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Critique de la critique du « spectacle » – Jacques Rancière
entretien avec Jérôme Game
2008

Origine : http://www.revuedeslivres.fr/critique-de-la-critique-du-spectacle-jacques-ranciere/

Dans cet entretien réalisé au Musée des Beaux-Arts de Saint-Étienne en décembre 2008, Jacques Rancière revient sur les principales thèses développées dans Le Spectateur émancipé, et plus particulièrement sur sa critique de la critique du spectacle (telle qu’elle est notamment théorisée dans le travail de Guy Debord) et ses conséquences sur les possibilités d’émancipation intellectuelle, politique et esthétique.

Jérôme Game (J. G.) : Dans Le Spectateur émancipé, votre perspective est celle d’une critique de la critique du spectacle : à cette fin, vous en reconstituez d’abord le réseau de présuppositions théoriques. Pouvez-vous préciser en quoi consiste ce réseau et comment il agit ?

Jacques Rancière (J. R.) : En gros, il fonctionne assez simplement, dans la mesure où, au départ, il y a la condamnation du théâtre en tant que lieu du spectateur, qui remonte au moins à Platon et consiste essentiellement en deux thèses fondamentales. Premièrement, être un spectateur, c’est une mauvaise chose, parce qu’un spectateur, c’est quelqu’un qui regarde et qui par conséquent se met en face d’apparences – et qui du même coup manque la vérité qui évidemment est ailleurs, derrière l’apparence ou en dessous de ce qu’il voit. Donc première thèse fondamentale : être spectateur, c’est regarder, et regarder est mal parce que c’est ne pas connaître. La seconde thèse qui lui est liée, même si elle peut être dissociée, consiste à dire : « àÅ tre un spectateur, c’est mauvais, parce qu’un spectateur est assis, il ne bouge pas. » Par conséquent, être un spectateur, c’est être passif et, évidemment, ce qui est bon, c’est l’activité. La question du spectateur a donc au départ et pour très longtemps été encadrée par ces deux couples d’oppositions fondamentaux, à savoir : regarder et connaître d’une part, et être actif ou être passif d’autre part. Je crois que ce qui est important, c’est au fond la mobilité de ce dispositif théorique : il fonctionne d’abord dans le cadre platonicien où il s’agit de mettre en ordre la cité – « chacun à sa place » – et donc de bannir le théâtre pour autant qu’il se trouve justement être le lieu des dédoublements, le lieu qui fait qu’on ne sait plus qui est qui ou qui fait quoi, et par conséquent par où l’ordre de la cité est menacé. Mais en même temps, cette opposition est susceptible d’être constamment reproduite et déplacée, et donc de se charger de toutes les valeurs du progrès, de la révolution et de l’émancipation. On le voit déjà très clairement au xviiie siècle chez Rousseau qui reprend cette critique du spectacle – mais en privilégiant, plutôt que l’opposition du regarder au connaître, celle du regarder à l’agir, pour conclure que si on va chercher quelque chose au théâtre, c’est parce que, précisément, on y a renoncé dans la vie concrète. En conséquence, ce qu’il oppose à la scène théâtrale, c’est la fête populaire à Genève ou la fête civique dans la Sparte antique. En cela, il reste pris dans l’opposition platonicienne, car Platon déjà opposait au dédoublement du théâtre le chœur ou la cité qui tiennent en eux-mêmes et ne se mettent pas en face d’eux-mêmes en quelque sorte, qui ne regardent pas des spectacles mais sont en acte. Ce que Rousseau reprend, c’est un peu la même chose, mais encore une fois ce quelque chose ne cesse jamais d’être repris : cette critique de la mimesis devient au xixe siècle comme le cœur de la critique sociale. On peut penser à la fa çon dont Feuerbach et Marx la reprennent avec l’idée que le fondement de la domination, c’est la séparation entre l’homme et son essence qui est projetée là -bas, au loin, en face de lui. À partir de là , le platonisme devient révolutionnaire en dénon çant tous ces gens qui sont spectateurs, c’est-à -dire qui, premièrement, sont dans l’ignorance – dominés d’être à une place où ils écarquillent les yeux comme des crétins et ne voient bien sûr pas comment marche la machine – et puis deuxièmement, ce qu’il y a de plus radical, ce que Marx emprunte à Feuerbach et que Guy Debord réactualisera à notre époque avec tous les ornements que l’on sait, c’est cette idée qu’être spectateur, c’est être en face de sa vie devenue étrangère, de sa propre activité devenue étrangère. Qu’est-ce qui se passe alors ? C’est que la critique platonicienne de la mimesis va devenir l’explication des raisons du malheur social – évidemment avec le contre-effet que toute la critique sociale va se mettre à vouloir délivrer les spectateurs d’abord de leur ignorance, ensuite de leur passivité. Et pour délivrer les ignorants, il faut d’abord les constituer comme tels.

J. G. : Après Artaud et Brecht, vous évoquez en particulier le cas Debord autour d’un paradoxe : d’une part, il tient la vérité comme une non-séparation, mais, d’autre part, il pose comme mauvaise la contemplation d’apparences séparées de leur vérité. Autrement dit, plus il semble anti-platonicien, moins il l’est. Pouvez-vous détailler le fonctionnement de cette contradiction ?

