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Origine : http://raforum.info/article.php3?id_article=4532
http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article1494
http://www.anarkismo.net/article/7334
Alternative Libertaire : Vous définissez, dans La haine
de la démocratie, la démocratie « comme «
un "gouvernement" anarchique, fondé sur rien d’autre
que l’absence de tout titre à gouverner » (p.48).
Faites-vous un lien et si oui, lequel, entre l’anarchisme
en tant que mouvement politique et votre définition de la
démocratie ?
Jacques Rancière L’anarchisme historique peut être
analysé à partir de ma définition. Mais il
est clair qu’il a le plus souvent tiré du principe
démocratique tel que je l’entends d’autres conséquences.
Les anarchistes individualistes en ont tiré l’idée
de l’illégitimité de tout pouvoir à l’égard
de la liberté des individus. Le mouvement ouvrier anarchiste
en a tiré l’idée du mensonge et de l’illégitimité
de la politique comme forme d’organisation collective. Il
a identifié politique et pouvoir et pensé l’anarchie
comme suppression du parasitisme politique. Sur ce point, au moins,
il s’est accordé avec le marxisme : tous deux ont conçu
la démocratie comme la forme du mensonge politique recouvrant
la réalité de l’exploitation économique.
Tous deux ont cherché dans la société, c’est-à-dire
dans son cœur, les formes de la production et de l’échange,
le principe d’une suppression conjointe de l’exploitation
économique et de l’oppression étatique.
De mon point de vue, il n’y a pas de loi immanente à
la production et à l’échange qui donne le principe
d’une société anarchiste. La politique est ce
qui vient en plus de la loi étatique et l’émancipation
en excès par rapport à la logique sociale. L’égalité
est toujours supplémentaire par rapport au fonctionnement
économico-social comme par rapport au fonctionnement étatique.
Cela dit, il est clair que, par rapport à cette posture
historique du mouvement anarchiste, les cartes se trouvent aujourd’hui
redistribuées. D’un côté, la faillite
du marxisme d’Etat a aussi induit une remise en cause plus
globale de l’idée d’une puissance de libération
immanente au monde de la production et de l’échange.
Elle a entraîné corrélativement une revalorisation
de la politique, c’est-à-dire plus précisément
de la puissance égalitaire recélée dans le
principe démocratique. De l’autre, les nouvelles formes
du gouvernement mondial obligent à séparer toujours
plus la radicalité démocratique de l’idée
consensuelle de la démocratie comme forme de gouvernement
des sociétés de libre marché. La démocratie
doit aujourd’hui réaffirmer cette auto-négation
de la légitimité du pouvoir, cette « anarchie
» qui est son principe. Il y a donc aujourd’hui un rapprochement
possible entre l’anarchisme et la démocratie saisie
dans sa radicalité.
AL.– Vous faites une critique virulente du système
représentatif et électoral actuel. Vous avez dernièrement,
dans un article du Monde (22 mars 2007), fait une critique des élections
présidentielles. Pour autant, est-ce qu’une transformation
démocratique des institutions actuelles à un sens
pour vous et à quelles conditions ?
JR.– Il est certainement possible d’imaginer des transformations
du système représentatif qui fassent droit à
l’anarchisme démocratique tel que je l’entends.
Cela implique une restriction du rôle du président
et la restitution à l’assemblée du pouvoir légiférant.
Cela implique surtout que l’assemblée en question cesse
d’être monopolisée par les notables, que la rotation
soit effectivement assurée par le non cumul et le non-renouvellement
des mandats , que les assemblées qui servent à caser
le personnel surnuméraire des partis de gouvernement cèdent
la place à des formes de réel contrôle populaire
Cela implique aussi une part reconnue dans les institutions républicaines
au tirage au sort qui est la forme de « sélection »
authentiquement démocratique . Bien évidemment des
mesures constitutionnelles ne sont jamais suffisantes pour créer
à elles seules une vie démocratique. Une vie démocratique,
c’est le résultat de l’action de collectifs supplémentaires
par rapport à ceux que définissent les institutions.
