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À plusieurs voix autour de Jacques Rancière
JACQUES RANCIÈRE, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, 112 pages, 13 €.
L’excédant populaire et le processus démocratique
ETIENNE TASSIN,
Les frontières de la démocratie
SONIA DAYAN-HERZBRUN,
Un événement central de l’histoire moderne
MARTINE LEIBOVICI

Origine : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-2-page-172.htm

« À plusieurs voix autour de Jacques Rancière », Mouvements 2/2006 (no 44), p. 172-179.

Que signifie être démocrate et veut-on réellement l’être ou pas ? Les propositions du dernier ouvrage de Jacques Rancière ont fait l’objet d’une présentation publique organisée à l’Université Denis Diderot Paris 7 avec l’auteur. À l’issue de ce dialogue, Etienne Tassin expose les principales thèses de l’ouvrage à travers lequel l’histoire de la démocratie moderne apparaît comme celle d’un oubli actif, d’un refoulement du principe démocratique au profit essentiellement de la richesse ou de la science. Deux éclairages complémentaires sont ensuite apportés. Sonia Dayan insiste sur la nécessité d’une perspective plus internationale et plus actuelle ; elle se demande comment énoncer le principe démocratique au niveau supranational, quand les frontières semblent à la fois disparaître et devenir plus étanches, et si l’idée de peuple possède aujourd’hui, après les grands mouvements populaires, une force mobilisatrice suffisante. Martine Leibovici rejoint la critique proposée par Jacques Rancière des thèses de Jean-Claude Millner sur les penchants criminels de l’Europe démocratique, mais insiste sur la nécessité de ne pas invalider pour autant l’événement central de l’histoire moderne que fut l’extermination des Juifs d’Europe.

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L’excédant populaire et le processus démocratique

2 La démocratie est haïe, dit Rancière, et l’on doit s’intéresser à cette haine. Elle n’est pas seulement détestée de ceux qui professent des conceptions autoritaires du pouvoir, ou qui déplorent la perte des valeurs morales d’antan. Elle est haïe par ceux qui se réclament de la démocratie et qui sous ce terme chérissent l’élitisme, cultivent l’excellence et sont convaincus que les choses importantes doivent être aux mains d’hommes et de femmes choisis. La haine de la démocratie est un produit de l’individualisme libéral. Elle est d’abord le fait des libéraux qu’insupportent les effets de la libéralité. Elle est ensuite le fait de républicains qu’insupportent les effets de l’individualisme. « La dénonciation de « l’individualisme démocratique » est simplement la haine de l’égalité par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau. » (p. 76) La haine de la démocratie est la haine de l’égalité, qui ne cesse pas de produire ses effets dans l’amour de la loi républicaine ou le culte des droits individuels. Qu’est-ce qui est haï là, sous le nom d’égalité, et pourquoi ?

3 Jacques Rancière développe un paradoxe : les défenseurs de la démocratie affirment que la seule bonne démocratie est « celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique. » La démocratie désignerait moins un régime corrompu qu’une forme de société corrélative d’une crise de civilisation pour laquelle, « toute politique oubliée, le mot de démocratie devient à la fois l’euphémisme désignant un système de domination qu’on ne veut plus appeler par son nom et le nom du sujet diabolique qui vient à la place de ce nom effacé. », à savoir « l’homme démocratique : jeune consommateur imbécile de pop-corn, de télé-réalité, de safe-sex, de sécurité sociale, de droit à la différence et d’illusions anticapitalistes ou altermondialistes. » (p. 97) Une fois oubliée la pensée du politique en jeu dans et avec l’idée démocratique, la démocratie ne désigne plus qu’un jeu entre un système de domination oligarchique et un sujet individuel consommateur de tout, coupable d’un mal irrémédiable : la ruine de la civilisation édifiée sur cette libéralité dont il abuse.

