|
Origine : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-2-page-172.htm
« À plusieurs voix autour de Jacques Rancière
», Mouvements 2/2006 (no 44), p. 172-179.
Que signifie être démocrate et veut-on réellement
l’être ou pas ? Les propositions du dernier ouvrage
de Jacques Rancière ont fait l’objet d’une présentation
publique organisée à l’Université Denis
Diderot Paris 7 avec l’auteur. À l’issue de ce
dialogue, Etienne Tassin expose les principales thèses de
l’ouvrage à travers lequel l’histoire de la démocratie
moderne apparaît comme celle d’un oubli actif, d’un
refoulement du principe démocratique au profit essentiellement
de la richesse ou de la science. Deux éclairages complémentaires
sont ensuite apportés. Sonia Dayan insiste sur la nécessité
d’une perspective plus internationale et plus actuelle ; elle
se demande comment énoncer le principe démocratique
au niveau supranational, quand les frontières semblent à
la fois disparaître et devenir plus étanches, et si
l’idée de peuple possède aujourd’hui,
après les grands mouvements populaires, une force mobilisatrice
suffisante. Martine Leibovici rejoint la critique proposée
par Jacques Rancière des thèses de Jean-Claude Millner
sur les penchants criminels de l’Europe démocratique,
mais insiste sur la nécessité de ne pas invalider
pour autant l’événement central de l’histoire
moderne que fut l’extermination des Juifs d’Europe.
*****************
L’excédant populaire et le processus démocratique
2 La démocratie est haïe, dit Rancière, et l’on
doit s’intéresser à cette haine. Elle n’est
pas seulement détestée de ceux qui professent des
conceptions autoritaires du pouvoir, ou qui déplorent la
perte des valeurs morales d’antan. Elle est haïe par
ceux qui se réclament de la démocratie et qui sous
ce terme chérissent l’élitisme, cultivent l’excellence
et sont convaincus que les choses importantes doivent être
aux mains d’hommes et de femmes choisis. La haine de la démocratie
est un produit de l’individualisme libéral. Elle est
d’abord le fait des libéraux qu’insupportent
les effets de la libéralité. Elle est ensuite le fait
de républicains qu’insupportent les effets de l’individualisme.
« La dénonciation de « l’individualisme
démocratique » est simplement la haine de l’égalité
par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu’elle
est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle
troupeau. » (p. 76) La haine de la démocratie est la
haine de l’égalité, qui ne cesse pas de produire
ses effets dans l’amour de la loi républicaine ou le
culte des droits individuels. Qu’est-ce qui est haï là,
sous le nom d’égalité, et pourquoi ?
3 Jacques Rancière développe un paradoxe : les défenseurs
de la démocratie affirment que la seule bonne démocratie
est « celle qui réprime la catastrophe de la civilisation
démocratique. » La démocratie désignerait
moins un régime corrompu qu’une forme de société
corrélative d’une crise de civilisation pour laquelle,
« toute politique oubliée, le mot de démocratie
devient à la fois l’euphémisme désignant
un système de domination qu’on ne veut plus appeler
par son nom et le nom du sujet diabolique qui vient à la
place de ce nom effacé. », à savoir «
l’homme démocratique : jeune consommateur imbécile
de pop-corn, de télé-réalité, de safe-sex,
de sécurité sociale, de droit à la différence
et d’illusions anticapitalistes ou altermondialistes. »
(p. 97) Une fois oubliée la pensée du politique en
jeu dans et avec l’idée démocratique, la démocratie
ne désigne plus qu’un jeu entre un système de
domination oligarchique et un sujet individuel consommateur de tout,
coupable d’un mal irrémédiable : la ruine de
la civilisation édifiée sur cette libéralité
dont il abuse.
