"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Entretien avec Jacques Rancière Hongrie
réalisé par Nicolas Roubertou-Feillel,
Professeur de philosophie au Lycée français Gustave Eiffel de Budapest
pour Le Monde diplomatique en hongrois
2010

Origine : http://jeudisdelaphilo.free.fr/jeudisdelaphilo/Les_jeudis_de_la_philo_a_Budapest/Entrees/2010/4/22_Entretien_avec_Jacques_Ranciere.html

Pour prolonger le café philo de janvier sur la démocratie, je vous propose de lire cet entretien du philosophe Jacques Rancière que je viens de réaliser pour Le Monde diplomatique en hongrois.

Trois questions à Jacques Rancière

Pour les lecteurs de l'édition hongroise du Monde diplomatique, le philosophe français Jacques Rancière, prochainement de passage à Budapest, revient sur La haine de la démocratie dont la lecture, décapante et vivifiante, constitue une introduction efficace à la pensée politique.  Cet ancien élève de Louis Althusser avec lequel il participa à la rédaction de Lire le Capital, avant de prendre ses distances avec le marxisme scientifique, développe, de livre en livre, une exigeante philosophie de l'émancipation. Invité par l'Institut français de Budapest, il donnera le mardi 27 avril à 18 heures une conférence au Musée d'art contemporain, le Műcsarnok, à propos du Partage du sensible. Dans cet ouvrage récemment traduit en hongrois, le philosophe s'intéresse à l'articulation entre politique et esthétique qui constitue, depuis de nombreuses années, l'un de ses principaux sujets de recherche.

NRF - Il est aujourd'hui courant d'entendre parler de dérives totalitaires de la démocratie, alors même que, jusqu'à l'effondrement de l'empire soviétique, totalitarisme et démocratie étaient opposés. Sortie victorieuse de son combat contre le totalitarisme, la démocratie devrait désormais être protégée de ses propres excès. La toute-puissance de l'Etat ne serait plus à craindre, mais il faudrait à présent le défendre contre les prétentions démesurées des individus qui composent la société. Ce genre de discours très répandu de nos jours procède, selon vous, d'une haine de la démocratie qui ne dit pas son nom. Mais pourquoi la démocratie fait-elle l'objet d'une telle haine qui va jusqu'à la confondre avec le totalitarisme ?