4 Qu’est-ce qu’une démocratie dans l’esprit dominant de nos contemporains, demande Rancière ? Quel usage fait-on de ce mot ? C’est d’abord, chacun en conviendra, un régime qui s’oppose aux dictatures, aux gouvernements de l’arbitraire. Soit, cela est entendu. Mais un « bon gouvernement démocratique » est ensuite et surtout celui qui est capable de maîtriser le mal qu’on appelle « la vie démocratique » et qui présente deux visages : celui d’un excès anarchique figuré dans le pouvoir du peuple contestant – « peuple des tumultes », disait Machiavel ; celui d’un illimité de la consommation, figuré dans l’homo œconomicus soumis à ce qu’Arendt appelait le caractère dévorant de la vie. La bonne démocratie, obéissant au bon gouvernement démocratique, se constitue dans la maîtrise de ce double excès : l’excès des activités collectives contestatrices ; l’excès du repli individuel, massif, sur la vie privée et la sphère consommatrice décrite comme anticivique. De là, bien sûr, une équivoque fondamentale : démocratie est le nom commun d’un mal et d’un bien, dont on réduit l’usage au seul nom du mal qui corrompt les individus et la société avec.

5 Cette opération de réduction se laisse résumer en trois phases.

Ramener la démocratie à une forme de société ;

identifier cette forme de société au règne de l’individualisme égalitaire (qui consomme, revendique des droits de toutes sortes, etc.) ;

attribuer à la « société individualiste de masse » – identifiée comme démocratie – la recherche d’un accroissement indéfini de biens, de droits, de jouissances, etc. en réalité inhérente à la logique de l’économie capitaliste (p. 26).

Derrière cette réduction, une conviction : l’individu égalitaire, dans l’ordre juridique et politique, est totalement identifiable au consommateur narcissique. La « catastrophe anthropologique » que constitue l’avènement de la société démocratique promet ainsi à coup sûr une « autodestruction de l’humanité ». Le discours sur l’école pourrait être pris comme le révélateur et le lieu polémique par excellence de ce procès. Y apparaît exemplairement que l’individualité est une bonne chose pour l’élite mais une catastrophe pour la civilisation dès lors que tous y ont accès (p. 36).

6 La haine de la démocratie est donc elle-même double : haine du peuple impossible à maîtriser, tumultueux, elle est aussi haine de l’individu qui ne fait pourtant qu’accomplir logiquement la liberté qu’on lui a reconnue, celle de consommer ad nauseam l’ensemble des biens matériels et symboliques que le capitalisme a érigé, pour sa perpétuation, en bien consomptibles. À sa source, un même mal : l’égalité présumée par le fait démocratique lui-même, qui caractérise l’individu dans la mesure où il caractérise le peuple. Aussi, derrière la déploration des comportements ruineux de l’homme démocratique – l’énigmatique « individu démocratique » –, on trouvera toujours la détestation de l’égalité populaire, qui pourrait bien être une horreur de la politique elle-même.

7 La haine de la démocratie se nourrit d’une « compulsion à se débarrasser du peuple et avec lui de la politique », compulsion à « expulser le supplément démocratique » (p. 89). Ce supplément désigne la dimension excédentaire du peuple sur toute organisation du vivre-ensemble, sa puissance « an-archique » au sens littéral, sa radicale étrangeté à l’autorité. Cette puissance an-archique du peuple a trouvé dès l’expérience athénienne sa formulation dans un principe qu’on peut dire générateur d’une politique démocratique : le tirage au sort. Que le demos soit dit disposer du kratos et non de l’arche, qu’il puisse être privé d’arche mais doté de kratos, signifie qu’il est force et non principe, puissance et non autorité. Mais surtout qu’il n’est ni ne recèle en lui aucun principe d’autorité destinant l’une ou l’autre partie du peuple à bien gouverner. Recourir au tirage au sort comme mode de désignation des responsables politiques, c’est affirmer que tout un chacun peut remplir cet office et que le seul titre présentable pour prétendre être citoyen et magistrat est d’être du peuple, sans posséder aucun autre titre particulier : ni celui de la naissance (aristocratie), ni celui de la richesse (ploutocratie), ni celui de la science ou de la compétence (technocratie). Le tirage au sort est le dispositif institutionnel inventé par Clisthène qui correspond exactement à une politique an-archique. Ce pourquoi toute tentative de reformuler la démocratie en « démarchie » (Hayek) est une contradiction.