4 Qu’est-ce qu’une démocratie dans l’esprit
dominant de nos contemporains, demande Rancière ? Quel usage
fait-on de ce mot ? C’est d’abord, chacun en conviendra,
un régime qui s’oppose aux dictatures, aux gouvernements
de l’arbitraire. Soit, cela est entendu. Mais un « bon
gouvernement démocratique » est ensuite et surtout
celui qui est capable de maîtriser le mal qu’on appelle
« la vie démocratique » et qui présente
deux visages : celui d’un excès anarchique figuré
dans le pouvoir du peuple contestant – « peuple des
tumultes », disait Machiavel ; celui d’un illimité
de la consommation, figuré dans l’homo œconomicus
soumis à ce qu’Arendt appelait le caractère
dévorant de la vie. La bonne démocratie, obéissant
au bon gouvernement démocratique, se constitue dans la maîtrise
de ce double excès : l’excès des activités
collectives contestatrices ; l’excès du repli individuel,
massif, sur la vie privée et la sphère consommatrice
décrite comme anticivique. De là, bien sûr,
une équivoque fondamentale : démocratie est le nom
commun d’un mal et d’un bien, dont on réduit
l’usage au seul nom du mal qui corrompt les individus et la
société avec.
5 Cette opération de réduction se laisse résumer
en trois phases.
Ramener la démocratie à une forme de société
;
identifier cette forme de société au règne
de l’individualisme égalitaire (qui consomme, revendique
des droits de toutes sortes, etc.) ;
attribuer à la « société individualiste
de masse » – identifiée comme démocratie
– la recherche d’un accroissement indéfini de
biens, de droits, de jouissances, etc. en réalité
inhérente à la logique de l’économie
capitaliste (p. 26).
Derrière cette réduction, une conviction : l’individu
égalitaire, dans l’ordre juridique et politique, est
totalement identifiable au consommateur narcissique. La «
catastrophe anthropologique » que constitue l’avènement
de la société démocratique promet ainsi à
coup sûr une « autodestruction de l’humanité
». Le discours sur l’école pourrait être
pris comme le révélateur et le lieu polémique
par excellence de ce procès. Y apparaît exemplairement
que l’individualité est une bonne chose pour l’élite
mais une catastrophe pour la civilisation dès lors que tous
y ont accès (p. 36).
6 La haine de la démocratie est donc elle-même double
: haine du peuple impossible à maîtriser, tumultueux,
elle est aussi haine de l’individu qui ne fait pourtant qu’accomplir
logiquement la liberté qu’on lui a reconnue, celle
de consommer ad nauseam l’ensemble des biens matériels
et symboliques que le capitalisme a érigé, pour sa
perpétuation, en bien consomptibles. À sa source,
un même mal : l’égalité présumée
par le fait démocratique lui-même, qui caractérise
l’individu dans la mesure où il caractérise
le peuple. Aussi, derrière la déploration des comportements
ruineux de l’homme démocratique – l’énigmatique
« individu démocratique » –, on trouvera
toujours la détestation de l’égalité
populaire, qui pourrait bien être une horreur de la politique
elle-même.
7 La haine de la démocratie se nourrit d’une «
compulsion à se débarrasser du peuple et avec lui
de la politique », compulsion à « expulser le
supplément démocratique » (p. 89). Ce supplément
désigne la dimension excédentaire du peuple sur toute
organisation du vivre-ensemble, sa puissance « an-archique
» au sens littéral, sa radicale étrangeté
à l’autorité. Cette puissance an-archique du
peuple a trouvé dès l’expérience athénienne
sa formulation dans un principe qu’on peut dire générateur
d’une politique démocratique : le tirage au sort. Que
le demos soit dit disposer du kratos et non de l’arche, qu’il
puisse être privé d’arche mais doté de
kratos, signifie qu’il est force et non principe, puissance
et non autorité. Mais surtout qu’il n’est ni
ne recèle en lui aucun principe d’autorité destinant
l’une ou l’autre partie du peuple à bien gouverner.
Recourir au tirage au sort comme mode de désignation des
responsables politiques, c’est affirmer que tout un chacun
peut remplir cet office et que le seul titre présentable
pour prétendre être citoyen et magistrat est d’être
du peuple, sans posséder aucun autre titre particulier :
ni celui de la naissance (aristocratie), ni celui de la richesse
(ploutocratie), ni celui de la science ou de la compétence
(technocratie). Le tirage au sort est le dispositif institutionnel
inventé par Clisthène qui correspond exactement à
une politique an-archique. Ce pourquoi toute tentative de reformuler
la démocratie en « démarchie » (Hayek)
est une contradiction.
