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Sur l’interruption… avec Jacques Rancière
Entretien sur l’interruption,
Groupe Interruption/ Jacques Rancière, Paris 14. juin 2013

Origine : http ://interruptionint.wordpress.com/2013/12/21/sur-linterruption-avec-jaques-ranciere/

Brice :L’interruption dans le domaine du silence.

Je suis partie d’une réflexion sur une définition qui m’a été donnée du terme Interdiction : ce qui est dit entre le sujet et l’objet de son désir, ce qui vient couper le lien entre les deux.

Ce que j’ai pu lire et comprendre dans Le maitre ignorant, Le spectateur émancipé, La haine de la démocratie, c’est qu’il y a des endroits de silence imposé par les conventions selon l’endroit de l’élève, du spectateur ou du peuple, et des espaces de parole, de savoir, de pouvoir, à l’endroit de l’orateur, le professeur, l’homme politique.

Si interruption il y a, comme l’interruption d’un discours, d’un spectacle, d’une conférence… n’est-ce pas aussi l’interruption d’un silence, celui de l’élève, du spectateur qui, une fois interrompu fait que le spectateur va vers l’objet d’un désir, l’endroit de prise de parole ?

Jacques Rancière : Je n’ai pas pris les choses sous le biais de l’interruption d’un silence mais plutôt sous celui de l’interruption d’un processus et de l’ensemble des conditions qui le font fonctionner. Prendre la parole, ce n’est pas nécessairement interrompre un silence. Une prise de parole est plutôt l’interruption d’une situation dans laquelle certains ont droit à la parole et d’autres pas.

Dans le Maître ignorant, le problème n’est pas tant le passage du silence à la parole que le passage de quelque chose qui est considéré comme du bruit à quelque chose qui revendique d’être une parole. L’opposé de la parole n’est pas le silence mais le bruit, du moins au niveau de la qualification d’une parole. Le silence n’est pas le blanc, ce qui met à distance ou qui crée un gouffre car il peut aussi être une interruption. On peut faire fonctionner le silence comme interruption dans un processus de parole; lorsque les ouvriers arrêtent l’usine, les machines s’arrêtent et le silence est produit positivement. Ce qui veut dire, à l’inverse, que ceux qui se taisaient se mettent à parler.

Le silence est toujours la modalité d’un système de relations plus large; soit il entre dans un processus de distribution des places de parole, soit il entre dans un ordre normal où ce qui doit se taire se tait, ou bien il entre dans une forme de rupture quand celui à qui on demande de parler se tait, comme dans le film des Straub, En rachachant ou le petit gosse sort du jeu en se taisant, en ne répondant pas. La question ne se pose pas au niveau du rapport au désir mais au niveau de l’interruption comme refus d’un processus qui peut être aussi bien de parole que de silence; la personne qui interrompt un spectacle ne le fait pas nécessairement pour rejoindre l’objet de son désir.

Aujourd’hui, on n’interrompt plus beaucoup au théâtre. Dans les années 50, J’ai été témoin à la radio du dernier grand concert de musique moderne à Paris où des spectateurs ont fait du bruit. C’était une œuvre de Varèse. Et le paradoxe est que les gens qui criaient le faisaient pour dire que cette musique n’était que du bruit. Ce sont des choses qui étaient classiques jadis, qui arrivaient encore il y a 60 ans et qui n’arrivent plus aujourd’hui, même si , à nouveau, on voit des spectateurs manifester.

Lors d’un spectacle de danse de Maguy Marin, il y a quelques années, j’ai vu des spectateurs commencer à se lever en disant «Qu’est-ce qu’on vous a fait?». En règle générale, l’interruption d’un spectacle, d’une parole est toujours à prendre dans un processus d’interruption beaucoup plus large. C’est un fonctionnement qu’on interrompt et pas simplement un spectacle ou un discours.

Brice : …Pourquoi selon vous les formes d’interruptions aujourd’hui sont moins possibles?

J.R. : Parce qu’il y a eu un formatage. En général les gens savent si ce qu’ils vont voir est pour eux ou non, même s’ il y a des marges d’erreur. L’exemple du spectacle de Maguy Marin est typique, car ce sont des spectacles sur abonnement. Les abonnés ne savent pas toujours ce qu’ils réservent comme spectacle. Celui qui prend un abonnement de danse peut réagir en jugeant que ce n’est pas de la danse. Fondamentalement, il y a une espèce de formatage. L’autre jour, j’étais à un concert de musique contemporaine où les spectateurs étaient un public averti, cela durait 2h et demi en continu et personne n’a crié. Avant, dans un concert, on essayait d’introduire un morceau de musique contemporaine entre deux morceaux classiques, il y avait une politique des organisateurs pour acclimater les spectateurs même si cela était difficile. Maintenant, il y a énormément de spectacles où les gens s’ennuient poliment, s’en vont éventuellement mais n’interrompent pas. On est dans son monde, on va voir un spectacle ennuyeux parce qu’on est invité par le metteur en scène ou bien parce qu’on on obéit ainsi aux devoirs de sa classe. Il y a quand même des gens qui interrompent mais ils sont peu nombreux. Personne n’aura l’idée d’interrompre un meeting de l’UMP, ils sont entre eux; de même qu’au cinéma ou au théâtre, on est un peu entre nous là où on a choisi d’aller.

Dans une exposition, quand il y a des réactions autour d’une œuvre aujourd’hui, ces pour des raisons idéologiques ( atteinte à la religion, par exemple) , et non parce que l’on ne supporte pas ce genre d’œuvre…

Brice : Quand une de mes pièces a été diffusé à la RTBF, j’ai écouté les 6 premières minutes et je me suis rendue compte que les silences avaient été supprimés, le lendemain j’ai appelé la responsable de l’émission pour la questionner au sujet de cette suppression alors que dramaturgiquement ils sont cruciaux. Malheureusement, m’a-t-elle répondu les silences de plus de trois secondes sont coupés en amont car sur les ondes les silences de plus de trois secondes sont considérés comme un problème technique et un programme de sauvetage se met en route et diffuse de la musique…

Ivana : Le silence devient une sorte de convention.

J.R. : … Moi-même quand je présente un film de Vertov qui est muet, quelquefois les gens s’inquiètent de savoir où est passé le son.

Brice :….pour moi le silence en tant qu’auditeur me permet de reprendre contact avec moi-même. Sans silence, on ne laisse plus de place alors à l’auditeur?
J.R. : Il y a une pensée pédagogique qui est très liée au formatage. La première fois que j’ai parlé à la radio il y a 40 ans, le présentateur, pourtant membre de l’Oulipo m’a expliqué que des courbes démontraient que l’attention des auditeurs fléchissait au bout d’1min15, il ne fallait donc jamais parler plus d’une minute quinze. Et , d’un autre côté, s’il y a un silence, le père de famille va commencer à agiter les boutons pour voir s’il n’y a pas un problème technique . Il y a une sorte de réaction sensible attendue, il ne faut pas que les gens soient perdus.

Ivana : Chez nous en Yougoslavie, il y avait une chaine de radio consacrée au radio-drame, on y expérimentait des formes en tant que étudiants de l’Académie dramatique. Les silences se jouaient très longuement, c’était inclus, l’auditeur était programmé à savoir ce que cela pouvait se produire. …

Jaki : Je me souviens quand je travaillais au théâtre comme figurant dans ma jeunesse ; le metteur en scène nous disait «maintenant, il y a une pause», il nous expliquait que cette pause avait différents noms. Quand elle était conséquente, c’était une pause dramatique car le spectateur commence à se poser la question si l’acteur a oublié son texte. Le silence dramatique est un terme dramaturgique en Yougoslavie, c’est un silence profond, un silence nommé. On appelle silence non dramatique, un bref silence. Il y avait une époque où la possibilité de ne rien avoir avait autant de valeur que quelque chose d’existant, d’ à part entière.

Ivana : Claude Regy, metteur en scène français, s’intéresse aussi à la notion de silence, il m’expliquait dans une interview par rapport à une de ces pièces qu’il interdisait dès le hall d’entrée du théâtre aux spectateurs de parler, en estimant qu’il faut se préparer pour rentrer dans un silence étant donné qu’aujourd’hui nous sommes tout le temps interrompu par des tas de bruits…

Silence

Brice, tu as posé la question pourquoi l’interruption était possible dans un temps et plus dans un autre.

On a constaté dans les années 68 que c’était un mode de communication assez courant, les groupuscules politiques s’interrompaient tout le temps, puis il y avait plusieurs groupes d’actions. J’ai retrouvé un terme qui était Mao spontex, connaissez-vous, Jacques, ce terme ?
J.R. : C’est une expression assez ambiguë qui a existé juste après 68 en condensant le qualificatif « spontanéiste » avec le nom d’une marque d’éponges ; Pour les maoïstes de la Gauche Prolétarienne cela désignait un petit groupe de maoïstes) Vincennes, provenus en partie du 22 mars. En fait de spontanéité, c’étaient plutôt des vieux de la vieille comme Glucksmann qui l’animaient. Mais ceux de la Gauche prolétarienne étaient eux –mêmes traités de Mao spontex par les autres maoïstes sérieux ou les trotskistes. Mais il n’y a pas de lien nécessaire entre la spontanéité et interruption.

Ivana :… J’ai assisté à deux interruptions récemment : l’Insurrections qui vient au Théâtre National de Bruxelles et le débat « Nouvelles formes de résistance? » ou j’étais modératrice, au Théâtre Varia, à Bruxelles. Les gens se sentent scandalisés, au nom de » on ne peut pas faire ça » , les interrupteurs lançaient : « mort aux idées » ( rires).

A l’Université Libre de Bruxelles, ou une troisième interruption s’est opéré récemment interrompant journaliste Caroline Fourest , par une auto-nommé organisation « bourka blabla ». Recteur a prononcé : « Si vous interrompez un débat à l’Ulb vous interrompez la démocratie ». L’assistant qui était derrière cette interruption se retrouve aujourd’hui au chomage. 3 interruptions dans un temps ou il ya très peu de ce genre de choses.

Le groupe Foudre en 1975 interrompt dans les cinémas français, notamment un film de Liliana Cavanni et dans les théâtres les pièces d’Antoine Vitez en dressant aux acteurs la question : « Est ce que vous savez ce que vous êtes en train de jouer » ce qui est inimaginable aujourd’hui.

J.R. : Il y avait des lieux conflictuels, c’était usuel que les étudiants maoïstes interrompent le cours d’un prof du P.C. Au théâtre, le groupe Foudre avait des pratiques d’intervention dans les spectacles, liées à l’idée qu’il fallait agir sur le front de la culture parce que c’était le lieu où la liberté proclamée des pratiques artistiques autorisait toutes les complaisances envers les idées réactionnaires. Cela a notamment été la lutte contre des films comme Lucien Lacombe qui insistait sur l’ambigüité de l’engagement d’un milicien au service des nazis ou Portier de nuit qui représentait le nazisme à travers le prisme du sadomasochisme. C’est quelque chose qui n’a pas duré très longtemps.

Ivana : Mais c’était quand même commun?

J.R. : Non, dans l’univers du spectacle, ça n’a pas été tellement apprécié, je crois que le groupe Foudre est le seul groupe gauchiste qui a fait ça d’une manière systématique à l’époque. Par ailleurs, il faut bien voir qu’il y a deux traditions d’interruptions différentes. Il y a la tradition surréaliste où l’interruption – d’une représentation, d’une conférences, d’une exposition – fait partie de la vie même du groupe, de sa place dans le monde des lettres et de l’art ( c’est cette tradition que le situationnisme continuait à l’origine) et les interruptions proprement politiques où les gens allaient intervenir pour dénoncer un cours, un professeur, un spectacle réactionnaires.
Ivana : Et comment voyez-vous les situationnistes à l’époque ? Avez-vous collaboré avec ces gens?

J.R. : Ils étaient très peu connus avant d’apparaître sur la scène en Mai 68, ils étaient surtout localisés à Strasbourg. Et ils étaient peu nombreux : Debord avait déjà exclu pratiquement tout le monde….

Ivana : …Parmi les gens qui ont interrompu au Théâtre National «L’insurrection qui vient» se revendique post- situationnistes et situationnistes; Il y a un lien entre le groupe situationniste et le Comité Invisible…
J.R. : «L’insurrection qui vient» est massivement inspirée par Debord éventuellement à travers Agamben, et surtout par une idéologie nietzschéenne
de critique du « dernier homme ».

Ivana : A l’époque, est ce que les situationnistes interrompaient?

J.R. : Peut-être qu’ils interrompaient mais ce n’était qu’un état-major, ils n’avaient pas les moyens d’aller interrompre les cours mais, bien sûr, leurs idées étaient influentes.

Ivana : Lors de la présentation de notre site nous avons invité des interrupteurs, très peu sont venus bien que cette présentation soit une invitation à rentrer dans la matière avant l’événement d’octobre et à venir participer sur ce site que nous avons créé. Par contre, concernant l’interruption qui a eu lieu lors du spectacle de Castelluci que nous avons repris comme exemple, deux personnes ont exprimé leur désaccord, considérant qu’il était “un mauvais exemple” : Les personnes ont conclu qu’interrompre se résumait à interrompre le discours dominant et pas le contraire (Castelluci en l’occurrence). Je suis allée voir le spectacle interrompu au Théâtre de la ville de Paris, à Charleroi, et sur scène ces interrupteurs, les jeunes catholiques se sont presque enchaînés, on ne pouvait pas les déplacer, ils se sont immobilisés jusqu’à ce que la police les fasse sortir.

Comment voyez-vous ce genre d’interruption? Pensez-vous que ce sont des « moutons noirs », que ce sont des mauvaises interruptions ou que ce genre de situations aide à faire une percée? Une percée dans même un discours totalisant d’un Etat de gauche comme au Chili par exemple, ou la grève des camionneurs à peut-être aidé les Chiliens à comprendre que cette droite est si visible, présente, existante, puissante …

J.R. : (rires) Je ne suis pas pour une valorisation de l’interruption comme un acte de censure, je n’ai pas beaucoup plus de goût pour les actions du groupe Foudre que pour l’action des jeunes catholiques qui interrompent le spectacle de Castelluci. Pour moi, l’interruption a un sens plus global, on interrompt un ordre du temps, un système universitaire comme en 68, ou on interrompt un système de production par une grève… Les interruptions comme tapage chez les gens que l’on n’aime pas, c’est une pratique neutre en soi, qui peut servir des valeurs opposées. Effectivement, il y a une tradition des gens de venir s’enchaîner devant les hôpitaux contre l’avortement comme les anti-abortion aux Etats Unis, ce sont des choses qui se font. Quand j’étais maoïste, je me souviens qu’il y avait une phrase de qu’on aimait bien qui disait Il ne faut pas brûler les livres des réactionnaires car si on les brûle on ne pourra plus les critiquer… ça n’empêchait pas les maoïstes d’interrompre les cours des réactionnaires du Pc.

Ivana : Avez-vous aussi pratiqué ce genre d’acte?

J.R. : Non ce n’est pas du tout mon tempérament. Quand il y a eu les grandes bagarres à Vincennes, il avait été décidé par l’assemblée générale d’exclure tous les étudiants du PC des cours. Au cours suivant, les étudiants du PC étaient encore là, moi je n’ai rien dit, ce n’est pas mon genre de dire aux gens sortez de ma salle! Finalement les gens dans le cours ont commencé à discuter pour savoir s’il fallait les virer et les étudiants du PC se sont retirés d’eux-mêmes.
Ivana : On nous a donné un livre de livre de François Dosse où il raconte que Badiou interrompt Deleuze en le traitant de sale réactionnaire. A l’époque, une police politique planait et signalait quand le cours était réactionnaire, c’était habituel apparemment?

J.R. : Badiou parle effectivement d’un « groupe d’intervention » qu’il avait commandé à l’époque de la grande polémique contre les « anarcho-désirants » à l’époque de l’Anti-Œdipe. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’il y avait une police politique toujours en alerte. C’est surtout dans les premières années qu’il y a eu des pratiques d’interruption surtout des gauchistes à l’égard des enseignants du PCF. Mais c’était toujours lié à des événements particuliers. Il y a avait par exemple un enseignant germaniste, spécialiste de Brecht, André Gisselbrecht qui avait écrit un article violemment anti-gauchiste dans l’Huma en parlant des anges noirs du gauchisme et en les assimilant aux fascistes. Suite à cela des interventions régulières pour interrompre ses cours .

Jacques est invité à lire les parties de son text “ Is the time of emancipation over?”

Emancipation does happen because there are several times in a time. There is a dominant form of temporality, a “normal” time that is the time of domination. Domination gives it its divisions and its rhythms, its agendas and its schedules in the short and the long run : time of work, leisure and unemployment, electoral campaigns, degree courses in education, et It tends to homogenize all forms of temporality under its control, thereby to define what the present of our world consists of , what futures are possible and what definitely belongs to the past – meaning the impossible. But there are other forms of temporality which create distensions and breaks in that temporality. We can distinguish two main forms. I will call them intervals and interruptions. Intervals are created when individuals and collectives renegotiate the ways they adjust their own time to the divisions and rhythms of domination, they adapt it to the temporality of work – or the absence of work – , to the forms of acceleration and slowing down dictated by the system. In Republic II , Plato made the apparently plain statement that workers must stay at their place because work does not wait. But the point is that , if work does not wait, one does very often wait for it and that individuals and collectives are determined by this fact to dissociate their time from the “time that does not wait” , which also means that they are inclined to distance themselves from the “aptitudes” – and inaptitudes- that adjust them to that time. In my work on workers’ emancipation, I endeavoured to illuminate the ways in which 19th century artisans constructed their forms of subjectivization in relation to a broken temporality determined by the accelerations and stoppages of work. Emancipation for them started with the attempt at transforming the nature and the meaning of those intervals : instead of being subjected through them to the will of their masters, they could take advantage of them to incorporate in their time of workers what had always been the exact contrary of work, namely leisure. The reappropriation of the intervals was tantamount to the experience of living in several times at once and sharing in several worlds of experience. It is that participation in various worlds of experience which created the conditions for the subjectivization of what Marx called a “universal class”, much more than the culture of labour or an experience of radical dispossession.

So there are intervals that produce forms of dissensus : gaps within the time of domination, forms of redistribution of competences and possibilities. There are also

s : moments when one of the social machines which structure the time of domination break down and stop. It may happen with trains and buses, it may happen with the school apparatus, or still with another machine. There are also moments when crowds take to the streets in order to oppose their own agenda to the agenda of the State and the temporality of exploitation. Such interruptions are not only fleeting moments after which the normal order of things is restored. A moment is not only a vanishing point in time. It is also a momentum, the weight that tips the scales and produces a new configuration of the “common” , a new landscape of the perceptible, the thinkable and the possible. Interruptions open up new temporal lines. There is no point in opposing the patience of organization to “spontaneous” moments of interruption. What matters is to give an enduring form of visibility and intelligibility to that opening of new possibilities.

Ivana : Un livre est sorti sur le concept d’interruption et votre pensée, c’est un terme que, vous utilisez aussi dans d’autres contextes…
J.R. : L’idée d’interruption est liée à une pensée de la politique comme intervention sur la distribution du sensible, comme mise en œuvre de l’égalité qui commence par un travail sur le temps. Chez moi, cette pensée s’est formée en écrivant La nuit des prolétaires, où la nuit désigne le point sensible d’une interruption : l’émancipation ouvrière commence lorsque les ouvriers décident d’interrompre le cours des choses, où normalement on travaille le jour et on se repose la nuit. C’est cela le cœur de ma pensée sur l’émancipation, ce qui est complètement différent de l’idée d’interrompre en empêchant les gens de parler parce qu’ils affirment des choses injustes théoriquement ou politiquement.

Dans le texte sur l’émancipation, j’ai essayé de penser la fonction de l’interruption dans le présent, de la penser par rapport à une planification du temps, par rapport au discours qui essaie sans cesse de déduire les formes de la vie concrète depuis les lois de la marchandise régnant sur notre monde. Entre les lois de productions du capital et l’existence quotidienne, il y a toute une série de médiations : il y a la planification officielle du temps de la politique autour des élections ; il y a la construction du temps quotidien par les médias. J’ai essayé d’y montrer que leur effet passe par une conduite du temps et pas simplement comme on le dit parPune production d’images pour abrutir les gens.

Je parle aussi de l’éducation, de ces phénomènes comme Bologna Process qui construisent une planification de la vie où tout est en ordre depuis la naissance jusqu’à la retraite, si retraite il y a : l’harmonisation des cursus est pensée au sein d’une vaste téléologie, créant une harmonie imaginaire entre le temps de l’acquisition du savoir et le temps du Capital : vous passez 20, 30 ans à vous former selon une certaine progression homogène et cela doit vous permettre de correspondre avec le processus d’un ordre marchand qui a sa dynamique propre.

J’ai pensé l’interruption comme interruption de ce temps. C’est pour cela que j’ai insisté sur des mouvements comme les mouvements du 15 mai à Madrid où beaucoup de gens qui interviennent sont des jeunes diplômés au chômage. Le fait de s’installer dans la rue en période d’élections et d’y manifester cette tromperie que constitue l’organisation officielle du temps de la politique est une action forte. Ce n’est pas simplement le fait de descendre dans la rue et faire du bruit mais c’est de donner une temporalité propre à cette action par rapport à ce temps officiel.

Ivana : Officiel et ordonné en quelque sorte, avoir dans un moment plusieurs temps…

C’est difficile d’imaginer qu’on peut interrompre cette linéarité du temps ordonné ou étatique. Dans un très beau texte sur l’université, vous écrivez que tout est programmé par un temps d’Etat cyclique, soit par un cycle d’éducation ou un temps des élections, ce qui fait qu’il est très difficile de développer une autre temporalité.

J.R. : J’ai parlé des intervalles et des interruptions. Les gens vivent plusieurs temps dans un temps officiel qui recouvre des interruptions et des scansions : il y ceux qui vivent entre le temps du travail et celui du chômage, ceux qui vivent entre le temps des études et le temps du travail salarié, et ceux qui vivent au sein des phénomènes migratoires avec une temporalité quotidienne qui n’est pas accordée au rythme du capital et de la scansion officielle du temps. L’idée n’est pas qu’il faut créer plusieurs temps, vivre en plusieurs temps, car on vit, de fait, dans plusieurs temps. La question est de savoir comment on raccorde ces temps, comment on utilise les espaces vacants, les intervalles crées par le système et par les trous du système.

Ivana : Vous avez beaucoup travaillé sur l’histoire des ouvriers et les archives ouvrières, nous en avons repéré l’acte de grève comme une sorte d’immobilité qui mobilise, on a trouvé dans un très beau livre les thèses sur le concept de grève.

J.R. : Ce sont des rennais qui l’ont rédigé. A Rennes, il y a eu tout un travail de pensée et de pratique politique très radical, mais en même temps distinct des thèses du style Comité invisible avec le journal Le Sabot ou le texte intitulé Manifeste.

