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Ce texte a été écrit à partir d’un
entretien réalisé à l’occasion de la
publication du livre de Jacques Rancière "Les noms de
l’histoire" en 1992.
Il a été publié dans le numéro 11&12
de la revue "La main de singe" en 1994.
Origine http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1876
“ Ne cherchons pas d’excuses trop circonstanciées
au retard avec lequel paraÎt notre annonce : pour qui a lu
le livre, ce retard est sans conséquence... il ne s’agira
en l’occurrence que de compléter un jugement par un
autre ; quant à celui qui ne l’a pas lu, il n’aura
qu’à se féliciter d’être à
présent convié, et même contraint, à
le lire. ”
(Extrait de la préface de Jean Paul à Fantaisies de
ETA HOFFMAN Edition Presses pocket)
Ce terme est d’abord un refus de certaines notions. J’ai
parlé de poétique, non de méthodologie ou d’épistémologie.
C’est que ces termes, pour moi, opèrent une dénégation
à l’égard des formes réelles de la constitution
d’un savoir. Le choix du terme de poétique a plusieurs
raisons :
- L’histoire produit du sens à l’aide de procédures
empruntées à la langue naturelle et aux usages communs
de cette langue. Epistémologie ou méthodologie insistent
sur les procédures de vérification des faits, de mise
des chiffres en série. Elles constituent la certitude du
savoir avant qu’il ne s’expose dans l’écriture
et dans sa solitude. L’historien est alors celui qui “fait”
de l’histoire, qui travaille sur le “chantier”
de la communauté savante. Savoir, communauté et métier
se garantissent mutuellement. Mais, une fois qu’on a utilisé
les bonnes méthodes de vérification, fait les bons
calculs, il faut bien passer par des arrangements de la langue commune
pour dire que les données des statistiques produisent ce
sens et pas un autre. Et il faut déjà le faire pour
définir l’objet de la recherche. L’écriture
de l’histoire n’exprime pas les résultats de
la science, elle fait partie de leur production. Et écrire
est toujours un acte de solitude qu’aucune communauté,
aucun métier, aucun savoir ne garantit.
- Le terme de poétique cherche aussi à cerner un
rapport historique entre la constitution de deux configurations
conceptuelles. L’époque de la naissance des sciences
sociales est celle où le concept de littérature s’établit
comme tel, sur la ruine des anciens arts poétiques. La notion
de littérature fait appel à une poétique qui
n’est plus celle des genres poétiques, avec les objets
et les modes de traitement qui leur conviennent, mais qui renvoie
au tout de la langue et à sa capacité de constituer
n’importe quoi en œuvre d’art (le “livre
sur rien” de Flaubert). La poétique du savoir veut
cerner ce rapport entre l’aberration littéraire –
le fait que la littérature est un art de la langue qui n’est
plus normé par aucune règle et engage une poétique
généralisée – et la production du discours
des sciences sociales avec ses manières de faire vrai. Ce
pouvoir sans normes de la langue est à la fois ce contre
quoi s’insurge l’idéal des sciences sociales.
Et pourtant elles en ont besoin pour se poser comme de la science
et pas de la littérature.
- Poétique enfin s’oppose à rhétorique.
Celle-ci est l’art du discours qui doit produire tel effet
spécifique sur tel type d’être parlant en telle
circonstance déterminée. J’appelle poétique,
à l’inverse, un discours sans position de légitimité
et sans destinataire spécifique, qui suppose qu’il
n’y a pas seulement un effet à produire mais qui implique
un rapport à une vérité et à une vérité
qui n’ait pas de langue propre. J’essaie de penser cela
: l’histoire, pour avoir un statut de vérité,
doit passer par une poétique. Et comme celle-ci n’est
pas constituée, le discours historique doit se donner sa
propre poétique. Poétique du savoir ainsi ne désigne
pas une discipline qui s’appliquerait entre autres à
l’histoire. La question de l’écriture est tout
particulièrement au cœur de la science historique parce
que l’histoire, ayant affaire à l’événement
de parole qui sépare de lui-même son “objet”
est tenue de régler ce trouble de l’être parlant,
parce que, n’étant ni une science formelle ni une science
expérimentale, ne pouvant se légitimer d’aucun
protocole qui tienne la vérité à distance,
elle est brutalement en présence du rapport même de
la vérité au temps, de la fonction du récit
qui, depuis Platon, doit mettre dans l’ordre du devenir un
analogon de l’éternité. La sociologie ou l’ethnologie
qui campent sur le même sol épistémologico-politique
que l’histoire utilisent aussi certaines procédures
poétiques mais elles peuvent s’assurer plus aisément
de leur scientificité, entre une métaphysique de la
communauté (du fait social total) qui apaise le trouble de
l’être parlant et des protocoles expérimentaux
ou statistiques du “face-à-face” avec l’objet.