8 Relever la haine de la démocratie qui anime les «
démocrates » – fondamentalement, les «
libéraux-républicains » – c’est,
positivement, tenter de réactiver le sens politique de la
démocratie : régime du tirage au sort, c’est-à-dire
régime des « sans-titres », régime des
singularités quelconques, et rappeler par là le sens
démocratique du politique. « Sous le nom de démocratie,
ce qui est impliqué et dénoncé, c’est
la politique elle-même. » (p. 40) Ainsi est défini
l’enjeu de la réflexion. Rancière peut emprunter
la voie royale : reprendre l’interprétation platonicienne
du politique et du démocratique. Si Platon hait la démocratie,
c’est que celle-ci est le principe même de la politique,
« principe qui instaure la politique en fondant le «
bon » gouvernement sur sa propre absence de fondement. »
Tel est le véritable scandale du tirage au sort. Car ce qui
est démocratique et scandaleux, c’est l’affirmation
que le seul titre qui autorise à gouverner et qui de lui-même
dénonce tous les prétendus titres bien fondés
est un titre qui se réfute lui-même comme titre : l’absence
de titre (p. 47). En décrétant à Athènes
que le tirage au sort désignera les magistrats, Clisthène
fait valoir que personne n’a le privilège de gouverner
de droit ou de gouverner bien parce que tous, dès lors qu’on
est citoyen, nous possédons l’absence de titre requise.
Le tirage au sort signifie qu’un gouvernement est politique
lorsqu’il est fondé sur l’absence de titre à
gouverner, c’est-à-dire sur un « titre anarchique
» (p. 53). La démocratie est le pouvoir des sans-pouvoirs
au sens des « sans autorité » : pouvoir littéralement
non autoritaire – et peut-être pour cela, pourquoi le
cacher, exposé plus qu’un autre aux abus de la force,
de la richesse ou du despotisme. Tel est le risque du politique.
À vouloir le circonvenir par un dépôt de l’autorité
à quelques-uns, on renonce à la démocratie,
on ne la protège pas. La vérité de la démocratie
est de rappeler que le politique commence toujours une nuit du 4
août. Le titre de citoyen est d’être peuple, c’est-à-dire
sans titres, sans privilèges. La démocratie est vulgaire,
ou elle n’est pas.
9 Aussi la démesure démocratique est-elle moins la
folie consommatrice qu’on se plait à dénoncer
dans le régime capitaliste que l’absence de supériorité
naturelle ou culturelle au fondement du gouvernement, bref la démesure
d’un gouvernement an-archique. On dira alors que toute l’histoire
de la démocratie moderne est celle d’un oubli actif,
d’un refoulement, de ce principe démocratique, au profit
essentiellement de la richesse ou de la science. Elle est celle
des oligarchies modernes qui, au nom du principe de réalité,
s’autodésignent comme seule forme de démocratie
viable.
10 Les oligarques libéraux ou républicains objecteront
que le principe du tirage au sort est fictif ou dangereux, que l’idée
d’un gouvernement des sans-titres est celle d’un gouvernement
des incompétents, que cette idée est abstraite et
saugrenue, qu’elle voue la société à
l’anarchie au sens usuel et péjoratif du terme. Platon
déjà avait stigmatisé la démocratie
comme le règne des incompétents : autant imaginer,
disait-il, une assemblée de malades rejetant leurs médecins
au motif que leurs médicamentations sont souvent désagréables
voire insupportables et décidant de se soigner elle-même.
Reste à savoir si le peuple est assimilable à une
assemblée de malades et si le gouvernement est affaire de
remède et de guérison. Rancière répond
que « le tirage au sort n’a jamais favorisé les
incompétents plus que les compétents. » (p.
49) Il faut ajouter ceci : l’argument de l’incompétence
est odieux et de mauvaise foi. Le principe d’un gouvernement
des « sans-titres » ne signifie pas un refus de l’intelligence,
de la culture et de la compétence, un populisme complaisant.
