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LE SENS DE L'ACTION DANS LA PHILOSOPHIE DE JACQUES RANCIÈRE
Christian Ruby
Vrin Le Philosophoire 2007/2 - n° 29

Origine : http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2007-2-page-165.htm

Tout en opérant des raccourcis, posons d’entrée l’essentiel d’une théorie de l’action politique qui accrédite une culture active du dissentiment : nul ne rencontre jamais ni pure action toujours glorieuse parce que bien conduite par une théorie juste, ni pitoyable agitation absente de réflexion ! Il y a de la pensée dans chaque action, et tout décline un agir humain, ou plutôt une manière de faire. Le problème central de la manière de faire spécifique que constitue la politique ne relève pas de la question de savoir si elle doit être éclairée par une théorie lui venant de l’extérieur. Il est une fonction, d’une part, de celle de savoir quelle confiance chacun met dans sa propre capacité à changer le monde, et d’autre part, de celle de comprendre qu’« il y a toujours au moins une autre chose à faire que celle qui est faite »1.

Jacques Rancière n’a pas besoin d’opérer des tours et des détours pour penser l’action politique et la politique comme une activité. En ce qui regarde le sens de l’action politique, la force de sa pensée réside dans l’effort de se tenir à l’écart des discours qui s’inversent autour de lui – primat de l’action ou de la théorie –, et de chercher à penser une logique de la révolte, dans la mesure où celle-ci se disperse en une « multiplicité de modes et de lieux, de la rue à l’usine et à l’université »2. Une logique ? De la révolte ? Précisons d’emblée que ce vocabulaire traduit de foncières polémiques.

1 Chroniques des temps consensuels, Paris, Seuil, 2005, p. 13.

2 La Leçon d’Althusser, Paris, Gallimard, 1974, p. 154.

Il permet à l’auteur d’approfondir son refus de soumettre l’action et la pensée de l’action politique à la discipline partidaire de la révolution et de la pensée marxistes comme à la pensée universitaire. Il y a bien des révoltes, elles n’attendent pas un Parti pour sortir de leur spontanéisme et elles sont traversées par plusieurs régimes de conceptualités. La bonne formule est alors moins celle qui canalise l’action dans une pensée de la domination et du pouvoir que la suivante : le mode de l’action, c’est de lever les interdits, des impossibilités, en désignant l’objet du conflit comme visible ; le sens de l’action, c’est de manifester l’hétérogène ; la fin de l’action n’est pas de s’insérer dans ce qui est, mais de redessiner toujours l’instance de la vie commune.

Certes, plus largement, l’action – et Rancière forge ainsi le concept d’un agir constamment renouvelé et non pris dans la dualité contemplation/action – définit le seul moteur des affaires humaines. Nul besoin d’épiloguer longtemps sur ce point. Les hommes déploient de multiples modes spécifiques de l’agir (actions politiques, pratiques artistiques, travail, littérature), qui se rencontrent, se tressent, se nouent en organisant des partages ou des distributions. Mais, parmi eux, un seul intéresse particulièrement Rancière : l’agir politique. Au point de construire une philosophie de l’action révolutionnaire ? Plus sûrement une philosophie de l’action émancipatrice. Quoi qu’il en soit, une philosophie de l’action démocratique qui se fait interruption, et refuse de risquer de muer les acteurs en parties du dispositif social policier3. De nos jours, l’agir démocratique doit interrompre le régime consensuel de l’action depuis longtemps codifié dans la rhétorique argumentative liée à l’éthique du consensus, dont on sait qu’elle exclut les interventions, justement, politiques.

En ce sens, l’action politique représente certes un type d’action paradoxal4. Elle se réalise dans la mise en acte de l’égalité (dans l’invention de noms par lesquels instaurer des collectifs nouveaux). Elle fait paraître les conflits et les conduit à chaque fois à mettre au jour un partage du sensible tenu pour « naturel » ou « nécessaire ». C’est donc maintenant une infinité d’actions qu’il convient de penser, disons une multiplicité de « cas »5 contingents au cours desquels les hommes sans-part dans la société, par fait de police, s’attachent à s’extraire des astreintes que la configuration gouvernementale du moment impose, à refuser de n’être maintenu qu’à l’état de rouage dans tel partage du sensible, tel rapport de domination (sexuel, social, politique) ou tel cours pour l’instant uniforme du temps6, à penser leur action au moment même où ils la réalisent (à moins que cette réalisation ne soit une pensée).

3 La Mésentente, politique et philosophie (LM), Paris, Seuil, 1995, p. 108.

4 Aux bords du politique (BP), Paris, Gallimard, 1998, p. 226.

5 LM, p. 55.

6 Malaise dans l’esthétique (ME), Paris, Galilée, 2004, p. 71.

Restent évidemment des questions. La culture du dissentiment peut- elle permettre à chacun de s’accorder avec soi et avec les autres pour construire un autre régime politique ? Comment penser le lien entre cette théorie de l’action et la contingence des choses, affirmation propre à cette théorie ? Si l’action constitue une manière de rendre visible l’injustice, en l’énonçant malgré les interdits, pourquoi ne peut-on pourtant jamais prédire non plus le dénouement d’un régime régnant ?

L’agir humain dans une pensée de l’hétérogène

On le sait, la pensée de Rancière déploie, sur chaque thème, une série d’opérations particulières. Elle s’attache systématiquement à introduire des dérèglements dans les partages des disciplines et des concepts. Sur le plan des conceptions de l’action, Rancière dérange les régimes de pensée (anthropologie, sociologie, technologie, philosophie) qui assignent les manières de dire les différentes manières de faire, les modes de l’action, à un ensemble fixe de propriétés : à l’opposition théorie/pratique, abstrait/concret ou théorie/pratique/poïétique, mais aussi aux propriétés d’un sujet7. Il en suspend les articulations et les dérègle en les faisant répondre à d’autres questions. De sorte qu’on ne s’étonne pas de l’énoncé qu’il profère selon lequel il n’est pas d’essence de l’action (naturante ou dénaturante, selon qu’on parle par exemple de l’art (l’exception) ou du travail à la chaîne (l’ordinaire), mais seulement des actions éclatées, qui ne sont pas nécessairement liées entre elles par des rapports de causalité, et qui obligent plus exactement à admettre des variétés sociales historiques d’actions et une diversité presque infinie des épreuves de la domination à elles attachées dans des régimes du sensible spécifiques.

