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Origine :
http://www.cndp.fr/tr_exclusion/rep_ranc.html
CNDP 2001 - Lycée / La table ronde pédagogique «
L’exclusion existe-t-elle ? »
L’exclusion est une notion couramment utilisée
aujourd’hui. Quel est, selon vous, l’apport des sciences
sociales à la compréhension de cette question ?
Il faut, à mon avis, inverser les termes du problème.
L'exclusion n'est pas une donnée requérant les sciences
sociales pour l'expliquer. Les « données » sociales
sont bien plutôt la manière dont un certain état
du savoir social découpe le champ des objets à voir
et à prendre en compte. Ainsi, l'exclusion est la notion
sous laquelle on regroupe aujourd'hui un certain nombre de phénomènes
économiques, politiques et sociaux qui relevaient traditionnellement
d'explications en termes de système et de conflit sociaux.
Ainsi l'on verse aujourd'hui le chômage au compte de l'exclusion.
Cela veut dire qu'on interprète en termes de manque et de
marge un phénomène qu'on interprétait auparavant
comme donnée structurelle des rapports économiques.
Le marxisme parlait d'« armée de réserve du
capitalisme ». Juste ou non, l'expression impliquait l'appartenance
du chômage à un système économique. De
même le prolétaire n'était pas un exclu : c'était
un être défini à la fois par une situation dans
un système de domination et par un combat politique contre
ce système. C'est cette structuration polémique de
l'univers économique et social que l'on rejette aujourd'hui
au nom d'une vision consensuelle de la société et
de la politique. On est alors contraint de penser les phénomènes
de chômage, pauvreté, privation de droits, etc., en
termes de pathologie individuelle ou collective : il y aurait des
couches de la société qui, par défaut propre
d'identité ou faute de « structures d'accueil »
adéquates, tomberaient dans les marges et qu'il faudrait
ramener à l'intérieur de la société.
Cette vision renvoie elle-même à un certain type de
science sociale, durkheimien, pensant les phénomènes
sociaux en termes de lien et de déliaison, de norme et de
pathologie.
Voulez-vous, à la manière de Durkheim, traiter
ce « fait social comme une chose », de l’extérieur,
ou pensez-vous que cet objet se prête mieux à une approche
« compréhensive », prenant en compte la subjectivité
et l’expérience des acteurs ?
La question est biaisée dans la mesure où elle appelle
trop clairement le « bon choix » : pour la démarche
compréhensive et l'intervention des acteurs, contre la réduction
du fait social à la chose. Mais ainsi elle présuppose
comme déjà acquise une vision des phénomènes
de chômage, de pauvreté, de privation de droits, en
termes d'exclusion et d'effort moral pour réintégrer
les exclus. Assurément, nul ne sort jamais d'un état
de minorité sans un effort pour prendre lui-même ses
affaires en mains. La question est de savoir si le cadre dans lequel
est posée la question de « l'exclusion » ne contredit
pas dans son principe l'idée d'une telle réappropriation.
Au temps des faits sociaux « traités comme des choses
» et du déterminisme historique, la capacité
effective des dominés à reprendre leurs affaires en
mains était nettement supérieure à ce qu'elle
est au temps de la « compréhension » et de l'hommage
aux acteurs, qui accompagne en fait un fatalisme économique
et une vision assistancielle.
Votre conception de l’exclusion a-t-elle évolué
au cours de vos travaux ? De quelle façon ?
Mes travaux historiques et philosophiques m'ont amené à
comprendre que ce qu'on appelle aujourd'hui « exclusion »
naît d'un phénomène de dénégation.
Dans les sociétés traditionnelles, l'ordre dominant
considère comme normal que la majorité des individus
soient exclus de la gestion des affaires communes. Les travailleurs
qui sont confinés dans l'univers de la nécessité
matérielle, les femmes affectées à la reproduction
et à la vie domestique sont considérés par
cela même comme incapables de s'occuper d'autre chose. Au
XIXe siècle encore, les « libéraux » expliquent
que la politique est réservée aux hommes de loisir
et que les conditions du travail sont une affaire domestique qui
n'appelle aucune discussion collective. En bref, les dominants eux-mêmes
proclament que la société est divisée en classes.
Les formes d'exclusion sont ainsi visibles, déclarées
et légitimées. Cela veut dire aussi qu'il est possible
de les mettre en question, de déclarer publiques les affaires
soi-disant privées, d'affirmer la capacité des prétendus
incapables à s'occuper des affaires communes. C'est ce qu'ont
fait les luttes démocratiques, les luttes des ouvriers, des
femmes ou autres qui ont à la fois dénoncé
les formes d'exclusion qui les frappaient et manifesté du
même coup leur appartenance à un même monde que
ceux qui les excluaient. Aujourd’hui, tout le monde est supposé
« inclus » dans une totalité définie en
termes consensuels comme une addition de groupes définis
chacun par une identité propre. La barrière est devenue
invisible. Elle n'est plus symbolisable comme objectif de lutte.
Le prolétaire avait une place symbolique. L'exclu n'en a
pas, parce qu'il n'y a pas de raison structurelle d'exclusion de
quoi que ce soit. Dès lors l'écart par rapport au
modèle prend la forme du manque, de l'échec individuel
ou collectif. C'est un phénomène d'échec contingent
dont le traitement se trouve renvoyé à la médecine
et à la morale.
L’exclusion remet-elle en cause l’État
social à la française tel qu’il s’est
développé depuis le XIXe siècle ?
« L'État social à la française »
me semble être une invention assez récente de la sociologie,
visant à naturaliser, en termes de « modèle
national », un certain nombre d'acquis sociaux qui ne faisaient
en rien partie de la définition de l'État français
mais qui sont en fait le résultat d'un certain nombre de
luttes et de rapports de force, stabilisé pour l'essentiel
en 1945. Ce n'est donc pas l'« exclusion » qui remet
en cause l'« État social à la française
». Ce qu'on appelle exclusion est partie prenante de la liquidation
d'un certain nombre de droits sociaux et de formes de solidarité
sociales et, plus encore, de toute une configuration dissensuelle
de l'univers politique. À partir de là se crée
un certain type d'« État social » : non plus
un État négociant avec les mouvements sociaux et redistribuant
les richesses, mais un État de type assistanciel qui prend
en charge les « exclus de la croissance » et toutes
les pathologies sociales.
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