Il indique simplement que les talents, aussi prestigieux soient-ils,
ne font pas plus droit que la force ou la richesse, et qu’en
dernière instance il appartient toujours au peuple et aux
individus de décider – sauf à renoncer à
la démocratie au profit d’une « démarchie
». Et il repose sur une conviction démocratique dont
la figure du « maître ignorant » est l’illustration
: on apprend en apprenant. On n’est pas citoyen, on ne naît
pas citoyen, on le devient ; et on le devient en agissant de manière
civique, en étant « tour à tour gouvernant et
gouverné », comme l’a écrit Aristote,
et non pas en faisant valoir une naissance, une fortune ou un savoir.
L’alternative devant laquelle nous place Rancière est
simple : veut-on réellement être démocrate ou
pas.
11 Derrière l’élitisme directif, fût-il
républicain, ou surtout s’il est républicain,
se profile une autre question, celle du désir de diriger.
On trouve là l’idée que le pouvoir se désire
et doit donc se gagner. Le très ordinaire guignol auquel
s’adonnent en ce moment nos Premiers ministres l’illustre
à dégoût. Contre cette évidence d’un
pouvoir qui se mérite, le tirage au sort dit autre chose,
à savoir que le bon gouvernement est celui de ceux qui ne
désirent pas gouverner. Voilà qui contredit l’identification
de l’exercice du gouvernement à l’exercice du
pouvoir sous couvert d’un désir de dominer.
12 La conséquence en est encore paradoxale : « La
démocratie n’est ni une société à
gouverner ni un gouvernement de la société, elle est
proprement cet ingouvernable sur quoi tout gouvernement doit en
définitive se découvrir fondé. » (p.
57) A-t-on jamais réellement prêté attention
à la signification politique de la démocratie ? Elle
désigne certes en son origine grecque un mode de gouvernement,
celui du peuple refusant, comme l’indiquait Castoriadis, le
triple règne des représentants, des experts et des
administrateurs (des énarques). Mais elle révèle
surtout que le plan politique proprement dit est moins celui d’un
« gouvernement » de la multitude que celui d’une
multitude tumultueuse rétive à tout gouvernement,
qu’il soit dit bon ou mauvais. L’écart qui sépare
le kratos de l’arche, la démocratie de la « démarchie
», est aussi celui qui sépare le peuple de la société
et de son gouvernement. Dans les termes de Rancière : «
Le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement
hétérotopique à la société inégalitaire
comme au gouvernement oligarchique. Il est ce qui écarte
le gouvernement de lui-même en écartant la société
d’elle-même. Il est donc aussi bien ce qui sépare
l’exercice du gouvernement de la représentation de
la société. » (p. 59) Aussi le « pouvoir
du peuple » ne supporte-t-il pas sans contradiction le traitement
que lui inflige la forme républicaine du gouvernement représentatif.
Il ne suffit pas de rappeler que la représentation est dans
son principe antidémocratique en ce qu’elle récuse
l’autogouvernement du peuple. Y reconnaître une forme
oligarchique de gouvernement, c’est aussi indiquer que la
forme républicaine instaure avec la représentation
le mode de sélection des « titrés » destinés
au « gouvernement du peuple ».
13 À la forme républicaine qui assigne les places
et les droits selon les titres, Rancière oppose le «
processus démocratique » qui fait travailler les écarts
entre le gouvernement et la société, ou l’État
et la société, supposés identifiables ; ou
plutôt qui « désidentifient » la société
en désaffiliant les sujets politiques. Cet écartement
peut se laisser formuler comme un jeu entre l’homme et le
citoyen, chacun des termes pouvant jouer le rôle de l’universel
opposé au particulier : l’universel de l’homme
qui s’oppose aux particularismes des citoyennetés ;
l’universel du citoyen qui s’oppose aux particularismes
des hommes (p. 67). Ce jeu décrit un aspect fondamental du
processus démocratique : celui de la subjectivation politique.
Car les sujets politiques « ne s’identifient ni à
des « hommes » ou des rassemblements de populations,
ni à des identités définies par des textes
constitutionnels. Ils se définissent toujours pas des intervalles
entre des identités, que ces identités soient définies
par des rapports sociaux ou par les catégories juridiques.
» (p. 66) La subjectivation politique est affaire d’intervalles
et d’écarts, d’écartements et d’écartèlements.
Et « c’est cela qu’implique le processus démocratique
: l’action de sujets qui, en travaillant sur l’intervalle
des identités, reconfigurent les distributions du privé
et du public, de l’universel et du particulier. » (p.