En cela nulle nécessité de penser d’emblée l’action dans un cadre anthropologique, dans lequel nous serions renvoyés à l’impératif de lier action et processus d’hominisation8. Il est d’ailleurs d’autant moins évident d’opérer ainsi que les actions s’accomplissent toujours dans une culture.

7 BP, p. 18 : « Penser la politique, c’est en effet penser la nature et les actes de son sujet spécifique, au lieu de les déduire d’une théorie générale du sujet qui toujours les ramène vers la question du sujet du pouvoir ».

8 cf. Les ouvrages d’André Leroi-Gourhan (Le Geste et la Parole, vol. I : Technique et Langage, Paris, Albin Michel, 1964, vol. II : La Mémoire et les Rythmes, ibid., 1965), de Gilbert Simondon (Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier,1969, rééd. augm. 1989).

Au demeurant, de telles conceptions essentialistes de l’action, au-delà de leur jeu sur la « valeur » positive ou non de l’action, prennent un risque supplémentaire. Celui d’isoler la technique, le médium de l’action, en une sorte de fantasme dans lequel s’énoncent moins une compréhension du travail et des techniques que, de façon réversible, des craintes ou des enchantements de la technique9. En un mot, action et humain, action et technique, action et nature, mais aussi action et modernité sont des assemblages ou des balancements qui ne relèvent d’aucune d’essence. En revanche, ainsi ajustés dans le montage d’une multiplicité de fictions de la destination humaine érigées en fictions de la société entière, ils dessinent immédiatement des régimes de pensée dans lesquels les activités sont soumises à un partage du sensible. Ces régimes dépolitisent la politique par incarnation du principe selon lequel « il n’y a pas de part du sans-part »10.

Afin de confirmer les orientations mises au jour par ce schéma général, il demeure possible de se servir de quelques écarts majeurs pratiqués par Rancière vis-à-vis des normes habituelles en matière de pensée de l’action. Est-il surprenant que le philosophe expose si longuement, et si répétitivement, deux scènes de l’action constituant moins des intrigues humanistes de l’action que des épisodes dramatisés de reconstitution de la politique enfin conçue comme action ?

La première scène comporte deux volets : une référence platonicienne/aristotélicienne et une révérence prolétarienne. Relions-les afin d’orienter le commentaire sur l’essentiel. La grille de lecture appliquée à Platon, notamment à la République, vise à faire sourdre de cet ouvrage une conception du social et de l’action typique d’une exclusion de la politique, sous la forme de la dualité théorie/pratique. L’attention est portée sur la distribution sociale des places des uns et des autres et sur la manière dont le philosophe justifie l’astreinte imposée au « peuple » de ne jamais pratiquer qu’un seul métier, et par conséquent de ne pas chercher à participer au gouvernement des affaires communes. Le ressort platonicien reste simple. Il comporte néanmoins deux faces : celui qui est assigné à une place ne peut accomplir correctement sa tâche que s’il ne se consacre qu’à elle (il n’a pas le temps de faire autre chose) ; et par conséquent la politique, qui prend ici la forme de la police (la gestion avisée des affaires communes), est réservée à quelques-uns, ceux qui ont le temps (le loisir).

9 On n’oubliera pas que la pensée de Rancière est concomitante de l’ampleur prise publiquement par les thèses de Hannah Arendt, par la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas, etc.

10 LM, p. 34.

Ce qui, par ailleurs, ne saurait masquer entièrement fait le fait que les hommes de gouvernement, eux, en revanche, peuvent accomplir une multiplicité de tâches (faire des mathématiques, de la gymnastique, de la philosophie, …, les tâches théoriques vouées à l’immuable et à l’éternel)11. Ainsi donc Platon divise-t-il l’action en plusieurs genres exclusifs (imposant, malgré lui, l’idée qu’il n’est pas d’action en soi), et affirme que certaines actions ont plus de valeur que d’autres (certaines actions ne sont d’ailleurs pas dicibles : celles des esclaves et des femmes, par différence avec celles des artisans et les techniciens, ce qui se monnaie, chez Aristote, dans la trilogie : théorie/pratique/poïétique).

Le deuxième volet de cette première scène englobe une multitude de personnages qui circulent dans les œuvres de Rancière : menuisiers, typographes, couturières, ouvriers, cordonniers, serruriers. Il va à rebours de l’exposé précédent. Rancière, après s’être aventuré dans les archives du rêve ouvrier du XIXème siècle, découvre non seulement que les rapports du savoir et du pouvoir dans l’action ne se composent pas comme le marxisme et notamment le marxisme althussérien nous le faisaient accroire (dans un rapport extérieur), mais encore que cette scène prolétarienne vient bousculer les partages en cours, et esquisse d’autres mondes possibles. En résistant à l’évidence du partage ouvrier/gouvernement (agir/penser), les prolétaires livrent un certain nombre de clefs concernant l’action : ce qui importe est donc moins l’Action que le courage d’entreprendre quelque chose malgré les interdits, et simultanément de remettre en question les partages opérés entre les actions nobles (le monde pensant) et les actions serves (le monde ouvrier) dont on comprend alors qu’ils fabriquent des corps et des langages hétérogènes, au point de rendre ceux des prolétaires invisibles et inaudibles, et de refuser pour cela de les laisser participer à d’autres types d’action. Les ouvriers sont proprement invisibles et inaudibles dans ce système de domination. Surtout, ce que Rancière souhaite préciser, c’est que l’action de ces prolétaires de la nuit – qui écrivent, rédigent des poèmes, apprennent à écrire, alors que le corps du prolétaire n’est pas censé disposer même de la parole (« il est incapable de s’exprimer », « on ne le comprend pas »)12 – contribue à changer les positions assignées aux uns et aux autres dans l’usage du langage. En un mot, les formes d’effraction des ouvriers autodidactes des années 1820- 1840, dans la grande littérature, provoquent en eux un vacillement identitaire (à l’encontre des objectivations) créé par la fréquentation du discours utopiste, et inscrit sur les corps des effets de déterritorialisation rapidement devenus le moteur de l’action politique, de la fabrication, cette fois, de l’hétérogène, et d’une transformation possible du régime de partage.

