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Rencontre avec Jacques Rancière : L'émancipation est l'affaire de tous
Propos recueillis par Catherine Halpern

Origine : http://www.scienceshumaines.com/rencontre-avec-jacques-ranciere-l-emancipation-est-l-affaire-de-tous_fr_27148.html

Sciences Humaines, n° 198, novembre 2008


Prenant au sérieux la parole des pauvres et des dominés, Jacques Rancière insiste sur la capacité des individus à se démarquer des identités qu’on leur assigne. Il rappelle qu’en démocratie, tous doivent prendre part au pouvoir.

L’égalité, telle est la grande affaire pour Jacques Rancière. Mais gare à ne pas l’obscurcir et la différer toujours par un éternel discours sur les mécanismes de la domination. Il faut non pas viser, mais poser l’égalité, qu’elle soit politique, esthétique ou intellectuelle. Prenant le contre-pied d’une démarche fréquente en sciences sociales, J. Rancière refuse que l’on réduise les modes de vie et de pensée des individus à leurs déterminations sociales, culturelles ou historiques. Attentif à la part des « sans-part », des pauvres, des exclus ou des dominés, il affirme avec force que les gens ne sont pas enfermés dans un destin social qui leur dicterait leurs pensées, leurs goûts, leurs regards ou leurs aspirations.

Assurément, J. Rancière est un philosophe inclassable. Il n’appartient à aucune école, n’a fondé aucun courant de pensée et refuserait sans doute toute étiquette. Et pour cause : il n’a eu de cesse de lutter contre les assignations, intellectuelles ou sociales. Les frontières disciplinaires lui déplaisent : il y voit d’abord la volonté chez les chercheurs de conserver leur pré carré. À la croisée de l’histoire, de l’éducation, de la politique et de l’esthétique, il offre un parcours philosophique incisif et singulier qui entend déconstruire les certitudes les mieux établies.

Quel rôle a joué Mai  1968 dans votre rupture avec le marxisme  ?

Dans les années 1960, le marxisme apparaissait comme l’horizon indépassable du temps. La Leçon d’Althusser se présentait comme une tentative pour proposer un marxisme scientifique, rigoureux, régénéré à sa source et capable de porter une révolution nouvelle, menée par les peuples du tiers-monde, balayant l’image grise de la révolution soviétique. Le primat de la formation théorique qu’il affirmait s’accompagnait d’une théorie de l’illusion : les malheurs des dominés leur venaient d’abord de leur ignorance des conditions de la domination. Louis Althusser se défiait des mouvements des étudiants qu’il jugeait enfermés dans une idéologie petite-bourgeoise ignorante des réalités de la lutte des classes. Mai  1968 a été pour moi un révélateur : ces mouvements qu’il qualifiait d’idéologiques s’en prenaient à l’édifice du savoir bourgeois et avaient en fait une vraie capacité de mobilisation des masses et de subversion de l’ordre social.

Ma rupture avec le marxisme n’est pas simplement liée aux circonstances  : elle est d’abord le refus du présupposé scientiste logé au cœur même du marxisme d’Althusser, du marxisme en général, à savoir que les hommes sont dominés parce qu’ils n’ont pas conscience des lois de leur domination et que, pour les libérer, il faut d’abord leur donner la science.

Vous vous êtes alors plongé dans les archives ouvrières du XIXe siècle. Qu’y cherchiez-vous  ?

J’avais le sentiment d’un écart considérable entre la réalité des mouvements ouvriers et l’image classique qu’en donnaient le marxisme et les partis communistes. Je voulais chercher dans l’histoire la réalité des formes d’émancipation ouvrière pour comprendre comment elles avaient été confisquées par le marxisme. Mais il restait dans ma démarche un présupposé : l’émancipation ouvrière restait la pensée de la classe ouvrière conçue comme collectif, une pensée fondée sur des conditions douloureuses d’existence, sur des traditions et une culture propres. En travaillant sur les archives, j’ai découvert un paysage très différent : ceux qui avaient donné consistance au mouvement ouvrier n’entendaient pas être les représentants légitimes de leur classe, de sa culture et de ses traditions, mais étaient d’abord des individus qui mettaient en question une certaine identité ouvrière.