J. R. : Il y a une phrase célèbre de Guy Debord qui semble être anti-platonicienne et où il dit « plus l’homme contemple et moins il est », donc opposition entre l’être et le voir. Mais finalement cela va revenir au même, puisque ce que le spectateur manque, c’est précisément la conscience que ce qu’il a en face de lui, c’est sa propre réalité, sa propre essence, sa propre vie, sa propre action qui se trouvent séparées, devenues étrangères. À ce moment-là , la critique de la mimesis devient essentiellement – c’est le titre même d’un film de Debord – critique de la séparation, c’est-à -dire fa çon de poser le spectacle comme étant le mal absolu en l’identifiant à ce processus par lequel l’homme projette son essence hors de lui-même. À partir de cela, on a une distance et une impuissance radicales : puisque tout le monde est dans le spectacle, il n’y pas de raison pour que personne en sorte jamais, pas même celui qui connaît la raison du spectacle. Il y a une phrase de Guy Debord qui dit : « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » : en gros, savoir la raison du spectacle ne change pas la domination du spectacle. Reste donc finalement l’autorité de la voix qui énonce le pouvoir du spectacle. C’est particulièrement sensible lorsqu’on regarde les films de Debord parce que là , il y a effectivement un défilé d’images qu’on peut dire en un sens indifférent (ce n’est pas absolument vrai, j’y reviendrai) et seule compte la voix qui dit : « Vous êtes devant ces images, à regarder comme des crétins alors que ces images sont en quelque sorte votre propre mort. » Cette voix qui dit la séparation la consacre en un sens : elle dit que nous sommes tous dans les images – on y sera toujours – mais elle ne nous en sort pas. Mais d’un autre côté, le film confie encore à des images le soin de nous dire qu’il y a une solution, à savoir : il ne faut plus regarder, il faut agir. C’est très intéressant de voir dans les films de Debord, et tout particulièrement dans La Société du spectacle, comment il fait toute une série d’emprunts à des westerns. On pourrait d’abord croire que c’est parodique quand on voit Errol Flynn qui charge comme ça, sabre au clair ; on pourrait croire qu’il se moque de ces crétins d’impérialistes américains et de leur mythologie héroïque, mais ce n’est pas du tout vrai. Au contraire, il nous propose ces charges en exemple, il nous dit que c’est ça qu’il faut faire : il faut faire comme Errol Flynn, il faut être comme John Wayne, courant à l’assaut des Sudistes ou des Indiens. C’est le modèle pour la seule chose à faire : l’assaut des guerriers prolétariens contre la domination du spectacle. En même temps, bien sûr, ça reste encore un spectacle qui confirme l’autorité de la voix qui dit : « On sera toujours dedans. » On peut comprendre à partir de là comment le situationnisme est devenu ce qu’il est de nos jours dans sa version banalisée, comme critique du consommateur démocratique abruti par les médias. Ce qu’il y a derrière, c’est la manière dont toute la tradition critique-marxiste révolutionnaire a absorbé un certain nombre de présuppositions inégalitaires : il y a les actifs et il y a les passifs ; il y a ceux qui regardent et il y a ceux qui savent. Ce qui en gros revient à dire : il y a ceux qui sont capables, il y a ceux qui ne sont pas capables. À partir de là , il y a plusieurs stratégies possibles : ou l’on pense qu’il faut qu’une avant-garde réunisse les gens capables pour mettre dans la tête des incapables les moyens de s’en sortir, ou bien on prend la position du grand seigneur désenchanté qui constate qu’effectivement le moment de l’action est passé et que désormais ses contemporains sont voués à mariner indéfiniment dans le spectacle.

J. G. : Vous nouez cette question à celle de l’émancipation intellectuelle telle que vous l’avez analysée dans Le Maître ignorant autour de la figure de Jacotot. Vous différenciez dénonciation de l’aliénation (Brecht, Debord) et réappropriation du rapport à soi permise par la logique d’émancipation, ce que vous appelez la subjectivation. Le problème est en effet qu’en dénon çant la passivité, on suppose une différence essentielle : la différence actif/passif, avec le partage des positions et des capacités afférent. A contrario, l’émancipation pose selon vous l’acte de regarder comme l’action qui transforme ou confirme cette assignation à une place déterminée. Pouvez-vous revenir sur ce qui redistribue le sensible via cette réappropriation individuelle, et repose ainsi la question du pouvoir de l’égalité comme principe d’un nouveau mode de commun ?