11 Cf. Par exemple, LM, p. 95sq. ou Le partage du sensible, Esthétique et politique (PS), Paris, La Fabrique, 2000, p. 67.

12 La nuit des prolétaires, archives du rêve ouvrier (NP), Paris, Fayard, 1981.

La deuxième scène peut être analysée plus brièvement. C’est la scène du design, qui nous intéresse ici dans la mesure où elle fait place à une réflexion sur l’agir humain médiatisé par la technique13. D’emblée, Rancière refuse de réfléchir sur le design dans le cadre d’une histoire autonome de la technique. Sacrifier à une telle perspective reviendrait à réduire la question de la technique à celle d’un simple medium, en laissant croire que le medium, dans une activité quelconque, pourrait être considéré, selon les cas, comme essentiel ou inessentiel. Or, nous l’avons précisé, le philosophe ne s’intéresse pas à ces balancements un peu vains (nier le medium ou le muer en fin en soi). Penser la technique ne peut donc s’accomplir qu’en référence au régime de partage dans lequel elle fonctionne (et à ce titre, Stéphane Mallarmé et Peter Behrens, le prince des poètes et l’ingénieur de la grande production utilitaire, appartiennent au même régime de partage). Et en pensant le rôle qu’elle y joue, notamment en référence aux transformations auxquelles sont soumis conjointement la pensée du travail (suspension de sa valeur négative) et la pensée de l’art (défini désormais comme travail), dans le régime esthétique du sensible (XIXème s.).

De cela, ressort une conclusion. Penser l’action dans une logique de l’hétérogène revient à bouleverser les disciplines qui traditionnellement s’inquiètent d’elle. Ces disciplines ont opéré un réglage de notre vision qui affecte notre capacité à envisager de penser la politique autrement. Penser l’action sous la forme d’une essence (humanisme par exemple), c’est l’enfermer dans des couplages : agir/pâtir, agir/penser, … qui, souvent contradictoires entre eux, déterminent surtout des partages du sensible – entre ceux qui agissent et ceux qui subissent, les classes cultivées et les classes « sauvages » – qui se satisfont d’une dépolitisation de la politique.

L’action politique : figure singulière de l’agir humain

L’émancipation, tel est maintenant le nœud de cette philosophie de l’action, dans sa contribution à l’élaboration d’une culture politique du dissentiment. Il conviendrait même, de ce point de vue, de donner à la philosophie de l’action de Rancière une place précise dans une généalogie des philosophies de l’émancipation (les Lumières et l’émancipation humaine, les philosophies de l’aliénation et l’émancipation religieuse ou sociale, …), sous peine de laisser flotter le sens de ce terme. Tout en remarquant qu’il choisit de maintenir cet horizon au cœur de sa philosophie, et parce qu’il est nécessaire d’expliquer autre chose, contentons-nous d’indiquer la signification proprement ranciérienne de ce terme.

13 « La surface du design », in Le destin de la technique, Paris, La Fabrique, 2003, p. 105 sq. En PS (p. 69), cependant, Rancière souligne déjà la nécessité de réfuter l’idée de la technique conçue comme imposition d’une forme à une matière, idée dans laquelle il lit le partage du sensible platonicien impliquant un partage des occupations qui soutient la répartition des domaines d’activité.

Parler d’émancipation, c’est parler d’une action dont l’effet a vocation à reconfigurer le champ de perception d’un individu en brisant les frontières qui l’excluent d’un territoire ou d’une compétence. L’émancipation se définit assurément par l’acte de travailler à l’analyse de ce à quoi l’on a été identifié au moment même où on en bouleverse l’ordonnancement.

Telle est la perspective politique, dessinée par Rancière, qu’elle concourt à légitimer une idée de l’émancipation des humains par l’affirmation du présupposé de l’égalité et non par celle de la réduction nécessaire des inégalités14, puisque cette dernière contribue à maintenir les inégalités et la domination. Voilà pourquoi, s’il convient de prendre parti pour l’émancipation, c’est moins au titre d’un savoir qui éclairerait le peuple de l’extérieur, ou d’une fin dernière à réaliser (une utopie), en l’enfermant dans de la question du pouvoir, de l’Etat, d’une classe et d’un sujet de l’histoire pré-défini afin d’amoindrir la peur traditionnelle à l’égard des masses laborieuses ou dangereuses, qu’en fonction d’une subjectivation politique sans cesse à réaccomplir à partir de la position des invisibles, des invus, des sans-part, des sans-nom, des exclus de la prise de parole légitime. Aucun primat n’est accordé à une quelconque prise de conscience. Tout est pensé en référence au geste de se saisir de la parole (« je suis capable »). La compréhension de l’action politique en est évidemment déplacée.

S’immerger dans la politique, cela consiste d’abord à apprendre à désapprendre à penser la politique comme art de gouverner (l’art de tenir le gouvernail du bateau, écrivait Platon, la pratique du commandement qui dépolitise la politique), exercice ou conquête du pouvoir (conçu comme substance), organisation légale des pouvoirs ou des consentements, voire contrôle des passions qui soutiennent le rapport domination/servitude. Cela implique de détourner la conception étatiste incorporée de la communauté et de la souveraineté15.

