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« Le pire des maux est que le pouvoir soit occupé par deux qui l’ont voulu »
Entretien avec le philosophe Jacques Rancière
Propos recueillis par Serge Quadruppani
SINÉ HEBDO N° 27 mercredi 11 mars 2009

Origine : https://groups.google.com/forum/#!topic/paris8philo/TXCKIuEEs

Traduit et apprécié dans le monde entier, Jacques Rancière a tracé, à l’écart du cirque médiatique, une œuvre indispensable pour qui réfléchit aux notions de démocratie, de culture populaire et ouvrière, et de culture tout court ; bref, sur la vie. Et il semble en outre apprécier les vins naturels sans soufre qu’on boit à Siné Hebdo.

Sine Hebdo : Vous vous êtes toujours défié des postures de savant et de l'autorité du maître en général. Vous définiriez-vous cependant comme un intellectuel ?

Jacques Rancière : Pas s'il s'agit d'appartenir a une catégorie dont la fonction serait de dire ce qui se passe à ceux qui ne le comprennent pas. Si le terme intellectuel a un sens pour moi, il est inverse. Il s'agit de celui qui ne représente aucune catégorie ni puissance sociale, aucune institution, et met en jeu l'intelligence appartenant à n'importe qui. J’ai reçu une formation marxiste d'après laquelle le peuple était dominé parce que ignorant et avait besoin de la science pour sa libération. Assurément une multitude de savants est capable de décrire pourquoi les choses sont comme elles sont. Mais on n'est alors pas plus avancé pour savoir comment elles pourraient être autres. La tradition pédagogique et progressiste promet l'égalité au bout de la connaissance .Mais on ne passe pas de l'inégalité à l'égalité. On part d'une présupposition d'égalité ou d'inégalité. Toute pensée d'émancipation véritable doit s'ancrer dans ce que sait le prétendu ignorant. Il connaît une infinité de choses qui échappent au maître.

Siné : Alors, il ne faut plus former les maîtres, mais les déformer !

S.H. : Votre présence est rare dans les mass media. N'est-ce pas une difficulté pour la diffusion de vos idées ?

J.R.: Certains intellectuels s'imaginent que l'important, c'est de parler a la télé. Mais si vous vous éloignez un peu de Paris ou de la France, vous vous rendez compte que ces gens-là ne sont rien. Ce qui intéresse l'étranger, ce sont des paroles appuyées sur une recherche passée par des processus longs. Le vrai problème consiste à être capable de créer des formes de diffusion parallèles, un espace de transmission des savoirs. J’ai écrit La Nuit des prolétaires voila maintenant trente ans, et il est aujourd'hui publie en hindi. Quand je suis allé en Inde, je me suis rendu compte que les gens s'étaient approprié non seulement les idées mais aussi les personnages du livre, des ouvriers français d'il y a cent soixante ans, et ils les faisaient vivre au présent. N'ayons surtout pas peur de la lenteur. Ici même on voit que les choses bougent. J’ai vécu trois périodes bien distinctes, à commencer par celle de l'exubérance et de tous les possibles politiques des années 60/70. Lui a succédé la période 80/90 où s'est imposée dans les universités et dans la presse une doxa contre-révolutionnaire incarnée par des gens comme François Furet en histoire, ou de clowns comme Luc Ferry qui la monnaient. Ca a été l'éloge de l'ordre existant, la condamnation de toute la tradition des luttes politiques et sociales, une vraie chape de plomb pour les jeunes générations. Je crois qu'on en est sorti, et que les générations nouvelles se sentent à nouveau proches de ce qui s'est passe dans ma génération, aussi bien au plan philosophique que politique. Ils ont dépassé le discours réactionnaire des années 80 selon lequel 68 a seulement servi à rénover le capitalisme. Ils essaient d'imaginer à nouveau des formes de pensée collectives.

S.H. : Pensez-vous que l'on doive à Mai 68 de connaître notre régression thatchérienne si tardivement en France ? De manière générale, est-ce ce souvenir qui fait recu1er les gouvernants face aux mouvements importants (anti-CIP, antiCPE) de la jeunesse ?