67)
14 Peut-être pourrait-on dire que le « pouvoir du peuple
» est précisément ce pouvoir de reconfiguration
ou d’écartement ; et que le « sujet » de
ce pouvoir n’est jamais le citoyen défini selon la
loi, ni l’homme défini selon une supposée nature
mais les acteurs des conflits sociaux et des luttes politiques qui
lors d’incessants affrontements avec la société
et l’État ne cessent de déplacer les limites
fixées par la République. Alors peut-on aussi entendre
ce qu’est la République depuis le sens que lui confère
le processus démocratique, au lieu d’y voir la forme
que revêt le bon gouvernement démocratique : «
Car le mot de République ne peut signifier simplement le
règne de la loi égale pour tous. République
est un terme équivoque, travaillé par la tension qu’implique
la volonté d’inclure dans les formes instituées
du politique l’excès de la politique. Inclure cet excès,
cela veut dire deux choses contradictoires : lui donner droit, en
le fixant dans les textes et les formes de l’institution communautaire,
mais aussi le supprimer en identifiant les lois de l’État
aux mœurs d’une société. » (p. 71)
15 Le processus démocratique peut encore sauver la forme
républicaine de sa névrose gouvernementale, en opposant
constamment, si l’on ose dire, le titre anarchique au titre
énarchique. Mais aussi et surtout, il rappelle que le politique
commence dans une désaffiliation et dans ce que faute de
mieux il faut bien nommer une « dé-filiation ».
Nul clan ni nulle lignée ne précède et n’autorise
la participation aux affaires publiques. Et si transmission il y
a, c’est celle d’une expérience, d’un apprentissage
« sur le tas », non d’une autorité, d’un
savoir ou d’une religion. En raison de l’égalité
démocratique, l’acteur politique ne se subjective en
démocratie qu’en s’affranchissant en partie de
ce qu’il est, qu’en s’émancipant de ses
héritages, qu’en s’extrayant de sa filiation,
qu’en se « désidentifiant » pour se singulariser
dans ses actions. Qu’il le veuille ou non, la pensée
de Rancière rejoint ici l’intuition fondamentale d’Arendt
: la singularisation politique des acteurs dans les luttes politiques
(« qui je suis ») – ce que Rancière nomme
la « subjectivation politique » – procède
toujours d’un écart par rapport aux identifications
sociales et culturelles (« ce que je suis »).
16 Ce rapprochement nous invite à réfléchir
à ce qu’est une action politique démocratique
menée par des égaux : si son commencement est anarchique,
si son processus est celui d’une reconfiguration des ordres
au nom de l’égalité, si la subjectivation qu’elle
induit définit des espaces intervallaires entre identités
fixées, alors elle prend sens de résister aux attraits
antidémocratiques des gouvernements paternalistes et de leurs
pseudo-politique filiale. À la « filiale » républicaine,
pourrait-on dire, s’oppose la fraternité des citoyens
qui refusent de se définir verticalement par référence
au père-pasteur pour se définir horizontalement par
référence à l’égalité et
à la liberté des acteurs. Tel est aussi un des motifs
de cet essai de Jacques Rancière : retourner à l’envoyeur
son sujet de haine de la démocratie et révéler
ainsi les penchants criminels de la politique antidémocratique.
ETIENNE TASSIN
*****************
Les frontières de la démocratie
18 On ne peut d’emblée qu’être particulièrement
sensible à tout ce qui, dans le livre de Jacques Rancière,
se réaffirme du principe, ou de l’idée démocratique,
le principe se distinguant de la réalité en acte.
« Le mot de démocratie, rappelle-t-il, dans le prolongement
de la pensée de Rousseau, ne désigne proprement ni
une forme de société ni une forme de gouvernement.
La « société démocratique » n’est
jamais qu’une peinture de fantaisie, destinée à
soutenir tel ou tel principe du bon gouvernement. » (p. 58-59)
S’il n’y donc pas, à proprement parler, de gouvernement
démocratique, il y a bien une haine de la démocratie.
Et il est particulièrement important, comme le fait Rancière,
de la mettre en évidence, non seulement dans le discours
de ceux qui la vilipendent, mais aussi chez ceux qui s’en
réclament et prétendent l’exporter à
coup d’expéditions militaires et de centres de torture.