8 Relever la haine de la démocratie qui anime les « démocrates » – fondamentalement, les « libéraux-républicains » – c’est, positivement, tenter de réactiver le sens politique de la démocratie : régime du tirage au sort, c’est-à-dire régime des « sans-titres », régime des singularités quelconques, et rappeler par là le sens démocratique du politique. « Sous le nom de démocratie, ce qui est impliqué et dénoncé, c’est la politique elle-même. » (p. 40) Ainsi est défini l’enjeu de la réflexion. Rancière peut emprunter la voie royale : reprendre l’interprétation platonicienne du politique et du démocratique. Si Platon hait la démocratie, c’est que celle-ci est le principe même de la politique, « principe qui instaure la politique en fondant le « bon » gouvernement sur sa propre absence de fondement. » Tel est le véritable scandale du tirage au sort. Car ce qui est démocratique et scandaleux, c’est l’affirmation que le seul titre qui autorise à gouverner et qui de lui-même dénonce tous les prétendus titres bien fondés est un titre qui se réfute lui-même comme titre : l’absence de titre (p. 47). En décrétant à Athènes que le tirage au sort désignera les magistrats, Clisthène fait valoir que personne n’a le privilège de gouverner de droit ou de gouverner bien parce que tous, dès lors qu’on est citoyen, nous possédons l’absence de titre requise. Le tirage au sort signifie qu’un gouvernement est politique lorsqu’il est fondé sur l’absence de titre à gouverner, c’est-à-dire sur un « titre anarchique » (p. 53). La démocratie est le pouvoir des sans-pouvoirs au sens des « sans autorité » : pouvoir littéralement non autoritaire – et peut-être pour cela, pourquoi le cacher, exposé plus qu’un autre aux abus de la force, de la richesse ou du despotisme. Tel est le risque du politique. À vouloir le circonvenir par un dépôt de l’autorité à quelques-uns, on renonce à la démocratie, on ne la protège pas. La vérité de la démocratie est de rappeler que le politique commence toujours une nuit du 4 août. Le titre de citoyen est d’être peuple, c’est-à-dire sans titres, sans privilèges. La démocratie est vulgaire, ou elle n’est pas.

9 Aussi la démesure démocratique est-elle moins la folie consommatrice qu’on se plait à dénoncer dans le régime capitaliste que l’absence de supériorité naturelle ou culturelle au fondement du gouvernement, bref la démesure d’un gouvernement an-archique. On dira alors que toute l’histoire de la démocratie moderne est celle d’un oubli actif, d’un refoulement, de ce principe démocratique, au profit essentiellement de la richesse ou de la science. Elle est celle des oligarchies modernes qui, au nom du principe de réalité, s’autodésignent comme seule forme de démocratie viable.

10 Les oligarques libéraux ou républicains objecteront que le principe du tirage au sort est fictif ou dangereux, que l’idée d’un gouvernement des sans-titres est celle d’un gouvernement des incompétents, que cette idée est abstraite et saugrenue, qu’elle voue la société à l’anarchie au sens usuel et péjoratif du terme. Platon déjà avait stigmatisé la démocratie comme le règne des incompétents : autant imaginer, disait-il, une assemblée de malades rejetant leurs médecins au motif que leurs médicamentations sont souvent désagréables voire insupportables et décidant de se soigner elle-même. Reste à savoir si le peuple est assimilable à une assemblée de malades et si le gouvernement est affaire de remède et de guérison. Rancière répond que « le tirage au sort n’a jamais favorisé les incompétents plus que les compétents. » (p. 49) Il faut ajouter ceci : l’argument de l’incompétence est odieux et de mauvaise foi. Le principe d’un gouvernement des « sans-titres » ne signifie pas un refus de l’intelligence, de la culture et de la compétence, un populisme complaisant. Il indique simplement que les talents, aussi prestigieux soient-ils, ne font pas plus droit que la force ou la richesse, et qu’en dernière instance il appartient toujours au peuple et aux individus de décider – sauf à renoncer à la démocratie au profit d’une « démarchie ». Et il repose sur une conviction démocratique dont la figure du « maître ignorant » est l’illustration : on apprend en apprenant. On n’est pas citoyen, on ne naît pas citoyen, on le devient ; et on le devient en agissant de manière civique, en étant « tour à tour gouvernant et gouverné », comme l’a écrit Aristote, et non pas en faisant valoir une naissance, une fortune ou un savoir. L’alternative devant laquelle nous place Rancière est simple : veut-on réellement être démocrate ou pas.