Jacques Rancière - Partons de deux simples faits : premièrement, ceux qui gouvernent en général ont besoin de prouver qu’ils sont seuls à se préoccuper du bien commun et à savoir  le discerner. Or la démocratie signifie le contraire : le pouvoir de tous, lequel suppose l’idée d’une capacité intellectuelle partagée par tous. Il ne suffit donc pas aux gouvernants de confisquer ce pouvoir. Il faut prouver que le peuple est incapable de l’exercer. Cela suppose d’imposer  un concept de la démocratie signifiant exactement le contraire. Platon déjà avait présenté la démocratie comme le règne des individus soucieux de leur seul bon plaisir. Les idéologues du 19° siècle ont rajeuni sa vision pour construire, en face des mouvements politiques démocratiques, l’image d’une démocratie identifiée au règne des petites gens seulement occupés de leur confort individuel. Deuxièmement, nos gouvernements, dits démocratiques, sont en fait des oligarchies, caractérisées par une conjonction sans cesse croissante entre la classe des politiciens, les puissances financières et l’appareil médiatique. L’écart croissant entre la légitimité populaire de ces gouvernements et leur pratique d’appropriation privée du pouvoir de tous a besoin d’être justifiée par la démonstration que la « démocratie » est une chose trop sérieuse pour être laissée au soin du peuple. C’est à peu près ce qu’a dit le Président de la République Française en décidant de ne pas soumettre à un nouveau référendum le traité européen qui avait été rejeté. D’une manière générale, les élites gouvernementales supportent de plus en plus mal d’être quelquefois dérangées de leur ordre du jour par les manifestations autonomes de l’acteur nommé peuple. Par ailleurs les puissances économiques auxquels elles sont inféodées poussent à la liquidation systématique des acquis sociaux. Et il est évidemment commode, devant les dévastations produites par la logique financière dominante et la médiocrité des performances de nos gouvernements en matière économique, de faire tomber la faute sur l’appétit insatiable des « individus démocratiques » ou les exigences de travailleurs attachés à leurs « privilèges ». Ainsi se construit une opposition entre la « bonne » démocratie, c’est-à-dire la délégation du pouvoir populaire à une oligarchie endogame, et la « mauvaise », c’est-à-dire le pouvoir du peuple ramené  à celui de l’ « individualisme » démocratique. Cette opération est par ailleurs servie, dans les pays occidentaux, par le ressentiment des intellectuels qui avaient placé leurs espérances dans le peuple, la révolution, le socialisme, etc., et qui en veulent au peuple d’avoir déçu leurs espérances. On arrive ainsi à des conjonctions idéologiques singulières. On  a célébré en 1989 la victoire de la démocratie sur  le marxisme. Or on a vu, à l’inverse, depuis ce temps,  toutes sortes de thèmes marxistes remis à l’ordre du jour dans nos Etats pour servir la passion anti-démocratique des élites. Le marxisme dénonçait les « petits bourgeois » arriérés qui freinaient le développement du capitalisme, donc l’évolution historique vers le socialisme. Aujourd’hui on reprend les mêmes arguments contre les travailleurs « arriérés » attachés aux « privilèges »  du passé et qui retardent l’évolution historique vers le libre marché mondial. De la même façon, des penseurs de droite reprennent l’argumentaire marxiste contre les Droits de l’Homme. Ceux-ci disaient Marx ne sont que les droits de l’homme bourgeois, ceux du propriétaire. Ils sont, disent les idéologues d’aujourd’hui, les droits des « individus démocratiques » ivres de consommation et d’égalité. Ce sont alors ces « individus démocratiques » qui sont déclarés responsables de toutes les conséquences du règne du marché et même plus encore : selon ces idéologues, ces égalitaires furieux s’en prennent  à toutes les formes d’autorité qui limitent le pouvoir du marché, donc à toutes les structures symboliques de la civilisation. Le discours marxiste contre la « démocratie formelle »  se voit alors  retourné en prophétie du totalitarisme démocratique conduisant la civilisation à sa perte.

NRF - Dans La haine de la démocratie vous remarquez que l'expression de "démocratie représentative" peut aujourd'hui passer pour un pléonasme alors qu'elle a d'abord été un oxymore. Vous écrivez aussi que "la représentation est, dans son origine, l'exact opposé de la démocratie" et que le tirage au sort lui fut autrefois préféré parce qu'il permet d'éviter que ne se retrouvent systématiquement au pouvoir ceux qui désirent l'exercer. A proprement parler, estimez-vous, "nous ne vivons pas dans des démocraties". Quels dispositifs institutionnels ou quelles règles pourraient alors être mis en place pour se rapprocher davantage de la démocratie ? 

