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Jacques RANCIERE « Les Noms de l’histoire. Essai poétique du savoir » Paris, Ed. du Seuil, 1992
Professeur de philosophie à Paris VIII
ENTRETIEN Réalisé par Monica COSTA NETTO
Janvier 1993

Origine : http://www.lasca.fr/pdf/entretiens/Jacques_Ranciere.pdf

A l’époque où se répandent le « nihilisme révisionniste » et « la rumeur désenchantée de la fin de l’histoire », Jacques Rancière nous propose une réflexion sur l’histoire à partir de son écriture comme le lieu de sa vérité propre. C’est en s’écrivant comme histoire que la science historique s’est constituée comme un champ de savoir correspondant aux conditions de son temps. Dans la tension entre récit et discours, en se servant de procédés littéraires contre la littérature, l’histoire, de Michelet à Braudel, a imposé face aux exigences scientistes sa signature propre de science. Cette réflexion s’inscrit cependant dans un projet plus vaste, celui d’une Poétique du savoir : « étude de l’ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signifie. La poétique du savoir s’intéresse aux règles selon lesquelles un savoir s’écrit et se lit, se constitue comme un genre de discours spécifique. Elle cherche à définir le mode de vérité auquel il se voue, non à lui donner des normes, à valider ou invalider sa prétention scientifique. » Nous avons invité l’auteur à répondre par écrit à quelques questions suscitées par son ouvrage.

PHILOSOPHIE, PHILOSOPHIE: Les sciences humaines, la littérature et la politique nouent, dans votre perspective des rapports très spéciaux. L’intérêt que vous y portez ne définit-il pas la tâche du philosophe comme celle de penser ce qui se passe aux frontières des territoires des savoirs ? Ne serait-ce plus qu’aux frontières que la philosophie trouve en son temps, son lieu ?