J. R. : Qu’est-ce qui est au cœur de la critique de Jacotot et de ce qu’il apporte de positif, à savoir l’idée de l’émancipation intellectuelle, qu’il oppose à l’instruction du peuple ? Ce qui est essentiel chez Jacotot, c’est l’idée qu’en réalité tout dépend du point de départ. Ou bien l’on part de l’inégalité ou bien l’on part de l’égalité. Le pédagogue ordinaire, pas simplement au sens du prof, mais aussi du pédagogue politique, du chef de parti comme pédagogue du peuple ou du militant qui veut lui faire prendre conscience, part toujours de l’inégalité. La logique habituelle de la pédagogie, c’est de dire : « On commence avec des petits enfants qui ne savent encore rien, des gens du peuple qui sont pleins de préjugés et ne savent pas voir ce qui est en face d’eux, et puis on va petit à petit, progressivement, en bon ordre, les amener de leur situation d’inégalité vers une situation d’égalité. » Mais bien sûr, dans la mesure où le pédagogue est toujours celui qui organise le voyage de l’inégalité vers l’égalité, l’inégalité se reproduit indéfiniment dans le mécanisme même qui prétend l’abolir. La réduction des inégalités devient la vérification interminable de la même inégalité. Ce qui est intéressant c’est la fa çon dont on a vu dans le théâtre le même processus. Ce qui est très curieux c’est que les réformateurs du théâtre, particulièrement depuis le début du xxe siècle, ont voulu comme importer la critique du théâtre au sein même du théâtre. Platon, Rousseau disent : « Le théâtre, c’est mauvais, ça rend les gens ignorants et passifs », et finalement le théâtre s’est en quelque sorte proposé d’être lui-même le réparateur de sa propre faute, disons le pédagogue qui allait rendre les gens actifs. On sait l’importance que ça a eu, au xxe siècle, cette idée que le théâtre doit sortir les spectateurs de leur passivité. à‡a peut être à la mode d’Artaud : qu’il n’y ait plus de spectateurs en face d’une scène, qu’ils soient au contraire entourés par l’action et comme pris dans le cercle de l’action et rendus du même coup à leurs énergies vitales qui étaient perdues dans le spectacle. à‡a peut être l’idée de Piscator que le théâtre doit être quelque chose comme une assemblée du peuple. à‡a peut être toutes ces pratiques qui ont été très fortes en Union soviétique dans les années juste après la Révolution, au temps de Meyerhold, où il s’agissait plus ou moins de transformer la scène théâtrale en une action communautaire. Il y a toujours cette idée que le théâtre est en soi une communauté, que cette communauté est perdue, qu’il faut la retrouver et la retrouver précisément en abolissant la séparation entre le voir et l’action. Le problème, on le sait, c’est que, malgré tout, il arrive dans la logique du théâtre la même chose que dans la logique pédagogique, à savoir que pour rendre les spectateurs actifs, les metteurs en scène ont à déployer tout un luxe de moyens, d’édifices spectaculaires, de projections cinématographiques, d’interventions de la vie supposée extérieure sur la scène et ainsi de suite, et que tous ces moyens de rendre le spectateur actif sont en fait des moyens d’augmenter la puissance de la machine théâtrale et de renfoncer plus encore le spectateur dans sa position d’être celui qui est bouche bée devant ce qui lui arrive.

Je ne suis pas historien de l’art, philosophe de l’art, etc. ; je travaille sur l’expérience esthétique en tant qu’expérience qui produit un écart par rapport aux formes de l’expérience ordinaire. Au fond, qu’est-ce qui est au cœur du régime esthétique de l’art ? C’est de constituer justement comme une espèce de sphère d’expérience qui est en rupture par rapport aux logiques de la domination – vous faisiez référence au libre jeu1, ce concept emprunté à Kant et à Schiller et qui définit justement la sortie d’une situation de dépendance hiérarchique, le jeu du spectateur libre vis-à -vis de la forme qui est en face de lui. Bourdieu et les sociologues s’en sont beaucoup moqués en disant : « Regardez comme ces philosophes sont crétins et naïfs, ils ne savent pas qu’en réalité les ouvriers et les bourgeois ont chacun leurs goûts, leurs manières de voir, leurs manières de juger et ainsi de suite. » Or, précisément, ce qui est au cœur de cette rupture que représente l’expérience esthétique, c’est qu’on prend les choses à l’envers : au lieu de dire : « Vous savez bien qu’en réalité tous les gens ont les sens qui leur conviennent et ainsi de suite », ce qu’on propose, c’est une expérience qui est justement une expérience de dérèglement des sens, pas au sens de Rimbaud (encore qu’il s’inscrive là -dedans) mais au sens d’une forme d’expérience qui est en rupture par rapport aux formes normales de l’expérience qui sont les formes de la domination. C’est cela que j’ai commenté car je l’ai vécu, compris à travers toute l’histoire de l’émancipation ouvrière. L’émancipation ouvrière, cela suppose quoi au départ ? Pas de savoir qu’il y a l’exploitation, la domination du capital et tout ça. Cela tout le monde le sait et les exploités l’ont toujours su. L’émancipation ouvrière, c’est la possibilité de se faire des manières de dire, des manières de voir, des manières d’être qui sont en rupture avec celles qui sont imposées par l’ordre de la domination. Donc la question n’est pas de savoir qu’on est exploité ; en un sens la question est quasiment de l’ignorer. Et au cœur de l’émancipation ouvrière, il y a cette espèce de décision d’ignorer en quelque sorte qu’on est voué à travailler de ses bras pendant que d’autres jouissent des bienfaits du regard esthétique. C’est ce que j’ai commenté dans Le Spectateur émancipé par ce petit texte d’un ouvrier menuisier sur lequel j’ai beaucoup travaillé par ailleurs, Gabriel Gauny, qui raconte sa journée de travail. Il est dans une maison bourgeoise, il fait les parquets, il est exploité par le patron, il travaille pour le propriétaire, la maison n’est pas à lui, et pourtant il décrit la fa çon dont il s’empare de l’espace, du lieu, de la perspective qu’ouvre la fenêtre. Finalement, ça veut dire quoi ? Qu’il opère une espèce de dissociation entre ses bras et son regard pour s’approprier un regard qui est celui de l’esthète. Bien sûr, là , Bourdieu dirait : « Voilà comme il est mystifié ! » Mais je dirais qu’il faut prendre les choses à l’envers : ce qui compte justement c’est de se désadapter, de se désidentifier par rapport à un mode d’identité, par rapport à un mode d’être, de sentir, de percevoir, de parler qui justement colle à l’expérience sensible ordinaire telle qu’elle est organisée par la domination. Tout cela pour moi a été extrêmement important. C’est cela que veut dire émancipation. Cela veut dire cette espèce de rupture, d’opposition à un mode d’organisation sensible qui se trouve comme brisé au sens le plus matériel, à savoir que finalement les bras font leur travail et puis les yeux partent ailleurs. J’ai cité ce texte qui a l’air anodin mais il paraît en juin 1848 au moment de la révolution dans un journal ouvrier révolutionnaire qui s’appelle Le Tocsin des travailleurs, ce n’est pas rien. Cela veut dire que cette petite description d’allure anodine décrit le type d’expériences individuelles partageables qui fait que quelque chose peut se constituer comme une voix des ouvriers, parce qu’une voix des ouvriers, ce n’est pas « les ouvriers se mettent ensemble et on va crier sur les toits notre malheur, etc. » Non. Cela veut dire : « On se constitue une capacité collective de dire sur la base d’une transformation de notre propre rapport à notre condition. »