Là où j’attendais une espèce de culture autonome, ouvrière, enracinée dans le métier et une condition de vie, je découvrais une fascination pour la parole littéraire et la culture de l’autre, la volonté d’exister à part entière comme des individus partageant le même monde. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans La Nuit des prolétaires à travers ces ouvriers qui, après avoir travaillé tout le jour, pensent et créent la nuit. Les bourgeois et les hommes de lettres pourtant bienveillants jugeaient que les ouvriers n’avaient pas à faire des alexandrins, de la grande poésie, mais des chants pour le travail et les fêtes populaires. C’était une manière de les enfermer dans leur identité. J’ai été saisi par le fait qu’il ne s’agissait pas de se libérer par la connaissance, car ces ouvriers avaient parfaitement la connaissance de leur situation, mais de se penser capables d’un autre mode de vie que celui d’êtres dominés. L’émancipation vise à se donner dès à présent un mode d’existence, de perception, de pensée de citoyens à part entière de l’humanité.

Vous avez donc été amené à porter sur cette histoire ouvrière un tout autre regard que l’histoire sociale…

Pour moi, les archives ouvrières comptaient en tant que discours et pas en tant que témoignage sur la mentalité des ouvriers à un moment de l’histoire. Ma démarche était donc en complète contradiction avec la tradition de l’histoire sociale. L’histoire avait voulu se transformer en se pensant comme histoire des larges masses et histoire de la vie matérielle et pas seulement histoire des princes. Mais en prétendant être l’histoire d’en bas, elle enfermait l’histoire de ces populations dans la vie matérielle. Tout le discours historique fonctionnait comme une philosophie expliquant pourquoi les gens à l’époque et à la place où ils étaient ne pouvaient penser que ce à quoi ils pensaient. Alors que le sens de mon travail était précisément de montrer comment, à un certain moment, de petits groupes d’ouvriers avaient été saisis par des mots et des pensées impensables, comment ils avaient essayé de rompre avec la culture de leur classe comme classe sociale produite par une certaine société.

C’est aussi ce qui vous a opposé à Pierre Bourdieu  ?

Le cœur de la démarche de Bourdieu est toujours d’expliquer que si les gens sont dominés, c’est aussi parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont dominés. Ses travaux avec Jean-Claude Passeron sur l’école expliquaient que si les ouvriers sont exclus de l’enseignement supérieur, c’est parce que l’école leur fait croire qu’ils sont inclus alors qu’en réalité il leur manque les manières d’être qui conduisent au succès. Quand ils ne réussissent pas bien, ils pensent donc que c’est parce qu’ils ne sont pas doués et ils s’autoexcluent. Il s’agit toujours d’interpréter la sujétion en termes d’ignorance, de méconnaissance. Dans La Distinction (1979), Bourdieu expliquait de même que chaque classe sociale a les goûts et le mode de comportement qui correspondent à sa condition. Mais dès le XVIIIe siècle, les classes dominantes s’inquiétaient de ce qu’il y avait trop de gens du peuple qui voulaient lire, écrire, adopter des comportements qui n’étaient pas adéquats à leur classe. J’ai précisément mis l’accent sur l’importance de ce que l’on pourrait appeler une révolution intellectuelle, et même une révolution esthétique, dans l’émancipation ouvrière. L’émancipation ouvrière commence quand l’ouvrier en bâtiment peut porter sur le bâtiment un regard qui n’est pas seulement celui de l’ouvrier travaillant pour un patron, ou du pauvre travaillant à la maison des riches. Je ne nie absolument pas les déterminations sociales. Je dis simplement qu’il n’y a pas de forme de subversion sociale qui ne soit une lutte contre ce destin. On le voit tous les jours dans la transformation des modes de pensée de gens qui étaient supposés être enfermés dans un mode d’existence. Beaucoup sont surpris de voir des paysans se servir d’un ordinateur alors qu’ils pensaient que ce serait trop compliqué pour eux. Il y a beaucoup de savoir-faire, de modes d’être et de jouissances qui se sont diffusés dans des couches populaires supposées traditionnelles et ont produit des transformations assez radicales de leur mode d’adhésion à leur condition.

