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L'actualité du "Maître ignorant" : entretien avec Jacques Rancière,
réalisé par Andréa Benvenuto, Laurence Cornu et Patrice Vermeren
à Paris le vendredi 24 janvier 2003

Origine http://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2005-1-page-21.htm

Le Télémaque, 2005/1 n° 27, p. 21-36.


Résumé : La discussion abordera successivement les thèses cardinales de l’éducation “progressiste” aujourd’hui comme à l’époque de Jacotot : l’égalité d’accès au savoir, la maïeutique socratique, le bon sens cartésien, la question de la transmission ou du transfert, la place de la volonté, la hiérarchie ou non entre les cultures et l’universalité de la pensée (instruite et libre). Aucune ne résiste à la critique de la philosophie jacotiste dont Jacques Rancière fait le commentaire et actualise la radicalité.

Question : Le nom de Joseph Jacotot est évoqué dans La Nuit des prolétaires (Paris, Fayard, 1981), et puis à l’occasion d’un colloque public organisé au Creusot, les 6 et 7 octobre 1984, par le Collège international de philosophie, colloque publié ensuite sous le titre Les Sauvages dans la cité. Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle (Seyssel, Champ Vallon, 1985). Jacotot devient le personnage philosophique central du Maître ignorant sous-titré Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (Paris, Fayard, 1987). Auparavant, il y a eu Le Philosophe et ses Pauvres (Paris, Fayard, 1983) et le numéro spécial de la revue Les Révoltes logiques se donnant pour cible la sociologie de Pierre Bourdieu (L’Empire du sociologue, Paris, La Découverte, 1984). Nos premières questions sont tout à la fois : quel est le contexte ? Comment ce texte y intervient-il ? Comment avez-vous « rencontré » Jacotot, et comment discerner ce qui est de Jacotot et ce qui est de Rancière ?

Jacques Rancière : Le point de départ est la découverte “individuelle” de la .gure de Jacotot, à l’époque où j’écrivais La Nuit des prolétaires. Les textes que je lisais parlaient de tel enfant d’ouvrier que ses parents lui avaient amené, de telle ou telle forme d’apprentissage intellectuel, inspirée par lui, à travers lesquelles avait cheminé la pratique de cette émancipation intellectuelle que j’analysais alors comme moment essentiel de l’émancipation sociale. Là-dessus il y a eu l’arrivée des socialistes au pouvoir en France et avec elle toute une querelle sur l’école, opposant la conception du sociologisme pro­gressiste, inspirée de Bourdieu et privilégiant les formes d’adaptation du savoir aux populations défavorisées, à la pensée dite “républicaine” de la diffusion indifférenciée du savoir comme moyen de l’égalité.

Or les deux positions étaient d’accord sur un point fondamental, celui qui dé.nit en général l’idéologie “progressiste”. Dans les deux cas le savoir passe pour le moyen de l’égalité : directement chez les républicains, par le biais du savoir des inégalités transmises par le savoir chez le sociologue. C’est toujours en définitive le savoir qui est le moyen de l’égalité. Le même modèle soutenait les deux positions. La pensée de l’émancipation intellectuelle était justement la mise en cause de ce modèle commun. Aucun savoir n’a en lui-même aucune égalité pour effet. L’égalité elle-même n’est pas un effet produit ou une .n à atteindre mais une présupposition qui s’oppose à une autre. Derrière la querelle des “républicains” et des “sociologues” il y a l’opposition entre ceux qui prennent l’égalité comme un point de départ, un principe à actualiser, et ceux qui la prennent comme un but à atteindre par la transmission d’un savoir. Cela dit, autant il était clair, à l’époque, de voir comment Jacotot “balayait” les thèses sociologiques, autant il était moins clair de voir comment il se séparait aussi radicalement des républicains, sur la conception de l’égalité.

Sur la proximité de mes thèses avec celles de Jacotot : il est clair que tout mon travail théorique a essayé de parler à travers les paroles des autres, de faire parler autrement les paroles des autres en les “rephrasant”, en les remettant en scène. Donc l’intérêt de ce livre est dans un certain art, dans le “rephrasage” qui fait que j’ai projeté dans le débat intellectuel de la France des années quatre-vingt tout un lexique et une rhétorique complètement “datées” et, à l’inverse, j’ai prêté à Jacotot, comme si elles étaient à la base de sa réflexion, des raisons qui tenaient à l’analyse de la situation de la pensée de l’égalité dans la France des années quatre-vingt. Il fallait à la fois insérer le débat contemporain dans une alternative bien plus ancienne sur la question de l’égalité, donc supprimer la différence, et faire jouer à l’égard de cette actualité l’étrangeté radicale de la position théorique de Jacotot, son inactualité à l’égard même de son propre temps, celui des débuts de la grande croisade pour l’“instruction du peuple” à laquelle il a opposé l’émancipation intellectuelle.

Question : L’une des interrogations possibles serait celle du rapport que cette méthode entretiendrait avec la maïeutique socratique, réactualisée à quelques moments dans le XIXe siècle comme paradigme d’une autre pédagogie à l’usage des classes pauvres que celle mise en œuvre par l’institution scolaire, de même que se pose la question du philosophême de l’égalité à la lumière naturelle chez Descartes, au regard de l’égalité des intelligences chez Jacotot.