J. G. : L’art supposément critique n’est que la « doublure – écrivez-vous – de l’ordre de nos sociétés oligarchiques », à quoi vous opposez la « qualité des hommes sans qualité ». Votre cible est la sociologie (dont vous dites qu’elle est inventée quand l’ordre bourgeois s’inquiète) : la constitution et la reproduction d’un capital culturel, c’est la répétition d’un même partage à travers le temps, alors que le partage du sensible est un jeu qui réinvente à chaque fois ses règles. Mais qu’en est-il alors de la question du temps pour ce partage, ou plutôt de la durée ?

J. R. : Il y a des moments privilégiés de ce type d’expérience. Ce que je décris là , cette espèce d’acquisition d’un regard qui se dissocie du reste du corps, est contemporain de toute une série de transformations dans le statut des œuvres, des textes, des images. C’est le moment où les œuvres quittent leur destination de décorer les palais des princes, illustrer les mystères de la foi et ainsi de suite, et s’en vont dans ces musées, ces lieux où elles sont séparées de leurs destinations, de leurs fonctions, et se trouvent offertes au regard de n’importe qui. Cela ne veut pas dire que n’importe qui va y aller. Encore qu’au xixe siècle, beaucoup de gens y allaient, plus qu’au xxe, parce qu’il n’y avait pas encore les politiques pour les y faire aller qui supposaient justement qu’on les ait d’abord mis à la porte pour les y faire aller après et mieux – ce qui est toujours la logique pédagogique. Donc, on a là des nœuds temporels privilégiés. Mais ça se reproduit constamment. Dans ce qu’on appelle « art contemporain », ce qui est important c’est cette espèce de brouillage des frontières : on ne sait plus très bien quand on est dans l’art et quand on n’y est plus. C’est remarquable lorsqu’on sait tout le temps passé à instaurer des médiations. Le problème n’est pas d’essayer de faire le chemin entre l’art ici, et un quidam là , d’organiser tout ça étape par étape. Les choses intéressantes commencent quand l’art s’indétermine, perd ses frontières. Prenez l’exemple de la musique aujourd’hui. Qu’est-ce qui est musique savante et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Nombreux sont ceux qui vont écouter de la musique savante sans savoir que ça en est. Est-ce qu’une musique électronique est savante ou pas ? Est-ce que c’est de la « culture jeune » ou une forme de la musique savante ? On ne sait plus très bien, et je crois que ce qui est important, c’est toutes ces formes de brouillage et de déplacement qui font qu’il n’y a pas l’art d’un côté et puis le spectateur en face, mais des formes d’expérience qui sont des formes de transformation des régimes de perception, d’affect et de parole.

J. G. : Vous développez la puissance du singulier égalitaire comme principe d’une pratique de l’hétérogène ou de l’hybride propre au régime esthétique des arts par laquelle les effets des œuvres ne peuvent plus être anticipés et donc instrumentalisés au profit de l’idée. « Face à l’hyper-théâtre – écrivez-vous – qui veut transformer la représentation en présence et la passivité en activité, (une manière de comprendre et de pratiquer le mélange des genres) propose à l’inverse de révoquer le privilège de vitalité et de puissance communautaire accordé à la scène théâtrale pour la remettre sur un pied d’égalité avec la narration d’une histoire, la lecture d’un livre ou le regard posé sur une image. Elle propose en somme de la concevoir comme une nouvelle scène de l’égalité où des performances hétérogènes se traduisent les unes dans les autres. » Pouvez-vous commenter cette insistance : contester que chacun ait un destin social et construire, persister à construire une sensibilité, quel que soit le contexte ?

J. R. : Dans ce que j’appellerais la politique pédagogique, il y a toujours une sorte de présupposé vitaliste : on pense que, pour que ce soit à la fois populaire, communiel et politique, il faut que ce soit vivant, par conséquent il y a un privilège donné à des formes qui déploient des corps, des choses qui bougent sur la scène : théâtre, danse, performance et ainsi de suite, et du même coup on définit quelque chose comme une espèce de puissance de vitalité collective. Il y a toujours cette idée que le théâtre est un lieu naturellement communautaire, qu’il faut lui rendre sa vitalité. Ce qui implique au fond une pensée de l’émancipation comme le processus par lequel le grand corps collectif retrouve son unité. C’est pour ça que moi j’ai, de manière un petit peu provocatrice, renversé les choses, en disant non, il faudrait que le théâtre ou les formes vivantes soient un peu comme ces livres qu’on regarde, qu’on feuillette avec plus ou moins d’attention et on construit son histoire à partir de l’histoire. C’est ce qui arrive beaucoup au cinéma puisque le cinéma n’existerait pas s’il n’y avait pas l’activité des spectateurs qui constamment refont les films sur le dos des cinéastes. Encore une fois ce qui est important pour moi c’est de repenser les chemins de l’émancipation non pas comme la levée d’un grand corps collectif mais comme la multiplication des formes d’expérience qui peuvent tisser une autre forme de communauté.