Les mécanismes de la domination étatique et capitaliste ont suffisamment de rouages pour ne pas avoir besoin de mettre des illusions dans la tête des dominés. La question est plutôt de savoir quelle espérance rationnelle on peut avoir de changer de vie et de construire un autre monde. Ce qui entretient la soumission n’est pas tant l’ignorance que le doute sur sa capacité de faire changer les choses.

Quelle est alors pour vous la fonction du philosophe  ?

Je suis étranger à l’idée que la philosophie aurait pour tâche d’établir les fondements du savoir. Pour moi, elle est bien plus une activité de déconstruction, de déclassification. Elle doit questionner la prétention des discours de sciences humaines – et de son propre discours – à délimiter leur territoire et leurs méthodes et à séparer ainsi leur discours de celui tenu par leurs « objets ». Les sciences humaines et la philosophie sont constituées de descriptions, argumentations, images qui relèvent de la langue et de la pensée de tous. Ce que j’ai toujours essayé de faire, c’est de traiter les paroles des ouvriers, des pauvres, des sans-part comme de la pensée à part entière.

Non seulement ils pensent à part entière mais ils sont des citoyens à part entière. Pourquoi politique et démocratie sont-elles intimement liées  ?

Toute une tradition identifie la politique avec la science et l’exercice du pouvoir. Michel Foucault a élargi la question du pouvoir en étudiant l’ensemble des technologies à l’œuvre dans le contrôle de la vie et des populations. Je me suis centré à l’inverse sur le type de pouvoir très particulier qu’implique la politique. Il y a une infinité de formes de pouvoir, dans l’entreprise, à l’école, la religion, la famille… Mais ce pouvoir n’est pas à proprement parler politique car il y a une distribution statutaire des positions. Dans la démocratie, le pouvoir politique se donne d’emblée comme un pouvoir où les positions ne sont pas fixées par avance, comme un pouvoir exercé au nom de ceux qui ne l’exercent pas. Aristote disait que le citoyen est celui qui a part au fait de commander et d’être commandé. Il n’y a pas vraiment de politique quand le pouvoir appartient aux descendants des fondateurs supposés de la cité ou à des monarques de droit divin… La politique pour moi commence avec la démocratie parce que la démocratie est le pouvoir de ceux qui n’ont pas de titre particulier à exercer le pouvoir ; elle est la reconnaissance du pouvoir de « n’importe qui ».

Vous êtes très critique vis-à-vis des discours aujourd’hui si répandus sur la crise de la démocratie…

Quand on parle de crise de la démocratie ou de malaise de la démocratie, on désigne simplement le fait que nos États dits démocratiques ne le sont en réalité que très peu. Ils sont gouvernés par des oligarchies limitées de politiciens, d’experts, d’hommes de médias, des oligarchies très largement endogames et de plus en plus internationales. Il ne s’agit pas là d’une crise de la démocratie, mais d’une confiscation de la démocratie. Quand on parle de crise de la démocratie, on essaie de renverser les choses, comme si le trouble venait non pas des pratiques du pouvoir, mais de la collectivité des citoyens. Quand on « vote mal », par exemple lors des élections du 21 avril 2002 ou du référendum sur la Constitution européenne, on dit qu’il y a un malaise dans la démocratie parce que ceux qui votent seraient des gens arriérés, incapables de reconnaître les évolutions nécessaires, ou bien des consommateurs égoïstes qui choisissent un candidat selon leur intérêt personnel. Nous sommes en réalité face à une démocratie largement confisquée, état de fait que justifie le discours intellectuel sur la crise de la démocratie au nom soit de l’incapacité du peuple, soit de son égoïsme.

Jacques Rancière, un avocat des sans-voix

Né en 1940, Jacques Rancière est professeur émérite de philosophie à l’université Paris-VIII. Élève de Louis Althusser, il rompt avec son maître dont il dénonce en particulier le scientisme dans La Leçon d’Althusser (Gallimard, 1974). Il poursuit dès lors une réflexion politique et esthétique singulière.