JACQUES RANCIERE : Disons d’abord clairement que je n’entends pas identifier mon objet de travail à un destin contemporain de la philosophie. Il n’y a aucun destin historique ou historial qui réduirait aujourd’hui la philosophie à camper aux frontières. Elle s’est toujours occupée de partage et de frontières entre les modes de discours. Il y a de la philosophie en général là où se trouve exposée l’idée d’une puissance commune de la pensée, là où cette puissance commune est pensée à partir de ce même de la pensée et de l’être formulé par Parménide – et cela, quelles que soient les figures antagonistes prises par ce même, par exemple, eidos ou devenir. La question de la participation à cette puissance commune s’est trouvée, dans le platonisme, intriquée avec celle des partages entre les modes de discours ou – dans les termes de Gilles Deleuze – avec le jugement sur la légitimité des prétendants. C’est ce qui est mis en jeu dans la mise des sophistes ou des poètes à leur place. Mais aussi la question philosophique des frontières à tracer pour définir la puissance commune de la pensée s’est trouvée intriquée avec la question politique de la communauté, c‘est-à-dire du rapport entre la puissance commune de la communauté et de la distribution des corps en places et en fonctions. La question politique, telle que la démocratie en impose les termes, est celle-ci : qu’est-ce qui entre de puissance commune dans la parole de celui dont l’occupation sociale est définie par l’exercice de telle ou telle techné ? La réponse drastique de Platon consiste à identifier l’Un de la communauté au principe même de la distribution hiérarchique des corps dans la communauté à l’inégale participation à la puissance commune de la pensée. Cette identification entre le partage de la pensée et le partage des états se dit dans un mode de discours particulier où s’abolit la différence entre les modes de discours, le muthos. La question du récit ne s’est pas introduite dans la philosophie contemporaine par quelque influence délétère de la littérature. Le récit est chez Platon le mode de discours dans lequel s’est opérée ce qu’on pourrait appeler, selon les termes d’Alain Badiou, une suturation de la philosophie à la politique. Cette suturation de la question philosophique du même de la pensée et de l’être à la répartition politique des corps supposés plus ou moins opaques à la pensée, est venue, à l’époque moderne, se loger préférentiellement dans un territoire de discours nouveau, celui des sciences humaines et sociales. Depuis qu’elles sont nées, en partie comme réponse au désordre démocratique des corps parlants, ces sciences ont largement fonctionné comme des philosophies sauvages. Un territoire des sciences sociales, c’est aussi bien une certaine manière de figurer le rapport entre la pensée et les corps, de saisir le « propre » de tel ou tel type de corps, la manière dont son être se manifeste en manières de faire et de dire. Le même de la pensée et de l’être n’a cessé de s’y réfléchir à moindres frais dans l’image symétrique du corps sauvage ou populaire défini comme identité d’un être, d’un faire et d’un dire. Face à l’historien des mentalités, à l’ethnologue ou au sociologue, ce corps a figuré le mythe du bon objet de savoir, un corps dont la parole est la pure expression de son état. L’historien des mentalités, aux prises avec la singularité de la parole de l’hérétique, s’installera dans l’intimité du village pour donner à la parole errante de l’hérétique la senteur du terroir et l’évidence du rapport d’une terre à son ciel. L’historien du travail, en enracinant la parole ouvrière dans la « culture » du métier, dira en même temps dans quelles limites et de quelles manières les corps ouvriers produisent légitimement une parole digne d’être prise en compte. Et le sociologue, en dernière instance, donnera à son analyse des manières d’être populaire au corps duquel les enquêtes et les statistiques ne suffisent pas par un placard de photos de Doisneau. Ainsi la pensée comme puissance d’opérer des partages se mire-t-elle indéfiniment dans son objet : une pensée qui ne pense pas, qui n’est qu’expressivité d’un état de corps. Il y a, à mon sens, deux attitudes possibles de la philosophie à l’égard de ces savoirs. L’une est d’opposer la dignité de la pensée pure à des savoirs sociaux incapables de penser leurs présupposés et leurs finalités et à leurs prétentions de traiter à leur manière les objets de la philosophie. Cette manière est assurée de son succès, donc parfaitement futile. L’autre attitude consiste à reconnaître que l’ « impensé » des sciences sociales, leur philosophie sauvage est aussi l’expression d’une certaine sauvagerie de la philosophie là où la question du partage de la pensée rencontre celle du partage des corps en communauté. Elle consiste à camper sur cette question des frontières non pas comme lieu propre ou ultime de la philosophie mais comme lieu où, en voulant cerner son propre, elle noue la question du même de la pensée et de l’être aux identifications du partage politique des corps. S’intéresser aux frontières entre les territoires des savoirs, c’est alors s’intéresser à la manière dont la philosophie inscrit en elle son rapport avec son dehors. Si la littérature entre dans ce jeu, c’est pour deux raisons. Premièrement la littérature, c’est, en quelque sorte, l’autre du savoir social. La littérature, c’est la mise en indétermination de ce qui était l’univers structuré des belles lettres : un univers organisé par la division des genres poétiques et par les canons qui définissaient les moyens appropriés à la perfection de chacun de ces genres. La littérature, telle que le concept en émerge au XIXème siècle, c’est l’art de la parole sans autre lieu ni norme que la puissance commune de la langue. En cela la littérature est homogène au désordre des êtres parlants caractéristique de l’âge démocratique. Elle a le pouvoir indifférent de donner ou de soustraire du corps à la parole là où les savoirs sociaux ont le souci essentiel de redonner du corps aux sujets de la démocratie. Elle déspécifie les savoirs et leurs positivités en réinscrivant leurs procédures monstratives et démonstratives dans l’espace commun de la langue. A la limite elle leur oppose son utopie propre : celle qui ramène toute puissance de la pensée à une puissance de la langue. Le rôle joué dans la philosophie contemporaine par la littérature et la théorie ou la critique littéraire peut prendre certains aspects caricaturaux. Reste qu’il n’est pas simple effet de mode mais se trouve prescrit par la situation de la philosophie dans le champ de la politique et des savoirs. Reste aussi la seconde raison : la manière dont le discours philosophique se met initialement hors de lui-même dans la définition même de son propre : ce muthos auquel le logos doit s’identifier pour le tracé des partages, ce jeu du dialogue qui vient brouiller la séparation à peine tracée du discours vivant et de la lettre morte. On pourrait soutenir, à titre d’hypothèse ludique au moins, que Platon, de même qu’il a, contre les orateurs de la démocratie, inventé la sociologie, a, contre les poètes, inventé le genre sans genre de la littérature. Et, en somme, la philosophie, dans son rapport présent avec les opposés de la littérature et du savoir social, se trouverait à la fois chez elle et en dehors d’elle-même, confrontée au paradoxe de son « propre ».