J. G. : Déjà dans Malaise dans l’esthétique vous élaboriez différents modes de rationalisation de l’indétermination propre au régime esthétique, qui aboutiraient aujourd’hui à un régime éthique. Pouvez-vous revenir sur le tour de vis supplémentaire qu’opère Le Spectateur émancipé autour de ce que vous appelez la « dialectique inhérente à la dénonciation du paradigme critique » ou la grande question : comment penser un régime du voir (de la sensation) qui ne fasse pas l’objet d’une suspicion de la part de l’idée (la peur d’être victime d’une illusion plus ou moins élaborée), mais aussi la productivité du sensible à l’œuvre dans l’activité du spectateur émancipé, sa puissance d’immanence, non recouverte par la mélancolie d’une « radicalité enfin radicale » et son impuissance tautologique à l’œuvre notamment, dites-vous, chez Baudrillard, Boltanski/Chiapello, Solterdjik et Bauman. « La mélancolie – écrivez-vous – se nourrit de sa propre impuissance. Il lui suffit de pouvoir la convertir en impuissance généralisée et de se réserver la position de l’esprit lucide qui jette un regard désenchanté sur un monde où l’interprétation critique du système est devenue un élément du système lui-même. » Pouvez-vous préciser les différents fronts et le ballet dialectique entre mélancolie de gauche et fureur de droite dont vous dites que ce sont les deux faces de la même pièce et qu’elles aboutissent donc à la même conclusion ?

J. R. : Je ne vais pas envoyer son paquet à chacun pour dire pourquoi ce n’est pas bien. Non, ce n’est pas mon objectif. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est cette espèce de configuration globale à laquelle on a à faire ; c’est de voir comment, en l’espace de quarante ans, les thèmes progressistes des années 1950-1960 – la dénonciation de la mythologie de la marchandise à la manière de Barthes, la dénonciation de la société de consommation à la manière de Baudrillard, la critique du fétichisme marchand –, tout ça s’est petit à petit transformé. Pourquoi ? Parce que, finalement, ces critiques, qui encore une fois étaient censées apprendre aux gens à comprendre qu’ils étaient dans un monde qui n’était pas bien et qu’il fallait changer, ne fonctionnaient d’une certaine fa çon que parce que suffisamment de gens savaient ou pensaient savoir que non seulement il fallait le changer mais comment le changer. Et à partir du moment où cette certitude sur le scénario dans lequel on se trouve, sur le fait qu’on est dans le sens de l’histoire, et que celle-ci va vers un changement radical, s’efface, que se passe-t-il ? Il se passe que ces procédures vont commencer à tourner sur elles-mêmes, c’est ce que j’ai illustré sur le plan proprement visuel à travers la manière dont le photomontage militant des années 1970 – du genre de Martha Rosler nous montrant le pauvre Vietnamien avec son enfant mort au milieu d’un élégant salon américain – voit son sens se transformer, tout en restant formellement pareil. C’est ce que j’ai commenté à travers cette photographie de Joséphine Meckseper qui nous montre les manifestants contre la guerre en Irak avec une énorme poubelle juste devant, qui déborde évidemment, donc on comprend tout de suite – c’est toujours la même chose – le rapport entre société de consommation et militantisme, sauf que le rapport est inversé : désormais la poubelle est au premier plan pour dire : « Voilà votre réalité, vous pouvez toujours, derrière, manifester et faire croire que vous êtes opposés à l’ordre existant, mais en réalité vous êtes complices en tant que consommateurs, etc. » Ce qui m’intéresse, c’est qu’au fond les procédures formelles restent les mêmes, et c’est le sens qui se trouve complètement inversé, c’est-à -dire que la critique devient une espèce de déploration morose, à savoir non plus : « Regardez comme c’est malheureux, ces gens sont victimes de la société de consommation, et voilà pourquoi il faut qu’ils luttent contre », mais : « Regardez comment de toute fa çon ils sont là -dedans jusqu’au cou et ils y sont en étant heureux. »

C’est ce renversement que j’ai commenté à travers différentes figures. Si l’on pense à Sloterdjik, ce thème de l’allégement qu’il y a notamment dans Écumes : nos sociétés, dit-il, sont des sociétés d’allégement, il y a de moins en moins de réalité et de moins en moins de pauvreté. On a là une espèce de conviction absolue que la pauvreté a disparu, que la réalité a disparu, et que finalement ce sont des gens de mauvaise foi qui nous font croire encore que la pauvreté et la réalité existent. Il y a donc comme une espèce de spirale de la critique : ce n’est plus la critique de la fausse richesse à la Guy Debord mais la critique de la fausse pauvreté. Il y a cette espèce de mélancolie de gauche qui dit : « Les gens sont trop heureux de toute fa çon, non seulement ils sont trop heureux mais ils font croire qu’ils sont malheureux, ils font croire qu’il y a de la misère et ainsi de suite. » Vous voulez qu’on parle un peu de Boltanski/Chiapello ; on ne va pas critiquer en deux minutes un pavé haut comme ça, mais, au fond, la thèse centrale, c’est toujours celle de la capacité infinie de la machine à récupérer tout : le capitalisme en difficulté a été sauvé parce qu’il a récupéré l’esprit de créativité des enfants de 68 qui voulaient du travail « créatif » et ainsi de suite. Maintenant, ils l’ont avec les formes du travail flexible, etc. En un sens, c’est une plaisanterie parce que, d’une part, en 68, les gens ne réclamaient pas beaucoup du travail créatif : ils réclamaient plutôt la destruction du système capitaliste – ce qui n’est quand même pas la même chose. Et puis, d’autre part, parce que malgré tout la flexibilité pratiquée aujourd’hui signifie toute autre chose que l’appel à la créativité libre des enfants de la révolution anti-autoritaire. On ne va pas entrer dans le détail mais ce qui est important c’est la manière dont le discours critique qui était en principe tendu vers un objectif d’émancipation est devenu un discours qui tourne sur lui-même pour expliquer pourquoi toute émancipation est de toute fa çon impossible parce que tout le monde est pris dans la machine et que la machine tourne sur elle-même, que ceux qui prétendent la critiquer ne font au contraire que la renforcer et ainsi de suite.

