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Jacques Ranciere, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005
Duvoux Nicolas note de lecture

Origine : www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2006-1-page-129.htm

Duvoux Nicolas, « La haine de la démocratie de Jacques Rancière », Le Philosophoire 1/ 2006 (n° 26), p. 129-134

Dans La haine de la démocratie, Jacques Rancière reprend en l’inscrivant dans l’actualité la thèse sur la nature fondamentalement esthétique de la politique qu’il avait développée dans un précédent ouvrage, La mésentente. Passé le « Non » au référendum sur la Constitution de l’Union Européenne, ce petit ouvrage s’inscrit en faux contre l’interprétation qui a voulu faire de ce vote la manifestation de l’arriération et du populisme d’un « peuple » incapable de comprendre les enjeux et la nécessité de la construction d’un nouvel ordre mondial. Ce vote « démocratique » a en effet illustré la permanence des clivages, des divisions, et au fond de l’idée de souveraineté dans ce qui était annoncé comme une élection au sens étymologique : « Dans l’esprit de ceux qui soumettaient la question à référendum, le vote devait s’entendre selon le sens primitif de l’élection en Occident : comme une approbation donnée par le peuple assemblé à ceux qui sont qualifiés pour la guider » [1] . Mais comme on le sait « la principale surprise du référendum a été celle-ci : une majorité de votants a jugé que la question était une vraie question, qu’elle relevait non de l’adhésion de la population, mais de la souveraineté du peuple et que celui-ci pouvait donc y répondre non aussi bien que oui ». Et Jacques Rancière de dénoncer l’explication trouvée par « les oligarques, leurs savants et leurs idéologues » : « si la science n’arrive pas à imposer sa légitimité, c’est en raison de l’ignorance. Si le progrès ne progresse pas, c’est en raison des retardataires. Un même mot, psalmodié par tous les clercs, résume cette explication : populisme ».

Reprenant à la racine (étymologique) cet épisode qui a été ressenti par les « élites » comme une apocalypse, c’est-à-dire comme un révélateur, Jacques Rancière s’engage dans l’étude des soubresauts tragi-comiques de l’intelligentsia « républicaine » française des vingt dernières années. Il y met en lumière la présence d’une « haine de la démocratie » qui se résume à un mot d’ordre simple : « il n’y a qu’une seule bonne démocratie, celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique » " [2] . Le développement de l’idéologie républicaine est analysé comme révélatrice du « scandale porté par le mot de démocratie » et comme une invitation paradoxale à « retrouver le tranchant de son idée ».

Retrouver le scandale porté par le mot de démocratie, c’est d’abord retourner à l’étymologie du terme qui fut à l’origine une insulte lancée contre un « gouvernement » anarchique par les aristocrates grecs. Dans la conjoncture contemporaine, c’est d’abord remonter le fil de la construction idéologique de l’homme démocratique contemporain comme catastrophe anthropologique de la postmodernité. Selon Jacques Rancière, le principe du nouveau discours antidémocratique est le suivant : « le portrait qu’il trace de la démocratie est fait des traits naguère mis au compte du totalitarisme. Il passe donc par un processus de défiguration et de recomposition ». Les traits dont avait été doté le concept de totalitarisme, forgé pour les besoins de la guerre froide et subitement devenu inutile ont été désassemblés et recomposés pour « refaire le portrait de ce qui était son contraire supposé, la démocratie ». Sans suivre dans ses méandres l’analyse serrée de l’auteur, il nous suffira de dire que c’est au travers de la réévaluation de l’héritage révolutionnaire de la démocratie après la parution de l’ouvrage de François Furet, Penser la Révolution française en 1978 puis de la querelle sur l’Ecole Républicaine dans les années 80 que s’est cristallisé une double opération idéologique : « la réduction de la démocratie à un état de société » [3] . Cette réduction est elle-même issue de la dénonciation « très française de la révolution individualiste déchirant le corps social » qui aurait été le double-fond du « libéralisme affiché par l’intelligentsia française depuis les années 1980 » " [4] d’une part et la dénonciation de la démocratie comme une « catastrophe anthropologique, une autodestruction de l’humanité » [5] d’autre part. Dans les soubresauts de la querelle sur l’Ecole « le maître républicain, transmetteur à des âmes vierges du savoir universel qui rend égal, devient simplement le représentant d’une humanité en voie de disparition au profit du règne généralisé de l’immaturité », et Jacques Rancière de renvoyer avec ironie le lecteur curieux de ces développements aux œuvres complètes d’Alain Finkelkraut en note de bas de page. Mais plus profondément, l’auteur voit dans la dénonciation de l’individualisme démocratique s’effectuer, à peu de frais, le recouvrement de deux thèses : « la thèse classique des possédants (les pauvres en veulent toujours plus) et la thèse des élites raffinées : il y a trop d’individus, trop de gens qui prétendent au privilège de l’individualité. Le discours intellectuel dominant rejoint ainsi la pensée des élites censitaires et savantes du xixème siècle : l’individualité est une bonne chose pour les élites, elle devient un désastre de la civilisation si tous y ont accès ».