J.R. : Il est vrai que la mémoire de 68 à maintenu une culture de résistance à l'extension infinie de la logique capitaliste. Il est effectivement arrivé que les pouvoirs aient été Contraints de composer avec elle, jusqu’à révoquer des lois déjà votées comme dans le cas du CPE. Paradoxalement, c’est aussi parce que la gauche a perdu en 95 qu’elle a survécu. Car il faut bien reconnaître que l’instrument principal de la contre-révolution contemporaine en France, en particulier intellectuelle, a été l’exercice du pouvoir par François Mitterrand.

S.H. : Cela a dû vous toucher, vous qui écrivez dans les Cahiers du cinéma au nom d’un universalisme du cinéma…

J.R. : Le cinéma m’a intéressé comme art du mélange. En 1910-1920, Chaplin connaissait en effet un énorme succès populaire tout en incarnant pour les esthètes un paradigme de l’art nouveau. Ma génération a été marquée par la cinéphilie des années 60, ce phénomène de brouillage des hiérarchies instituées, où des westerns, des comédies musicales, et des films noirs hollywoodiens étaient déclarés plus importants que les films à sujet « profond » ou à signature « esthétique ». Le cinéma, de manière plus ou moins consciente, réalise le rêve de beaucoup depuis la fin du XIXe siècle, celui du grand art pour le peuple. Toute une série de productions a brisé la ligne de partage entre une culture populaire sans autre légitimité que le plaisir et la légitimité esthétique de la grande culture. Préserver cet espace d’indétermination a orienté mes écrits sur le cinéma. Les salles de quartier que j’ai connues, Minelli et Straub, les westerns de Mann et les films de Béla Tarr ou de Wang Bing où il ne se passe pas grand-chose en sept heures, les livres de Deleuze, tout cela fait partie intégrante du cinéma, univers hétérogène. Tout comme la littérature, le cinéma n’est pas un art, mais un monde.

S.H. : Quel regard portez-vous sur l’état actuel de la démocratie ?

J.R. : Qu’entend-on au juste par démocratie ? Une simple forme constitutionnelle, ou la réalité d’un pouvoir de tous ? Lorsqu’on parle « des » démocraties, on a en tête les États que des oligarchies gouvernent en y mettant les formes. Malgré cela perdure toujours une tension qui rappelle l’idée originelle de démocratie comme pouvoir imprévisible qui appartient à la collectivité, et non pas à qui la représente. « Les démocraties » se défendent aujourd’hui contre « la » démocratie par une espèce de traitement médical de l’opinion. Au moment du référendum sur la constitution européenne, le camp du oui était présenté comme celui de la santé, et le camp du non comme celui de la maladie. Mais dans une thérapie, il n’y a pas de démocratie : c’est le médecin qui sait ce qui est bon pour le malade.

S.H. : Estimez-vous que le tirage au sort pour les mandats électifs puisse éviter l’écueil de la confiscation du pouvoir par la représentation ?

J.R. : Le mode normal de sélection démocratique est le tirage au sort, comme l’a montré sa forme athénienne. C’est aussi un mode profondément raisonnable. Même l’antidémocrate Platon le disait : le pire des maux est que le pouvoir soit occupé par ceux qui l’ont voulu. C’est malheureusement désormais la règle partout.

S.H. : Vous arrive-t-il de voter parfois ?

J.R. : Seulement quand l’enjeu est véritable. Par exemple, le référendum de 2005 était une consultation ouverte, alors que dans les élections, aucune volonté réelle n’est signifiée. On choisit parmi une offre imposée. Le principe même de vote est ambigu. D’un côté, c’est la reconnaissance de l’égalité de valeur de toutes les voix ; mais de l’autre, c’est aussi un système organisé pour reproduire un personnel dominant aux variantes relativement négligeables, sauf quand existent de forts mouvements sociaux.

S.H. : À quoi ressemblerait une démocratie authentique, selon vous ?