Jacques Rancière - Je crois effectivement nécessaire de rappeler que la démocratie et la représentation sont opposées dans leur principe originel. La représentation, c’est d’abord le rôle reconnu aux  groupes représentatifs, c’est-à-dire aux groupes qui exercent un poids dans la société avec lequel les Etats doivent composer, comme les anciens ordres. La démocratie, elle, suppose, que les pouvoirs du peuple peuvent être exercés par n’importe qui. Notons d’ailleurs que les deux principes s’accordent au moins sur un point : tous les deux refusent que le désir du pouvoir soit un critère pour l’exercice du pouvoir : le tirage au sort, d’un côté, la monarchie héréditaire et les ordres fixes, de l’autre, ont été deux moyens opposés d’empêcher ce critère de fonctionner. Aujourd’hui, c’est malheureusement lui qui fonctionne dans tous les Etats dits démocratiques : le pouvoir de tous y est ramené à l’acte par lequel nous déléguons  le pouvoir du peuple à des gens dont le titre pour cela est simplement le fait de le désirer plus que tous les autres.  Nul n’est obligé d’être démocrate. Mais si on prétend l’être, il faut en tirer les conséquences : l’accaparement actuel du pouvoir par une classe de professionnels est le contraire même de la démocratie. Si on veut l’empêcher, il faut, d’une part, donner une part dans les institutions au tirage au sort, d’autre part réduire la durée des mandats électoraux, interdire leur cumul et  les rendre non renouvelables. C’est le seul moyen de rendre aux parlements une crédibilité comme instruments démocratiques et de leur  permettre d’effectuer un contrôle sur le pouvoir exécutif. Il faut, d’autre part,  limiter celui-ci à son terrain propre et lui interdire de faire lui-même les lois. Il faut interdire aux fonctionnaires d’être représentants du peuple et  séparer le pouvoir médiatique des pouvoirs économique et étatique, à l’encontre de ces patrons de chaînes télévisées privées qui se font hommes d’Etat ou des ces hommes d’Etat qui nomment les responsables des chaînes publiques télévisées.  Il faut aussi veiller soigneusement à empêcher les puissances économiques d’intervenir dans les processus électoraux. Des lois peuvent assurément être utiles pour cela. Mais la démocratie ne peut se ramener à un ensemble de lois et d’institutions. Ce qu’elle signifie d’abord, c’est l’organisation d’un pouvoir du peuple, autonome à l’égard des institutions étatiques et de leurs échéances électorales. Ce qu’on appelle aujourd’hui des partis politiques  ne sont que des rassemblements de candidats au pouvoir et de leurs supporters. Un vrai pouvoir du peuple suppose des organisations qui s’occupent d’abord non de prendre les ministères mais de définir une volonté collective et des moyens d’expression collective affirmant  un pouvoir de juger les situations et d’y répondre indépendant des formes de reproduction de la machine étatique. On peut juger tout cela déraisonnable. Mais c’est pourtant ce que le mot  démocratie implique pour qui veut lui donner un sens. Encore une fois nul n’est obligé d’être démocrate et nul n’est obligé de vouloir que les mots aient un sens. C’est une affaire de choix.

NRF - On dit souvent que la construction européenne s'accompagne d'un affaiblissement des Etats-nations qui y participent. Or, dans La haine de la démocratie, vous déclarez que "l'affaiblissement supposé des Etats-nations dans l'espace européen ou mondial est une perspective en trompe-l'oeil". Vous ajoutez que "le partage nouveau des pouvoirs entre capitalisme international et Etats nationaux tend bien plus au renforcement des Etats qu'à leur affaiblissement."  Pouvez-vous préciser votre pensée sur ce point ?  Des élections législatives auront très prochainement lieu en Hongrie, mais les observateurs remarquent d'ores et déjà que le nouveau gouvernement sera, tout comme le précédent, tenu à la rigueur budgétaire réclamée par l'Union européenne, le FMI et la Banque mondiale. Ces institutions ont en effet accordé à l'Etat hongrois des prêts d'une vingtaine de milliards d'euros. C'est donc un problème qui se pose ici avec une acuité particulière.

Jacques Rancière – Oui, mais il faut distinguer : il y a les contraintes que le FMI impose aux emprunteurs, qui ont eu quelquefois, comme en Amérique latine, le contre-effet de réveiller des volontés d’indépendance économique nationale. La situation est différente  dans le cas des politiques budgétaires imposées aux Etats membres par la Commission européenne. Ces  contraintes pèsent en fait sur les peuples bien plus que sur les Etats. Ce sont les représentants des Etats européens, nommés par ces Etats, qui décident des contraintes auxquels ces Etats devront se soumettre. Après quoi ces Etats s’empressent de les répercuter auprès de ceux qu’ils gouvernent en expliquant que la rigueur demandée par la commission européenne oblige à réduire les dépenses pour la protection sociale, la santé, l’éducation, etc. En bref les Etats se font passer pour de simples exécutants, « contraints  » par cette  commission dont ils ont nommé les membres de faire des économies sur le dos de leurs citoyens. Et, en même temps, ils affectent la résistance et  demandent aux mêmes citoyens de s’unir derrière eux pour résister à la pression de ce mystérieux gouvernement européen. La « contrainte externe » est ainsi le moyen par lequel nos  gouvernements s’efforcent de réduire leurs peuples au silence afin de faire tranquillement leurs affaires qui sont celles des puissances financières dominantes. Les limites que les Etats européens s’imposent les uns aux autres vont toutes d’abord dans le sens d’une limitation du pouvoir de leurs peuples. Elles s’intègrent sans peine dans la pratique  habituelle du pouvoir d’Etat qui est de vider le pouvoir du peuple de son sens.