J.R. : La figure socratique est évidemment une figure centrale parce que Jacotot s’en prend à la .gure qui traditionnellement représente l’enseignant émancipateur en face de l’enseignant autoritaire : Socrate qui descend dans la rue et fait parler l’interlocuteur et qui déduit la vérité qu’il enseigne de la progression même du discours tenu en face de lui. Or tout le travail de pensée de Jacotot est de montrer que la figure de Socrate n’est pas celle de l’émancipateur mais celle de l’abrutisseur par excellence, qui organise une mise en scène où l’élève doit être lui-même confronté aux lacunes et apories de son propre discours : Jacotot montre que c’est cela même qui est la méthode la plus abrutissante, si l’on entend par abrutissante la méthode qui fait paraître dans la pensée de celui qui parle le sentiment de sa propre incapacité. L’abrutissement c’est au fond le propre de la méthode qui fait parler quelqu’un pour lui faire conclure que ce qu’il dit est inconsistant et qu’il n’aurait jamais su que ce qu’il avait dans la tête était inconsistant, si quelqu’un d’autre ne lui avait pas montré le chemin pour se démontrer à soi-même sa propre insuffisance.

La méthode socratique reste un peu partout dans nos écoles le modèle de la pédagogie libérale sinon libertaire, et à ce titre il est capital que Jacotot ait retourné la chose. Il l’a fait en montrant que le point crucial de ce qu’il appelle « abrutissement » n’est pas la sujétion d’une volonté à une autre et que le problème n’est justement pas d’éliminer tout rapport d’autorité, pour n’avoir qu’un rapport d’intelligence à intelligence. Car c’est quand il n’existe qu’un rapport d’intelligence à intelligence que l’inégalité des intelligences, la nécessité qu’une intelligence soit guidée par une intelligence, se démontre le mieux. Toute la question politique de la transmission du savoir chez Jacotot peut être pensée comme une critique radicale de la fameuse scène de l’esclave du Ménon qui soi-disant découvre tout seul les vérités de la géométrie : ce que l’esclave du Ménon découvre c’est simplement sa propre incapacité à rien découvrir s’il n’est pas guidé par le bon maître dans la bonne voie.

L’émancipation des individus doit donc être pensée dans un schéma inverse, dans lequel la volonté soit non pas laissée de côté pour mettre en scène le “pur” rapport des intelligences, mais, au contraire, apparaisse comme telle, se déclare comme telle, c’est-à-dire se déclare comme ignorante. Qu’est-ce qu’un maître ignorant ? C’est un maître qui ne transmet pas son savoir et qui n’est pas non plus le guide qui amène l’élève sur le chemin, qui est purement la volonté, qui dit à la volonté qui est en face de trouver son chemin et donc d’exercer toute seule son intelligence pour trouver ce chemin.

Voilà le premier aspect, l’anti-socratisme de Jacotot au cœur de la méthode émancipatrice de l’émancipation intellectuelle. Le deuxième aspect, cartésien, est peut-être moins important. Le rapport de Jacotot à Socrate, même si Jacotot n’est pas un spécialiste de philosophie hellénique, est un rapport théoriquement consistant. Pour ce qui est de Descartes, le rapport est différent. Jacotot est un homme du XVIIIe siècle, d’un certain XVIIIe siècle, qui a retenu positivement de Descartes une pensée (le bon sens qui est la chose du monde la mieux partagée). Or on sait comment chez Descartes au début du Discours de la méthode, l’affirmation est une affirmation “duplice” : Descartes défend la thèse du bon sens « universellement partagé », et en même temps le contexte est un contexte ironique, pratiquant une dérision un peu socratique. Donc Jacotot procède un peu comme Poulain de la Barre dans la question de l’intelligence des femmes : il retient de l’énoncé général cartésien cette égalité de la lumière naturelle, et en tire le renversement du « je pense donc je suis » en « je suis homme, donc je pense ». Évidemment le mot “homme” – le trait d’égalité entre être et pensée – n’est pas dans la formule cartésienne. L’instance d’égalité que Jacotot tire de la formule cartésienne n’est possible que par un redoublement du sujet du cogito en sujet humain. Jacotot tire du “bon sens” cartésien une idée fondamentale : il n’y a pas plusieurs manières d’être intelligent, pas de partage entre deux formes d’intelligence, donc entre deux formes d’humanité. L’égalité des intelligences est d’abord égalité à soi de l’intelligence dans toutes ses opérations.

Ce cartésianisme-là est évidemment ambigu puisque Jacotot se sert de Descartes pour refuser l’idée qu’il y ait une intelligence méthodique qui s’oppose à l’intelligence “anarchique” qui va au hasard, pour supprimer l’opposition que fait Descartes entre les raisons et les “histoires”. Son cartésianisme est donc extraordinairement sélectif. C’est donc un cartésianisme sans table rase. Il y a une origine absolue, il faut partir d’une décision, mais il n’y a pas de table rase, au sens d’une rupture avec le fonctionnement normal des intelligences, pour poser un point de départ absolu. Le point de départ intellectuel est un point quelconque (il faut « partir de quelque chose et y rapporter tout le reste »). Or toutes les méthodes auxquelles s’oppose Jacotot sont des méthodes qui se réclament de Descartes, de la progression du simple au complexe, de la rupture avec le monde des opinions, de l’opposition entre intelligence méthodique et intelligence qui raconte des histoires, qui va à l’aventure et ainsi de suite.

L’aventure cartésienne est en un sens radicalisée, puisque la décision est prise au sein d’un univers intellectuel qui est un univers sans hiérarchie, où il n’y a pas d’opposition de principe entre le fait de comprendre et le fait de deviner. L’opération de l’intelligence est toujours une opération qui consiste à deviner ce que l’autre a voulu dire. Le cartésianisme de Jacotot est un cartésianisme de la décision d’égalité mais qui suppose précisément de réfuter au fond toute la pensée de la méthode chez Descartes.

