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Origine http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=39
http://www.multitudes.net/Peuple-ou-multitudes/
Multitudes n°9 mai - juin 2002
Répondant à une question d’Eric Alliez sur
l’usage qu’il fait du concept de peuple et sur l’intérêt
qu’il y aurait à lui substituer le concept de multitude,
Jacques Rancière rappelle que le concept de peuple est effectivement
constitutif du politique car il est le nom générique
de l’ensemble des processus de subjectivation qui mettent
en litige les représentations de l’égalité.
La politique est toujours un peuple contre un autre. La pensée
des multitudes par la phobie qu’elle manifeste à l’égard
d’une politique qui se définirait négativement,
rejette le négatif. Le concept de multitudes oppose à
celui de peuple la requête que la politique ne soit plus une
sphère séparée. Les sujets politiques devraient
exprimer le multiple qui serait la Loi de l’être. De
fait le concept de multitudes s’inscrit dans l’élargissement
de celui de forces productives. Mais la pensée des multitudes
n’échappe pas aux alternatives que rencontre en général
la pensée des sujets politiques.
Multitudes : Dans La Mésentente (Galilée, 1995), vous
proposez l’analyse du conflit entre l’identification
policière de la communauté (déterminant les
places et les parts en fonction des identités) et une subjectivation
politique ouvrant « des mondes singuliers de communauté
», produisant de nouveaux champs d’expérience
à partir de « sujets flottants qui dérèglent
toute représentation des places et des parts », troublent
« l’homogénéité du sensible »,
etc... Loin d’exprimer ce conflit en termes de multitudes
plurielles contre le peuple rassemblé (la souveraineté
populaire réduite à sa représentation), c’est
au « peuple » que vous rapportez ce que vous nommez
le « trait égalitaire » constitutif de l’agir
politique en tant que « construction locale et singulière
des cas d’universalité ». Au-delà d’une
question d’écriture, quelles réflexions vous
inspirent les tentatives présentes pour nouer autour de la
notion biopolitique de multitudes a. la description « phénoménologique
» des mouvements anti-globalisation et b. la détermination
« ontologique » des processus contemporains de rupture
avec l’ordre capitaliste du monde ?
JACQUES RANCIÈRE. : Peuple ou multitudes ? Avant de savoir
quel mot ou quel concept est préférable, il faut savoir
de quoi il est le concept. Peuple est pour moi le nom d’un
sujet politique, c’est-à-dire d’un supplément
par rapport à toute logique de compte de la population, de
ses parties et de son tout. Cela veut dire un écart par rapport
à toute idée du peuple comme rassemblement des parties,
corps collectif en mouvement, corps idéal incarné
dans la souveraineté, etc. Je l’entends au sens du
"nous sommes le peuple" des manifestants de Leipzig qui
manifestement n’étaient pas le peuple mais opéraient
son énonciation, disruptive de l’incorporation étatique.
Peuple en ce sens est pour moi un nom générique pour
l’ensemble des processus de subjectivation qui font effet
du trait égalitaire en mettant en litige les formes de visibilité
du commun et les identités, appartenances, partages, etc.
qu’elles définissent : processus qui peuvent mettre
en scène toutes sortes de noms singuliers, consistants ou
inconsistants, "sérieux" ou parodiques. Cela veut
dire aussi que ces processus mettent en scène la politique
comme artifice de l’égalité, laquelle n’est
aucun fondement "réel", n’existe que comme
la condition mise en acte dans tous ces dispositifs de litige. L’intérêt
du nom de peuple pour moi est de mettre en scène l’ambiguïté.
La politique, en ce sens, est la discrimination en acte de ce qui,
en dernière instance, se met sous le nom de peuple : l’opération
de différenciation qui institue des collectifs politiques
en mettant en acte l’inconsistance égalitaire ou l’opération
identitaire qui rabat la politique sur les propriétés
des corps sociaux ou le fantasme des corps glorieux de la communauté.
La politique, c’est toujours un peuple en plus de l’autre,
un peuple contre un autre.
C’est peut-être là ce que la pensée des
multitudes rejette. L’opposition du molaire au moléculaire,
ou du paranoïaque au schizophrène fait sans doute écran.