Le mot « démocratie » devient alors un «
opérateur idéologique », qui joue aussi pour
dépolitiser les questions de la vie publique et en faire
des « phénomènes de société »
(p. 101). La démocratie, nous dit encore Rancière,
ne s’identifie jamais à une forme juridico-politique,
parce que le pouvoir du peuple, qui s’incarne en elle, «
est toujours en-deça et au-delà de ces formes. »
(p. 62) Elle est donc lutte contre la privatisation, dans un processus
où la question de l’égalité semble primer
sur celle de la liberté. « Le mouvement démocratique
est de fait un double mouvement de transgression des limites, un
mouvement pour étendre l’égalité de l’homme
public à d’autres domaines de la vie commune, et en
particulier à tous ceux que gouverne l’illimitation
capitaliste de la richesse, un mouvement aussi pour réaffirmer
l’appartenance à tous et à n’importe qui
de cette sphère publique incessamment privatisée.
» (p. 65) Luttes, mouvements, Rancière situe bien les
mouvements dits sociaux (depuis ceux auxquels il s’était
intéressé dans ses premiers travaux, jusqu’à
ceux qui ont agité la France de la fin du siècle dernier,
en particulier ceux de l’hiver 1995) du côté
du politique et de l’affirmation démocratique.
19 L’analyse de tous ces thèmes importants n’est
jamais poussée très avant. La haine de la démocratie
se présente en effet comme un pamphlet. Les coups partent,
quelquefois un peu rapides et semblant manquer leur cible. Bien
des sociologues ne se reconnaîtront pas dans l’esquisse
qu’en trace Rancière qui leur attribue, comme à
Auguste Comte et à quelques autres, « une vision du
corps social homogène » (p. 72). Beaucoup d’entre
eux, au contraire, essaient de comprendre ce qui surgit de l’expérience,
c’est-à-dire un monde morcelé, divisé,
traversé de tensions multiples. Or notre expérience
actuelle, celle qu’interroge par exemple un Zygmunt Bauman,
est à la fois celle de la clôture et celle d’une
extension infinie. Très concrètement, on peut parler
de la coexistence de la barrière métallique de Ceuta
et de la mondialisation (qu’elle prenne la forme du capitalisme
ou celle des mouvements qui le contestent). La question démocratique
ne se pose plus de la même façon qu’en 1848 ou
même qu’en 1995. Comment énoncer le principe
démocratique au niveau supranational, quand les frontières
semblent à la fois disparaître et devenir plus étanches
? Comment étendre le champ de l’égalité
des humains, à ceux qui ont été traités
(et le sont souvent encore) comme étant moins humains que
les autres (aux femmes, aux anciens esclaves, aux anciens colonisés,
etc.) ? Comment réaffirmer l’appartenance de tous à
la sphère publique dans les conditions de l’impérialisme,
du colonialisme, et de ses séquelles dont on n’a pas
fini d’entendre parler ? Ces questions, qui nous paraissent
plus urgentes encore depuis l’automne dernier, Rancière
ne les aborde pas, comme si le paradigme des luttes et des mouvements
qui marquent l’irruption de l’idée démocratique
était demeuré pour lui fixé dans ces années
de grands mouvements populaires, dans ces années de naissance
du mouvement ouvrier où l’idée de peuple avait
toute sa force mobilisatrice. ?
SONIA DAYAN-HERZBRUN
*********************
Un événement central de l’histoire
moderne
21 On peut supposer que la goutte d’eau qui fit déborder
le vase et incita Jacques Rancière à écrire
La haine de la démocratie fut la parution en 2003 du livre
de Jean-Claude Millner, Les penchants criminels de l’Europe
démocratique. Démocratique dans ce titre veut dire
société moderne caractérisée par une
tendance générale à l’illimitation, destructrice
de toute limite proprement politique. Une telle tendance animait
déjà, selon Millner, le nazisme et l’existence
du peuple porteur du « nom juif » lui faisait obstacle,
car ce nom était le signifiant garant de distinctions instauratrices
de l’humain même (masculin-féminin, parents-enfants
: différence des sexes et des générations).