PP. : L’opposition entre théorique et poétique joue un rôle important dans votre livre. Est-ce qu’elle propose un nouvel agencement de l’ancien partage de vérité opéré par Platon entre philosophes d’un côté et sophistes et poètes de l’autre ? Et dans quelle mesure s’accordent dans ce sens philosophie et poème ?

Rappelons d’abord qu’un partage entre des modes de discours est d’abord une orientation dans la pensée. Il ne se réalise que par hyperbole ou subreption en s’assimilant à un partage des corps. Il n’y a pas de critères objectifs décisifs pour séparer la réfutation socratique de celle des éristiques ni le mythe platonicien de celui de Protagoras. C’est la manière dont le discours supporte l’idée d’une puissance commune de la pensée et la référence à la vérité qui fait la différence. De ce point de vue, l’opposition de la poésie et de la rhétorique est non pertinente chez Platon sinon au point – ironique – du délire. La tragédie comme la rhétorique est tournée vers l’applaudissement du peuple, et non vers l’homonoïa de la pensée. Cette position change à l’époque moderne, sous des formes au demeurant très diverses, quand la poésie s’émancipe des arts poétiques et se réclame d’un rapport singulier de la langue à la vérité. Dans Le Maître ignorant, j’avais emprunté la distinction au théoricien de l’émancipation intellectuelle, Joseph Jacotot. Celui-ci définissait comme poétique la condition d’un sujet racontant à un autre son aventure intellectuelle – son voyage propre autour d’une vérité qui ne se dit jamais en elle-même – sous la présupposition de l’égalité des êtres parlants. Deux critères opposent alors poétique et rhétorique. L’une parle sous la présupposition d’une vérité, lors même qu’elle ne prétend pas la dire, l’autre conçoit le discours comme application de règles validées par leurs effets – de sujétion ou de consensus. Poétique est la parole qui identifie la puissance commune de la pensée et celle de l’égalité. Une philosophie qui s’énonce sous ce présupposé peut en ce sens être dite poétique, ce qui ne veut pas dire qu’elle se réduise au poème. L’opposition poétique/rhétorique est une opposition dans l’orientation de la parole qui peut soutenir diverses configurations du partage de la pensée – y compris mais non nécessairement les utopies de la poésie comme parole originelle ou entente de la langue mieux accordée au vrai que la philosophie. Cela dit, j’ai fait dans ce livre un usage nettement circonscrit de l’opposition. J’ai voulu montrer que le mode et le style de la narration historique ne sont pas les formes rhétorique destinées à présenter de la manière la plus délicate les résultats de la science historique mais les formes poétiques qui font équivaloir récit et science en faisant du récit l’effectuation d’une vérité de la parole. Quand Braudel se représente dans le bureau de Philippe II ou quand Michelet nous décrit les procès-verbaux des Fêtes de la Fédération comme des « fleurs sauvages poussées au sein des moissons », il ne s’agit pas d’agrémenter le discours de la science historique pour le faire mieux pénétrer dans l’esprit du lecteur, il s’agit d’instituer cette science en donnant à la parole un corps de vérité. La poétique de savoir se propose d’étudier ces positions de vérité.

PP. : C’est autour de la Révolution Française que se constitue selon vous la révolution historienne, aux prises avec le récit de la mort du roi et l’excès des mots, la parole déchaînée par le trouble révolutionnaire. C’est-à-dire que la Révolution en tant qu’événement marque de son poids toute histoire non-événementielle ?