Question : Il semble qu’il y a quelque chose qui apparaît paradoxal, mais qui aussi développe la puissance du paradoxe sur la question de l’intelligence. D’un côté il y a une critique d’un certain nombre de théories de l’intelligence, mais en fait ce n’est pas justement une question de fait, c’est une question de décision : ce que fait Jacotot n’est pas d’affirmer comme une thèse théorique que les intelligences sont égales : il le décide comme une hypothèse à effet pratique – on peut relever souvent le terme de “croyance”. D’où la question suivante : est-ce qu’il n’y a pas dans cette hypothèse opératoire de l’égalité de l’intelligence quelque chose de l’auto-vérification ; parce qu’on l’a décidé, ce quelque chose s’auto-vérifierait ?

J.R. : Il est clair qu’aucune théorie de l’intelligence ne véri.era jamais la thèse de Jacotot. Pour le dire autrement, il n’y a pas de consistance théorique auto-vérifiée de la pensée de Jacotot. Quand Jacotot balaie toute la phrénologie, les bosses de Gall et compagnie, il ne congédie pas seulement la physiologie plus ou moins problématique de son temps mais au fond toute justification de l’égalité ou inégalité intellectuelle par le fonctionnement du cerveau. La preuve de l’égalité est une preuve pratique, en acte. Bien sûr on peut dire que sa théorie est une négociation théorique un peu compliquée, un peu boiteuse entre deux choses : la pensée des éléments simples de l’idéologie, et la contre-pensée du mouvement de l’esprit qui s’élabore au début du XIXe siècle. Le chemin analytique des signes est renvoyé à une sorte de puissance intérieure un peu invérifiable, un peu obscure, qui est celle de la volonté. Il peut être intéressant, à titre historique, de démonter ce montage. Mais l’hypothèse de l’égalité des intelligences n’est pas une hypothèse fondée dans une théorie de la connaissance. C’est une présupposition, au sens d’un axiome, c’est quelque chose qui doit être présupposé pour pouvoir être vérifié. Il y a deux niveaux de présupposition. Il y a un niveau d’implication logique : l’on peut dire que de toute façon l’hypothèse de l’égalité est nécessaire pour faire fonctionner l’inégalité elle-même. Quand le maître qui sait s’adresse aux élèves qui ne savent pas pour leur transmettre le savoir, cela suppose qu’il y ait un minimum d’égalité, à savoir une compréhension du langage par lequel le maître va s’adresser à l’élève pour lui expliquer l’inégalité qu’il y a entre eux. Aucun ordre ne serait jamais exécuté si l’inférieur qui le reçoit ne comprenait pas l’ordre et le fait qu’il lui faut obéir à cet ordre. Donc il y a de toutes façons un niveau d’égalité irréductible qu’il faut supposer pour le fonctionnement même de l’inégalité. Donc il y a ce premier niveau de vérification, tout le monde vérifie constamment qu’il y a de l’égalité.

Mais cette égalité fondamentale généralement ne sert qu’à son propre effacement. Vous connaissez la formule d’Aristote sur l’esclave qui dit que l’esclave comprend le langage mais ne le possède pas, c’est-à-dire qu’il peut obéir aux ordres mais pas plus. Or transformer cette compréhension en possession est précisément l’opération propre de Jacotot. Alors qu’habituellement le minimum d’égalité sert à la compréhension et au fond au fonctionnement des inégalités, il pose que l’on peut faire servir ce minimum d’égalité que l’inférieur met à subir la loi de son supérieur dans le sens de son propre développement : il peut l’employer à son auto-affirmation.

Donc l’hypothèse égalitaire a toute sa puissance dans ce qu’elle permet d’opérer. C’est cela le second niveau de fonctionnement de la présupposition. Il faut mettre le supposé ignorant dans une situation où l’égalité puisse être maximisée, où elle puisse être prise comme point de départ produisant son propre effet. Car la question est de savoir d’où on part : de l’égalité ou de l’inégalité. Normalement le rapport pédagogique part d’une hypothèse d’inégalité même si c’est pour “aboutir” à l’égalité. Or le rapport émancipateur demande que l’égalité soit prise comme point de départ. Elle demande qu’on parte non de ce que l’“ignorant” ignore, mais de ce qu’il sait. L’ignorant sait toujours quelque chose et il peut toujours rapporter ce qu’il ignore à ce qu’il sait déjà. Cela commence avec le barrage apparemment le plus infranchissable : celui de la lecture. Comment pénétrer un monde des signes qui nous est opaque ? la méthode de Jacotot consiste dans l’affirmation qu’il y a toujours un point de passage, que l’ignorant possède toujours dans sa connaissance orale du langage les moyens de faire le lien avec les signes écrits qu’il ignore. L’ignorant sait toujours une prière, par conséquent si on demande à quelqu’un qui sait écrire de la lui écrire, il saura que le premier mot du Notre père est “notre” sur le papier comme dans sa tête, et donc il pourra établir un premier rapport. Dans un calendrier il sait quelle est la date de son anniversaire et si on lui montre le calendrier il pourra établir ce minimum qui va le guider vers un savoir linguistique minimum : comment s’écrit son propre nom et ainsi de suite. C’est ça la chose fondamentale, à savoir que l’égalité ne peut jamais que se véri.er mais en même temps je dirais qu’il n’y a jamais que de la vérification d’égalité. Seule cette vérification fait effet intellectuellement.

Question : Ce qui serait en quelque sorte la garantie de cela, c’est la volonté, la décision de porter cette hypothèse de l’égalité des intelligences jusqu’au bout, ce qui est renvoyé au « maître intraitable » qui ne cessera de demander cette vérification, afin que l’élève se la prouve à lui-même. On a l’impression que cela ne relève pas non plus d’un volontarisme mais de quelque chose comme un processus qui se passe entre le maître et l’élève, quelque chose va se communiquer de cette détermination. Est-ce que c’est un contresens ou est-ce que c’est un moyen de recueillir cette puissance un peu obscure qu’est la volonté que de parler là de phénomènes de transfert : qu’une intelligence s’éveille, quelque chose se “transfère” du maître à l’élève dans la conviction que l’élève est capable ? Ce serait un transfert non pas vers un sujet sup­posé savoir qui serait le maître, mais un transfert vers le sujet capable de savoir qui serait l’élève.