D’où le génocide, qui eut précisément
pour conséquence de libérer cette tendance moderne
après la fin du nazisme. Si l’on suit Millner, l’Europe
démocratique d’aujourd’hui, « héritière
[…] de sa propre histoire hitlérienne qu’elle
dénie », s’engage résolument « dans
la voie de l’illimitation »[1].
Certes, Rancière ne manque pas de relever le caractère
incongru d’une thèse qui, à l’instar d’une
ruse de la raison, fait du régime nazi l’agent du triomphe
européen de la démocratie – mais celle-ci l’intéresse
plutôt en tant que maillon d’un réseau contemporain
d’opinions, qui, dans une nouvelle configuration apparue après
l’effondrement de l’empire soviétique, reformule
pour la nème fois la haine qui accompagna l’invention
même de la démocratie dans l’Athènes de
Clisthène. Pour Rancière, le plus étonnant
est que « les propriétés qui étaient
hier attribuées au totalitarisme, conçu comme État
dévorant la société, sont tout simplement devenues
les propriétés de la démocratie, conçue
comme société dévorant l’État
[…] les antidémocrates d’aujourd’hui appellent
démocratie la même chose que les zélateurs de
la « démocratie libérale » d’hier
appelaient totalitarisme. » (p. 18-19) Ainsi, le thème
de l’illimitation, présent chez plus d’un auteur
écrivant sur le ton de la déploration, reçoit
une extension elle-même illimitée, puisqu’il
vient aussi bien désigner la passion jamais assouvie de la
consommation que la revendication de nouveaux droits issue de minorités
autrefois discriminées. Parmi les droits revendiqués,
les plus insupportables sont ceux qui, adossés aux possibilités
données par la technique, obligent à repenser la filiation
et les modes usuels d’engendrement, mettant ainsi directement
en cause la quadriplicité fondatrice. Plus généralement,
selon Rancière, « tout phénomène –
mouvement social, conflit religieux ou racial » (p. 35) est
mis au compte d’un déchaînement des individus
désormais déliés de toute loi ou de tout respect
d’une quelconque transcendance, assujettis qu’ils sont
à la seule loi de leurs désirs. Il y a pourtant, selon
Rancière, un mouvement bien réel qui tend à
franchir toute limite, c’est celui, déjà repéré
par Marx, du capital et de la loi du profit. Du coup, par un subtil
retournement, ces lois deviennent « la simple conséquence
des vices de ceux qui les consomment et tout particulièrement
de ceux qui ont le moins de moyens de consommer. » (p. 96)
Autre bénéfice d’un tel fourre-tout, ceux qui
tiennent à l’idée d’une possible transformation
du système et s’opposent « au règne des
oligarchies financières et étatiques » sont
eux aussi amalgamés aux insatiables consommateurs démocratiques.
Ainsi, face aux inégalités creusées par l’expansion
contemporaine des richesses, ce n’est pas la revendication
démocratique qu’il faudrait soutenir, mais plutôt
le retour à un principe de mesure dont l’autorité
réaffirmerait « les pouvoirs de la naissance et de
la filiation » (p. 104). Faute de quoi nous serions à
la veille d’une véritable « catastrophe anthropologique
» (p. 31).