J. G. : Dans une image frappante, vous évoquez Marx comme la « voix ventriloque », ingérée, en réalité digérée par cet art critique. Le capitalisme marchand est un estomac sans fin et l’art critique son enzyme glouton, et par conséquent toutes dissensions ou distances s’en trouvent malaisées : pouvez-vous préciser vos vues là -dessus ?

J. R. : Il y a effectivement dans le mouvement d’émancipation sociale une double possibilité depuis le départ : ou bien on pense l’émancipation comme fondée sur la capacité de n’importe qui, donc fondée sur toutes ces formes de transformation des formes de l’expérience (par exemple, l’ouvrier qui sort de son identité, qui s’approprie le regard, le langage, la pensée de l’autre), ou bien on part des incapacités. Partir des incapacités, ça veut dire partir de l’idée que tous ces malheureux sont trompés par la machine, baignent dans l’idéologie et que, par conséquent, il faut les en sortir. Évidemment, pour les en sortir, il faut d’abord les y plonger un peu plus profondément pour prouver qu’ils y sont bien complètement. C’est la grande logique de la plupart des discours qui se veulent émancipateurs, à savoir : les gens sont dominés parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont dominés, et ils ne savent pas qu’ils sont dominés parce qu’ils sont dominés. C’est en gros la logique d’Althusser, la logique de Bourdieu, une logique très, très large. Ce qui veut dire qu’elle a dû se nourrir de toute une série d’éléments qui lui étaient en réalité fournis par l’autre côté, par les pensées de la domination. Mon idée, c’est que tous ces thèmes qu’on reprend sans cesse – les malheureux consommateurs absorbés par les marchandises, mystifiés par les images, etc. – il faut se rendre compte qu’ils ont d’abord été des thèmes réactionnaires. Au xixe siècle, au temps de l’émancipation ouvrière, au temps aussi de la multiplication de la parole écrite des textes romanesques, au temps où la ville moderne prend son allure et où par conséquent il y a partout du spectacle, une sorte d’esthétisation du décor de la vie quotidienne, et ainsi de suite – le temps de Mme Bovary pour aller vite –, on voit justement se développer une sorte de critique, une sociologie ou une science politique bourgeoises qui disent « Attention ! C’est dramatique parce que tous ces gens du peuple qui commencent à absorber des textes qui les font rêver d’autre chose, qui regardent des images d’un bonheur qui est impossible, ils vont sortir de leur condition, absorber des images, des mots, des phrases, des discours qui n’ont pas été faits pour eux, alors qu’ils n’ont pas la cervelle pour ça. » Cette crainte que les pauvres ne sortent de leur condition se présente bien sûr comme un souci paternel ; on dit : « Il faut éviter que les gens, les pauvres se fatiguent trop, il faut éviter l’excitation nerveuse de ces pauvres. » On voit très bien cela traverser même des écrivains progressistes à la Zola : on observe le pays d’en bas, la société d’en bas, qui se met soudainement à vouloir s’approprier un peu n’importe quoi en termes de textes, d’images, de formes de vie. La critique de la société de consommation est d’abord une critique effrayée devant toutes ces formes nouvelles d’expérience, et peut-être y a-t-il un lien entre Mme Bovary qui cherche à savoir ce que peuvent vouloir dire les mots qu’elle a lus dans les livres comme félicité, extase et ivresse, et puis ces prolétaires qui veulent aussi donner réalité à des mots comme liberté, égalité et émancipation des travailleurs. Il faut voir cette tension qui est originaire dans la grande tradition de la critique sociale et du même coup de l’art critique qui en reprend les prémisses.

J. G. : Dans Le Spectateur émancipé, vous avez des mots terribles de lucidité sur ces procédures de la critique sociale qui ont pour « fin de soigner les incapables, ceux qui ne savent pas voir, qui ne comprennent pas le sens de ce qu’ils voient, qui ne savent pas transformer le savoir acquis en énergie militante ». Vous dites ainsi : « Et les médecins ont besoin de ces malades à soigner. Pour soigner les incapacités, ils ont besoin de les reproduire indéfiniment. Or pour assurer cette reproduction, il suffit du tour qui, périodiquement, transforme la santé en maladie et la maladie en santé. (…) La machine peut marcher ainsi jusqu’à la fin des temps, en capitalisant sur l’impuissance de la critique qui dévoile l’impuissance des imbéciles. » Contre ce schéma, ce qui opère véritablement, c’est alors une « vacance », dites-vous à propos d’un collectif d’artistes, Campement urbain, qui reconfigure la perception qu’on peut se faire de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise des banlieues ». Espace paradoxal, inutile, improductif, évoquant le rapport communauté/solitude et la notion d’une communauté dissensuelle. Pouvez-vous revenir sur ce cas ?

