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L’exclusion
Les réponses de Jacques Rancière
2001

Origine : http://www.cndp.fr/tr_exclusion/rep_ranc.html

CNDP 2001 - Lycée / La table ronde pédagogique « L’exclusion existe-t-elle ? »

L’exclusion est une notion couramment utilisée aujourd’hui. Quel est, selon vous, l’apport des sciences sociales à la compréhension de cette question ?

Il faut, à mon avis, inverser les termes du problème. L'exclusion n'est pas une donnée requérant les sciences sociales pour l'expliquer. Les « données » sociales sont bien plutôt la manière dont un certain état du savoir social découpe le champ des objets à voir et à prendre en compte. Ainsi, l'exclusion est la notion sous laquelle on regroupe aujourd'hui un certain nombre de phénomènes économiques, politiques et sociaux qui relevaient traditionnellement d'explications en termes de système et de conflit sociaux. Ainsi l'on verse aujourd'hui le chômage au compte de l'exclusion. Cela veut dire qu'on interprète en termes de manque et de marge un phénomène qu'on interprétait auparavant comme donnée structurelle des rapports économiques. Le marxisme parlait d'« armée de réserve du capitalisme ». Juste ou non, l'expression impliquait l'appartenance du chômage à un système économique. De même le prolétaire n'était pas un exclu : c'était un être défini à la fois par une situation dans un système de domination et par un combat politique contre ce système. C'est cette structuration polémique de l'univers économique et social que l'on rejette aujourd'hui au nom d'une vision consensuelle de la société et de la politique. On est alors contraint de penser les phénomènes de chômage, pauvreté, privation de droits, etc., en termes de pathologie individuelle ou collective : il y aurait des couches de la société qui, par défaut propre d'identité ou faute de « structures d'accueil » adéquates, tomberaient dans les marges et qu'il faudrait ramener à l'intérieur de la société. Cette vision renvoie elle-même à un certain type de science sociale, durkheimien, pensant les phénomènes sociaux en termes de lien et de déliaison, de norme et de pathologie.

Voulez-vous, à la manière de Durkheim, traiter ce « fait social comme une chose », de l’extérieur, ou pensez-vous que cet objet se prête mieux à une approche « compréhensive », prenant en compte la subjectivité et l’expérience des acteurs ?

La question est biaisée dans la mesure où elle appelle trop clairement le « bon choix » : pour la démarche compréhensive et l'intervention des acteurs, contre la réduction du fait social à la chose. Mais ainsi elle présuppose comme déjà acquise une vision des phénomènes de chômage, de pauvreté, de privation de droits, en termes d'exclusion et d'effort moral pour réintégrer les exclus. Assurément, nul ne sort jamais d'un état de minorité sans un effort pour prendre lui-même ses affaires en mains. La question est de savoir si le cadre dans lequel est posée la question de « l'exclusion » ne contredit pas dans son principe l'idée d'une telle réappropriation. Au temps des faits sociaux « traités comme des choses » et du déterminisme historique, la capacité effective des dominés à reprendre leurs affaires en mains était nettement supérieure à ce qu'elle est au temps de la « compréhension » et de l'hommage aux acteurs, qui accompagne en fait un fatalisme économique et une vision assistancielle.

Votre conception de l’exclusion a-t-elle évolué au cours de vos travaux ? De quelle façon ?

Mes travaux historiques et philosophiques m'ont amené à comprendre que ce qu'on appelle aujourd'hui « exclusion » naît d'un phénomène de dénégation. Dans les sociétés traditionnelles, l'ordre dominant considère comme normal que la majorité des individus soient exclus de la gestion des affaires communes. Les travailleurs qui sont confinés dans l'univers de la nécessité matérielle, les femmes affectées à la reproduction et à la vie domestique sont considérés par cela même comme incapables de s'occuper d'autre chose. Au XIXe siècle encore, les « libéraux » expliquent que la politique est réservée aux hommes de loisir et que les conditions du travail sont une affaire domestique qui n'appelle aucune discussion collective. En bref, les dominants eux-mêmes proclament que la société est divisée en classes. Les formes d'exclusion sont ainsi visibles, déclarées et légitimées. Cela veut dire aussi qu'il est possible de les mettre en question, de déclarer publiques les affaires soi-disant privées, d'affirmer la capacité des prétendus incapables à s'occuper des affaires communes. C'est ce qu'ont fait les luttes démocratiques, les luttes des ouvriers, des femmes ou autres qui ont à la fois dénoncé les formes d'exclusion qui les frappaient et manifesté du même coup leur appartenance à un même monde que ceux qui les excluaient. Aujourd’hui, tout le monde est supposé « inclus » dans une totalité définie en termes consensuels comme une addition de groupes définis chacun par une identité propre. La barrière est devenue invisible. Elle n'est plus symbolisable comme objectif de lutte. Le prolétaire avait une place symbolique. L'exclu n'en a pas, parce qu'il n'y a pas de raison structurelle d'exclusion de quoi que ce soit. Dès lors l'écart par rapport au modèle prend la forme du manque, de l'échec individuel ou collectif. C'est un phénomène d'échec contingent dont le traitement se trouve renvoyé à la médecine et à la morale.

L’exclusion remet-elle en cause l’État social à la française tel qu’il s’est développé depuis le XIXe siècle ?

« L'État social à la française » me semble être une invention assez récente de la sociologie, visant à naturaliser, en termes de « modèle national », un certain nombre d'acquis sociaux qui ne faisaient en rien partie de la définition de l'État français mais qui sont en fait le résultat d'un certain nombre de luttes et de rapports de force, stabilisé pour l'essentiel en 1945. Ce n'est donc pas l'« exclusion » qui remet en cause l'« État social à la française ». Ce qu'on appelle exclusion est partie prenante de la liquidation d'un certain nombre de droits sociaux et de formes de solidarité sociales et, plus encore, de toute une configuration dissensuelle de l'univers politique. À partir de là se crée un certain type d'« État social » : non plus un État négociant avec les mouvements sociaux et redistribuant les richesses, mais un État de type assistanciel qui prend en charge les « exclus de la croissance » et toutes les pathologies sociales.