Ainsi, le scandale de la démocratie est retrouvé par le biais de la critique de sa dénonciation. La démocratie n’est pas l’ « illimitation » moderne qui détruirait l’hétérotopie nécessaire à la politique. Elle est au contraire la puissance fondatrice de cette hétérotopie, la limitation première du pouvoir des formes d’autorité qui régissent le corps social » " [6] . On retrouve à ce moment cardinal de la démonstration l’opposition de la « police » et de la « politique » mise en lumière par La mésentente. Tout repart d’une rupture avec l’hétéronomie fondatrice conçue au fond de manière assez proche de ce que Marcel Gauchet appellerait la « religion » au sens où elle organise l’unité pré-réfléchie du corps social sur le fondement d’une transcendance dont les autorités d’ici-bas ne sont que des interprètes dénués de toute marge de manœuvre herméneutique. L’avènement de la démocratie est en effet indissociable de la rupture avec l’hétéronomie instituée, le monde de l’Un : « dès lors que le lien avec la nature est tranché, que les gouvernants sont obligés de se figurer comme instances du commun de la communauté, séparées de la seule logique des relations d’autorité immanentes à la reproduction du corps social, il existe une sphère publique, qui est une sphère de rencontre et de conflit entre les deux logiques opposées de la police et de la politique, du gouvernement naturel des compétences sociales et du gouvernement de n’importe qui ». On comprend dès lors également le ressort fondamentalement esthétique de la thèse politique sur la démocratie formulée par Jacques Rancière. En effet, si la pratique spontanée de tous les gouvernements est la réduction de cette sphère de rencontre et de conflit entre les deux logiques opposées de la police et de la politique, la démocratie, bien loin d’être la forme de vie des individus voués à leur bonheur privé, est le processus d’élargissement de cette sphère. Elargir la sphère publique, cela veut dire lutter contre la répartition du public et du privé qui assure la double domination de l’oligarchie dans l’Etat et dans la société. Domination qui a toujours tendance à se reformer. C’est en cela que la démocratie – autre nom de la politique – est fondamentalement un « partage du sensible » et non un quelconque régime institutionnel. C’est pourquoi elle ne peut être que dans l’excès par rapport à toutes les formes instituées. « S’il y a une « illimitation » propre à la démocratie, c’est là qu’elle réside : non pas dans la multiplication exponentielle des besoins ou des désirs immanents des individus, mais dans le mouvement qui déplace sans cesse les limites du public et du privé, du politique et du social » [7] .

C’est également pourquoi elle est l’objet d’une haine : elle remet en cause les partages établis. A la racine des relations inégalitaires, on trouve une égalité insupportable à tous ceux qui prétendent disposer de titres à gouverner. Cette irréductible égalité, Jacques Rancière la discerne chez Platon qui ne peut exclure le tirage au sort comme ultime fondement du pouvoir – ultime à tous les sens du terme, le dernier chronologiquement parlant et celui qui détermine tous les autres en dernière instance – de la même manière que chez les auteurs modernes pour lesquels le Contrat est à la source de la légitimation du pouvoir. D’un mot, « la société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires » et c’est cela qui provoque la haine de la démocratie.