14 Parce que la requête d’une telle réduction renvoie toujours à un exercice du pouvoir, exercice qui est lui-même lié à l’inégalité (entre ceux qui l’exercent et ceux qui le subissent), donc on tourne en cercle.

15 Sur ce dernier concept, il conviendrait de mettre en parallèle les travaux de Michel Foucault (la souveraineté comme masque du pouvoir) et ceux de Jacques Derrida (et la déconstruction de la souveraineté), avec ceux de Rancière.

Outre la tradition philosophique qui se profile derrière chacune de ces options, ainsi que les formes agréées de la pensée universitaire qui vient les légitimer, cette conception de l’action politique ne correspond à rien d’autre qu’à ce que Rancière appelle la police, c’est-à- dire une forme de pensée et d’action qui n’envisage la politique que dans la dissolution de la politique, sous la forme d’une gestion « avisée » des intérêts d’une communauté, ou sous la forme d’une politique du rassemblement qui paradoxalement hait le rassemblé. A quoi s’ajoute ceci : pas plus qu’on ne saurait imputer à la politique une essence, par exemple celle de forger l’être-en-commun des hommes, de forger des rassemblements ou de statuer sur les commandements et le pouvoir, on ne saurait s’engager à supposer que l’action politique constitue une manière d’agir spécifique dans la société, une manière d’agir qui aurait un objet spécifique et restreint, un espace et un temps ainsi que des questions propres16.

La logique de la politique se condense en une logique de la manifestation, de l’affirmation de la puissance égale. La politique se traduit ensuite dans la refiguration dissensuelle du partage du sensible et de chaque partage. La pratique politique contribue à reconfigurer le sensible à partir de cette affirmation inattendue, irruptive de l’égalité : « je suis capable ». La politique consiste à ne pas se plier aux distributions habituelles de la parole, à déplacer des agencements afin de donner d’autres significations aux mots et aux choses, à inquiéter les horizons d’attente en défaisant les normes ordinaires. À ce titre, d’ailleurs, le mode de penser de Rancière constitue une politique à soi seul, au sens où il ne cesse de déplacer les frontières des mots, des concepts ou des théories. Il y a bien, de surcroît, une politique de la pensée intrinsèque à la philosophie ranciérienne.

Qu’entendre par cette affirmation de la puissance égale ? Pour arriver à ce résultat, Rancière prend au sérieux un premier repérage. L’égalité ne s’obtient pas, elle se déclare. C’est en cela qu’elle est principe (et oblige à penser, cette fois, la division de l’archè), le principe non d’un droit prétendument universel mais d’un universel actif, parce qu’il divise le consensus, interrompt par ses opérations et fait valoir l’altérité. Derechef, le philosophe tire cette conclusion de son voyage dans la nuit des prolétaires, de ces femmes et de ces hommes qui n’ont rien attendu pour se battre, ni savoir ni promesse ni finalité, mais qui ont fait exister l’égalité, dans leurs actes mêmes, en ne sacrifiant pas aux objectivations et aux partages du régime en place.

16 La politique n’est ni un domaine à part ni un sous-domaine ni un produit d’appel pour la philosophie : « la politique n’est pas l’art de diriger les communautés, elle est une forme disensuelle de l’agir humain, une exception aux règles selon lesquelles s’opèrent le rassemblement et le commandement des groupes humains. La démocratie n’est ni une forme de gouvernement, ni un style de vie sociale, elle est le mode de subjectivation par lequel existent des sujets politiques. Cette double contre-affirmation suppose une rupture avec l’idée du politique comme essence de l’être-en-commun. Elle aboutit à séparer la pensée de la politique de la pensée du pouvoir » (BP, p. 16), mais aussi LM, p. 55.

L’égalité n’a pas été pour eux un horizon à atteindre, au risque d’en reporter toujours la réalisation à plus tard. Elle a toujours été le présupposé de leurs activités de déplacement, de déport des limites et des frontières. Elle n’a pas fait l’objet d’autre chose que d’actes et de déclarations, dont la principale a été ce « je suis capable ».

À cet égard, l’égalité passe pour le nom de la véritable et seule légitimité reconnue par Rancière afin de poser correctement le problème de l’action politique en tant qu’elle remet en jeu des agencements. Et ceci parce qu’elle se donne, répétons-le, pour le présupposé d’un universel actif, susceptible de manifester l’inégalité à soi de la communauté. Elle introduit à une sorte de « présupposition devant être vérifié et démontré dans chaque cas nouveau, dans chaque tort qui est appelé à être réparé »17. Autrement dit, elle conditionne la politique sans faire la politique même.

L’action politique consiste à faire voir ce qui ne se voyait pas, à faire entendre de la parole là où on n’entendait que du bruit. Cette action a sa fin dans les déplacements qu’elle permet d’opérer. Et c’est en cela qu’elle est démocratique. À condition, là encore, d’entendre dans ce mot quelque chose qui désordonne aussi les distributions habituelles. Rancière refuse de résorber les traits de la démocratie dans un mode de vie18 (l’individu dit « démocratique », identifié au « consommateur », non référé aux classes sociales, par les penseurs qui distillent la haine de la démocratie) ou dans un style de pouvoir « raisonnable » de type parlementaire (un type de constitution, un pouvoir du peuple limité aux élections, ou des représentants déliés du souci de rendre compte). Par opposition à ces égarements, la démocratie, écrit Rancière, revêt les traits d’un espace de rassemblement sans modèle ni figure définitive, qui ne peut cependant se constituer sans combat et ne peut se dire sans polémiques : « La démocratie est l’institution même de la politique, l’institution de son sujet (la subjectivation) et de sa forme de relation » (l’invocation d’un tort). Comment mieux affirmer que la démocratie n’est rien d’autre qu’action, et n’est « confiée qu’à la constance de ses propres actes ». En quoi elle suscite courage et joie19 chez ceux qui « savent partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence ».