22 Face à tous ces discours catastrophistes et excessifs,
le livre de Rancière a précisément pour effet
de nous ramener à l’exigence d’une juste mesure,
au rappel de ce dont il s’agit de prendre la mesure. En récusant
tout autant les présupposés de Millner que ceux de
Giorgio Agamben, car nous ne sommes pas non plus tous « soumis
à la loi d’exception du gouvernement biopolitique »
(p. 81). Bien que Rancière se refuse à nommer démocratiques
les États dans lesquels nous vivons – au fond aucun
État n’est démocratique mais toujours oligarchique
– les libertés qu’ils garantissent ne sont pas
des formes illusoires. À plusieurs endroits de son livre
il constate d’ailleurs le peu d’intérêt
des contempteurs de la démocratie pour « la mécanique
des institutions qui passionna les contemporains de Montesquieu,
de Madison ou de Tocqueville. » (p. 9) Si le concept de démocratie
qu’il travaille d’un ouvrage à l’autre
est un concept politique critique à l’égard
de la domination des oligarchies économiques ou étatiques,
sa critique ne se situe pas dans l’horizon des critiques traditionnelles
de la démocratie formelle. Pour Rancière, il n’y
a politique que si une scène d’apparence spécifique
se déploie, où ceux à qui est dénié
la compétence à gouverner ne cessent de venir exposer
le tort qui leur est fait, se posant comme des égaux face
à ceux qui voudraient les reléguer dans le silence
ou l’obscurité. Cette scène est une scène
d’interlocution où l’universel est inlassablement
remis en jeu sous une forme polémique, quand surgit un sujet
politique qui se nomme en même temps qu’il se manifeste,
déjouant toute assignation de place préfigurée
d’avance. S’il y a une « illimitation »
démocratique, c’est là qu’elle est. À
chaque fois se manifeste le scandale démocratique qui suscite
une haine toujours renouvelée de la part de ceux qui pensent
savoir qui a et qui n’a pas titre à gouverner : car
une communauté n’est politique qu’à se
dissocier de tout fondement naturel ou divin et elle ne compte que
des égaux parmi lesquels chacun, comme l’autre, peut
prétendre à gouverner.
23 Comme il l’indique lui-même au début de son
livre, Rancière cherche à reconstituer le «
paysage commun » de l’« opinion intellectuelle
dominante » (p. 17). Et il utilise pour cela le procédé
habituel du renvoi dos-à-dos. De sorte que – et c’est
le risque pris par tout texte incisif et polémique –
l’on peut regretter par moment la rapidité avec laquelle
il traite certains auteurs, s’en éloignant alors qu’il
en est plus proche qu’il ne se le représente lui-même,
Hannah Arendt par exemple. De même, s’il apparente les
uns aux autres, lui-même chemine seul. Il ne se reconnaît
pas de compagnon, du moins parmi ses contemporains[2].
Il faudrait aussi revenir sur l’« humeur » de
Jacques Rancière. Le ton de la déploration n’est
pas le sien. D’un livre à l’autre on retrouve
son refus, voire son agacement à l’égard d’un
style de philosophie qui, de Jean-François Lyotard à
l’école de Francfort, aurait entonné «
le grand concert du deuil et du repentir [où] la scène
de l’écart sublime est venue résumer toutes
sortes de scènes de péché ou d’écart
originel. »[3]
Dans La haine de la démocratie, il constate que certains
ont voulu faire « de l’extermination des Juifs d’Europe
l’événement central de l’histoire moderne
» coupant l’histoire en deux en lieu et place de «
la Révolution sociale » (p. 99). Mais on peut continuer
de tenir l’extermination des Juifs d’Europe comme un
événement central de l’histoire moderne, qui
incite encore à interroger les conditions sociales, politiques
et morales dans lesquelles il fut perpétré, sans pour
autant charger le « nom de Juif » de toutes les significations
antidémocratiques dont Jean-Claude Millner veut le charger,
sans refuser non plus d’assumer ce nom comme celui d’une
subjectivation possible. Ce faisant, on peut aussi résister
à la logique qui voudrait lier directement « nazisme,
démocratie, modernité et génocide » (p.
99)[4]. Dans cette direction, La haine de la démocratie est
certes un ouvrage salutaire.
MARTINE LEIBOVICI
***************
NOTES
[1] J.-C. MILLNER, Les penchants criminels de l’Europe démocratique,
Verdier, 2003, p. 85.
[2] Les lecteurs de La démocratie contre l’État.
Marx et le moment machiavélien (Ed. du Felin, 2004) seraient
certainement curieux de l’entendre ou de le lire sur les thèses
de Miguel Abensour qui, de son côté, lui rend souvent
hommage.
[3] J. RANCIÈRE, Le partage du sensible. Esthétique
et politique, La Fabrique, 2000, p. 43. Voir aussi La Mésentente,
Galilée, 1995, p. 181-184.
[4] Une critique très pertinente et approfondie de l’ouvrage
de J.-C. Millner est donnée par P. ZARD, « L’Europe
et les Juifs. Les généalogies spécieuses de
Jean-Claude Milner », in Plurielles. Revue culturelle et politique
pour un judaïsme laïque, n° 11, 2004, p. 73-87. |
|