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La raison d'une haine
Note de lecture par Guy Dreux
Jacques Rancière La Haine de la démocratie La Fabrique 2005 
le 03/10/2005

Origine : http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=93&ida=6342


Après le 29 mai 2005, un journaliste signalait à Daniel Cohn-Bendit que c'est le peuple qui avait souverainement décidé de rejeter le "Traité établissant une constitution pour l'Europe". Le député européen, accablé par le résultat du référendum, a répondu : "Vous savez, c'est aussi le peuple qui a amené Hitler au pouvoir en 33". On pourrait mettre cette déclaration sur le compte du surmenage ou d'une débilité plus ou moins passagère. Et l'on pourrait souhaiter que cela ne soit que le résultat de l'égarement d'un individu isolé.

Malheureusement, on pourrait multiplier à l'envi des exemples de ce type. S'ils ne sont pas tous aussi outranciers et haineux, la même conviction et affirmation s'y dévoile : le peuple est devenu un problème. Il est devenu le problème de nos élites qui se sont érigées en protecteurs de la démocratie. Si l'affirmation ne manque pas de paradoxes, la conviction n'en est pas moins forte et désastreuse.

Les thèmes de la dépolitisation, du manque de représentativité de nos représentants, de l'abstention ou de la méfiance vis-à-vis de nos élites font depuis un moment déjà l'objet de nombreuses analyses. Les politistes et les sociologues posent volontiers leurs regards instruits et éclairés sur la France d'en bas, multipliant les approches et inscrivant nos difficultés dans les perspectives longues de la fin des idéologies ou dans quelques défauts de communication. Mais il faut bien avouer que tous ces discours semblent manquer l'essentiel : comment des représentants du peuple peuvent à ce point se défier de leurs électeurs au point de s'assigner pour mission de nous protéger contre nous-mêmes ? Comment le peuple et finalement la démocratie sont devenus, pour nos élites, les principales menaces de l'ordre public ?

C'est à cette interrogation que s'attache l'ouvrage de Jacques Rancière avec une rare rigueur. Il rappelle en premier lieu que la critique de la démocratie a pris deux formes classiques : le discours aristocratique/réactionnaire et le discours marxiste. Le premier réfute au nom de l'inégalité des compétences (plus ou moins naturelle) toute idée d'égalité politique. Le second s'attache à dévoiler les failles de la démocratie formelle. Mais la haine présente ne concerne pas tant les institutions que le peuple lui-même, la "civilisation démocratique". "La nouvelle haine de la démocratie peut alors se résumer en une thèse simple : il n'y a qu'une seule bonne démocratie, celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique."

Rappelant aussi que la politique démocratique, c'est l'exercice du pouvoir de tous de fonder le pouvoir sans fondement naturel, Jacques Rancière signale que ce qui doit être interrogé sont donc bien les procédés par lesquels une oligarchie s'instaure en justifiant son pouvoir par son savoir et sa compétence. Dans La Mésentente et Au bord du politique, Jacques Rancière expliquait qu'une part essentielle de la philosophie politique "classique" vise à maîtriser le principe d'égalité sur lequel repose nécessairement toute politique démocratique. La représentation politique ne repose donc pas tant sur la nécessité pour des sociétés disposant d'une population nombreuse d'élire et mandater des "représentants" ; "Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s'occuper des affaires communes."

Lentement, au moment où s'affirmait l'idée que nos systèmes institutionnels pouvaient se prévaloir des plus hautes exigences démocratiques, émergeait l'idée selon laquelle le peuple, la société, était devenu l'élément perturbateur de nos institutions. Le recours aux experts, aux savants, à tous ceux qui peuvent se prévaloir d'un titre, d'une compétence à dire au nom des autres et pour les autres le souhaitable et l'inacceptable est un des dispositifs essentiels de la perpétuation de ce système oligarchique. La conjonction actuelle de l'illimitation du pouvoir de la richesse et de l'accroissement du pouvoir oligarchique est au cœur de nos difficultés. Entre l'affirmation des nécessités économiques et de la complexité croissante des problèmes sociaux, s'élabore un discours consensuel dont la signalétique est la condamnation du "populisme". Ce sont ces procédés de disqualification qui sont les plus antidémocratiques.

L'intérêt de l'ouvrage de Jacques Rancière est double : s'il présente une lecture attentive de nos difficultés actuelles, il peut aussi être lu comme une introduction à une œuvre par bien des égards essentielle.