La Révolution, à l’âge moderne, est le nom générique de l’événement de parole. J’appelle événement de parole la saisie des corps parlants par des mots qui les arrachent à leur place, qui viennent bouleverser l’ordre même qui mettait les corps à leur place en instituant la concordance des mots avec des états du corps. L’événement de parole, c’est la logique du trait égalitaire, de l’égalité en dernière instance des êtres parlants, qui vient disjoindre l’ordre des nominations par lequel chacun était assigné à sa place ou, en termes platoniciens, à sa propre affaire. Le roi mis à mort, au-delà de la personne royale empirique, c’est le sommet d’un ordre dans lequel les modes du dire, du faire et de l’être sont accordés : le roi règne sur un monde où chacun fait sa propre affaire, où les prêtres prient, les guerriers combattent, les artisans travaillent. L’événement de parole survient lorsque les guerriers ou les artisans s’emparent de mots qui ne leur étaient pas destinés – ceux de la harangue antique ou de la prophétie biblique – et, en refigurant le souverain sous les traits du tyran ou de la prostituée de Babylone, se refigurent en soldats de Dieu ou vengeurs de la liberté. Par là, ils font plus que cette parodie d’antiquité dénoncée par Marx. Ils inventent un sujet nouveau, le sujet peuple, lequel, en tuant le roi ne fera qu’actualiser une première mort, une mort symbolique qui, en changeant son nom, a délégitimé aussi l’ordre qui garantissait l’accord entre l’ordre des nominations et celui des états. C’est ce qui se passe dans les révolutions d’Angleterre et de France : un trouble symbolique dans le politique qui est aussi un trouble dans le savoir. A l’époque de la Révolution Anglaise, Hobbes noue fortement ces deux troubles : la communauté politique est pour lui mise en péril de mort par ces mots flottants qui ne sont les noms d’aucune chose, qui, en venant attaquer le vrai corps de la souveraineté, donnent corps au fantôme du peuple. A l’époque de la Révolution Française, Burke actualisera l’identification : « la métaphysique » des Droits de l’Homme transforme pour lui le désordre théorique des mots sans référents en catastrophe criminelle de la communauté politique. A partir de là, la démocratie instaure le désordre sans mesure de la prolifération des parleurs qui font événement d’abstractions sans corps (peuple, liberté, égalité, etc..). C’est ce nœud entre un trouble politique et un trouble du savoir qui tourmente l’historien « L’historien, dit Braudel, a preque horreur des évènements. » Il a surtout horreur de cet événement et de cette puissance d’événement que constituent ces mots sans référents qui font tomber les têtes des rois mais qui, bien plus gravement, enlèvent à la science la garantie de trouver les corps sous les mots. En droit, ce que l’historien des Annales oppose à l’histoire évènementielle des rois et des batailles, c’est les longues durées de la vie des masses. Mais il lui faut distinguer cette vie de la « paperasse » dont parle Braudel, cette paperasse des pauvres « acharnés à écrire, à se raconter et à parler des autres ». Ce qui vient alors à la place du sujet roi, c’est l’identité d’un espace territorial et d’un espace écrit, la Méditerranée ; La mort de Philippe II racontée par Braudel, sur le mode de la métaphore, c’est alors la bonne mort, la mort scientifique du roi. Mais déjà Michelet s’était employé – exemplairement dans son récit de la Fête de la Fédération – à remédier au désordre révolutionnaire des voix en transformant la parole des orateurs et des savants de village en voix de la nature et des générations, en voix venant de la terre, tenant sa vérité des puissances de la vie et de la mort.. Au bavardage des parleurs démocratiques se substitue alors leur vraie voix, c’est-à-dire leur voix comme muets. Et l’histoire nouvelle se donnera le programme de déchiffrement des « témoins muets ». Le récit romantique donne alors la condition de possibilité d’une histoire scientifique.