11 Derrière l’élitisme directif, fût-il républicain, ou surtout s’il est républicain, se profile une autre question, celle du désir de diriger. On trouve là l’idée que le pouvoir se désire et doit donc se gagner. Le très ordinaire guignol auquel s’adonnent en ce moment nos Premiers ministres l’illustre à dégoût. Contre cette évidence d’un pouvoir qui se mérite, le tirage au sort dit autre chose, à savoir que le bon gouvernement est celui de ceux qui ne désirent pas gouverner. Voilà qui contredit l’identification de l’exercice du gouvernement à l’exercice du pouvoir sous couvert d’un désir de dominer.

12 La conséquence en est encore paradoxale : « La démocratie n’est ni une société à gouverner ni un gouvernement de la société, elle est proprement cet ingouvernable sur quoi tout gouvernement doit en définitive se découvrir fondé. » (p. 57) A-t-on jamais réellement prêté attention à la signification politique de la démocratie ? Elle désigne certes en son origine grecque un mode de gouvernement, celui du peuple refusant, comme l’indiquait Castoriadis, le triple règne des représentants, des experts et des administrateurs (des énarques). Mais elle révèle surtout que le plan politique proprement dit est moins celui d’un « gouvernement » de la multitude que celui d’une multitude tumultueuse rétive à tout gouvernement, qu’il soit dit bon ou mauvais. L’écart qui sépare le kratos de l’arche, la démocratie de la « démarchie », est aussi celui qui sépare le peuple de la société et de son gouvernement. Dans les termes de Rancière : « Le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement hétérotopique à la société inégalitaire comme au gouvernement oligarchique. Il est ce qui écarte le gouvernement de lui-même en écartant la société d’elle-même. Il est donc aussi bien ce qui sépare l’exercice du gouvernement de la représentation de la société. » (p. 59) Aussi le « pouvoir du peuple » ne supporte-t-il pas sans contradiction le traitement que lui inflige la forme républicaine du gouvernement représentatif. Il ne suffit pas de rappeler que la représentation est dans son principe antidémocratique en ce qu’elle récuse l’autogouvernement du peuple. Y reconnaître une forme oligarchique de gouvernement, c’est aussi indiquer que la forme républicaine instaure avec la représentation le mode de sélection des « titrés » destinés au « gouvernement du peuple ».

13 À la forme républicaine qui assigne les places et les droits selon les titres, Rancière oppose le « processus démocratique » qui fait travailler les écarts entre le gouvernement et la société, ou l’État et la société, supposés identifiables ; ou plutôt qui « désidentifient » la société en désaffiliant les sujets politiques. Cet écartement peut se laisser formuler comme un jeu entre l’homme et le citoyen, chacun des termes pouvant jouer le rôle de l’universel opposé au particulier : l’universel de l’homme qui s’oppose aux particularismes des citoyennetés ; l’universel du citoyen qui s’oppose aux particularismes des hommes (p. 67). Ce jeu décrit un aspect fondamental du processus démocratique : celui de la subjectivation politique. Car les sujets politiques « ne s’identifient ni à des « hommes » ou des rassemblements de populations, ni à des identités définies par des textes constitutionnels. Ils se définissent toujours pas des intervalles entre des identités, que ces identités soient définies par des rapports sociaux ou par les catégories juridiques. » (p. 66) La subjectivation politique est affaire d’intervalles et d’écarts, d’écartements et d’écartèlements. Et « c’est cela qu’implique le processus démocratique : l’action de sujets qui, en travaillant sur l’intervalle des identités, reconfigurent les distributions du privé et du public, de l’universel et du particulier. » (p. 67)