J.R. : Il est clair qu’à partir du moment – c’est un vrai problème – où ce qui se transmet n’est pas l’intelligence, il faut bien que quelque chose se transmette. Que veut dire le fait de “transmettre une volonté” ? Transmettre une volonté c’est quelque chose comme transmettre une opinion. La volonté peut se transmettre aussi comme opinion : l’opinion de l’égalité ou de l’inégalité des intelligences. Quand on pense à “transfert”, on pense “psychanalyse”, à “sujet supposé savoir”, ou supposé ignorant. Or il est clair que ce qui est le point commun d’un certain type de psychanalyse avec le maître jacotiste, c’est que le maître jacotiste puisse prendre la position de celui qui ne sait pas. Qu’est-ce que c’est que le “maître ignorant” ? C’est un maître qui empiriquement se retire du jeu et dit à celui qui est candidat à l’émancipation : c’est ton affaire, voici le livre, voici la prière, voici le calendrier, voici ce que tu as à faire, regarde les dessins sur cette page, dis-moi ce que tu y reconnais et ainsi de suite. Cette position de l’ignorant naturellement est majorée lorsque le maître ignore réellement ce que l’élève a à apprendre – c’est l’expérience de Jacotot comme professeur de hollandais ou de peinture, mais fondamentalement “ignorant”, cela veut dire ignorant de l’inégalité. Le maître ignorant, c’est le maître qui ne veut rien savoir des raisons de l’inégalité. Toute expérience pédagogique normale est structurée par des raisons de l’inégalité. Or le maître ignorant est celui qui est ignorant de cela et qui communique cette ignorance, c’est-à-dire communique cette volonté de ne rien en savoir.

En ce sens le maître ignorant fait effectivement quelque chose qui est de l’ordre de l’irrationnel de la situation analytique. Il faut que quelque chose soit transmis et ce quelque chose qui est transmis ce n’est pas la volonté au sens de l’ordre de l’autre intériorisé, c’est la volonté au sens de l’opinion de l’autre, l’opinion matérialisée dans un dispositif et assumée à son propre compte. Il faut que je décide que les intelligences sont égales. Or effectivement en décider ce n’est pas simplement une opération intellectuelle, c’est aussi une opération de la volonté au sens que c’est une opération qui restructure les rapports entre les hommes. C’est toute la logique de la chose. Décider que je peux lire ces lettres, que je vais tracer mon chemin dans ces lettres que je ne connais pas, c’est décider aussi de l’égalité en général pour les autres. C’est sortir d’un fonctionnement social qui est toujours fondé sur la compensation des inégalités. Au fond qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que fondamentalement, la logique ordinaire de l’ignorant est une logique où l’on applique son l’intelligence à entretenir les raisons de l’inégalité. Je ne “peux” pas, cela veut dire que j’emploie mon intelligence à me prouver que je ne peux pas. Du coup je l’emploie à me prouver que l’important est qu’il y ait ce dispositif matériel – éventuellement résumé dans le livre tendu – qui incarne ce transfert de volonté.

Question : Dans le rapport des volontés, n’y a-t-il pas quelque chose qu’on pourrait rapprocher, depuis la psychanalyse, d’un transfert, et l’éveil de cette liberté n’est-il pas celui d’un désir ?

J.R. : Le mot de désir est absent des textes de Jacotot : en un sens il n’y a pas une pensée plus éloignée de la psychanalyse que la sienne. Toute sa pensée est formée dans un univers rationaliste du XVIIIe siècle – qu’il détourne, à sa manière. Certes il se réfère à cette pensée nouvelle de la volonté obscure qui s’écarte de la transparence condillacienne. Mais la volonté n’est pas pour autant un univers de ténèbres cachées : simplement, elle est une réalité première, inanalysable. Mais cet inanalysable en même temps peut se formuler clairement : « est-ce que tu veux l’égalité ou est-ce que tu veux l’inégalité ? Est-ce que tu veux consacrer ton intelligence à te prouver que tu es incapable ou à te prouver que tu es capable ? ». Bien sûr là-dessus, le psychanalyste aura beaucoup de choses à dire, sur les raisons qui poussent tel ou tel individu à passer la porte de l’émancipateur, comme d’autres plus tard passeront la porte du psychanalyste. Mais ces raisons-là n’intéressent pas Jacotot : il ne pense rien à leur égard.

Question : Est-ce que ce transfert de volonté – vous employez aussi le terme de croyance – est-ce que c’est cela qui fait qu’il n’y a pas engendrement de l’inégalité, ce qui serait le cas s’il y avait intériorisation de l’ordre d’un autre ?

J.R. : Oui je pense que la situation est construite de manière que ce que la volonté me commande est précisément de se défaire de l’opinion de l’inégalité. Encore une fois on peut, je crois, traduire une volonté en croyance, traduire volonté en inégalité, la volonté du maître telle que Jacotot la décrit est une volonté qui doit tout entière s’effectuer dans la décision de l’incapable qui décide qu’il est capable.

Question : Voici une évocation du contexte, et une citation en exergue :
Tu m’as appris la langue Et je profite d’elle ; Je sais maudire : Que la peste rouge te délivre De m’avoir appris ta langue
(Caliban à Prospero, La Tempête, Shakespeare)

En Amérique latine, la cohabitation de cultures originaires d’Afrique, d’Europe et du continent américain lui-même d’avant la colonisation, nourrit un débat sur la question : comment concilier universalité et diversité culturelle ? Du point de vue des indigènes, le “choc des cultures” signifie l’extinction, la mort, l’ethnocide et c’est pour cette raison que « réaffirmer le sens propre [de leurs cultures] exige de trouver un sens dans la diversité »2, condition même de leur existence. L’intégration impliquerait la désintégration et la mort de leur culture propre.