Elles peuvent régler séparément la question
de la vérité nouée dans la détermination
du temps, elle doit écrire le temps de l’être
parlant comme contenant de la vérité.
Vraie science, fausse science
J’ai affaire à un univers du douteux que je traite
comme tel – ce qui n’est pas du relativisme. Il y a
un certain nombre de discours qui sont classés dans la rubrique
des sciences. Certains leur refusent cette qualité au nom
de critères popperiens ou autres. Moi, ce qui m’intéresse,
c’est les modes de discours par lesquels se soutient ce statut
d’une science qui a tout le temps à prouver qu’elle
est vraiment une science. Cela ne peut être affaire d’épistémologie.
Ou bien on dit qu’il n’y a là qu’une rhétorique,
ou bien on dit qu’il y a quelque chose qui est plus qu’une
rhétorique sans être une épistémologie.
C’est ça que j’appelle une poétique. J’essaie
de rendre sensible le mode de vérité que le discours
historique doit se donner en dehors de toute question d’exactitude
des procédures de vérification. L’histoire a
besoin d’autre chose : un corps de vérité pour
ses mots. Mais elle ne se le donne pas sur le mode réflexif,
elle se le donne dans la texture même du récit. Il
arrive pourtant qu’elle le fasse explicitement. C’est
ce que fait Michelet : une poétique explicite de l’histoire
comme voyage épique et descente aux Enfers ; une théorie
et une pratique de la chair des mots susceptible de traverser l’absence
et la mort.
La question de l’institution historique ne m’intéresse
pas vraiment. Elle instaure un court-circuit entre la question du
sujet et un discours sociologique, un discours du pouvoir sur lequel
Michel de Certeau a dit tout ce qu’il y avait d’intéressant
à dire. Je n’ai pas cherché à penser
la position d’un savoir dans le champ des savoirs, qu’il
soit épistémique ou politique. Pour moi la question
politique du savoir historique passe par l’analyse d’un
rapport spécifique : le rapport entre la parole que traite
l’histoire et les mots dans lesquels elle s’écrit.
L’écriture de l’histoire est une interprétation
en acte du corps parlant qui fait l’histoire, de la manière
dont il parle et dont il “fait”. Ce qui m’intéresse,
c’est le rapport entre cette saisie de l’être
parlant et la question des frontières entre les modes du
discours : que dit-on quand on dit que tel discours relève
de la science et non de la littérature, ou le contraire ?
Le discours de l’histoire m’intéresse, se tient
sur cette frontière où le sort d’un mode de
discours est lié à la manière dont il interprète
le rapport de l’être parlant à la vérité
de sa parole.
Clôture de l’âge de l’histoire
La clôture dont je parle ne s’identifie pas à
ce que certains appellent fin de l’histoire. J’entend
par âge de l’histoire le temps où l’histoire
a été pensée comme processus de production
d’une vérité : une vérité de la
communauté humaine produite par l’agir humain et pas
simplement une version sécularisée des théologies
de l’histoire de type augustinien. Je ne parle pas de clôture
au sens heideggerien. J’essaie simplement de dire ceci : actuellement
se tiennent deux grands discours de la fin de l’histoire :
le discours d’inspiration hégélienne qui nous
dit que l’histoire a atteint la fin vers laquelle elle tendait
: l’Etat universel homogène ; et puis le discours ressentimental
sur la fin des illusions de l’histoire, la fin de l’âge
des illusions de l’émancipation. Ceux qui ont en principe
la charge du nom d’histoire, les historiens, proclament volontiers
la fin de son âge, de diverses manières. Cela tourne
autour de la Révolution Française, de l’idée
que l’ère ouverte par la Révolution est terminée
et peut-être qu’elle n’a jamais commencé,
qu’elle n’a été que le développement
d’une vaste illusion ou folie : précisément
la folie consistant à vouloir “faire l’histoire”.
L’historien se fait alors penseur de la politique en proclamant
la péremption du temps où l’on croyait que l’histoire
comme processus produisait de la vérité. Il choisit
du même coup la science contre le récit, mais une science
qui fait basculer la question de la vérité dans l’ordre
du commentaire. Ainsi une certaine histoire de la Révolution
Française est devenue histoire de son historiographie. On
invalide les catégories de la parole révolutionnaire
et de leur récit. Reste alors à interpréter
ce qui fait la matière de ce récit non valide et on
fait appel à des catégories sociologiques, sciences
politiciennes ou autres.
L’histoire de “l’âge de l’histoire”,
celle des temps révolutionnaires et démocratiques,
est comme coincée entre ces formes du commentaire qui se
veut au-delà du récit et des formes d’histoire
qui n’ont pas gagné le statut de vérité
qui est lié au récit. Cette histoire-là se
condamne à une sorte d’empirisme appuyé sur
des données scientifiques, renonçant à poser
la question des modes d’écriture qui donnent aux mots
de l’histoire et aux mots de l’historien la figure d’une
vérité. