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UN ENTRETIEN AVEC JACQUES RANCIERE
RENCONTRE AVEC JACQUES RANCIERE
Propos recueillis par Quentin Margne
2014

Origine : http://inferno-magazine.com/2014/03/05/un-entretien-avec-jacques-ranciere/

Au théâtre de Gennevilliers le samedi 8 février 2014, Jacques Rancière a proposé une conférence sur les partages des temps en lien avec la pièce de Rabah Robert Touche ailleurs que là où tu es né. Cette dernière est la touche finale d’un tryptique où le langage n’en finit pas de se réinventer, où les choses sont dites telles qu’elles se présentent, tel que le vivant les affecte au plus profond de lui-même. Des histoires se chevauchent sans fil conducteur véritable, sans début ni milieu, ni fin délimitable. De la chanson, des moments de tragédies intimes, des scènes comiques, des prises d’otages où il est question d’argent se sont arrimés sur le plateau 2 du T2G. Au sortir, si la sensation d’être complètement paumé au milieu de cette famille survoltée d’immigrés peut primer, on prend en revanche un immense plaisir à ne pas tout saisir, à inhaler de grandes bouffées de poudre de perlimpinpin à chaque tirade de Libellule.

Cet enfant incarne l’attardé que l’école devrait faire avancer, mais qu’elle reproduit tout le temps comme attardé. Dans la pièce qui clôt la trilogie, il devient le jeune immigré qui n’arrive plus à se situer dans le sillage de son père, le temps du FLN, de la violence… Peut-être a-t-il vingt ans aujourd’hui, peut-être rêve t’il d’en découdre afin de ne pas opter pour une vision sombre de son destin. Oui il y a bien chez Libellule des airs de cette jeunesse furieuse, qui voit l’avenir qu’on lui présente comme une marche en arrière. Lui, ne plus concevoir un monde où l’on tue pour l’avenir. Il donne à voir cette barrière érigée contre toutes formes de violences qui n’entache pour autant en rien ses désirs de révolte mais qui sans doute la compromet. Pour Jacques Rancière, Libellule « est le fils de la condition immigrée d’aujourd’hui, replongé dans le temps de Frantz Fanon. Evidemment il n’arrive pas à rattraper son histoire ». Afin de donner des perspectives à la pièce de Rabah Robert, Jacques Rancière a tracé des lignes philosophiques autour des partages des temps. Ce fut l’occasion d’une rencontre avec Inferno.


Inferno : Dans La Méthode de l’égalité, vous montrez la nécessité de renverser la temporalité entre politique et esthétique. Selon vous : « Il est admis, et c’est la vision consensuelle des choses, que la politique est une affaire de longue durée car elle est assimilée à l’exercice des vertus de science, de prudence, de prévoyance qui sont le privilège des gens qui savent, qui possèdent ces vertus. On pense en revanche que l’art est le domaine des choses qui vont vite, car il est supposé être le domaine de l’audace, de l’imagination, de la spontanéité ». Pouvez-vous revenir sur ce renversement de vision que vous opérez ?

Jacques Rancière : Il faut sans doute penser autrement le rapport au temps de l’activité artistique et de l’activité politique. Ces deux activités agissent toutes deux dans les domaines des inventions, c’est-à-dire qu’elles retravaillent le temps à leur manière. L’activité artistique comme l’activité politique, opère d’autres constructions du temps par rapport au temps dominant, en ce qui concerne leur pratique elle-même. En l’occurrence, je parlais de la politique. Il faut redonner toute la place à ce qui, dans la politique, est de l’ordre de l’invention du moment. Ce sont des moments qui créent un temps politique, et non la sagesse des gouvernants. Puis, par rapport à l’art, ce n’est pas ce que l’on décrit toujours, une espèce de perpétuel surgissement du nouveau. Au fond dans le domaine de l’art, dans le domaine de la fiction, on passe son temps à transformer des inventions artistiques qui existent déjà ou à transformer des formes de temporalités, de sensibilités, de récits présents. C’est un thème jacotiste : l’artiste n’est pas toujours celui qui viendra apporter le neuf, mais il s’inscrit dans une temporalité dans laquelle il retravaille les formes des autres. Pour penser ce qu’il se passe dans le domaine artistique, il faut justement rendre compte de la pluralité des inventions, des circuits par lesquels les inventions se nourrissent les unes des autres. Sortir du schéma dans lequel l’art serait dans l’obligation de récréer toujours du nouveau.

Inferno : Selon vous, quels sont les espaces propices aux temps des partages ?

Jacques Rancière : Ces espaces peuvent être un peu n’importe où. Il y a effectivement les aires de la rencontre imprévue. On peut parler des mouvements récents créés par une sorte d’improvisation. Ce sont des espaces qui sont détournés de leur fonction propre. Le champ propre à la création est un espace qui essaie de venir comme ça, en travers de la distribution normale des lieux. Il y a des espaces qui sont faits pour la vie quotidienne, pour la gestion des affaires communes, pour le divertissement des gens. Il y a un rôle important de leurs détournements. Ce peut être l’utilisation de la rue, non pour circuler mais pour occuper. C’est un détournement face à la distribution normale entre les espaces ou on travail, où l’on joue, où l’on pense, où l’on décide et où l’on essaye de penser à des formes de vie en commun.

Inferno : Au cours de votre vie d’auteur, avez-vous consacré un temps particulier à un compagnonnage avec des artistes ? On peut penser par exemple à Gilles Deleuze qui trouve chez Bacon tout un pan de sa théorie esthétique, ou encore à des couples comme Manet et Zola, Braque et Ponge. L’écrivain se mue alors en critique d’art et montre la spécificité, la valeur des œuvres attachées à l’artiste qu’il défend.

Jacques Rancière : Je n’ai pas vraiment vécu avec des artistes qui m’auraient accompagné. Je me suis tourné du côté d’une relation avec des œuvres plutôt qu’avec des artistes, plus avec des arts qu’avec des artistes. J’ai vécu dans une relation constante avec le cinéma. J’ai été habité par les transformations du cinéma, les transformations de la place qu’occupait le cinéma, dans le rapport entre la vie et l’art, entre le divertissement et l’art. Si j’ai entretenu un lien constant avec le cinéma, cela ne veut pas dire, pour autant, que j’ai constamment rencontré Jean Luc Godard. J’ai vécu dans une relation avec un art qui justement bouleversait la hiérarchie normale des formes d’art, des espaces de l’art. Par ailleurs, j’ai vécu dans des relations spécifiques avec des artistes, des cinéastes pour des raisons diverses. Des artistes comme Raymond Depardon, James Coleman ou Alfredo Jaar, s’adressaient à moi pour un catalogue. Alors, je n’avais pas simplement à écrire un article bien ficelé, parce que les artistes ont besoin de philosophes dans leur catalogue, mais plutôt à confronter ce que fait un artiste avec ce que je faisais moi-même. J’essayais là de poursuivre mon travail avec le travail que l’on me proposait. J’ai beaucoup travaillé également avec le cinéaste Pedro Costa. A chaque fois, il s’agit d’élargir la sphère de visibilité d’un artiste, d’essayer de montrer ce qu’un artiste signifie, ce qu’il représente dans l’art aujourd’hui, sur le présent notamment. Ces diverses relations avec des artistes, des œuvres naissent de la nécessité de rendre un artiste plus visible. Elles donnent également l’occasion de questionner le partage entre genres de cinémas ou entre genres de l’art.

Inferno : D’où vient qu’il suffit aujourd’hui de vous citer, ou de citer Giorgio Agamben ou Georges Didi-Huberman pour que cela constitue en soi des arguments d’autorités dans la sphère culturelle ?

Jacques Rancière : Certes, la philosophie remplit une fonction sociale de légitimation à l’égard des œuvres d’arts. L’artiste a besoin de philosophes, le commissaire a besoin de philosophes. Lorsqu’on fait un catalogue pour une exposition, on fait la liste et on voit celui qui est disponible ! Ce rituel fait partie d’une espèce de promotion de l’artiste au moyen de la pensée. Mais le plus intéressant est que le monde de l’art est un monde où l’on s’intéresse à la philosophie, à la politique, éventuellement plus que dans les départements de philosophie universitaire, dans les partis, les journaux, les organes dits politiques. Dans une certaine mesure, l’art contemporain est un art qui ne sait pas vraiment ce qu’il fait, car il est pris perpétuellement dans un questionnement, il s’interroge sans discontinuer sur sa situation par rapport au cours du monde, aux partages qui définissent le cours du monde. Je pense donc qu’au delà de la fonction légitimante, qui n’est au fond pas intéressante, il y a le fait que l’art contemporain est un art problématique aujourd’hui et en même temps le lieu où surgit tout un tas de questions, sur l’art, sur le présent. Ce que veut dire le mot « contemporain », ce sont des questions stimulantes pour la réflexion. Je ne sais pas si le fait qu’il y a inscrit Didi- Huberman, Rancière, Agamben dans un catalogue soit un argument très fort de légitimation. C’est un rituel social, mais la partie intéressante, c’est de savoir au fond qu’est ce qui fait que l’on dit que c’est de l’art ? Il ne faut pas se focaliser uniquement sur les besoins des artistes. Le monde de l’art est un monde très divers, des gens font un tas de choses différentes, ils ont une masse de questions sur ce qu’ils font. Ce n’est donc pas simplement un besoin propre à l’artiste. Par exemple, Damien Hirst n’a pas besoin de philosophes. Plus largement, l’artiste qui vend extrêmement bien ces œuvres peut se passer de penser. Vont recourir à des philosophes, des artistes qui n’ont pas simplement besoin de se vendre, mais besoin de réfléchir sur ce qu’ils font.