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Jacques Rancière « La révolution a d’abord été l’œuvre des écrivains »
Entretien réalisé par Aliocha Wald Lasowski
Vendredi 18 Avril, 2014

Origine : http://www.humanite.fr/jacques-ranciere-la-revolution-dabord-ete-loeuvre-des-ecrivains-520454

Pour le philosophe, la révolution dans les lettres subvertit les hiérarchies, déjoue l’ordre fictionnel et tisse de nouvelles formes de l’expérience sociale et de la subjectivation politique. Dans le Fil perdu, essais sur la fiction moderne qu’il publie aux Éditions La Fabrique, le penseur du politique revisite les lectures de Flaubert, Conrad, Baudelaire ou Virginia Woolf. La « politique de la littérature » permet, d’après Rancière, de bouleverser « le partage du sensible », de refonder la liberté des sujets en donnant corps aux espérances démocratiques.

Comment s’est faite la révolution des lettres dans les pratiques d’écriture ?

Jacques Rancière Il y a entre le temps de Rousseau et celui de Flaubert un changement dans le tempo du roman. Un roman se devait de multiplier les événements et les rebondissements. Il se met, à l’époque de la Nouvelle Héloïse, au rythme d’existences quelconques auxquelles il n’arrive, sur un temps long, qu’un nombre limité d’événements significatifs. Avec Madame Bovary, il épouse le temps quasi immobile de la vie d’une fille de paysan dans une petite bourgade provinciale et manifeste un autre ordre d’événements : le temps quasi immobile d’une femme qui regarde filer les heures derrière sa fenêtre devient celui d’une existence en révolte contre un destin d’immobilité, d’une femme cherchant désespérément à vivre une autre vie que celle à laquelle sa naissance et sa condition la destinent. Pour en rendre compte, la narration doit changer sa texture, substituer aux grandes connexions de causes et d’effets une succession de microévénements sensibles. C’est cette démocratie littéraire nouvelle que Virginia Woolf systématise en 1922 lorsque, dans son texte sur la fiction moderne, elle dénonce la tyrannie de l’intrigue, l’obligation d’enfermer la vérité de la vie dans le corset d’une histoire. Cette dissolution de l’histoire dans la multitude des événements sensibles a souvent été considérée comme une dérive « élitiste » du roman. Mais elle est bien plutôt la conséquence d’une insurrection inédite : celle des femmes et des hommes du peuple qui refusent le partage entre une élite vouée aux grandes actions ou aux sentiments raffinés et une masse anonyme vouée aux travaux du quotidien.

Quelles sont les conséquences politiques du fait que la littérature ne soit pas que l’invention d’un monde imaginaire, mais aussi une structure rationnelle qui nomme des sujets, identifie des situations et relie des événements ?

Jacques Rancière Il est classique d’opposer fiction et réalité comme le domaine de la fantaisie sans règle et celui de l’action sérieuse. Mais c’est oublier qu’il n’y a de réalité qu’à travers une certaine grille perceptive et une certaine connexion des causes et des effets. Construction logique de la réalité quotidienne, la rationalité de la fiction était par excellence celle du poème tragique dont tout l’art consistait à faire produire par une connexion causale un effet logique et pourtant inattendu. Par rapport à cela, le roman a longtemps été un parent pauvre parce que les événements y arrivaient les uns après les autres sans lien causal fort. Le roman moderne a bouleversé la hiérarchie en faisant sa force de cet enchaînement faible, plus fidèle à la réalité de l’expérience vécue des individus. Par cela même, il se met dans un rapport paradoxal avec la politique. D’un côté, il en expose le fondement, la venue au jour des anonymes, la part des sans-part. Mais cette venue au jour signifie la ruine des identités établies, de la topographie sociale, de la hiérarchie des événements significatifs ou insignifiants, des enchaînements de causes et d’effets qui donnent normalement à l’action collective ses coordonnées. C’est comme une anarchie sensible qui est à la fois le fondement de la rationalité politique de l’action et sa ruine. C’est ce que j’ai essayé de résumer à propos de la trilogie USA, de Dos Passos, où la coexistence anarchique des destinées sociales se prête à deux lectures en termes de sens ou de non-sens.

En est-il de même pour la science sociale ? Comment son regard, ses moyens, entrent-ils en relation avec la révolution littéraire, au coeur du Fil perdu ?