Le problème n’est pas que le peuple soit trop molaire,
trop pris dans les fantasmes de l’Un. C’est qu’il
ne consiste que dans la singularité des cas de division,
que la politique soit une sphère particulière, un
agencement d’actions et d’énonciations spécifique.
Dans la pensée des multitudes il y a la phobie du négatif,
la phobie d’une politique qui se définisse "contre",
mais aussi celle d’une politique qui ne soit que politique,
c’est-à-dire fondée sur rien d’autre que
l’inconsistance du trait égalitaire et la construction
hasardeuse de ses cas d’effectivité. Avant d’être
le refus de la structure paranoïaque de l’opposition
duelle, le parti pris des multitudes est parti pris pour un sujet
de l’action politique qui ne soit marqué par aucune
séparation, un sujet "communiste" au sens où
il réfute toute particularité des dispositifs et des
sphères de subjectivation. Communiste aussi au sens où
ce qui agit en lui, c’est la puissance de ce qui fait être
les étants en commun. Le concept de multitudes oppose à
celui de peuple la requête communiste : que la politique ne
soit pas une sphère séparée, que tout soit
politique, c’est-à-dire en fait que la politique exprime
la nature du tout, la nature du non-séparé : que la
communauté soit fondée dans la nature même de
l’être en commun, de la puissance qui met de la communité
entre les étants en général.
Si "Multitudes" se sépare de "peuple",
c’est par cette revendication ontologique qui substantialise
la présupposition égalitaire : pour ne pas se constituer
oppositionnellement, réactivement, la politique doit tenir
son principe et son telos d’autre chose qu’elle-même.
Les sujets politiques doivent exprimer le multiple qui est la loi
même de l’être. En ceci la pensée des multitudes
s’inscrit dans la tradition de la philosophie politique, celle
qui veut ramener l’exceptionnalité politique au principe
de ce qui met les étants en communauté. Plus précisément
elle s’inscrit dans la tradition métapolitique propre
à l’âge moderne de la philosophie politique :
le propre de la métapolitique est d’en appeler des
artifices précaires de la scène politique à
la vérité de la puissance immanente qui met les êtres
en communauté et d’identifier la vraie communauté
à l’effectivité comprise et sensible de cette
vérité. Le paradoxe métapolitique réside
en ceci que l’affirmation de la puissance commune s’y
identifie à la vérité de l’être
non voulu de la communauté, de l’être non-voulu
de l’Être. Vouloir la communauté selon la métapolitique
moderne, c’est la vouloir conforme au non-voulu qui est le
fond même de l’Être. La question est pour moi
de savoir si ce qui "fonde" la politique n’est pas
aussi bien ce qui la rend impossible. Ce que l’ontologie commande
comme modalité de l’agir a pour vrai nom éthique
: vouloir le non-voulu, c’est par excellence ce que proclame
l’éthique nietzschéenne ou deleuzienne de l’Éternel
retour qui affirme le hasard et choisit ce qui a été,
l’éthique des devenirs opposant le et..et ...des agencements
multiples au ou...ou...des volontés agissantes qui poursuivent
leurs fins contre d’autres fins .
Pour que les devenirs multiples se substantialisent en multitudes,
il faut autre chose : il ne suffit pas que l’Être soit
affirmation, il faut que cette affirmation soit le contenu immanent
à toute négation, il faut que le déploiement
de l’Être sans volonté ne soit pas laissé
aux connexions du hasard et à leurs contre-effectuations,
mais soit habité par une téléologie immanente.
"Multitudes" est le nom d’une telle puissance d’être
surabondante qui s’identifie à l’essence de la
communauté mais aussi se charge par sa surabondance même
de briser les barrières à son effectuation sous forme
de communauté sensible. Si la négativité des
sujets politiques doit être révoquée, il faut
que la puissance d’affirmation soit une puissance disruptive,
logée dans tout état de la domination comme son contenu
dernier et un contenu destiné à en faire craquer les
barrières. Il faut que les "multitudes" soient
le contenu dont l’Empire est le contenant.