14 Peut-être pourrait-on dire que le « pouvoir du peuple » est précisément ce pouvoir de reconfiguration ou d’écartement ; et que le « sujet » de ce pouvoir n’est jamais le citoyen défini selon la loi, ni l’homme défini selon une supposée nature mais les acteurs des conflits sociaux et des luttes politiques qui lors d’incessants affrontements avec la société et l’État ne cessent de déplacer les limites fixées par la République. Alors peut-on aussi entendre ce qu’est la République depuis le sens que lui confère le processus démocratique, au lieu d’y voir la forme que revêt le bon gouvernement démocratique : « Car le mot de République ne peut signifier simplement le règne de la loi égale pour tous. République est un terme équivoque, travaillé par la tension qu’implique la volonté d’inclure dans les formes instituées du politique l’excès de la politique. Inclure cet excès, cela veut dire deux choses contradictoires : lui donner droit, en le fixant dans les textes et les formes de l’institution communautaire, mais aussi le supprimer en identifiant les lois de l’État aux mœurs d’une société. » (p. 71)

15 Le processus démocratique peut encore sauver la forme républicaine de sa névrose gouvernementale, en opposant constamment, si l’on ose dire, le titre anarchique au titre énarchique. Mais aussi et surtout, il rappelle que le politique commence dans une désaffiliation et dans ce que faute de mieux il faut bien nommer une « dé-filiation ». Nul clan ni nulle lignée ne précède et n’autorise la participation aux affaires publiques. Et si transmission il y a, c’est celle d’une expérience, d’un apprentissage « sur le tas », non d’une autorité, d’un savoir ou d’une religion. En raison de l’égalité démocratique, l’acteur politique ne se subjective en démocratie qu’en s’affranchissant en partie de ce qu’il est, qu’en s’émancipant de ses héritages, qu’en s’extrayant de sa filiation, qu’en se « désidentifiant » pour se singulariser dans ses actions. Qu’il le veuille ou non, la pensée de Rancière rejoint ici l’intuition fondamentale d’Arendt : la singularisation politique des acteurs dans les luttes politiques (« qui je suis ») – ce que Rancière nomme la « subjectivation politique » – procède toujours d’un écart par rapport aux identifications sociales et culturelles (« ce que je suis »).

16 Ce rapprochement nous invite à réfléchir à ce qu’est une action politique démocratique menée par des égaux : si son commencement est anarchique, si son processus est celui d’une reconfiguration des ordres au nom de l’égalité, si la subjectivation qu’elle induit définit des espaces intervallaires entre identités fixées, alors elle prend sens de résister aux attraits antidémocratiques des gouvernements paternalistes et de leurs pseudo-politique filiale. À la « filiale » républicaine, pourrait-on dire, s’oppose la fraternité des citoyens qui refusent de se définir verticalement par référence au père-pasteur pour se définir horizontalement par référence à l’égalité et à la liberté des acteurs. Tel est aussi un des motifs de cet essai de Jacques Rancière : retourner à l’envoyeur son sujet de haine de la démocratie et révéler ainsi les penchants criminels de la politique antidémocratique.

ETIENNE TASSIN

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Les frontières de la démocratie