Mais le développement de cette action est lui-même
en partie dépendant de la place – à la fois
pratique et symbolique – que les lois et les institutions
reconnaissent au pouvoir de n’importe qui. Les formes de l’agir
politique ne sont pas les formes de l’Etat. Mais les formes
de l’Etat laissent au développement des premières
des possibilités tout à fait différentes. Une
constitution interdisant le cumul et le renouvellement des mandats,
une part élargie donnée au suffrage du hasard, cela
définit aussi un autre espace des possibles, un autre style
de vie publique.
AL.– Est-ce que votre critique de la science comme fondement
du pouvoir politique ne prend pas le contre-pied de toute une tradition
marxiste ( en particulier althussérienne) et ne rejoint pas
de ce fait la critique de l’autorité scientifique que
Bakounine, dans par exemple Dieu et l’Etat, oppose à
Marx ?
JR.– Sans doute. Je n’ai pas relu Bakounine depuis
bien longtemps. Mais il ne faut pas faire de ce rapport à
la science le critère discriminant entre tradition marxiste
et tradition anarchiste. La confiance en la science comme principe
de la transformation sociale est massivement partagée par
les doctrines sociales et socialistes du 19° siècle,
anarchisme compris. La critique anarchiste du marxisme à
la fin du 19° siècle est massivement fondée sur
cette confiance : les publications anarchistes de l’époque,
par exemple les Temps Nouveaux de Grave, n’en finissent pas
de dénoncer la « métaphysique » marxiste
au nom de la vraie science, empruntée à Haeckel ou
à d’autres. C’est tout le 19° siècle,
et pas seulement le marxisme, qui est dominé par l’idée
que la politique est l’univers de l’abstraction ou de
l’illusion à laquelle il faut opposer le véritable
principe de la vie sociale tel que la science peut le dégager.
Ce qui sépare l’anarchisme du marxisme, c’est
moins la méfiance envers la science, que la critique de l’autorité,
donc la critique de la conception qui incarne le pouvoir de la science
dans un corps de savants disposant d’une autorité légitime
pour conduire le mouvement.
AL.– Vous écrivez que le peuple est le sujet de la
démocratie. Y a-t-il une place, et si oui laquelle, pour
le prolétariat dans votre théorie de la démocratie
?
JR.– Définir le peuple comme sujet de la démocratie,
c’est aussi différencier deux peuples : le peuple démocratique,
c’est le rassemblement de ceux qui n’ont pas de titre
à gouverner plus qu’à être gouvernés.
Ce peuple-là ne s’identifie ni à une unité
ethnique, ni à un groupe social particulier. Il n’a
d’existence que dans les sujets politiques qui mettent en
œuvre en telle ou telle circonstance son principe. Le prolétariat
a été l’un de ces sujets . On a voulu enfermer
le prolétariat dans une identité économico-sociale
: le groupe des travailleurs de la grande industrie formé
par le développement de la production capitaliste. C’était
une manière commode d’identifier l’avenir révolutionnaire
avec le développement même de la production capitaliste.
Mais « prolétaire » n’ a jamais voulu dire
« ouvrier de la grande industrie ». Prolétaire
veut simplement dire négativement : celui qui est simplement
né et se reproduit à l’identique : celui à
qui sa naissance ne confère aucune singularité, aucune
inscription symbolique dans la communauté. Et cela veut dire
politiquement : le sujet qui déclare l’inclusion des
exclus, qui affirme le pouvoir de ceux qui n’ont pas de qualification
à gouverner non plus qu’à être gouvernés.