Ivana : Il y avait une thèse dans ce livre qui affirmait de manière assez poétique qu’une grève a quelque chose de Stendhalien de par son imprévisibilité et sa décisivité, une façon rare de contempler ce moment d’interruptions. « Toute grève véritable, par son imprévu, a quelque chose du personnage stendhalien- de son inattendu, de sa vitesse et da se fidélité à soi. » …

Sur notre site, nous avons aussi ajouté le film un peu oublié d’Eisenstein sur la grève qui a provoqué une vigoureuse polémique avec Vertov sur le montage. Eisenstein, dans son cours sur le montage utilise déjà l’interruption, il ne nomme pas cela de cette manière mais nous le ressentons comme tel.

Dans vos archives ouvrières de 1830, est-ce qu’il y a des souvenirs, des moments de grèves un peu particuliers, des écritures qui vous ont marqués?

J.R. : J’ai travaillé sur des types d’archives qui sont complètement différents.

Les grèves des années 30, ce qui les caractérise, c’est le moment où l’on passe de la coalition, d’un système d’affrontement où les ouvriers ne sont pas contents des salaires et s’en vont travailler ailleurs, au moment où la grève devient un rapport construit avec son argumentaire, avec son essai de diffusion sur une scène plus large.

Dans cette fameuse grève des tailleurs en 1833 à Paris, il y avait la revendication que les patrons ôtent leur chapeau en entrant dans l’atelier et que les ouvriers aient le droit de lire le journal. Les tailleurs réclamaient des rapports d’indépendance avec leurs maîtres. En même temps, ils essayent de créer un atelier national où ils travaillent par eux-mêmes; ce type de grève qui n’est plus un rapport de force économique mais qui institue une scène publique comme une démonstration de capacité ouvrière où les ouvriers montrent qu’ils peuvent raisonner et même produire par eux-mêmes, c’était une rupture par rapport aux simples formes de confrontation

Il y a aussi ce thème de la grève générale. Ce qui est intéressant c’est que cela conjoint comme deux contraires : la grève comme instrument de la lutte, où l’on agit pour un objectif concret et la grève comme manière d’interrompre le jeu même des rapports entre partenaires.

Quand on était jeunes gauchistes, les gens raisonnables nous rappelaient toujours que les ouvriers faisait grève pour avoir tel ou tel avantage et non pas pour faire la grève, que c’était un moyen d’avoir 20 centimes de plus ou d’avoir des heures de repos en plus. On insistait toujours à l’inverse sur le côté interruption de l’ordre normal. On peut distinguer trois grands moments dans l’histoire de la grève. Il y a eu d’abord la sécession comme rapport de force : vous ne voulez pas nous payer ce prix-là on s’en va tous. Après, il y a eu ce moment où la grève des travailleurs sédentaires transforme le conflit privé en une affaire publique ; et puis, il y a ce troisième moment où l’on a vu la grève comme sécession réapparaitre, comme une manifestation globale du collectif ouvrier comme tel, l’arme du ne rien faire, l’arme collective, une affirmation collective d’un autre monde et non le moyen de faire pression sur telle et telle catégorie sociale.

Ce qui est très frappant, si on prend les événements de 68, c’est que cela a été comme une grève générale de la société : non pas un mouvement insurrectionnel, mais un mouvement subversif au sens de : tout s’arrête, plus rien ne fonctionne ; même ce qui fonctionne le faisait maintenant sans hiérarchie.

Ivana : J’ai retrouvé dans la correspondance de Rosa Luxembourg et de Engels, lui étant contre cette idée de grève générale, il trouvait cela utopique que tout le monde s’arrête un moment et que cela produise quelque chose. Rosa Luxembourg dans son texte met en évidence un moment en Russie ou en 1905 tout le pays s’arrêtait petit à petit, puis a fini dans le sang (tsar à découpé les têtes de tous ces ouvriers qui ont cru que les prêtres allaient les protéger). Dans cette polémique Roza met en évidence toute sorte de revendication grévistes qui ont mené aux résultats concrets. Les tailleurs, les ouvriers de telle branche, ils se sont mis en grève et cela produit 8 h de travail au lieu de 12, à part que ça a foutu la trouille et elle évoque que ce moment qui arrête est un moment qu’on oublie plus. Il y a quand même un avant et un après une grève, une interruption qui n’est jamais le même…