17 LM, p. 12.

18 De là la critique du thème de la démocratie conçue comme égalisation des conditions, selon Alexis de Tocqueville, La Haine de la démocratie (HD), Paris, La Fabrique, 2005. L’idée est fort bien relevée par Miguel Abensour, La démocratie contre l’Etat (Paris, Le Félin, p. 10) : « Dans la pensée contemporaine qui identifie à tort la démocratie au gouvernement représentatif ou à l’Etat de droit, seul Jacques Rancière nous semble préserver l’intuition de Marx quant à l’être, quant à la disposition anti-étatique de la démocratie ».

19 HD, p. 106.

Elle présente la puissance fondatrice des hétérotopies, puisqu’elle est la capacité de n’importe qui à se dire et se faire égal de n’importe qui. Notons, au passage, puisque le mot vient ici en avant, qu’en réutilisant le terme d’hétérotopie, Rancière se range parmi les philosophes qui, depuis longtemps, ont réélaboré la question de l’altérité et de l’autre, en la composant à partir du refus des consensus, des identifications et des séductions de l’Un (l’Etat).

La subjectivation politique

Ce qu’il y a à penser, maintenant, ce n’est pas le sort des grands sujets de l’action politique (la classe ouvrière, par exemple, les grands hommes de l’histoire) ou des petits acteurs (ceux des petitss récits), mais plutôt la constitution concrète de la capacité de n’importe qui à pouvoir affirmer :

« je suis capable », selon les principes de la démocratie définis ci-dessus. Cela pourrait impliquer l’action de collectifs, à condition de préciser que ces derniers doivent reposer, bien entendu, sur des individus valorisés pour leurs capacités à penser le monde par eux-mêmes.

L’action politique ne réclame ni un Parti ordonnateur ni une classe-sujet de l’histoire de référence – nul destin d’un sujet de l’histoire ne naît par causalité de la situation et de la théorie ; nul sujet présent à soi et totalisant –, mais elle ne doit pas céder non plus aux délices des aventuriers et autres baroudeurs, pas plus qu’elle ne peut se contenter d’exalter pour soi la puissance conflictuelle du multiple20. Certes, si, chez Rancière, en matière politique, il ne s’agit pas primordialement de fédérer des forces en une organisation, il n’est pas exclu que cela puisse se réaliser, sous des formes que, toutefois, le philosophe ne précise pas, dans les ouvrages que nous avons utilisés pour réaliser cette synthèse. Il y reviendra sans doute à un moment ou un autre21. De par la référence à l’émancipation, on ne sera pas surpris en revanche d’observer qu’il reste très attentif à analyser la constitution des sujets politiques à partir de leur vocation à universaliser des conflits22, et que le nom de « peuple » (qui n’est pas le nom d’une classe parmi d’autres) synthétise toujours un tort historique et un type de lutte des sans-part.

20 Rancière vise en ce dernier point les thèses de Jean-François Lyotard, condamnées notamment en ME, p. 119 sq.

21 Et déjà dans La philosophie déplacée, Autour de Jacques Rancière, Paris Horlieu Editions, p. 514 : « Je ne récuse pas cette question ». Cependant, dans une interview à la revue Vacarme, n°9, il précise : « On peut assimiler cela (mon attitude) à un retrait théoricien, d’autant plus qu’il m’est, depuis assez longtemps, devenu impossible d’adhérer au discours de quelque collectif que ce soit. Il m’arrive d’en rejoindre certains dans la rue, sur des objets particuliers, mais quand j’entends leur discours, je m’y sens étranger ».

22 Sur le « rien qui est tout » (pauvres antiques, tiers état, prolétariat), cf. LM, p. 28, 39 sq.

Quoi qu’il en soit, l’argumentation fait surgir le concept de subjectivation politique23 au droit même de la question suivante : comment changer la configuration des données sensibles et construire les formes d’un monde à venir à l’intérieur du monde existant, sans céder du terrain à une théorie de l’aliénation et de la fausse conscience ? Telle se présente la condition primordiale d’une théorie nouvelle du sujet politique.

Jusqu’alors, par héritage marxiste interposé, pour une grande part, mais d’ailleurs pas seulement, l’approche de cette question du sujet politique était conditionnée par la notion de prise de conscience des conditions sociales et historiques, au risque de déboucher sur une valorisation de la composante identitaire des mouvements politiques. En pleine cohérence avec un concept d’aliénation – la conscience est toujours en retard sur la réalité, du moins tant que la science ne l’éclaire pas ; les dominés sont dominés à mesure de leur méconnaissance de la vérité ; la désaliénation, en revanche, promet une reconstitution de l’identité première longtemps recouverte – qui émanait des théories de la domination et de la Science salvatrice, le militant politique était censé relever le défi du statu quo à partir d’une élévation sublime de soi-même à la pleine conscience de sa condition d’aliéné, dont on pouvait attendre un retour à son essence d’être libre. Autant dire que l’approche trouvait sa cohérence dans un acte d’auto-réflexion d’une entité déjà existante pour elle-même. Mais le prix à payer pour laisser se déployer une telle théorie n’est-il pas que l’identique devient primordial alors qu’il n’est pas compatible avec l’idée même d’un devenir ou de l’histoire ?

Assurément, affirme Rancière, en déplaçant la question. Le sujet de la subjectivation (celui qui prend part, celui qui affirme « je suis capable »), le sujet politique même, n’existe pas avant l’action (révolte, soulèvement, arrachement, décrochage), comme sujet déjà constitué qui se lance ensuite dans la politique. Son acte de « subjectivation » ne consiste pas en une prise de conscience, celle d’un en soi qui deviendrait pour soi et reviendrait à soi, impulsée par le secours de la théorie enfin apportée à lui de l’extérieur

23 Que l’on ne confondra pas avec le concept de subjectivation foucaldien. Rancière précise, à l’égard de Foucault, que « nulle part, il ne considère une sphère spécifique d’actes que l’on pourrait nommer actes de subjectivation politique. Je ne pense pas qu’il se soit jamais intéressé à définir une théorie de la subjectivation politique au sens où je l’entends, celui d’une reconfiguration polémique des données communes. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le commun polémique, c’est le gouvernement de soi et des autres » (Interview dans Multitudes).