C’est ainsi que le prolétariat a pu s’identifier
avec le rassemblement militant des hommes sans propriété
et qu’il a été non pas simplement un groupe
économico-social mais la grande figure de subjectivation
politique des temps modernes. La catastrophe est née de la
volonté de l’identifier avec un groupe social défini,
avec des qualités et des valeurs propres à ce groupe,
etc. Cela s’est effectué massivement dans l’idée
communiste de la dictature de classe. Mais cela a aussi entraîné
au sein du mouvement syndical une tendance à la clôture
ouvriériste. Il en va donc pour le prolétariat comme
pour le peuple dont il est une forme particulière : c’est
une figure de subjectivation politique à distinguer de toute
forme d’incorporation dans une identité sociale.
AL.– Quelle place tient la critique de la propriété
dans votre théorie de la démocratie ?document 5268
JR.– La démocratie est née historiquement comme
une limite mise au pouvoir de la propriété. C’est
le sens des grandes réformes qui ont institué la démocratie
dans la Grèce antique : la réforme de Clisthène
qui, au VI° siècle avant Jésus-Christ, a institué
la communauté politique sur la base d’une redistribution
territoriale abstraite qui cassait le pouvoir local des riches propriétaires
; la réforme de Solon interdisant l’esclavage pour
dettes. La démocratie, c’est l’affirmation d’un
pouvoir de tous, d’un pouvoir des hommes sans qualités
venant contrarier le jeu normal de la distribution des pouvoirs
entre les puissances sociales incarnant un titre à gouverner
: la naissance, la richesse, la science, etc. Le principe démocratique
est donc lié originellement à une limitation du pouvoir
de la propriété. Et il est clair que la démocratie
est vivante là où elle est capable d’exercer
cette limitation. Cela dit, il est également clair que l’idée
démocratique ne porte pas en elle-même le principe
et les moyens d’une suppression de la propriété.
C’est pourquoi elle a été accusée d’être
son simple alibi formel, et la « démocratie réelle
» a été identifiée à la possession
collective des moyens de production. On sait quel a été
le destin de la « démocratie réelle »
pratiquée dans les états soviétiques. Même
pour ceux qui n’ont jamais identifié contrôle
collectif et dictature d’un « parti de classe »,
le contre-exemple de la dictature soviétique rend plus difficile
de concevoir, dans le contexte d’une économie mondialisée,
la forme que pourrait prendre d’un contrôle collectif
sur les moyens de production et d’échange. Cela nous
rend relativement démunis au moment où le pouvoir
économique atteint les formes les plus radicales de son illimitation,
où il s’identifie toujours plus au pouvoir des Etats
et des grandes organisations interétatiques qui est , plus
que jamais aussi, un pouvoir anti-politique , un appareil destiné
à confisquer et à détruire la capacité
collective. La critique de la propriété passe d’abord
aujourd’hui par la lutte contre cette illimitation et cette
fusion.
AL.– Vous considérez que l’essence de la politique
est le dissensus, par opposition au consensus. On voit bien effectivement
que dans une société inégalitaire les individus
ne sont pas à égalité pour discuter. Néanmoins,
est ce que entre les opprimés, la question de l’alliance,
et donc du consensus, ne se pose pas ?
JR.– La critique du consensus n’est pas une critique
de l’accord ou de l’alliance en général.
Il est clair que toute action collective suppose un principe d’accord
et que ce principe d’accord suppose lui-même négociations
et compromis. Mais le consensus, au sens fort, veut dire beaucoup
plus que le souci de s’accorder. Il suppose que les données
sensibles, les situations et leur signification sont elles-mêmes
placées hors de contestation. Tel qu’il fonctionne
dans nos sociétés le consensus dit : voilà
l’espace des possibles tel qu’il résulte de la
constatation objective de l’état du monde. Vous pouvez
le déplorer, vous pouvez proposer des manières différentes
d’optimaliser ces possibles, des manières différentes
de répartir les sacrifices qu’ils imposent et les bénéfices
qu’ils promettent, mais vous devez vous accorder sur le fait
que c’est bien cela qui est notre réalité et
qu’il y a une seule manière de l’interpréter.