J.R. : Je pense la démocratie comme un mouvement, et pas comme une forme d’État. On peut cependant tout à fait imaginer l’institution de mandats électoraux courts, non renouvelables et non cumulables, avec une large part laissée au tirage au sort. On peut parvenir à un mode de désignation du personnel gouvernant qui ne fonctionne plus sur le mode de la reproduction oligarchique. Du côté des mouvements réels, donner naissance à des forums de discussion collective et de circulation de l’information et de la pensée détachés de l’objectif de la prise du pouvoir, me semble capital.

S.H. : Quelles réflexions vous inspire la crise actuelle ?

J.R. : Je remarque tout d’abord que le terme même de « crise » reste dans ma métaphore médicale, comme si la seule médecine des experts avait une chance d’être efficace. Or pour moi, les formes industrielle et financière de crise existent assurément, mais la crise en tant que situation globale et explication politique, non. La crise, c’est la vision globale imposée par les gouvernements pour se réserver la mesure du possible. La réalité est celle des rapports de force, des luttes qui déplacent les limites de ce possible. C’est ainsi qu’on peut demander et obtenir des choses invraisemblables aux yeux du pouvoir, comme exiger 200 euros d’augmentation pour tous alors qu’il vient d’expliquer qu’un sou est un sou. Ce qui se passe en Guadeloupe n’est pas unique au monde. L’action politique consiste toujours à déplacer les barrières du possible fixées par le système dominant.

S.H. : Quelle action pourrait-on en gager en faveur des laissés-pour-compte qui n’ont pas la chance de posséder une banque ou une usine automobile, et qui se retrouvent donc exclus des aides substantielles de l’État ?

J.R. : La première chose, c’est justement de dire que les « laissés-pour-compte » n’en sont pas, que les « exclus » sont en mesure d’affirmer leur inclusion. Je me souviens d’avoir rencontré Paul Ricoeur quant il été médiateur auprès des grévistes de la faim de l’église Saint-Bernard. Lui et d’autres avaient été envoyés comme médiateurs de la République et de la civilisation à la rencontre des gens perçus comme de braves types sortis de leur brousse. Ils se sont très vite rendu compte que les « braves types » en question étaient formés et rompus à la tradition africaine de la palabre. Il convient de partir de ces situations où les gens qui sont mis à la porte rentrent par la fenêtre. C’est cela la politique : trouver une manière de faire ce qu’on est pas supposés faire, d’être là où on n’est pas censés être. Sans ça, pas de politique, même si toutes sortes d’actions caritatives demeurent possibles.

S.H. : Vous avez été un des premiers signataires de la pétition en faveur des inculpés de Tarnac. Qu’est-ce qui a motivé cet engagement ?

J.R. : L’usage de la notion de terrorisme. Le jeu politique a toujours comporté une marge d’illégalisme. Les séquestrations de patrons dans les années 70 étaient inscrites à l’intérieur d’un rapport de force. De nos jours, ce type d’action est instantanément judiciarisé. Lorsque la Gauche prolétarienne essayait de ressusciter les formes de sabotage inscrites dans la tradition du mouvement ouvrier français, ses militants étaient arrêtés pour reconstitution de ligue dissoute, pas pour terrorisme. Or, aujourd’hui, la moindre grève est stigmatisée comme prise d’otage ! Entre cette façon de parler et l’inculpation d’un éventuel saboteur comme terroriste, une tactique bien précise se fait jour. C’est celle de la criminalisation progressive de toutes les formes de lutte sociale, à laquelle il est primordial de s’opposer.

S.H. : Que pensez-vous des projets gouvernementaux concernant l’université et la recherche ?

J.R. : Il est bon qu’on défende l’université contre les attaques gouvernementales. Mais n’oublions pas que ni l’université ni l’école ne sont émancipatrices en elles-mêmes, à la différence des luttes pour les porter au-delà de leur logique actuelle en créant des formes de pensée et de savoir qui excèdent les limites de leurs mécanismes.