit dans un étroit compagnonnage avec ce qu'il nomme la " politique de la littérature ". Sous sa plume, cette expression désigne moins la pratique d'une écriture " engagée " que la capacité de la littérature à instaurer un nouveau rapport entre les mots et les choses, à refonder la liberté des sujets et des corps. Parce qu'elle est à même de bouleverser le " partage du sensible ", la littérature change la donne : par son entremise, la démocratie n'est pas une promesse future, elle s'instaure dès maintenant. Ce qui est mis en mouvement, ici, c'est donc bien plus qu'un rapport à la langue ou à la fiction : la possibilité d'imprimer un rythme différent à la vie, l'espoir de bâtir un monde commun.
J. Bi.