J. R. : J’essaye toujours d’éviter soigneusement de dire : « Bon voilà , c’est ça qu’il faut faire, voilà ce que font les bons artistes, voilà ce qu’est la bonne politique de l’art et ainsi de suite. » Parce que ce qui m’intéresse, les œuvres que je regarde, je les regarde par rapport aux problèmes qu’elles posent, la manière dont elles les posent. Je ne m’intéresse pas forcément à des œuvres pour dire « Voilà , ça, c’est le bon truc à faire », mais pour dire : « À travers ça, on voit un petit peu quels sont les enjeux. » C’est pour ça que je parle dans ce livre de cette expérience du groupe Campement urbain, ce n’est pas pour faire leur publicité. Moi-même, j’ai des sentiments un petit peu partagés quant à ce qu’ils font. C’est un collectif qui pratique ces formes d’art qui vont vers l’extérieur et ils ont lancé un projet en lien avec des groupes de population dans des banlieues dites « à problèmes », en l’occurrence dans la banlieue de Paris, dans le fameux 93, à Sevran-Beaudottes. Leur projet est de mobiliser un groupe de la population pour imaginer un lieu. Ce qui est intéressant, c’est que cela consiste à construire un lieu qui appartienne à tous mais qui en même temps ne puisse être occupé que par une personne à la fois. Un lieu où l’on puisse s’isoler. Cela a un côté complètement paradoxal parce qu’on dit toujours : « Ce qui arrive dans les banlieues vous savez pourquoi, c’est à cause de la perte du lien social, donc il faut remailler du lien social », donc on envoie souvent les artistes dans les banlieues pour remailler du lien social par des ateliers d’écriture ou d’autres choses du même genre. Eux prennent les choses complètement à l’envers en disant : « Le problème n’est pas de tisser du lien social, le lien social il n’y en a que trop, le problème c’est de créer quelque chose qui fasse rupture parce que, précisément, dans ces banlieues-là , ce n’est pas qu’on manque de lien, mais qu’on ne peut pas choisir la forme du lien. » Créer ensemble un lieu où l’on puisse être seul, c’est comme inventer une autre forme de sociabilité, choisie et non pas imposée. Ce qui m’intéresse dans cette expérience (qui est encore en cours), c’est qu’elle est quasiment un commentaire de Kant. Ca semble paradoxal ce que je dis, mais ce projet s’appelle « Je et Nous », c’est-à -dire qu’il consiste au fond à créer comme un lieu pour l’individu isolé qui soit immédiatement connecté à une espèce de possession collective. C’est exactement la formule du jugement esthétique kantien : je juge pour tout le monde, je partage a priori mon appréciation avec tout le monde lorsque je dis « C’est beau ». Cela ne veut pas dire que tout le monde trouvera ça beau – ce n’est pas le problème –, ça veut dire que je dessine quelque chose comme une autre forme de communauté. Encore une fois, je ne donne pas d’exemples mais pour moi, ce qui est important c’est que ça montre comment les problèmes se posent. On peut aussi parler des trois films que Pedro Costa – réalisateur portugais – a faits autour de la vie et de la fin d’un bidonville dans les environs de Lisbonne, essentiellement habité par des immigrés cap-verdiens et quelques marginaux drogués autochtones. Ce qui est très intéressant et très fort dans ces films c’est que, là encore, il prend un parti qui est opposé au parti normal. Normalement, on dit : « Il ne faut pas esthétiser la misère. » On dit toujours : « Attention, la misère il faut la représenter comme elle est : misérable. » Or au contraire, Pedro Costa s’attache à mettre en valeur tout ce qui est contenu de richesse sensible dans l’expérience de ces gens dans ces bidonvilles misérables. Ce qui fait que l’image est absolument superbe de part en part et dénonce précisément par sa beauté cette espèce de partage qu’on fait lorsqu’on dit toujours ; « Pour les pauvres, pas de beauté, pour les pauvres il faut du réel, il faut montrer leur souffrance et comment ils peuvent s’en sortir et pas s’amuser à montrer que les reflets du soleil chez eux aussi ça fait des choses qui sont belles, pas montrer qu’ils partagent une certaine richesse sensible. » Ce qui est fantastique c’est que justement, il y a toute une série de brouillages qui sont opérés. D’abord entre le documentaire et la fiction. On se souvient de la célèbre phrase de Godard – « la fiction c’est pour les Israéliens, le documentaire c’est pour les Palestiniens » – qui veut dire que le documentaire c’est pour les victimes, si l’on parle des victimes on fait du documentaire, c’est la réalité, on n’enjolive pas. Or il y a dans les films de Pedro Costa ce brouillage du rapport documentaire/fiction, entre l’esthétique et le social. Et puis il y aussi une espèce de renversement des positions parce que le héros du troisième film, En avant jeunesse, est un immigré cap-verdien, ancien ma çon, qui a eu un accident, qui a une certaine fêlure au cerveau, et ce qui est extraordinaire, c’est que ce n’est pas du tout le malheureux immigré qu’il faudrait plaindre, mais une sorte de seigneur, d’errant sublime, de roi Lear ou d’Å’dipe qui traverse le film. Il y a une séquence tout à fait extraordinaire : c’est à Lisbonne, il est à la Gulbenkian, grande silhouette noire entre un Rubens et un Van Dyck, et le gardien du musée, qui est noir aussi, vient l’emmener, comme s’il lui disait en silence « Bon écoute mon vieux, sors-toi un peu de là , c’est pas vraiment ta place. » Mais ce qui est intéressant c’est qu’en réalité l’image fait l’inverse, elle dit que ce n’est pas le malheureux qui est privé des richesses de l’art, au contraire sa présence arrive à renverser le rapport et à dire que, finalement, cette richesse de l’art est en déficit par rapport à la richesse d’expérience dont il s’agirait de rendre compte.