Le consensus dit en somme : il y a un seul monde dont l’état
présent et les possibilités d’avenir sont déterminables
par calcul expert et le seul choix restant porte sur les conséquences
à en tirer. En dernière instance , il affirme que
le monde est partagé entre ceux qui ont la capacité
de déterminer les possibles et ceux qui n’ont pas d’autre
choix que d’y consentir. La politique, elle, commence avec
le dissensus. Elle commence avec l’affirmation que ces données
objectives sont elles-mêmes le produit d’une interprétation,
d’un choix, qu’elles traduisent non l’état
du monde mais l’état de la domination. Elle consiste
à construire des mondes conflictuels dans le monde supposé
donné, une autre configuration des possibles qui affirme
la capacité de n’importe qui contre la capacité
des experts de la domination. C’est sur la base du dissensus
ainsi entendu qu’il est possible aux opprimés de s’accorder
dans la lutte.
AL.– Avez-vous abandonné tout espoir d’une fin
du système capitaliste ? La politique peut-elle et doit-elle
se donner pour but le dépassement des divisions sociales
?
JR.– Je me trouve, comme bien d’autres, confronté
à une situation où aucune force collective n’apparaît
porteuse d’une puissance de lutte à la mesure des avancées
de la domination capitaliste et d’une vision crédible
d’un avenir non capitaliste. La dégénérescence
et la faillite du soviétisme ont durablement affecté
l’espérance en la possibilité d’une autre
organisation économique du monde. Et l’idée
que le capitalisme porte en lui sa propre destruction n’est
plus guère tenable, même si des auteurs comme Negri
essaient de lui donner un nouveau contenu. Ce à quoi nous
assistons malheureusement , bien plus que la "révolte
des forces productives", c’est à l’accaparement
grandissant de la force collective par le capital , c’est
le développement des formes d’auto-exploitation comme
dans le rôle des fonds de pension qui gagent la retraite des
travailleurs sur les revenus de l’exploitation. La lutte contre
l’empire dominant du Capital sur toutes les formes de la vie
n’en reste que plus un impératif absolu. Mais elle
doit se faire sans la « garantie » d’un mouvement
immanent au monde de la production qui la porterait. Et c’est
bien en ce sens que j’entends aujourd’hui la nécessité
d’un approfondissement de l’idée et de la pratique
démocratiques : il s’agit d’opposer hic et nunc,
en tous les lieux et sous toutes les formes où cela est possible,
la capacité de n’importe qui à la puissance
des oligarchies dominantes. Il s’agit de l’opposer,
en l’absence même d’une vision stratégique
de l’au-delà du capitalisme. On rejoint là le
cœur du paradoxe politique tel que je l’entends : l’opposition
entre politique et police n’est pas une affaire de buts mais
une affaire de principes : le pouvoir égalitaire du rassemblement
des hommes quelconques n’est pas porté par une nécessité
historique ou sociale qui lui donnerait un but stratégique
à réaliser et garantirait son avenir. En un sens il
ne veut que lui-même, que l’élargissement de
son espace d’action sans que cet élargissement ait
un terme ou un objectif historique déterminables. Le socialisme,
au sens large du terme, est venu, en quelque sorte, lui proposer
un but, l’inscrire dans un processus historique lui promettant
de s’identifier à la constitution d’un nouveau
monde. Il est venu proposer comme horizon à l’action
politique démocratique son propre dépassement, sa
propre suppression. Maintenant que cet horizon s’est retiré,
la démocratie se trouve en quelque sorte remise à
elle-même, à sa propre capacité d’élargir
son espace et d’inventer son avenir.
Propos recueillis Par Irène ( AL Montrouge) Version intégrale
d’un entretien paru initialement dans le n°167 ( novembre
2007) du mensuel Alternative Libertaire
Contribution de : PEREIRA Irène
Dernières modifications : 14 novembre 2007
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