Cette puissance d’affirmation disruptive, la puissance affirmative
et finale de ce qui est "sans volonté" a reçu
un nom dans la théorie marxiste : elle s’appelle forces
productives. Le nom a mauvaise réputation. "Productif"
et "production" sont suspects de rappeler un âge
périmé de l’usine et du parti, en même
temps qu’une éthique du travail réductrice par
rapport à la puissance collective de pensée et de
vie que veut exprimer "multitudes". Bien des débats
de Multitudes témoignent de cette difficulté. Mais
le contenu particulier que l’on donne à production
a peu d’importance. Le concept de production est assez large
pour intégrer n’importe quoi au domaine des forces
productives, y compris la paresse et le refus du travail. Le point
fondamental, c’est la détermination de la puissance
d’être du commun comme production, c’est l’idée
de la production comme force habitée par une téléologie
immanente à son essence affirmative. Les auteurs d’Empire
peuvent faire appel à la "multitude plurielle des subjectivités
productives et créatrices de globalisation ", à
leur "mouvement perpétuel", aux "constellations
de singularités " qu’elles forment, à leurs
"processus de mélange et d’hybridation" qui
ne peuvent être rabattus sur aucune simple logique de correspondance
entre le systémique et l’a-systémique [1]. Cette
latitude laissée aux hybridations multiples compte moins
que l’assurance portée par le concept lui-même
: l’assurance que ces agencements productifs sont la réalité
de l’Empire lui-même, que ce sont les combats de la
multitude qui ont "produit l’Empire lui-même comme
inversion de sa propre image [2] ", à la manière,
une fois de plus, dont l’homme feuerbachien a constitué
son dieu et pourra en reprendre les attributs pour une vie pleinement
humaine. L’essentiel est l’affirmation métapolitique
d’une vérité du système dotée
de sa propre effectivité. La réticence à l’égard
de l’idéal "productif" témoigne simplement
de l’écart entre le concept ontologique de production
et ses avatars empiriques.
Cet écart, c’est aussi la latitude offerte de reformuler
l’affirmation "productiviste" devant ses apories.
En ce sens le concept de "multitudes" s’inscrit
dans le grand travail d’élargissement de la notion
de "force productive" qui a marqué la théorie
et les mouvements marxistes dans la seconde moitié du XX°
siècle. Le marxisme classique avait tendu à faire
des forces productives la puissance du vrai capable de dissiper
les ombres politiques. Le léninisme a été l’aveu
de faillite de cette vision, la nécessité déclarée
et pratiquée de l’acte archi-politique pour opérer
le travail que les forces productives auraient dû opérer.
La faillite de cette archi-politique elle-même a engendré
ce troisième âge du marxisme qui a voulu non plus opposer
la vérité économique à l’apparence
politique, ou la décision révolutionnaire au fatalisme
économique, mais intégrer dans le concept de forces
productives l’ensemble des procédures qui, d’une
manière ou d’une autre, font du commun : de l’activité
scientifique et technique ou de l’activité intellectuelle
créatrice en général à la pratique politique
et à toutes les formes de résistance ou de fuite par
rapport à l’ordre existant du monde. La théorie
révisionniste de la "science force productive directe"
et la révolution culturelle, la révolution étudiante
et l’opéraïsme ont été des formes
diverses de ce projet que le concept de multitudes entend aujourd’hui
radicaliser : verser toute forme d’activité transformatrice
d’un état des choses au compte des forces productives,
c’est-à-dire au compte de la logique du contenu qui
ne peut pas ne pas faire exploser le contenant. En ce sens l’énoncé
métapolitique "tout est politique" est exactement
identique à l’énoncé "tout est économique",
identique finalement à l’énoncé archi-politique
"toute pensée émet un coup de dés"
que l’on peut traduire en " tout coup de dés est
une force productive".
La part que les multitudes laissent au hasard compte moins alors
que l’identification du hasard lui-même à la
nécessité, l’anti-productivisme moins que son
intégration dans la seule opposition interne de l’Empire
- c’est-à-dire en définitive du Capital - aux
forces qu’il "déchaîne". Le point de
force essentiel - le point de fragilité essentiel aussi bien
- c’est l’affirmation de cette scène "impériale"
comme scène unique. La pensée des multitudes veut
prendre la mesure d’un monde effectivement mondialisé,
contre un peuple encore accroché aux États-nations.