2. M. Langon, Hay muchos dioses porque hay muchas lenguas, Buenos Aires, Fepai, 1995.

Dans ce contexte, je souhaiterais poser la question suivante : si l’émancipation est la prise de conscience d’une égalité de nature, qui autorise à son tour le voyage au “pays du savoir”, comment traduiriez-vous dans cette perspective les paroles d’Andrés, un indien guarani (qui habite en Uruguay) : « Dans des temps éloignés, il y avait des gens très méchants. Parce que nous les mbyá nous avons une langue différente de celle des chiripá. Et nous croyons qu’il y a de nombreux dieux parce qu’il y a de nombreuses langues. S’il n’y avait qu’un seul dieu, comme ils le croient, nous ne serions pas différents, nous n’aurions pas de dieux différents. Il n’y a pas qu’un dieu, il y en a plusieurs »3.

Et que penser de la parole de Vicente : « Les mbyá ont besoin de vivre dans les bois et les blancs dans les villes. Parce que Ñandurú a créé les mbyá à partir d’arbre et les blancs de papier. C’est pourquoi les premiers ont besoin des bois et les seconds d’écrire. Les mbyá n’ont nul besoin d’écrire parce qu’ils ont une tête et [une bonne mémoire] »4. Le fait de se reconnaître d’une nature différente et de ne pas vouloir entrer dans le “pays du savoir” laisserait-il les mbyá hors de toute possibilité d’émancipation ?

J.R. : Il faut d’abord penser que le maître émancipateur n’est pas un colonisateur culturel. Je laisse de côté pour l’instant la question générale de la diversité culturelle. Mais l’émancipation intellectuelle, telle que la formule Jacotot, est une pensée qui naît au moment où se développent les grands programmes de ce que l’on peut appeler la colonisation culturelle intérieure. C’est le moment où les élites dirigeantes pensent qu’il faut un petit peu éduquer les barbares qui sont à leurs portes, dans leurs rues, leurs faubourgs ou leurs campagnes. Il faut faire entrer les barbares, les autochto­nes, les peuplades enfermées dans leur univers culturel dans le pays d’un certain savoir, d’une culture commune. Or il est clair que le point de vue de l’émancipation est complètement étranger et opposé à cette forme de colonialisme culturel : que ce colonialisme ait à faire aux populations des faubourgs de Paris ou des campagnes de Bretagne, ou que cela ait à faire aux peuplades lointaines et dites primitives le principe est le même : l’émancipateur n’est pas un instructeur de collectivités. Il ne s’adresse jamais qu’à celui qui s’adresse à lui. Il est en face de quelqu’un qui veut entrer au pays du savoir et il lui demande : qu’est-ce que cela veut dire que d’entrer au pays du savoir, qu’est-ce que tu cherches exactement, que veux-tu exactement ? Ce que tu cherches au pays du savoir, est-ce la confirmation de ton ignorance ou de l’incapacité commune ou est-ce l’accroissement de ta pro­pre capacité ? Bien sûr cela suppose une pensée de type universaliste, une pensée qui interroge le double jeu inhérent à l’affirmation de la singularité des cultures.

3. M. Quintela, Registro de Andrés a Mabel Quintela, 1994, inédit.

4. M. Langon, Hay muchos…

La pensée de la singularité des cultures est toujours aussi une pensée qui dit que de toutes façons celui qui est “d’arbre” ne sera jamais “de papier”. L’histoire de la colonisation a été fondée sur cette espèce de duplicité logique permanente. La colonisation – je pense à la colonisation française – a toujours été fondée sur une double idée : il faut intégrer les indigènes, les faire bénéficier de la culture, de l’universalisme des savoirs, mais aussi – et c’était l’argument pour limiter l’instruction et pour barrer l’émancipation – : attention il faut respecter la culture des indigènes qui ne leur permet pas d’accéder à l’universalité à laquelle, nous, nous accédons. C’était une logique assez perverse, qui disait que par exemple les Algériens ne pouvaient pas être réellement des citoyens français, mais seulement des sujets français, parce que leur culture juridique propre fondée sur le Coran empêchait qu’ils soient effectivement alignés sur les normes d’un droit universaliste. Il faut bien voir que les arguments multiculturels sont des arguments qui ont déjà été joués, et joués de manière ambiguë à l’époque de la colonisation.

Donc je dirais qu’il n’y a pas de réponse simple donnée par la pensée de l’émancipation intellectuelle à cette question. La réponse est toujours singulière : celui qui est content là où il est n’ira pas voir le maître émancipateur, mais seulement celui qui pense qu’il y a une égalité fondamentale et qui veut entrer non seulement dans le pays du savoir mais aussi dans le pays de l’égalité. Il y a une pensée de l’égalité qui la voit déjà réalisée sous la forme d’une distribution (l’arbre et le papier, le savoir des élites et le savoir populaire, le savoir propre à chaque communauté, etc.). La pensée émancipatrice pense que la même intelligence est partout à l’œuvre mais elle récuse cette vision du “chacun chez soi avec sa propre intelligence”, où chacun aurait sa part, les uns auraient l’arbre, les autres auraient le papier, les uns auraient le particularisme culturel, les autres l’universalisme de la loi, etc. L’émancipation de l’intelligence récuse au fond les logiques de répartition. Mais elle récuse tout autant, bien sûr, l’idée qu’il y aurait une culture spéci.que de l’universel qu’il faudrait opposer aux cultures particulières.

Question : Le problème est que l’élève qui va être émancipé a un rapport avec un maître ?