18 On ne peut d’emblée qu’être particulièrement sensible à tout ce qui, dans le livre de Jacques Rancière, se réaffirme du principe, ou de l’idée démocratique, le principe se distinguant de la réalité en acte. « Le mot de démocratie, rappelle-t-il, dans le prolongement de la pensée de Rousseau, ne désigne proprement ni une forme de société ni une forme de gouvernement. La « société démocratique » n’est jamais qu’une peinture de fantaisie, destinée à soutenir tel ou tel principe du bon gouvernement. » (p. 58-59) S’il n’y donc pas, à proprement parler, de gouvernement démocratique, il y a bien une haine de la démocratie. Et il est particulièrement important, comme le fait Rancière, de la mettre en évidence, non seulement dans le discours de ceux qui la vilipendent, mais aussi chez ceux qui s’en réclament et prétendent l’exporter à coup d’expéditions militaires et de centres de torture. Le mot « démocratie » devient alors un « opérateur idéologique », qui joue aussi pour dépolitiser les questions de la vie publique et en faire des « phénomènes de société » (p. 101). La démocratie, nous dit encore Rancière, ne s’identifie jamais à une forme juridico-politique, parce que le pouvoir du peuple, qui s’incarne en elle, « est toujours en-deça et au-delà de ces formes. » (p. 62) Elle est donc lutte contre la privatisation, dans un processus où la question de l’égalité semble primer sur celle de la liberté. « Le mouvement démocratique est de fait un double mouvement de transgression des limites, un mouvement pour étendre l’égalité de l’homme public à d’autres domaines de la vie commune, et en particulier à tous ceux que gouverne l’illimitation capitaliste de la richesse, un mouvement aussi pour réaffirmer l’appartenance à tous et à n’importe qui de cette sphère publique incessamment privatisée. » (p. 65) Luttes, mouvements, Rancière situe bien les mouvements dits sociaux (depuis ceux auxquels il s’était intéressé dans ses premiers travaux, jusqu’à ceux qui ont agité la France de la fin du siècle dernier, en particulier ceux de l’hiver 1995) du côté du politique et de l’affirmation démocratique.

19 L’analyse de tous ces thèmes importants n’est jamais poussée très avant. La haine de la démocratie se présente en effet comme un pamphlet. Les coups partent, quelquefois un peu rapides et semblant manquer leur cible. Bien des sociologues ne se reconnaîtront pas dans l’esquisse qu’en trace Rancière qui leur attribue, comme à Auguste Comte et à quelques autres, « une vision du corps social homogène » (p. 72). Beaucoup d’entre eux, au contraire, essaient de comprendre ce qui surgit de l’expérience, c’est-à-dire un monde morcelé, divisé, traversé de tensions multiples. Or notre expérience actuelle, celle qu’interroge par exemple un Zygmunt Bauman, est à la fois celle de la clôture et celle d’une extension infinie. Très concrètement, on peut parler de la coexistence de la barrière métallique de Ceuta et de la mondialisation (qu’elle prenne la forme du capitalisme ou celle des mouvements qui le contestent). La question démocratique ne se pose plus de la même façon qu’en 1848 ou même qu’en 1995. Comment énoncer le principe démocratique au niveau supranational, quand les frontières semblent à la fois disparaître et devenir plus étanches ? Comment étendre le champ de l’égalité des humains, à ceux qui ont été traités (et le sont souvent encore) comme étant moins humains que les autres (aux femmes, aux anciens esclaves, aux anciens colonisés, etc.) ? Comment réaffirmer l’appartenance de tous à la sphère publique dans les conditions de l’impérialisme, du colonialisme, et de ses séquelles dont on n’a pas fini d’entendre parler ? Ces questions, qui nous paraissent plus urgentes encore depuis l’automne dernier, Rancière ne les aborde pas, comme si le paradigme des luttes et des mouvements qui marquent l’irruption de l’idée démocratique était demeuré pour lui fixé dans ces années de grands mouvements populaires, dans ces années de naissance du mouvement ouvrier où l’idée de peuple avait toute sa force mobilisatrice. ?

SONIA DAYAN-HERZBRUN

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Un événement central de l’histoire moderne

21 On peut supposer que la goutte d’eau qui fit déborder le vase et incita Jacques Rancière à écrire La haine de la démocratie fut la parution en 2003 du livre de Jean-Claude Millner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique. Démocratique dans ce titre veut dire société moderne caractérisée par une tendance générale à l’illimitation, destructrice de toute limite proprement politique. Une telle tendance animait déjà, selon Millner, le nazisme et l’existence du peuple porteur du « nom juif » lui faisait obstacle, car ce nom était le signifiant garant de distinctions instauratrices de l’humain même (masculin-féminin, parents-enfants : différence des sexes et des générations). D’où le génocide, qui eut précisément pour conséquence de libérer cette tendance moderne après la fin du nazisme. Si l’on suit Millner, l’Europe démocratique d’aujourd’hui, « héritière […] de sa propre histoire hitlérienne qu’elle dénie », s’engage résolument « dans la voie de l’illimitation »[1].