Après avoir retracé les étapes du processus idéologique de dénonciation de « l’individualisme démocratique » (« De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle ») et retrouvé l’égalité irréductible du politique dès lors que la filiation fondatrice du pouvoir est rompue (« La politique ou le pasteur perdu ») et avant de ressaisir dans la trame conjoncturelle de l’actualité « les raisons d’une haine », Jacques Rancière développe une argumentation sur le processus d’acclimatation de la démocratie à la réalité des sociétés occidentales depuis la Révolution française au travers des relations de la démocratie avec les deux questions de la république et de la représentation. (« Démocratie, république, représentation »). Une mise au clair très explicite vient ouvrir ce chapitre crucial. « La démocratie ne s’identifie jamais à une forme juridico-politique. Cela ne veut pas dire qu’elle soit indifférente à leur égard » [8] . C’est en ce point que Jacques Rancière développe une analyse critique du processus d’élargissement de la sphère publique connu par nos sociétés depuis deux siècles. Processus d’élargissement dont l’auteur prend soin de préciser qu’il ne veut pas dire « demander l’empiètement croissant de l’Etat sur la société » mais bien « lutter contre la répartition du public et du privé qui assure la double domination de l’oligarchie dans l’Etat et dans la société ».

On trouve là ce qui est selon nous un des apports heuristiques de la démarche de Jacques Rancière. Il consiste dans la critique de la désignation du processus historique de démocratisation comme un « mouvement social ». En effet, « cette désignation (…) présuppose comme donnée une distribution du public et du privé qui est en réalité un enjeu politique d’égalité ou d’inégalité ». Le nouveau regard qui nous est donné par le philosophe sur un processus historique largement étudié par ailleurs est directement issu de la nature esthétique de la politique mise en lumière par l’auteur dans ses autres travaux. L’originalité de cette thèse vient de la rupture consommée avec le marxisme althussérien et dans celle d’un parcours intellectuel dans l’évocation duquel il est intéressant de le citer longuement : « j’ai étudié l’histoire de l’émancipation ouvrière et j’ai compris que ce n’avait jamais été une affaire de prise de conscience d’une exploitation ignorée. A la racine de l’action émancipatrice, il y avait la volonté de mettre en œuvre une égalité immédiate. Ils voulaient se constituer, dès maintenant, un corps, une manière de vivre, de penser, de parler qui ne soit pas celle assi-gnée à l’ouvrier en fonction de sa naissance et de sa destination A partir de là j’ai dégagé l’idée d’une dimension esthétique de la politique qui est une structuration des données sensibles elles-mêmes avant d’être une affaire de pouvoir et de lois : le partage du sensible. La politique institue un autre temps et d’autres vitesses, donne de la visibilité à des choses qui n’en avaient pas et ouvre une scène commune où des gens que l’on considérait jusqu’alors comme bons seulement à travailler se montrent capables de parler et d’agir ensemble. La notion même d’esthétique im-plique une forme d’expérience partagée par n’importe qui, autant dire une pensée du destinataire anonyme, une sorte de pouvoir affirmé de l’anonyme dans le monde de l’art, correspondant en dernière instance au pouvoir de l’anonyme qui est au fondement du politique » [9] . En vertu d’un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est par le biais de la lecture esthétique de l’édification des protections qui ont assuré l’affirmation d’une véritable citoyenneté sociale que l’on retrouve la dimension proprement politique d’un processus dans lequel l’Etat n’a jamais été que l’instance d’institutionnalisation d’une lutte ou de conflit de classes.