J.R. : La pensée de l’émancipation suppose que des gens aient envie de fran­chir la barrière. Qu’est-ce que c’est que cette barrière qu’ils veulent franchir ? Ils ne le savent pas très bien. En fait la pensée de l’émancipation revient à demander à celui qui veut franchir la barrière, dans quel continent il veut entrer une fois franchie la barrière, ce qui aussi veut dire : que signifie la barrière ? On peut penser de différentes manières la frontière. On peut penser qu’il y a le monde de ceux qui savent et le monde de ceux qui ignorent, le monde de l’universel et le monde du particulier. De cela le maître émancipateur n’a rien à faire. Pour lui il n’y a qu’une seule barrière importante, la barrière entre inégalité et égalité. Le problème du maître émancipateur est par conséquent : comment faire pour que celui qui est en face franchisse la seule barrière qui compte – non entre les cultures, entre l’universel et le particulier, l’ignorance et le savoir – mais la barrière entre ceux qui ont l’opinion de l’égalité et ceux qui ont l’opinion de l’inégalité ? L’émancipateur n’est pas quelqu’un qui va voir les gens pour les émanciper. L’émancipation suppose toujours un processus où quelqu’un veut passer, et par conséquent la question est de savoir ce que passer va vouloir dire. Cela sup­pose effectivement que l’émancipateur prenne la position d’une certaine universalité : l’universalité de l’égalité. Celle-ci refuse l’argument du genre : on n’a pas besoin de papier parce qu’on a la mémoire. Car c’est ce que Jacotot appellerait – ou plutôt ce que j’ai appelé pour lui – la logique des inférieurs-supérieurs. Car il est clair que la réponse : “vous avez l’écriture, nous on a la mémoire dans la tête” suppose que la tête des noirs est mieux faite que la tête des blancs qui ont besoin d’écriture. La pensée de l’émancipation refuse cette conception de la diversité culturelle comme répartition des supériorités. Une telle distribution supposée égalitaire des cultures renvoie toujours en dernière instance à l’idée que chacune des cultures ainsi distribuées est supérieure aux autres.

Question : Est-ce que l’hypothèse qui peut s’autovéri.er de l’égalité entre individus peut quelque chose face à la disproportion de puissances techniques des cultures ? Comment ce pari individuel peut-il se situer dans la mesure où l’argument qui est là est de dire vous êtes plus forts, ce n’est pas vous comme individus, mais il y a une civilisation qui est écrasante par rapport à une autre ?

J.R. : La logique de l’émancipation ne traite jamais en définitive que des relations individuelles. Elle ne peut dé.nir une politique collective face à une situation de supériorité technique écrasante. Ce n’est pas un système scolaire ou une entreprise culturelle. Elle peut toujours prouver à celui qui veut abolir sa dépendance à l’égard d’une domination technique qu’il peut le faire. Cette idée peut elle-même se répandre, s’inscrire dans des démarches collectives. Mais elle ne traite pas de rapports de puissance à puissance, de collectif à collectif. Elle ne définit pas de “révolution culturelle” capable de renverser un rapport de domination technique.

Question : On est dans une logique individuelle. Comment peut-on penser l’égalité de l’intelligence dans les rapports sociaux ? Par exemple : je veux m’émanciper mais je ne peux pas le faire si ce n’est pas dans les rapports sociaux, je ne peux pas m’émanciper tout seul, même dans la pensée ?

J.R. : L’argument de Jacotot est qu’on peut toujours s’émanciper tout seul, qu’on ne s’émancipe jamais que tout seul justement.

Question : Mais on s’émancipe toujours par rapport à une autre personne, même dans le rapport de l’élève et du maître ignorant, il y a un rapport “social”.

J.R. : Tout dépend de ce qu’on appelle social. En disant “individuel”, je pensais au rapport d’un individu à un autre individu. Le rapport de l’ignorant au maître émancipateur, j’appelle cela un rapport “individuel”. Bien sûr c’est encore une relation sociale, mais c’est une relation qui interrompt une certaine forme de logique sociale, une certaine forme d’application du fonctionnement des intelligences. Normalement les intelligences s’appliquent à se prouver elles-mêmes leur infériorité et leur supériorité. Il y a un certain type de relations, que j’appelle individuelles, qui concerne tous les individus, et qui instaure une relation égalitaire. Cela veut dire effectivement qu’il y a une “médiation”. La logique de Jacotot est bien qu’il faut qu’il y ait une médiation, une volonté, par laquelle s’interrompt la manière dont les logiques sociales perpétuellement se transforment en logiques individuelles. Les logiques individuelles, au sens des logiques des individus, normalement, reproduisent à l’in.ni les logiques sociales dominantes. Donc il faut bien que quelque chose, qu’un événement, un dispositif, un individu se mette en dysfonctionnement par rapport à ce fonctionnement “normal” de la logique sociale, pour qu’un individu se mette à faire travailler son intelligence pour elle-même.

Par ailleurs cette transformation individuelle, dans un rapport à deux, pourra avoir des effets différents au niveau social, au sens où on l’entend généralement. L’émancipé peut avoir des rêves d’émancipation sociale, ou simplement vouloir une meilleure place dans la société. L’émancipation intellectuelle a un côté suspensif par rapport aux usages sociaux. C’est ce que j’essayais de dire pour radicaliser la pensée de Jacotot : on peut imaginer une société inégale d’individus qui soient égaux, d’individus qui aient acquis le pouvoir d’utiliser égalitairement l’inégalité. Mais cela ne se traduit jamais sous la forme d’une égalité sociale. Les formes d’émancipation individuelles peuvent provoquer des formes de pensée, de conscience, de pratiques politiques qui soient des actualisations collectives de l’inégalité, mais il n’y a pas de transformation de l’égalité intellectuelle en égalité sociale.