Certes, Rancière ne manque pas de relever le caractère incongru d’une thèse qui, à l’instar d’une ruse de la raison, fait du régime nazi l’agent du triomphe européen de la démocratie – mais celle-ci l’intéresse plutôt en tant que maillon d’un réseau contemporain d’opinions, qui, dans une nouvelle configuration apparue après l’effondrement de l’empire soviétique, reformule pour la nème fois la haine qui accompagna l’invention même de la démocratie dans l’Athènes de Clisthène. Pour Rancière, le plus étonnant est que « les propriétés qui étaient hier attribuées au totalitarisme, conçu comme État dévorant la société, sont tout simplement devenues les propriétés de la démocratie, conçue comme société dévorant l’État […] les antidémocrates d’aujourd’hui appellent démocratie la même chose que les zélateurs de la « démocratie libérale » d’hier appelaient totalitarisme. » (p. 18-19) Ainsi, le thème de l’illimitation, présent chez plus d’un auteur écrivant sur le ton de la déploration, reçoit une extension elle-même illimitée, puisqu’il vient aussi bien désigner la passion jamais assouvie de la consommation que la revendication de nouveaux droits issue de minorités autrefois discriminées. Parmi les droits revendiqués, les plus insupportables sont ceux qui, adossés aux possibilités données par la technique, obligent à repenser la filiation et les modes usuels d’engendrement, mettant ainsi directement en cause la quadriplicité fondatrice. Plus généralement, selon Rancière, « tout phénomène – mouvement social, conflit religieux ou racial » (p. 35) est mis au compte d’un déchaînement des individus désormais déliés de toute loi ou de tout respect d’une quelconque transcendance, assujettis qu’ils sont à la seule loi de leurs désirs. Il y a pourtant, selon Rancière, un mouvement bien réel qui tend à franchir toute limite, c’est celui, déjà repéré par Marx, du capital et de la loi du profit. Du coup, par un subtil retournement, ces lois deviennent « la simple conséquence des vices de ceux qui les consomment et tout particulièrement de ceux qui ont le moins de moyens de consommer. » (p. 96) Autre bénéfice d’un tel fourre-tout, ceux qui tiennent à l’idée d’une possible transformation du système et s’opposent « au règne des oligarchies financières et étatiques » sont eux aussi amalgamés aux insatiables consommateurs démocratiques. Ainsi, face aux inégalités creusées par l’expansion contemporaine des richesses, ce n’est pas la revendication démocratique qu’il faudrait soutenir, mais plutôt le retour à un principe de mesure dont l’autorité réaffirmerait « les pouvoirs de la naissance et de la filiation » (p. 104). Faute de quoi nous serions à la veille d’une véritable « catastrophe anthropologique » (p. 31).