. La logique de la subjectivation, qui n’aboutit aucunement à définir un modèle exclusif, se joue dans l’action elle-même, dans l’action par laquelle tel ou tel être humain se désidentifie et se déclasse par rapport à un partage du sensible régnant, en faisant jouer le savoir dans l’action elle-même. En refusant, par le pouvoir performatif de la parole, une assignation (« tu » es homme, femme, ouvrier, noir, …), la personne de référence s’institue politiquement, et ceci au moment même où elle déplace les noms à elle donnés (prolétaire, mari, ...), où elle rend visible ce qui ne l’était guère sous la domination du partage de référence. La subjectivation ne donne pas la clef du mode d’approche d’une nouvelle situation prévisible, elle cerne plus exactement le processus de construction de soi comme sujet à partir de la présupposition de l’égalité : « je peux écrire », « je peux prendre la parole », … Elle consiste à refuser de croire que seul est ce qui est, à apprendre à lier ce qui est et ce qui sera, sans confier à d’autres le soin de faire advenir quelque chose. L’action politique — la mise en acte de l’égalité — suppose donc une revendication forte et implique une mise en question de l’identité à partir de laquelle se pose la revendication. La subjectivation rend possible l’impossible, en quoi elle donne bien la clef de l’action politique.

Ce processus de subjectivation commence toujours dans et par des sujets flottants, déréglant les choses établies parfois dans des « espaces culturels mixtes », dans lesquels s’apprennent ou se renforcent les subjectivations, au moment même où elles brouillent les distinctions établies. Par exemple, dans les cafés, les théâtres, au cœur des attroupements ou des spectacles de rue24. Au cours de ces rencontres, de ces dialogues et de ces confrontations, des trajectoires se nouent. Mais elles se nouent bien au sein même des entrecroisements entre disciplines et indisciplines, en introduisant des lignes de fractures de plus en plus tranchées.

Appliquée aux citoyennes et aux citoyens, cette philosophie politique de la politique inflige à notre manière de penser la politique une mutation complète. Penser la politique, c’est penser une politique de l’écart sans cesse renouvelé. Une politique du choc et de la performance, pour reprendre un terme qui relève de l’esthétique, d’un choc qui fait entrer en jeu un autre rapport du visible et du dicible, comme le montage dialectique, en matière artistique, fragmente les continus, éloigne les termes habituellement rassemblés en faisant jaillir de nouvelles donnes, rapproche les hétérogènes.

Voilà qui suffirait à justifier le point d’aboutissement auquel nous en arrivons : la philosophie de Rancière se donne pour une philosophie politique de l’émancipation ou de l’écart à partir de la présupposition de l’égalité. Cette philosophie fait des chocs introduits dans le partage du sensible « de petits instruments de mesure, propres à faire apparaître une puissance de communauté disruptive, qui impose elle–même une autre mesure ».

24 Les scènes du peuple, Paris, Horlieu Editions, 2003, p. 211.

Telle est sa façon de rendre compte de l’histoire en train de s’accomplir : « La rencontre des incompatibles y met en évidence le pouvoir d’une autre communauté imposant une autre mesure ». Cela, quoique sans téléologie, sans utopie, sans finalité.

De l’action politique aux scènes de l’histoire

Si quelque chose de nouveau est toujours envisageable en général, aucune fin de l’histoire ou réalisation définitive de la justice n’est possible, et nous ne sommes pas aussi impuissants qu’on nous le fait croire. Mais c’est que nous ne quittons jamais non plus le terrain de l’histoire et d’une histoire discontinue, ne répondant à aucune nécessité et à aucune linéarité25. Une telle affirmation de la contingence des choses revêt ici une importance primordiale. Rancière refuse encore de réduire les actions à des déterminations externes. Il récuse le sociologisme et l’historicisme. Est-ce par goût du singulier et donc ici par goût de l’action singulière ? Toujours est-il que, chez lui, les actions ne s’enchaînent pas par un mouvement nécessaire et ininterrompu de cause à effet.

Comment ne pas comprendre à nouveau que parler d’histoire, dans une telle perspective, cela ne saurait consister à se concentrer sur les formes de conquête du pouvoir, à penser l’unité de l’histoire du monde à partir d’une téléologie ou à valoriser un surplomb dialectique projeté sur tel ou tel événement ? Plus encore : nous sommes sortis de l’âge de l’histoire dans lequel se concentrent ces lectures « dépolitisées » de l’histoire, c’est-à-dire de cette époque durant laquelle l’histoire a été pensée soit comme enchaînement causal linéaire et téléologique, soit comme processus de production d’une vérité de la communauté humaine accentuant le déni du politique. Pour autant, il y a bien de l’histoire. Nous avons toujours à « faire (agir) l’histoire », et une histoire qui ne quitte pas la perspective des révolutions, même si la notion de révolution devient plus modeste en ce qu’elle désigne désormais des opérateurs de disjonction plus nombreux, plus dispersés et plus cantonnés. Au reste, Rancière préfère le terme de « révolte » à celui de « révolution », substituant, dans le même temps une « logique » de la révolte à la discipline partidaire de la révolution.

25 « Le tournant éthique n’est pas une nécessité historique. Pour la simple raison qu’il n’y a pas de nécessité historique du tout » (ME, p. 172). Cf. aussi interview ET.net : « Ce que je n’ai pas gardé, c’est le scientisme dominant, la foi dans une forme de nécessité historique, objective de l’émancipation. Ma position, très rapidement, s’est au contraire appuyée sur l’idée d’une contingence fondamentale de l’ordre existant, sur l’idée que toute émancipation était en quelque sorte un processus contingent ». Idem dans L’espace des mots, Nantes, 2004, p. 11.