PP. : Le romantisme, signifiant la fin du règne mimétique et la déconstruction de l’ancien canon des arts poétiques, prend dans votre argumentation une valeur révolutionnaire. D’où le rôle fondateur du récit michelétiste pour la nouvelle histoire. Est-ce que par rapport à la philosophie le romantisme aurait eu les mêmes vertus ?

Le romantisme, dans sa plus grande généralité, c’est, de fait, la fin des genres et des arts poétiques, l’instauration du règne d’une poétique généralisée, coextensive à la langue et qui multiplie ainsi les procédures singulières par lesquelles un discours peut narrativiser son propre rapport à la vérité. C’est ce que fait Michelet dans son récit : il ne nous donne pas l’événement accompagné de son explication. Il nous raconte directement la vérité de l’événement comme coextensive à l’événement lui-même. Il produit un récit-science où le muthos et son logos sont devenus indiscernables. On peut exprimer les choses à partir de l’opposition platonicienne entre mimesis et diegesis La révolution romantique, c’est la dévalorisation de la mimesis, le privilège de la diegesis qui, dans la forme romanesque en particulier, détrône ou absorbe la mimesis. On sait que, pour Platon, la diegesis où le poète parle pour lui-même ou apparaît comme celui qui fait parler un personnage est moins trompeuse que la mimesis. Mais la mimesis n’est pas seulement le mode trompeur de la représentation poétique. C’est aussi le mode « excessif » de la parole démocratique, des parleurs de village qui donnent voix au peuple en imitant la grande rhétorique. C’est la manière dont ceux dont ce n’est « pas l’affaire » se réapproprient la parole de l’autre et en font événement. Le primat de la diegesis définit alors une opération politique autant que poétique. La diegesis marque la provenance des voix, elle dit les manières d’être de leurs corps, la cartographie de leurs lieux. Elle insère et supprime la grande mimesis erratique du peuple dans la voix de sa « vérité ». Le récit romantique fait surgir la voix de « son » corps et le corps de « son » lieu chez Michelet, mais aussi chez Hugo ou Zola par exemple, il apaise la démocratie en lui donnant corps et lieu. Il rétablit un partage ordonné des corps et des discours sur un mode qui n’est pas celui de la distribution des fonctions mais de la territorialisation des voix, un accord entre l’être, le faire et le dire que met chacun à sa place. Il invente ce tour ethnographique qui joue un rôle essentiel dans l’histoire des mentalités. Reste que, comme je le disais plus haut, ce pouvoir littéraire de donner du corps est identique au pouvoir d’en soustraire. Le sens de ce primat diégétique est donc susceptible de se retourner et de tisser, dans la littérature de notre siècle, de nouveaux liens de complicité avec la parole démocratique. On peut le dire autrement : le romantisme, c’est la manière dont la littérature se fait philosophie. Aussi ne peut-il avoir pour la philosophie les « mêmes vertus ». Il institue en revanche de l’une à l‘autre des rapports complexes où la philosophie parfois délègue sa tâche à la littérature – par exemple pour faire et défaire la rationalité des sciences sociales –, tandis que d’autres fois elle dénonce son usurpation. Le trouble de la philosophie devant la révolution romantique apparaît clairement chez Hegel. Toute l’Esthétique peut être pensée comme une machine de guerre contre la prétention romantique d’une littérature comme puissance d’auto-réflexion et contre cet erratisme de l’« humour » romanesque qui correspond à l’errance de la parole démocratique. La section sur l’Art romantique en particulier désamorce la puissance explosive du romantisme en diluant sa nouveauté dans le devenir de la subjectivité chrétienne. Et, face à l’erratisme romanesque, Hegel privilégie une conception de la poésie dominée par le paradigme épique de l’immanence du dire poétique à une manière d’être et de faire. Le trouble « littéraire » mis dans la philosophie de notre temps est lié au retour de la provocation qu’il s’était employé à refouler.