Jacques Rancière La science sociale, c’est d’abord l’idée d’une rationalité immanente au monde social, l’idée que celle-ci obéit à des lois qui peuvent être plus ou moins cachées mais dont les signes peuvent se lire à la surface des choses ou des faits les plus insignifiants. Par rapport à cela, la révolution littéraire a joué un rôle contradictoire. D’un côté, elle met à mal les grandes liaisons causales qui permettent de rassembler la diversité des phénomènes sociaux sous quelques types de description et d’interprétation exemplaires. De l’autre, le regard littéraire qui se détache des grands événements et des grands conflits de volontés s’attache aux petits faits qui expriment les mutations dans les manières de sentir et de vivre. Il initie cette forme de science qui pense la société non plus à travers les conflits des grands intérêts mais à travers les symptômes lisibles à la surface même des petits faits, du décor des rues et des maisons, des gestes insignifiants des individus, etc. Pensez à la façon dont les historiens décrivent la révolution qui a fait passer d’une histoire écrite d’après les rapports des secrétaires et des ambassadeurs aux faits significatifs de la civilisation matérielle. La révolution a d’abord été l’œuvre des écrivains.

Peut-on faire une lecture politique du destin humain à travers l’exubérance descriptive des romans balzaciens, l’impersonnalité du style flaubertien, la flânerie baudelairienne ou les épiphanies visuelles de Conrad ?

JACQUES RANCIÈRE Le thème de la transformation des rapports humains en rapports entre les choses a été au cœur des analyses de Lukacs sur le roman et explique l’importance prise par la description au détriment de l’action dans le roman réaliste et dans sa descendance. Il est évidemment commode, quand on se trouve devant les longues descriptions balzaciennes du décor d’une maison, d’y voir le triomphe de la réification capitaliste ou de lier la flânerie baudelairienne au règne de la marchandise. Il l’est, de même, d’interpréter l’impersonnalité revendiquée par Flaubert comme la transcription, au niveau de l’écriture, de l’équivalence marchande. Mais, d’une part, on n’explique rien par là ; on ne fait que renvoyer à un schéma narratif global qui n’a pas plus de puissance que ceux qu’il est censé expliquer. Et puis surtout, on manque l’essentiel : la présence des choses, des petits faits, des existences insignifiantes, est justement la marque d’une bascule de l’économie du roman qui est liée à l’entrée sur la scène d’existences qui jusque-là ne comptaient pas. Ceux qui ont commencé à déplorer la transformation des rapports humains en choses n’étaient pas des marxistes. C’étaient des nostalgiques d’une imaginaire grande communauté chaleureuse détruite par la révolution démocratique. La volonté d’explication sociologique et progressiste de la littérature a trop souvent repris des thèmes d’abord véhiculés par les nostalgies réactionnaires.

Si la démocratie romanesque refonde la liberté des sujets et des corps et redéfinit le sens de la frontière et de la communauté, quels espoirs d’émancipation historique peuvent être liés à la république poétique ?

JACQUES RANCIÈRE L’émancipation, c’est le fait de sortir de la condition à laquelle on était assigné, des manières d’être, de penser et d’agir qui étaient attachées à cette condition. D’un côté, la démocratie romanesque rend compte de ces insurrections des existences contre un destin qui les fixe à une place et avec une identité définies. De l’autre, sa propre parole se situe dans ce même contexte : elle n’a pas vocation à instituer son lecteur ou sa lectrice comme des individus sur lesquels la fiction doit produire des effets calculables de mobilisation. Et elle ne sait pas bien quand et comment elle le fait. J’ai déjà souligné que les ouvriers émancipés des années 1830 prenaient bien plus la mesure de leur situation à travers les souffrances des héros inactifs comme René ou Werther qu’à travers les situations de misère évoquées par Eugène Sue.

Parmi vos travaux sur la capacité de la littérature à instaurer un nouveau rapport entre mots et choses, il y a Mallarmé – la Politique de la sirène. En quoi ses poèmes reconfigurent le partage des temps et des espaces ?