L’ambition est juste si elle n’oublie pas que - mondialisation
ou pas - il y a aujourd’hui deux fois plus d’États-nations,
deux fois plus d’appareils militaires, policiers, etc. qu’il
y a cinquante ans. Elle est juste si elle ne consacre pas au titre
du "nomadisme" la réalité des déplacements
massifs de populations qui sont la conséquence de la puissance
répressive de ces États-nations. L’exaltation
de ces mouvements nomades qui "débordent et brisent
les limites de la mesure" et créent de nouveaux espaces
" décrits " par des topologies inhabituelles, par
des rhizomes souterrains et impossibles à contenir"
[3] fait, sur le mode enthousiaste, la même opération
que faisait, sur le mode compassionnel, le photographe qui mettait
ensemble, sous le titre d’Exils, les paysans brésiliens
venus chercher un travail à la ville et les habitants des
camps de réfugiés fuyant le génocide rwandais.
Les mouvements nomadiques invoqués comme preuves de la puissance
explosive des multitudes sont pour l’essentiel des mouvements
de populations chassées par la violence des États-nations
ou par la misère absolue où les a plongées
leur faillite. "Multitudes " est autant que " peuple"
sujet à toutes les identifications problématiques.
C’est ainsi que dans le numéro 7 de Multitudes le 11
septembre a ramené les questions qui avaient fleuri au temps
où l’on soulignait que "le peuple" ou "les
masses " avaient "désiré le fascisme"
: les foules arabes applaudissant au nom d’Allah le carnage
des Twin Towers sont-elles des multitudes ? Toutes les multitudes
sont-elles de "bonnes" ou de "vraies" multitudes
? Aux multitudes empiriques s’oppose alors à nouveau
l’essence "affirmative " de la multitude. Il ne
suffit pas décidément de se déplacer en masse
entre les continents ou de courir à la vitesse de l’informatique
: il y a toujours un point où l’affirmativité
est l’affaire de gens qui organisent ensemble une manifestation,
un refus. Ce peut être le lieu symbolique du monde où,
face à la réunion des maîtres du monde, se rassemblent
les manifestants qui éprouvent le besoin de donner un visage
commun à la multiplicité des refus de leur maîtrise.
Ce peut être la chapelle parisienne où font la grève
de la faim les manifestants qui réclament d’avoir des
papiers leur permettant de travailler et d’avoir une identité
en France. Les auteurs d’Empire sont les premiers à
l’affirmer : à l’exaltation des topographies
inouïes succède en effet la question : "comment
les actions de la multitude deviennent-elles politiques ? "
A quoi il est répondu de la façon la plus classique
que cette action le devient "quand elle commence à affronter
directement et avec une conscience adéquate les opérations
répressives centrales de l’Empire ". Et le mot
d’ordre qui le premier est donné comme témoignage
de cette conscience est celui de "citoyenneté globale",
extrait de la revendication du mouvement des sans-papiers en France
: des papiers pour tous [4]. On ne saurait mieux dire que la politique
se joue d’abord sur les lignes de partage des inclusions et
des exclusions, dans une opération de déplacement
des appartenances. Mais toute l’ambiguïté réside
dans la suite : cette revendication, disent les auteurs, n’est
pas irréaliste puisqu’elle demande l’accord du
statut juridique et du statut économique que l’internationalisation
capitaliste de la production réclame elle-même. Mais
on peut entendre cet accord discordant de deux façons : ou
bien on l’entend comme l’exhibition politique de l’écart
entre l’"internationalisme" de la production requis
par le profit capitaliste et le "nationalisme" de l’ordre
juridico-étatique qui assure les conditions de l’exploitation,
c’est-à-dire comme la contradiction manifestée
de ce qu’exige l’ordre mondial ; ou bien on l’entend
comme l’affirmation d’une universalité immanente
au déploiement de l’Empire qui "contient"
les multitudes. Ou bien on pense les multitudes comme processus
de subjectivation politique et l’on pose le problème
du rapport entre les lieux et les formes de ces processus ; ou bien
on les pense, sur le mode métapolitique, comme le nom même
de la puissance qui anime le tout, au risque de l’identifier
avec quelque volonté inconsciente de l’Etre qui ne
veut rien. La pensée des multitudes n’échappe
pas aux alternatives que rencontre en général la pensée
des sujets politiques.
[1] M. Hardt et A. Negri, Empire, Harvard University Press, 2000,
p.60.
[2] Ibid., p.394.
[3] Ibid., p.397.
[4] Ibid. , p.399-400
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