PP. : Une nouvelle révolution poétique serait selon vous indispensable à l’histoire pour qu’elle puisse rendre compte de ce que vous appelez les hérésies laïques caractéristiques de notre époque. Vous suggérez que l’histoire, tout en assumant son rapport essentiel à la littérature, renouvelle ses paradigmes suivant l’évolution du roman. Mais est-ce que le choix de ses inspirations littéraires peut suffire à fournir à l’histoire la logique de son sens ?

Il ne s’agit évidemment pas de réduire la question du discours historien à celle du choix de tel ou tel paradigme littéraire. La « littérature » intervient dans l’écriture historienne à un point précis : celui du rapport entre le statut du discours historien et le statut de ce dont il rend compte : les évènements de parole à travers lesquels des sujets « font l’histoire ». Le récit romantique a fourni pour cela à l’histoire des mentalités un paradigme majeur : celui qui ramène l’événement de parole à la voix d’un corps qui est lui-même le génie d’un lieu. Depuis La Sorcière de Michelet jusqu’au Montaillou de Le Roy Ladurie, ce paradigme s’est montré merveilleusement propre à traiter la forme religieuse médiévale de l’excès de la parole, l’hérésie. Il a converti l’hérétique en paysan exprimant une éternelle vérité de l’univers paysan. Il s’est montré en revanche tout à fait inadapté à traiter les formes aléatoires de la subjectivation démocratique moderne, les actes de ces sujets – peuple, ouvrier, prolétaire… – qui se sont déclarés en se séparant de leur assignation à un corps de travail et de reproduction pour s’affirmer dans leur égalité d’êtres parlants. Quand j’ai écrit La nuit des prolétaires, j’ai compris que je ne pouvais traiter ces masses hétéroclites de paroles orphelines en en faisant l’expression des corps et des lieux bien spécifiés, toujours déjà donnés, du travailleur, de l’usine ou du taudis. Il fallait à l’inverse oublier ces corps donnés par avance pour reconstituer, avec ses lacunes mêmes, le réseau de l’expérience qui s’y formule, de la communication qui s‘y opère, de l’avenir qui s’y projette. Le récit romantique, en faisant naître ces paroles de leur « lieu » aurait simplement annulé ce qui faisait leur historicité, à savoir leur abstraction même, leur désincorporation. Il fallait donc prendre modèle sur ce retournement de la diegesis dont je parlais tout à l’heure, celle qui s‘opère chez des écrivains comme Proust, Joyce ou Virginia Woolf où, au lieu que la voix sorte du corps et le corps du lieu, c’est le réseau sensible des paroles qui donne aux personnages le peu de corps par lequel ils sont sujets et institue le lieu de l’événement. Seul, ce retournement permet de rendre compte de ces formes aléatoires et désincorporées de la subjectivation démocratique, c’est-à-dire, si l’on veut, de l’hérésie démocratique. L’hérésie, dans sa forme la plus générale, c’est la vie séparée d’elle-même par la parole. Un sujet d’histoire, en ce sens est toujours l’effectuation d’une hérésie. Choisir alors un paradigme littéraire, c’est décider sur une historicité, c’est vouer le récit historien à telle ou telle idée de la vérité et du rapport entre le partage des corps et la puissance commune de la pensée.

PP. : La poétique du savoir est-elle alors une herméneutique critique ? Est-ce que le sens et la vérité de l’histoire y coïncident ?