JACQUES RANCIÈRE Il y a chez Mallarmé deux extraordinaires poèmes en prose, Conflit et Confrontation, qui mettent en scène la rencontre difficile du poète avec l’ouvrier. Les cheminots de Conflit viennent troubler la tranquillité du poète face au cours de la rivière et aux jeux de la lumière. Le terrassier enfoncé dans son trou de Confrontation semble demander à l’homme de lettres en promenade dans la campagne ce qu’il vient faire là. Là encore, il se produit un déplacement du regard poétique et de l’objet même de la poésie. Les ouvriers allongés sur le sol après un dimanche un peu trop arrosé ne sont plus les importuns qui s’interposent entre le poète et son coucher de soleil : ils l’obligent à repenser la fonction même de cette poésie qui veut transcrire la gloire solaire par rapport à la multiplicité des « naissances sombrées dans l’anonymat ». Cette mise en scène renverse la conception courante qui fait de la poésie une élévation au-dessus des réalités sociales. À l’inverse, la poésie de Mallarmé s’installe là au ras des rapports topographiques qui définissent la matérialité des rapports de classes, au ras de ce que j’ai appelé le partage du sensible, et essaie de se penser comme une sorte de contre-économie qui oppose une grandeur commune à la fausse égalité des échanges marchands.

Votre travail sur l’émancipation ouvrière montre que les artisans se révoltent contre la distribution des identités. Contre quoi les artistes se révoltentils, comme Baudelaire, dans sa rêverie sur « le goût infini de la République », Edgar Poe et le Salon de 1859

JACQUES RANCIÈRE Le mot de révolte fait peut-être écran, même si Baudelaire a connu un moment de fièvre insurrectionnelle en 1848. En l’occurrence, il s’agit plus d’un déplacement du regard poétique. Et ce déplacement vient rencontrer la rupture par laquelle les artisans de son temps essaient de sortir du monde sensible dans lequel ils étaient enfermés. C’est ce que Baudelaire commente lorsqu’il préface les Chansons de Pierre Dupont. Dans le célèbre Chant des ouvriers qui est le grand refrain de 1848, ce qui lui paraît important, ce n’est pas l’expression de la misère. C’est le regard que les artisans portent depuis cette misère sur le monde dont ils sont exclus : pas le monde des riches, en tant que tel, mais le monde où l’on peut jouir de toutes les formes d’expérience sensible qui sont soustraites à la tyrannie de l’utile. C’est la façon dont ils ne se contentent pas de se plaindre mais se déclarent et se prouvent eux aussi capables d’apprécier la beauté des palais ou des parcs. C’est cela le « goût infini de la République » : un sentiment d’égalité comme capacité de partager un même monde sensible. On parle du « dandysme » de Baudelaire, mais l’image parfaite du dandy, il la trouve non pas dans les élégants parisiens mais chez les chefs indiens déchus peints par Catlin.

La dernière partie du Fil perdu est consacrée au théâtre et à la rupture dramaturgique des premières répliques de la Mort de Danton, de Georg Büchner. Comment renverse-t-il le rêve hugolien d’un théâtre universel, coïncidant avec l’apparition du peuple sur la scène de l’histoire ?

JACQUES RANCIÈRE En 1833, dans la préface de Marie Tudor, Hugo développe le projet d’un nouveau théâtre, national et populaire, qui doit répondre à la manifestation du peuple politique lors de la révolution de juillet 1830 : un théâtre démocratique en un double sens et parce que les gens du peuple y occupent les grands rôles réservés jusqu’ici aux héros aristocratiques et aussi parce que toutes les manifestations de la vie y sont prises en compte. On pourrait appeler cela un panthéisme démocratique. Or il se trouve que le traducteur allemand du drame d’Hugo est le jeune Georg Büchner. À la différence du monarchiste libéral Hugo, Büchner est un révolutionnaire. Mais c’est un révolutionnaire que l’échec des tentatives d’insurrection de ses camarades engage dans un examen lui-même radical du lien causal le plus fondamental : celui par lequel une pensée détermine une action. Son Danton n’arrive pas à franchir le gouffre qui sépare la pensée de l’action. Son Robespierre agit mais il agit selon une logique d’hallucination qui s’avère commune au théoricien révolutionnaire et au soldat illettré Woyzeck. Le théâtre était par excellence le lieu de l’action, de l’enchaînement rigoureux des pensées et des actions, des causes et des effets. Or l’action se trouve envahie par l’inertie, la causalité, par les fantômes. C’est le grand paradoxe du XIXe siècle : le moment où s’élaborent les grandes explications causales de la vie des sociétés et les grandes théories révolutionnaires est aussi celui où les schémas classiques de l’action, de ses fins et de ses moyens entrent en crise. Cette tension est au cœur de mon travail sur les rapports entre littérature et politique et sur l’émancipation ouvrière, tension entre l’égalité sensible et la logique stratégique des transformations sociales