22 Face à tous ces discours catastrophistes et excessifs, le livre de Rancière a précisément pour effet de nous ramener à l’exigence d’une juste mesure, au rappel de ce dont il s’agit de prendre la mesure. En récusant tout autant les présupposés de Millner que ceux de Giorgio Agamben, car nous ne sommes pas non plus tous « soumis à la loi d’exception du gouvernement biopolitique » (p. 81). Bien que Rancière se refuse à nommer démocratiques les États dans lesquels nous vivons – au fond aucun État n’est démocratique mais toujours oligarchique – les libertés qu’ils garantissent ne sont pas des formes illusoires. À plusieurs endroits de son livre il constate d’ailleurs le peu d’intérêt des contempteurs de la démocratie pour « la mécanique des institutions qui passionna les contemporains de Montesquieu, de Madison ou de Tocqueville. » (p. 9) Si le concept de démocratie qu’il travaille d’un ouvrage à l’autre est un concept politique critique à l’égard de la domination des oligarchies économiques ou étatiques, sa critique ne se situe pas dans l’horizon des critiques traditionnelles de la démocratie formelle. Pour Rancière, il n’y a politique que si une scène d’apparence spécifique se déploie, où ceux à qui est dénié la compétence à gouverner ne cessent de venir exposer le tort qui leur est fait, se posant comme des égaux face à ceux qui voudraient les reléguer dans le silence ou l’obscurité. Cette scène est une scène d’interlocution où l’universel est inlassablement remis en jeu sous une forme polémique, quand surgit un sujet politique qui se nomme en même temps qu’il se manifeste, déjouant toute assignation de place préfigurée d’avance. S’il y a une « illimitation » démocratique, c’est là qu’elle est. À chaque fois se manifeste le scandale démocratique qui suscite une haine toujours renouvelée de la part de ceux qui pensent savoir qui a et qui n’a pas titre à gouverner : car une communauté n’est politique qu’à se dissocier de tout fondement naturel ou divin et elle ne compte que des égaux parmi lesquels chacun, comme l’autre, peut prétendre à gouverner.

23 Comme il l’indique lui-même au début de son livre, Rancière cherche à reconstituer le « paysage commun » de l’« opinion intellectuelle dominante » (p. 17). Et il utilise pour cela le procédé habituel du renvoi dos-à-dos. De sorte que – et c’est le risque pris par tout texte incisif et polémique – l’on peut regretter par moment la rapidité avec laquelle il traite certains auteurs, s’en éloignant alors qu’il en est plus proche qu’il ne se le représente lui-même, Hannah Arendt par exemple. De même, s’il apparente les uns aux autres, lui-même chemine seul. Il ne se reconnaît pas de compagnon, du moins parmi ses contemporains[2].

Il faudrait aussi revenir sur l’« humeur » de Jacques Rancière. Le ton de la déploration n’est pas le sien. D’un livre à l’autre on retrouve son refus, voire son agacement à l’égard d’un style de philosophie qui, de Jean-François Lyotard à l’école de Francfort, aurait entonné « le grand concert du deuil et du repentir [où] la scène de l’écart sublime est venue résumer toutes sortes de scènes de péché ou d’écart originel. »[3]

Dans La haine de la démocratie, il constate que certains ont voulu faire « de l’extermination des Juifs d’Europe l’événement central de l’histoire moderne » coupant l’histoire en deux en lieu et place de « la Révolution sociale » (p. 99). Mais on peut continuer de tenir l’extermination des Juifs d’Europe comme un événement central de l’histoire moderne, qui incite encore à interroger les conditions sociales, politiques et morales dans lesquelles il fut perpétré, sans pour autant charger le « nom de Juif » de toutes les significations antidémocratiques dont Jean-Claude Millner veut le charger, sans refuser non plus d’assumer ce nom comme celui d’une subjectivation possible. Ce faisant, on peut aussi résister à la logique qui voudrait lier directement « nazisme, démocratie, modernité et génocide » (p. 99)[4]. Dans cette direction, La haine de la démocratie est certes un ouvrage salutaire.

MARTINE LEIBOVICI

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NOTES

[1] J.-C. MILLNER, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, 2003, p. 85.

[2] Les lecteurs de La démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien (Ed. du Felin, 2004) seraient certainement curieux de l’entendre ou de le lire sur les thèses de Miguel Abensour qui, de son côté, lui rend souvent hommage.

[3] J. RANCIÈRE, Le partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, p. 43. Voir aussi La Mésentente, Galilée, 1995, p. 181-184.

[4] Une critique très pertinente et approfondie de l’ouvrage de J.-C. Millner est donnée par P. ZARD, « L’Europe et les Juifs. Les généalogies spécieuses de Jean-Claude Milner », in Plurielles. Revue culturelle et politique pour un judaïsme laïque, n° 11, 2004, p. 73-87.