La notion d’herméneutique, en tant qu’elle supposerait un domaine réservé du sens avec ses procédures propres d’interprétation, est une notion avec laquelle je n’ai guère d’affinités. Le domaine du sens n’est pas pour moi un ordre à part requérant par exemple, comme dans la tradition des sciences de l’esprit, la « compréhension » à la place de l’« explication ». Il est l’espace où se joue conflictuellement le rapport entre la puissance commune de la pensée et la distribution des corps en communauté, où la saisie de l’être parlant par la singularité d’un nom vient perturber l’ordre des corps. Ceci pourrait s’illustrer par ce texte des Essais de palingénésie sociale de Ballanche qui est comme le récit fondateur des pensées de l’émancipation au XIXème siècle. Il raconte la sécession de la plèbe romaine sur l’Aventin comme règlement d’une seule question : est-ce que les plébéiens parlent ? Est-ce que ce qui sort de leur bouche est le bruit des corps affamés et furieux ou l’exercice d’une capacité de nommer et de promettre ? Les sénateurs romains y sont confrontés à cet événement inouï : les plébéiens se sont nommés et se sont engagés par une promesse. Leur parole n’est donc pas expression d’un état de corps mais exercice d’une capacité de lier le présent et le non-présent dans la pensée. Le sens s’oppose au bruit. Il n‘est pas un concept substituable ou alternatif à la vérité. La poétique des savoirs ne propose pas une théorie de la coïncidence du sens et de la vérité. Elle étudie la manière dont ce rapport entre le partage du discours et le partage des états est refiguré dans les savoirs selon telle ou telle position de la vérité. C’est une refiguration qui prend la forme d’une coïncidence entre sens et vérité ou, plus exactement, entre le muthos de l’événement de parole et le logos qui en rend raison.

PP. : Un « principe poétique d’indiscernabilité » pourrait-il être également opératoire pour l’écriture philosophique ?

Ce qui se dit dans la langue commune peut toujours être pensée comme poème, c’est-à-dire comme aventure intellectuelle qui se raconte à n’importe qui sous la présupposition qu’il suffit d’être un être parlant pour l’entendre. Et l’écriture, comme on le sait depuis Platon, efface la position du père du discours, la situation où le discours s’exerce comme puissance spécifique à l’égard d’un destinataire spécifique. Il y a donc toujours la possibilité de considérer un discours philosophique comme un poème, c’est-à-dire de le penser et de l’écrire comme exercice d’une puissance commune de la langue sous la supposition d’une vérité (et non d’un simple jeu de règles à effets). Cela ne veut pas dire « réduire » la philosophie au poème ou à la narration, cela veut dire la saisir au point où la puissance de la pensée se définit dans une articulation à la puissance de la langue (et aussi à un partage de corps, c’est-à-dire à une politique). Une telle écrite est appropriée à penser la philosophie hors d’elle-même, par exemple précisément les philosophies sauvages des sciences humaines et sociales, ou à ses limites, là où elle se doit, elle-même, faire équivaloir un muthos et un logos pour définir son propre comme orientation de la pensée. Le paradoxe est que c’est toujours au plus intime d’elle-même que la philosophie est amenée à utiliser le discours indiscernable du muthos. Là où il s’agit, comme dans le Phèdre d’« oser dire vrai en parlant de la vérité », il faut à la fois récuser le poème comme incapable de changer l’hymne approprié au lieu du vrai et employer la forme du muthos. Il faut à la fois congédier l’écriture impropre à manifester le discours vivant et déployer toutes les formes de sa païdeia. Le dialogue platonicien est et n’est pas la dialectique platonicienne ; il est et il n’est pas la philosophie de Platon. Il ne s’agit pas d’un paradoxe de quatre sous inventé par la narratologie moderne. Il s’agit de la situation nécessairement paradoxale du propre de l’orientation philosophique dans l’aventure commune de la langue que contraint la vérité.

PP. : Comment situer votre choix du genre de l’essai dans la perspective d’une poétique du savoir et d’une politique de l’écriture ? Par là je voudrais vous poser aussi la question plus générale de l’écriture de la philosophie et de sa signature.

