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Origine : http://www.fabula.org/actualites/modifier-la-carte-du-pensable-entretien-avec-j-ranciere-lemondefr_38871.php
"Modifier la carte du pensable" LE MONDE DES LIVRES
01.07.2010 - lemonde.fr
Professeur de philosophie à Paris-VIII, Jacques Rancière
est l'auteur de nombreux ouvrages importants, dont La Nuit rêvée
des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (Fayard,
1981), Le Philosophe et ses pauvres (Fayard, 1983), La Mésentente
(Galilée, 1995) ou Politique de la littérature (Galilée,
2007). Avec Alain Badiou ou Etienne Balibar, il est aujourd'hui
l'un des principaux théoriciens français qui tentent
de renouveler la pensée et la politique de l'émancipation.
Entretien.
Dans le recueil intitulé Et tant pis pour les gens fatigués
(Ed. Amsterdam), vous expliquez que votre effort intellectuel consiste
à rendre possibles "d'autres cartes de ce qui est pensable,
perceptible et, en conséquence, faisable". Quel est
l'enjeu politique d'une telle cartographie ?
Précisons d'abord que cette cartographie ne s'identifie
pas avec ce qu'on appelle état des lieux. Elle remet bien
plutôt en question les règles mêmes qui permettent
de tracer des cartes et d'identifier des lieux. C'est en effet à
ce niveau que la domination s'exerce et rend son ordre identique
à l'ordre même des choses que l'on perçoit,
en traçant la carte de ce qu'il y a, en délimitant
des territoires où les choses adviennent - par exemple l'économique,
le politique ou le social -, en déterminant ceux qui y ont
compétence, etc. Son principe ultime est de tracer la ligne
de partage entre le possible et l'impossible, c'est-à-dire
entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas. Il y a eu jadis
la division de la société en castes. A l'âge
moderne, la chose se transforme en un principe de séparation
des territoires, des disciplines et des compétences qui met
en correspondance l'ordre du pouvoir avec celui du savoir. Ou bien
cet ordre est identifié à l'ordre du temps. Le gouvernement
se déclare seul détenteur de la vision de l'avenir,
le stratège révolutionnaire de la science du moment
où agir.
La politique advient quand les "incompétents"
s'avisent qu'eux aussi savent penser à l'avenir et peuvent
décider du moment. La cartographie dont je parle marque les
modifications que ces interventions opèrent dans le tissu
commun. Il n'y a pas la théorie et l'action. Un mouvement
dit "ponctuel" modifie la carte du pensable. Un travail
de pensée, un espace de discussion modifient le donné.
La pensée de l'émancipation est solidaire de cette
idée d'une rationalité sans frontières ni hiérarchies.
Certains soulignent l'émergence d'une "internationale"
de la pensée critique. En tant que théoricien de l'émancipation,
avez-vous le sentiment d'appartenir à une vraie communauté
de pensée, au sein de laquelle échanges et débats
ne connaîtraient plus de frontières ?
Il y a une communauté au sens large chez tous ceux qui ont
refusé de suivre les voies de la contre-révolution
intellectuelle qui s'est déchaînée depuis la
fin des années 1970. Cette communauté se manifeste
à travers certaines rencontres comme le colloque sur le communisme
de Londres (2009) ou l'élaboration d'attitudes communes face
aux événements récents. On ne peut pas pour
autant, de mon point de vue, parler d'une communauté internationale
active de discussion entre les penseurs dits "radicaux".
Mais ce diagnostic appelle deux correctifs. D'abord le vrai dialogue
philosophique n'est pas celui des débats et colloques, c'est
celui des oeuvres elles-mêmes, des espaces qu'elles ouvrent
et où d'autres peuvent tracer d'autres chemins qui définissent
à leur tour des espaces nouveaux. Ensuite le problème
n'est pas que les penseurs se rencontrent pour débattre,
c'est que leur travail soit approprié par des gens qui créent
entre leurs pensées des rencontres, débats ou conjonctions
qui ne sont plus les leurs. Or il existe aujourd'hui, entre les
milieux de l'activisme politique, les activistes du monde de l'art
et les chercheurs, une communauté de gens qui font circuler
ces idées, les lient à leurs problèmes, leur
inventent des applications et des conséquences imprévues.
Je l'ai vérifié ces dernières années
aux quatre coins du monde.
Dans La Pensée tiède (Seuil, 2005), l'historien britannique
Perry Anderson affirme que depuis "les feux d'artifice intellectuels
des "trente glorieuses"", la France a peu à
peu été marginalisée, au point de devenir une
sorte de province reculée dans le monde de la pensée.
Qu'en pensez-vous ?
La nostalgie pour ces "feux d'artifice" est à
double fond. C'est la revanche de ceux qui s'en tiennent aux vieux
schémas éprouvés sur des novateurs toujours
accusés d'être des prestidigitateurs ou des pyrotechniciens,
accusation elle-même conforme au plus éculé
des stéréotypes antifrançais. Sur le fond des
choses, il est certain que, depuis trente ans, la réaction
académique, le retour proclamé à la bonne vieille
philosophie politique et le poids de la pensée dite républicaine
ont fermé la France ou ont marginalisé ses chercheurs
et chercheuses par rapport aux recherches qui se développaient
notamment dans le monde anglo-saxon : études postcoloniales,
travaux sur le genre et critiques des identités. Quelle participation
aux discussions sur la pensée postcoloniale attendre dans
un pays où les législateurs commandent d'enseigner
les "aspects positifs de la colonisation" et où
l'intelligentsia médiatique déverse jour après
jour ses fantasmes anti-arabes et antimusulmans ?
Cette France-là assurément n'intéresse personne
à l'étranger. Il n'en va pas de même pour celles
et ceux qui poursuivent l'effort des penseurs des années
1960 pour redéfinir l'image de la pensée, les formes
de la communauté et les voies de l'émancipation. On
dira que c'est une France de morts et de septuagénaires.
Mais la ferveur avec laquelle les premiers sont lus et les seconds
écoutés par les jeunes qui veulent aujourd'hui changer
le monde permet de penser que le travail d'étouffoir a atteint
ses limites et que de nouvelles audaces de pensée vont naître.
Propos recueillis par Jean Birnbaum
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