J. G. : En définitive, après avoir envisagé l’échec d’un certain type d’art critique, vous évoquez son possible effet résiduel en termes sensibles plutôt qu’intellectuels et vous ajoutez : « cet effet ne peut être une transmission calculable. » Vous écrivez également : « le travail critique (…) est aussi celui qui examine les limites propres à sa pratique, qui refuse d’anticiper son effet et tient compte de la séparation esthétique à travers laquelle cet effet se trouve produit. » Ce n’est pas pour autant la contingence ou le relativisme, seulement « on passe d’un mode sensible à un autre mode sensible ». Pourriez-vous préciser un peu ce travail de changement de cadre, d’échelle et de rythme fait de chocs ou de ruptures dans le tissu du sensible, dans les perceptions et la dynamique des affects qui semble créer comme un monde dont le critère serait la fiction ?

J. R. : C’est le paradoxe que vit l’art contemporain : on continue toujours à faire comme si la politique de l’art c’est un artiste qui dit : « Je vais montrer ça, je vais faire passer ce message, je vais produire ce résultat. » C’est ce qu’on voit constamment avec toutes ces installations qui nous disent : « Bon je vais mettre dans le musée une petite cabine où l’on entend des sons disco, etc., ça va critiquer la société de consommation, ou bien je vais prendre un clip un peu retraité, etc. pour montrer comment les individus sont victimes des médias » et ainsi de suite. Et toujours on présuppose l’effet. C’est ça le propre de l’abrutissement selon Jacotot, c’est toujours de présupposer l’effet. Or précisément la rupture esthétique c’est quoi ? C’est qu’on ne peut pas présupposer l’effet. Moi je ne suis pas en extase devant l’indécidable, ce n’est pas le problème. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit simplement de dire que, comme dans la relation pédagogique, le maître parle mais ne fait jamais passer son savoir dans la tête de l’élève, de même l’artiste élabore de grandes stratégies ( « Voilà je mets ça, ça, ça et ça comme ça pour prouver ça et les gens verront ça et comprendront ça »), mais non. Finalement, il dispose ses éléments et puis les spectateurs, les visiteurs viennent et c’est eux qui choisissent comment recomposer les éléments, comment assembler ce qu’ils voient là avec leur propre histoire, leur propre expérience et ainsi de suite. Et effectivement le problème, c’est d’arriver à sortir de cette espèce de surcharge pédagogique qui est souvent le propre des artistes mais aussi des gens de musée. Toutes ces politiques font toujours comme si on pouvait prédéterminer l’effet. Vraiment l’émancipation commence lorsque justement il y a rupture entre la cause et l’effet. C’est dans cette béance que s’inscrit l’activité du spectateur.

J. G. : On a parlé pendant toute cette discussion du point de vue ex post, de (et une fois que) l’œuvre (a été produite). Ce serait intéressant aussi de parler ex ante, tandis que l’œuvre d’art est créée : qu’en est-il de la question du nouage choc sensible (ou distance esthétique)/effet de sens (ou effet politique) à ce moment-là ? Que faire de (comment réagir à , comment manipuler) l’indécidable qu’il peut représenter ? Comment le maintenir (y compris dans la « nouveauté ») ? D’où, implicitement, la question du statut et des modalités d’une critique (ou d’une pensée de l’art) qui jugerait sur pièces, via leurs effets, la puissance des œuvres à maintenir cet indécidable : quel critérium ici ?

J. R. : Je ne crois pas qu’il y ait de critères. Il y a un ensemble de décisions. La première, c’est qu’on veut dire ou montrer quelque chose du monde dans lequel on est soi-même un spectateur. C’est la réaction propre qu’on a au monde dans lequel on vit, à la distribution des places et des identités qui le constitue. On le dispose selon le mode qui est le plus propre à donner à cette parole, à cette peinture, cette performance, etc., le monde sensible alternatif qu’elle porte en puissance. Mais on décide en même temps qu’on n’est pas maître de son effet, qu’on ne s’adresse pas à un public déterminé pour produire un effet déterminé. Pedro Costa, il suit son idée, il fait son film en affrontant l’imprévisible de son personnage, en construisant un monde sensible pour son regard, sa parole, ses déambulations. Ce monde sensible alternatif contient aussi un spectateur possible. Cela dit, évidemment, quand le film arrive devant les commissions, les commissaires disent « Oh la la ! à‡a, c’est un film de festival, c’est bon pour les musées. Donc pas d’avance pour la distribution. Il passera une semaine dans une petite salle pour les esthètes et puis c’est fini. » La décision artistique et politique de l’artiste est d’ignorer l’alternative dans laquelle la logique dominante l’enferme, de continuer à construire son monde et son peuple. C’est ici que la « critique » prend son sens. Ce n’est évidemment pas un travail de spécialiste qui juge des œuvres et avertit un public prédéterminé de sa réaction probable. C’est un travail qui élargit les propositions de mondes alternatifs que construisent les œuvres. C’est donc toujours aussi un travail d’artiste.