Question : À quels titres pourrait-on rapprocher (ce qui est l’une des interrogations portées par les travaux de Lidia Mercedes Rodriguez en Argentine) Paolo Freire de Joseph Jacotot ?

J.R. : Quand je pense à Paulo Freire, je le pense d’abord dans son écart par rapport à la devise comtiste qui est sur le drapeau brésilien, « ordem y pro­gresso » : c’est comme une transposition du rapport de Jacotot aux éducateurs progressistes : opposition entre une pensée de l’éducation destinée à ordonner la société, et une pensée de l’émancipation qui vient interrompre cette harmonie supposée entre l’ordre progressif du savoir et l’ordre d’une société rationnelle progressive. Il y a donc une sorte d’actualité permanente de Jacotot au Brésil, au sens où le Brésil est le seul pays à avoir fait de l’idéologie pédagogique du XIXe siècle le mot d’ordre même de son unité nationale.

Le deuxième point concerne le rapport entre émancipation intellectuelle et émancipation sociale. La pensée de Jacotot n’est pas une pensée de la “conscientisation”, qui cherche à armer les pauvres en tant que collectivité. La pensée de Jacotot s’adresse aux individus. Il l’a fait en un temps d’après la Révolution française où la question était de savoir comment “achever”, aux différents sens du mot, la Révolution. Il y avait ceux qui voulaient l’achever en “extrayant” de la Révolution française l’idée qu’il faut un nou­vel ordre social, rationnel – ce qui conforterait cet ordre social : il s’agissait au fond de rationaliser l’inégalité en prenant éventuellement dans le fond de l’égalité révolutionnaire de quoi rationaliser l’inégalité, c’est toute la pensée d’une société “progressiste” fondée sur l’éducation. Jacotot a opposé à ce projet cette espèce de réponse “anarchiste” consistant à dire que l’égalité ne s’institutionnalise pas, qu’elle est purement toujours une décision individuelle et un rapport individuel. Cela bien sûr sépare Jacotot des perspectives d’émancipation sociale, qui sont impliquées dans les méthodes à la Paulo Freire.

Cela dit, si l’émancipation intellectuelle n’a pas de visée sociale, l’émancipation sociale a toujours fonctionné, elle, à partir de l’émancipation intellectuelle. C’est bien ce que j’ai essayé de montrer dans La Nuit des prolétaires : que précisément un mouvement d’émancipation sociale est bien ce qui est produit par des mouvements qui sont d’abord des mouvements d’émancipation intellectuelle et individuelle. Donc il y a un écart des intentions entre émancipation intellectuelle jacotiste et mouvements du type de Paulo Freire. Mais il y a quelque chose qui est commun, dans le processus de l’émancipation intellectuelle comme vecteur de mouvements d’émancipation politique, se séparant d’une logique sociale, d’une logique d’institution.

Troisièmement, dans la mesure où l’éducation à la Paolo Freire suppose quelque chose comme une méthode, quelque chose comme un ensemble de moyens pour instruire les pauvres comme pauvres, bien sûr, cela le met du même coup à l’écart de la “méthode” Jacotot, qui n’est pas une méthode, qui est comme la reproduction d’un rapport ou dispositif fondamental, mais qui récuse toute institutionnalisation d’une “méthode”, toute idée d’un système qui serait spécifiquement propre à l’éducation du peuple.

Question : Quelle est l’actualité du Maître ignorant ?

J.R. : Il y a pour moi une double actualité du Maître ignorant. La première est liée au fonctionnement de l’école dans nos sociétés. Je ne pense pas tellement aux formes spécifiques de réforme de l’école dans un sens libéral, etc. Je pense plutôt au fait que, de plus en plus, l’inégalité a pour légitimation fondamentale les légitimations scolaires. Toutes les légitimations naturelles de l’inégalité se trouvent plus ou moins contestées ou mises de côté. Nous sommes dans des sociétés qui sont supposées être égales. Par conséquent on fonctionne sous la supposition de l’égalité sociale et quand on fonctionne sous la supposition de l’égalité, la seule inégalité qui puisse en quelque sorte valoir comme explication est précisément l’inégalité intellectuelle, l’idée que les individus sont moins forts les uns que les autres.

Par conséquent il y a toute une vision contemporaine de l’inégalité en termes d’opposition simple entre les “premiers de la classe” et les “attardés”. De plus en plus, l’explication de fonctionnements sociaux et étatiques inégalitaires se fait en des termes homologues à ceux de l’institution scolaire : les gouvernements se donnent comme les gouvernements de ceux qui sont capables, qui peuvent voir à long terme, avoir une vision des intérêts généraux ; le gouvernement mondial des puissants se donne comme le gouver­nement de ceux qui savent, qui comprennent, de ceux qui prévoient, sur ceux qui sont incapables de vivre autrement qu’au jour le jour, dans leur routine “archaïque” ou leurs intérêts “bornés”. Dans chaque pays, à chaque instant, se rejoue la même scène imaginaire où les gouvernants éclairés sont “malheureusement” aux prises avec des masses ignorantes, des gens qui n’arrivent pas à répondre au “dé. de la modernité” ou qui s’arc-boutent sur leurs privilèges “archaïques”. En France à chaque fois qu’il y a des mouvements sociaux, ou des votes d’extrême droite, on explique que c’est parce que “les gens n’arrivent pas à s’adapter”. On a donc une vision où tous les mouvements sociaux s’expliqueraient en termes de capacité ou non de passer, comme à l’école, dans la classe supérieure. L’école fonctionne plus fortement que jamais comme analogie, comme “explication” de la société, c’est-à-dire comme preuve que l’exercice du pouvoir est l’exercice naturel de la seule inégalité des intelligences. Par rapport à cela, les querelles entre une vision sociologique de l’école et une vision républicaine sont largement dépassées. Telle est la première actualité qui n’est autre que l’actualité même de l’égalité à l’heure où l’inégalité s’étale comme inégalité “seulement” intellectuelle. Pour moi, ce qui est significatif, ce sont moins les usages particuliers que l’on voudrait donner à l’école, que les gens soient plus actifs, pratiques, etc., que cette fonction de symbolisation globale de l’ordre du monde.