La question de la signature, c’est la question du mode de présence d’un sujet à « son » discours, cette question qui se pose chez Platon dans le concept de lexis ou dans la présence ou l’absence du « père » dans le discours. Qui s’offre à supporter un ensemble d’énoncés et sous quelle figure ? Une signature engage un sujet, sa présence à son discours et la qualité de cette présence. Dans mon livre, j’ai abordé le problème d’une manière circonscrite : j’ai montré comment les effets souvent dits « stylistiques » de l’historien ne sont pas les ornements dont la science s’agrémenterait mais proprement sa signature. Ils disent qui écrit et en quelle qualité. Ils disposent tout au long du récit la marque de son identité comme discours de la science. Ces effets de signature opèrent une identification et une légitimation. Ce n’est pas x ou y qui supporte tel ensemble d’énoncés mais la science, la sociologie, l’histoire ou la philosophie. Le nom propre est en même temps un nom commun, une marque d’appartenance. On peut dire que, par rapport à cela, l’essai réduit la signature au seul nom propre. Il est en somme dans la théorie ce qu’est le roman par rapport à la poétique, le genre de ce qui est sans genre. L’essai est le discours qui ne se soutient d’aucune position de légitimité, d’aucune identification légitime. Cependant cette absence de spécificité peut prendre elle-même deux figures antagoniques. D’un côté elle peut se donner comme « le style qui est l’homme », le produit d’un « tempérament » d’essayiste. L’essai n’est alors lui-même qu’une signature : il vient signer la figure clownesque de l’intellectuel qui, depuis l’identité héroïque d’une pensée et d’un caractère, surplombe toute spécialité. De l’autre, l’essai est l’aventure intellectuelle qui traverse les frontières des spécialités dans la vérification singulière et hasardeuse de la supposition d‘une puissance commune de la pensée. L’essai alors ne désigne l’objet d’aucun choix spécifique. En l’occurrence, je n’ai pas choisi de faire un essai. Ce livre est issu d’un séminaire, donc d’une forme ordinaire du travail universitaire. Il est le produit d’un travail de recherche, non une intervention personnalisée sur l’état du monde. Ce qui le fait « essai », à la limite, ce sont certaines caractéristiques formelles : sa concision, l’absence de notes et d’appareil érudit, voire même le format. Mais certaines caractéristiques formelles sont aussi, bien sûr, des choix en termes de politique de l’écriture. Elles refusent des formes classiques de légitimation et d’identification. Elles s’attachent à soustraire du corps aux récits de la science et de la légitimité à ses positions. Enlever de la légitimité, cela peut encore se faire de deux manières. Il y a la manière « démystificatrice » dont une certaine sociologie s’est fait spécialité et qui consiste à trouver sous les mots plus ou moins grandioses la banalité des corps et des Etats de corps qui les supportent. C’est une substitution de la légitimité peu intéressante. L’autre manière est celle qui établit entre les savoirs le tracé d’une traversée singulière dans la langue commune qui les renvoie à la condition poétique de l’égalité, celle d’un discours qui se construit phrase à phrase dans une approximation infinie, où la signature d’un nom propre marque ce qu’un sujet s’engage à supporter comme sien sur le territoire de la langue et de la pensée communes. Une politique de l’écriture, le choix du corps que l’on donne aux mots, de la signature qui engage un sujet quant à leur consistance, c’est toujours le choix de ce qu’une écriture décide quant aux rapports du « propre » de la pensée et de la disposition des corps en communauté. La position de la philosophie n’y peut qu’être paradoxale, non par conjoncture moderne de catastrophe du discours, mais par essence même. Le « propre » de la philosophie, la pensée du même de la pensée et de l’être se déclare toujours d’une manière impropre. Le geste qui délimite ce propre se noue toujours à une décision quant au partage de la langue et au partage des corps. La philosophie ne peut ni renoncer à la délimitation de ce propre ni se dérober à la manière dont celle-ci la met en dehors d’elle-même et remet son extérieur à l’intérieur d’elle même. Il y a donc plusieurs écritures et plusieurs signatures de la philosophie par nécessité et non par éclectisme.

BIBLIOGRAPHIE

La leçon d’Althusser, Gallimard, 1974.

La parole ouvrière 1830-1851, textes rassemblés et présentés par Alain Faure et Jacques Rancière, 10/18, 1976.

La nuit des prolétaires Fayard, 1981.

Le philosophe et ses pauvres, Fayard, 1983.

Le maître ignorant, Fayard, 1987.

Courts voyages au pays du peuple, Seuil, 1990.

Aux bords du politique, Osiris, 1990.

A politique des poètes, ouvrage collectif sous sa direction, Albin Michel, coll. « Bibliothèque du Collège international de philosophie », 1992.