Il a publié

• Et tant pis pour les gens fatigués Amsterdam, 2009.

• Le Spectateur émancipé La Fabrique, 2008.

• Politique de la littérature Galilée, 2007.

• La Haine de la démocratie La Fabrique, 2005.

• Le Partage du sensible. Esthétique et politique La Fabrique, 2000.

• Les Noms de l’histoire Seuil, 1992.

• Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle Fayard, 1987.

• Le Philosophe et ses pauvres Fayard, 1983.

• La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier Fayard, 1981.

Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie. Charlotte Nordmann, Amsterdam, 2007

Comment repenser aujourd’hui l’émancipation politique  ? Telle est la question que pose la philosophe Charlotte Nordmann dans un livre qui, contrairement à ce que pourrait laisser entendre son titre, Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, est tout sauf un simple exercice de commentaire. Car si elle s’attache avec soin à éclairer la pensée de Pierre Bourdieu et celle de Jacques Rancière, elle ne les ménage point. Elle les fait jouer l’une contre l’autre, montrant à la fois leurs forces et leurs limites pour penser la politique aujourd’hui. P. Bourdieu d’abord, dont toute l’œuvre «  est travaillée, animée, tourmentée par un scandale  : le fait que l’injustice de l’ordre social ne soit pas reconnue par ceux-là même qui la subissent, que la domination leur paraisse, pour l’essentiel, naturelle et, plus précisément, que les dominés ne se reconnaissent de capacités que celles que l’ordre de la domination veut bien leur reconnaître ». Le sociologue n’a de cesse de mettre en évidence comment les dominés subissent une dépossession à la fois intellectuelle et politique. Mais en montrant comment, toujours assaillis par l’urgence des nécessités pratiques, ils ont du mal à s’approprier un discours rationnel, il tend à faire du sociologue le seul acteur capable d’intervenir avec compétence et autorité dans le champ politique. En outre, s’il dévoile les mécanismes de la domination, il peine à esquisser de véritables perspectives d’émancipation.

J. Rancière pour sa part refuse cette lecture déterministe de la domination et postule l’égalité réelle de tous. Mais peut-on pour autant écarter les déterminations sociales ? Pour penser l’émancipation politique, il faut donc pour C. Nordmann « croiser Bourdieu et Rancière », c’est-à-dire prendre conscience de la monopolisation politique mais aussi de notre puissance d’agir et des possibilités bien réelles d’émancipation, à travers notamment la démocratisation des savoirs.

Le maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle

Joseph Jacotot en 1818 est confronté à une bien étrange situation. En exil à Louvain alors ville hollandaise, il doit enseigner le français. Problème : il ne parle pas le néerlandais et ses étudiants ne connaissent pas un mot de français. Il imagine la solution suivante  : ne possédant guère que le Télémaque de Fénelon en version bilingue, il propose à ses étudiants d’apprendre une partie du livre en s’aidant de la traduction. Au bout de six mois, il leur demande de raconter en français ce qu’ils pensent du livre. Et, ô surprise, le résultat est très satisfaisant sans que jamais il ne leur ait expliqué la grammaire française ni l’orthographe.

C’est sur cette expérience de J. Jacotot que revient Jacques Rancière dans Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (1987). L’intention de ce récit n’est pas, selon J. Rancière, de fournir des recettes pédagogiques ; il est de montrer que l’on n’arrive pas à l’égalité entre l’élève et le maître au terme d’un long processus d’acquisition, mais qu’il faut au contraire la présupposer. Car si l’on peut apprendre sans explication, à quoi sert l’explication  ? D’abord à expliquer à l’élève que si on ne lui expliquait pas, il ne comprendrait pas. Elle est donc aussi un mécanisme de reproduction d’un ordre inégalitaire. D’où la théorie du maître ignorant. Le maître ignorant n’est pas un maître qui ne sait rien, mais un maître qui ignore ce qu’il produit comme savoir. L’énoncé est paradoxal mais dit en réalité quelque chose de très simple : nul ne détient ce qu’il transmet. Certes il y a un maître qui parle, un élève qui apprend, mais l’élève n’ingère pas le savoir du maître, il poursuit sa propre aventure intellectuelle.