Partout il y a du tort, partout du surgissement plus ou moins étouffé et efficace. L’histoire, qui n’est réductible ni à ce qu’en énonce le discours de l’historien ni à l’histoire de l’historiographie26, est concentrée dans les projets d’émancipation que l’humanité ne cesse de forger et qui n’ont aucune raison de revêtir l’aspect d’un modèle privilégié (la Révolution française ou la révolution marxiste), d’autant que ces modèles sont en général pris dans une référence à l’Etat à laquelle Rancière ne souhaite pas sacrifier. D’une certaine manière même, l’histoire se manifeste surtout dans les figures de l’émancipation les plus modestes, celles que Rancière nous conduit à croiser dans son œuvre : les prolétaires de la nuit (La nuit des prolétaires), les Jacotot (Le maître ignorant), Jeanne Deroin (La mésentente), Claude Genoux (Courts voyages au pays du peuple), Louis- Auguste Blanqui (Aux bords du politique) et autres Louis-Gabriel Gauny (Le philosophe plébéien). Et les luttes courageuses entreprises par ces figures nous font toujours « gagner » quelque chose, au prix d’intégrer un ordre de tressage remanié. L’histoire, l’histoire effective, définit l’action de l’homme sur son temps, la production de discontinuités. Elle doit par conséquent nous rendre sans cesse attentifs aux plus impensables des surgissements. Par l’histoire, nous apprenons que l’impensable est toujours possible, et d’une certaine façon, hante chaque présent de virtualités prêtes à surgir.

La fonction polémique de la réflexion sur l’histoire a bien pris sa source dans la volonté de remettre en avant la question de l’émancipation dans son rôle de contrer toute distribution inégalitaire de fonctions ou de positions. Elle contribue à reconduire au premier plan l’agir humain et ses modes spécifiques de réalisation.

Un mot encore, au-delà de cette description sommaire de la conception ranciérienne de l’action et de l’histoire : l’histoire manifeste la foule des occasions saisies par les hommes pour mettre à nu les torts qu’ils fabriquent eux-mêmes. L’histoire prouve la propriété qu’à l’être humain d’être un animal littéraire27, pensant et parlant, si l’on veut jouer à nouveau avec la formule d’Aristote (un animal de cité, écrivait-il). Ceci au sens où l’homme est certes un animal politique et historique, au fond, mais vivant son existence au travers de représentations de lui-même et du monde qu’il se donne, notamment par et dans le récit historique. L’histoire met en avant la propriété inventive de la parole et de l’écrit – le littéraire – au cœur de l’action même, son caractère normatif parfois, mais aussi son caractère révolutionnaire et indéterminé. Enfin, l’histoire manifeste la capacité humaine à perpétuer la volonté de lutter contre l’insupportable, au point

26 Cf. Les mots de l’histoire, Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.

27 PS, p. 63.

que, en dépit des impressions à nous données de l’histoire par certains livres ainsi titrés, l’histoire met en scène le compte que nous avons à rendre des « énergies politiques du refus »28, représentant la variété infinie des ressources du changement. Il devrait même être de la tâche de l’historien d’inventer, pour penser et raconter ces mouvements, des catégories nouvelles de pensée, des schèmes narratifs et un style nouveaux !

Des interrogations

Une chose désormais est claire : « Il n’y a de politique que par l’interruption, la torsion première qui institue la politique comme le déploiement d’un tort ou d’un litige fondamental »29. Mais d’autres questions ne sont pas réglées pour autant. La preuve en est que les derniers mots du paragraphe précédent retiennent à nouveau l’essentiel de la critique adressée par Rancière à la théorie politique régnante : les intellectuels ne possèdent pas la science du moment juste, science avec laquelle ils pourraient aller au peuple afin de lui servir de guide. De surcroît, il n’est pas de « bon moment » en politique. Il faut même savoir intervenir à contretemps.

Néanmoins, on ne peut éviter la suspicion d’une victoire un peu instable de cette thèse. En effet, l’obstination à renvoyer la politique à l’irruption des sans-part, dans le mouvement même de la subjectivation impulsé par un tort, n’oblige-t-elle pas à dissocier deux approches de la pratique politique : celle que Rancière emploie relativement à des pratiques accomplies et celle de sa propre pratique. Pour la première, les ouvrages de l’auteur abondent en exemples et en références. Pour la seconde, en revanche, la perplexité est grande. Et elle est d’autant plus grande qu’il conviendrait de livrer ici une double clef, celle des principes d’engendrement des changements et transitions tels que Rancière les conçoit – et on n’a presque aucun éclaircissement sur ce point des passages et des ruptures d’une régime à un autre, dans les ouvrages de l’auteur, ce qui nous renvoie à nouveau à la contingence, excluant ainsi les médiations et les charnières, probablement trop liées aux philosophies de l’histoire et au marxisme, à ses yeux –, et celle de la définition de sa propre pratique d’intellectuel, de la fonction de penser.

Suffit-il, relativement au second point notamment – la difficulté d’être un intellectuel de nos jours et la définition de son rôle spécifique vis-à-vis de la société –, de nourrir pour seule pratique la constitution d’une vigilance ou d’une attention portée aux manifestations irruptives ou intermittentes ?

28 ME, p. 67.

29 LM, p. 33, 38.

Doit-on se contenter d’assigner à la pratique politique de l’intellectuel soit l’unique soin de mesurer les écarts provoqués et leur impact sur les reconfigurations (position objectiviste renouvelée, position de monopole dans la distribution sociale des fonctions), soit l’obligation d’intervenir sur les lignes de partage du sensible, afin de renforcer les reconfigurations du champ de la perception des individus (position subjectivante de celui qui cherche au moins à briser le lien entre savoir et pouvoir) ? Ou bien une position de témoin ou bien une pratique d’accompagnement30, en somme ? Une pratique qui viserait uniquement à rendre à chacun la confiance dans sa capacité à penser, parler et transformer la situation présente.