La deuxième actualité est celle d’un certain nombre de mouvements d’émancipation qui essaient à des niveaux globaux de réagir, de réaffirmer le pouvoir des supposés incompétents, et de réaffirmer le pouvoir de ceux qui sont censés ne pas savoir. Il est clair qu’il y a là quelque chose de très fort, qui se joue très fortement en Amérique latine par rapport aux mouvements d’éducation populaire, aux mouvements de prise de possession de terres par des populations dominées, par le fait que Pôrto Alegre est devenu un symbole. L’Amérique latine est devenue un symbole, un lieu où se joue plus exemplairement que partout ailleurs cette lutte entre les logiques des “premiers de la classe” et les logiques de l’émancipation. Mais Le Maître ignorant ne vient pas à son heure au sens où il apporterait des moyens de formation aux mouvements de protestation, aux mouvements d’affirmation, d’émancipation en Amérique latine. II vient à l’heure pour rappeler que l’heure est toujours là, que l’heure de l’émancipation est toujours là, que toujours il y a la possibilité que s’af.rme une raison qui n’est pas la raison dominante, une logique de pensée qui n’est pas la logique de l’inégalité. Donc je ne pense pas que Jacotot va fournir aux mouvements sociaux brésiliens ou aux mouvements d’éducation en Amérique latine les clefs du succès, mais il va rappeler qu’on a toujours raison de vouloir s’émanciper.

Il est clair que la pensée de l’émancipation intellectuelle ne peut pas être la loi de fonctionnement d’une institution, qu’elle soit une institution officielle ou une institution parallèle. Ce n’est jamais une méthode institutionnelle. C’est une philosophie, une axiomatique de l’égalité, qui n’enseigne pas les manières de bien mener l’institution, mais qui enseigne à séparer les raisons. Être un émancipateur est toujours possible, mais si on ne confond pas la fonction de l’émancipateur intellectuel avec la fonction du professeur. Un professeur est quelqu’un qui remplit une fonction sociale. Il peut faire passer de l’émancipation, de la capacité, de l’opinion d’égalité, de la pratique de l’égalité parmi ses élèves, cela c’est clair, mais il n’y a pas d’identification possible entre cette transmission ou ce transfert de l’op­nion, de la capacité égalitaire, et la logique de l’institution. Il n’y a pas de bonne institution, il y a toujours un écartèlement des raisons. Une des choses importantes que dit Jacotot est qu’il faut séparer les raisons, qu’un émancipateur n’est pas un professeur, qu’un émancipateur n’est pas un citoyen. On peut être à la fois professeur, citoyen et émancipateur, mais on ne peut pas l’être dans une logique unique.

Question : Le moment est donc venu de la dernière question justement. En lisant tout le début du livre, on peut être convaincu, ou saisi, par cette perspective et cette volonté de l’émancipation intellectuelle, mais la dernière leçon montre bien cette impossibilité de faire des émules, de faire méthode, d’institutionnaliser. N’y a-t-il pas d’institution possible ? Quel lien peut-on faire avec votre pensée de la démocratie ?

J.R. : Ce que j’ai toujours essayé de dire, c’est que la démocratie n’est pas une forme de gouvernement, mais la pratique elle-même de la politique. La démocratie n’est pas une forme institutionnelle, elle est d’abord la politique elle-même, c’est-à-dire le fait qu’agissent comme gouvernants ceux qui n’ont pas de titre à gouverner, pas de compétence à le faire. Donc d’une certaine façon, la démocratie, c’est le pouvoir des incompétents, j’entends par là que c’est la rupture des logiques qui fondent un mode de gouvernement sur une compétence supposée, donc c’est l’interruption des logiques de l’inégalité. De ce fait, on peut dire que, bien sûr, il y a une analogie entre émancipation intellectuelle et pratique politique entendue comme pratique de rupture du fonctionnement de l’inégalité. L’émancipation intellectuelle comme la politique sont dans des situations d’exception par rapport aux logiques sociales. Cette commune situation d’exception fait analogie mais ne fait pas lien : il y a des formes d’affirmation politique, des formes d’affirmation de la capacité de tous, qui sont, dans leur énonciation, dans leur manifestation, sur le mode de l’émancipation : ceux qui étaient déclarés incapables prouvent qu’ils sont capables, ceux qui n’ont pas la parole prouvent qu’ils ont la parole, et reconfigurent la scène de la parole sur un mode égalitaire. Mais il n’y a pas de loi de transmission entre l’émancipation individuelle, et les formes de l’émancipation collective, il n’y a pas d’institution. Il n’y a, précisément, que du point de vue social qu’on pense une sorte de médiation : la logique sociale “normale” effectivement est une logique d’inégalité où on veut l’égalité, donc on a des institutions qui vont transformer l’inégalité en égalité, c’est-à-dire, en fait, transformer l’égalité en inégalité.

Au fond la logique émancipatrice est une logique de la correspondance mais cette correspondance ne connaît pas de médiation. Encore une fois le maître émancipateur, le professeur de philosophie et le citoyen désirant le bien de l’humanité ou de la communauté sont des personnages séparés qui ne se rassemblent jamais en une seule identité. Bien sûr cette position est à l’opposé de ce qu’on appelle ordinairement la démocratie, soit un certain jeu de médiations entre institutions politiques et institutions sociales.