Ce gain théorique absolument indéniable a cependant un revers tout aussi indéniable : la disqualification sans autre forme de procès des formes républicaines et sociologiques qui ont conduit à l’établissement de ce « partage du sensible » autour de l’invention du social au tournant du xxème siècle. En effet, la relecture critique de l’histoire sociale des deux derniers siècles dans les termes que nous avons rappelés conduit l’auteur à critiquer les deux projets qui ont reposé sur ce « partage du sensible » entre politique et social et qui ont porté le processus de démocratisation très relatif connu par les sociétés occidentales au tournant du xxème siècle notamment – contre le socialisme. Pour l’auteur, « République et sociologie sont les deux noms d’un même projet : restaurer par-delà la déchirure démocratique un ordre politique qui soit homogène au mode de vie d’une société. C’est bien ce que propose Platon (…). C’est ce que proposera la science sociologique moderne au lendemain de la Révolution française : remédier à la déchirure « protestante », individualiste du tissu social ancien, organisé par le pouvoir de la naissance ; opposer à la dispersion démocratique la reconstitution d’un corps social bien distribué dans ses fonctions et hiérarchies naturelles et uni par des croyances communes » " [10] .

On peut au contraire lire le programme sociologique, repris à son compte par la IIIème République, mais bien plus encore par la Vème naissante comme une volonté de rupture avec le maintien de poches de « solidarité mécanique », avec la domination de l’oligarchie dans la société et dans l’Etat comme dit si bien Jacques Rancière. Le véritable sens de la fondation sociologique est, non pas de lutter contre le développement de l’individualisme, mais d’offrir les outils conceptuels et politiques pour démocratiser l’accès à celui-ci en éradiquant par le moyen d’une action publique vigoureuse les replis naturels sur les avantages acquis et les solidarités mécaniques par ressemblance (le terme « réseau » serait une traduction contemporaine fidèle de l’idée durkheimienne) qui ont toujours tendance à se reformer. Dans l’esprit de Durkheim, cette démocratisation ne pouvait se faire, il est vrai, qu’au prix de médiations.

C’est cependant la double visée d’un approfondissement et d’une démocratisation de l’individualisme qui l’a conduit à forger le concept de solidarité organique, et c’est dans cette double visée qu’il produit sa critique de l’incomplétude du contrat. Sans revenir sur le premier aspect, disons simplement que la critique de l’incomplétude du contrat était dirigée contre les théoriciens du droit évolutionnistes de son temps (Spencer, Maine) qui affirmaient que la modernité faisait passer les sociétés d’un encadrement statutaire à un encadrement contractuel. Contre ces thèses, Durkheim affirmait que le développement du contrat ne pouvait aller sans un développement corollaire de l’Etat. Façon de dire que la nécessité n’est pas, hier comme aujourd’hui, de ce côté-là. On ne pourra d’ailleurs qu’être frappé de la pertinence de ce type d’arguments quand on les met en regard de ceux tenus par les « apôtres de la déréglementation » du droit social en général et du droit du travail en particulier. Toute déréglementation est une nouvelle forme de réglementation.

Nous nous sommes permis ce bref retour au père fondateur français de la sociologie car sa critique nous semble au moins aussi nécessaire que celle du discours de la haine de la démocratie contre les diktats idéologiques de notre temps. Quoi qu’en pense l’auteur, il est possible d’être sociologue et démocrate, mais c’est là une position qu’il disqualifie malheureusement d’avance. Car pour ressaisir cette double vocation, il est des nécessités auxquelles il faut effectivement se plier, mais ce sont celles de la société, et non celles de l’économie. Et ce, quand bien même la peinture de la société qui en ressort ne correspondrait ni au tableau de fantaisie que nous dépeint la vitupération des uns, ni à celui d’un « ensemble de relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires » " [11] et qui, comme l’auteur le reconnaît lui-même ne fait jamais signe que vers la solitude de la démocratie. « Retrouver la singularité de la démocratie, c’est aussi prendre conscience de sa solitude ». Triste constat.

Notes

1 J. Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 87.

2 Ibid., p. 10.

3 Ibid., p. 31.

4 Ibid., p. 22.

5 Ibid., p. 31.

6 Ibid., p. 52.

7 Ibid., p. 70.

8 Ibid., p. 62.

9 Entretien avec Jacques Rancière, Jean-Baptiste Marongiu, Multitudes Web, mis en ligne le 15 décembre 2005,

http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=2194

10 Ibid., p. 72.

11 Ibid., p.106.