Ce qui est certain, sur ce point encore, c’est que l’intellectuel, s’il veut devenir ranciérien, n’est au service ni d’un pouvoir ni d’une science. Et l’intellectuel philosophe ne peut continuer à rêver de faire de la philosophie une pratique de l’opposition entre des thèses, thèses contre thèses, dans un milieu confiné, dans un jeu qui l’expose à se soumettre au partage du droit de parler garanti par les institutions, au marché du savoir et aux partages en cours. Dans cette pratique, il se rend adéquat aux objectivations requises de lui et n’agit plus sur aucune conjoncture. L’intellectuel ranciérien a vocation lui aussi à la désidentification. N’est-ce pas par ce trait, au fond, que Rancière demeure le plus proche des perspectives de Gilles Deleuze (le devenir), de Michel Foucault (le souci de soi) et de Jacques Derrida (la déconstruction), dans une communauté de résistance contemporaine ? Un autre éthos des intellectuels.

Afin de parfaire encore notre parcours, il faut ajouter à ce qui précède quelques mots qui permettent de rendre sensibles quelques points de discussion à reprendre désormais. Il convient effectivement, en premier lieu, d’examiner de près la « métaphysique » du philosophe, sa thèse portant sur la contingence pure, dans la mesure où elle a de grandes incidences sur l’ensemble du raisonnement et en particulier sur l’idée selon laquelle l’action politique ne saurait se soumettre à une finalité ou à une idée de la justice. Nous ne pouvons nous abstenir de relever ce qui risque de passer pour un aval donné à l’aveuglement et l’impuissance en matière politique. Certes, celui qui croit agir, lorsqu’il s’agit du réformisme n’agit pas, mais celui qui agit autrement engendre-t-il systématiquement de profondes transformations du statu quo ?

30 Cf. Kristin Ross, « Rancière à contretemps », in La philosophie déplacée, op.cit., p. 206 : « la pensée de Rancière ne semble pas ouvrir sur une praxis…. ». Et sur le principe d’engendrement des changements : la praxis chez Rancière changerait de sens, « elle constituerait une vigilance ou une attention portée aux manifestations intermittentes… ».

« Se faire compter », tel semble être l’idéal. Mais dans une dualité police/politique qui risque bien de n’être jamais assurément assez contradictoire.

Sans doute faudrait-il rappeler que dans l’action même des mondes communs peuvent s’élaborer, en archipels et en coordinations, permettant d’échapper à l’impression d’une fatalité factice de l’action, non soumise à des conditions historiques, et engageant l’humanité à chaque fois dans la voie de conflits sans autre issue qu’un déplacement des partages et sans autre résultat possible que le rapport écart-pratique des écarts-choc à l’infini.

C’est vraisemblablement là, le point autour duquel les polémiques les plus sérieuses doivent être entreprises. Car pour le reste, s’il est possible de discuter encore nombre de propos : le statut des intellectuels, de l’esthétique, le rapport entre esthétique et art contemporain, l’absence d’une théorie du jugement et de la formation des esprits dans l’action, ..., la tension avec les écrits de Rancière sera sans doute moins vive.

* * *

Critique des conceptions classiques de l’action, la philosophie de Jacques Rancière ne nous épargne aucun effort conceptuel. Tant mieux, même, si elle nous place dans un certain inconfort théorique et pratique. Elle nous oblige, de ce fait, à devenir contemporains de notre époque.

Elle s’attaque, en effet, aux formes de pensée de l’action qui ont structuré le monde pensant et régnant de la fin du XXème siècle, notamment parce qu’elles auraient rendu les humains impuissants, à force de théorie de l’aliénation, de définition d’un monde caché (à retrouver ou pour lequel la réduction aux choses mêmes définirait la philosophie). Elle tend à remplacer, par exemple, le marxisme, la théorie de l’aliénation, celle des classes et celle des intellectuels universels, par des découpes et des observations qui ne frayent plus avec les mêmes accentuations, sans pour autant retomber dans le mythe d’une fin de l’histoire ou la déclaration

péremptoire d’une abolition nécessaire de l’action. En cela d’ailleurs elle ne cède à aucune nostalgie ni à aucune tentative de revaloriser ce qui est désormais « perdu ». Elle ne cède rien non plus à la fausse gloire des intellectuels qui croient nécessaire aujourd’hui de chanter les vertus de la vie publique en approfondissant la mise à l’écart de la politique, en participant à la juridicisation de la politique, en circulant entre la vie gouvernementale et le monde médiatique31.

31 A cet égard, on pourrait terminer en mettant en parallèle deux intellectuels contemporains importants, dans des genres différents : Rancière et Peter Sloterdijk :

même discipline d’enseignement et travail de recherche autour et à partir de l’esthétique. Comme si l’esthétique était bien devenue le lieu des controverses essentielles du temps.

Ces dispositions n’augmentent-elles pas notre impuissance ?

C’est à nous maintenant de replacer quelque confiance dans la puissance humaine, dans la recherche de formules politiques qui conviennent à notre époque, et qui permettent de fomenter des essais pour transformer ce qui est. Car la leçon primordiale de Rancière consiste à redonner confiance en une action possible, et la confiance en soi dans une action envisageable. Elle entraîne sans cesse à faire l’essai de chemins inédits, de nouveaux projets d’émancipation, dans la pleine conscience du fait qu’il n’existe pas de modèle exclusif de subjectivation. Chaque subjectivation, d’ailleurs, est nécessairement provisoire et locale32. Par conséquent aussi multiple dans ses figures, paroles, stratégies.

La vie du penseur ranciérien qui en témoigne est toute tissée de l’instable, de l’effraction de l’écart et de l’invention du désidentifié. Elle veut se vouer à la fois à la réinsertion du sans-part dans le langage et au dérèglement de l’ordre existant.

32 Tout « sujet politique est une espèce d’instance théâtrale provisoire et locale », Entretien avec Jacques Rancière, Dissonance 1, 2004, Internet.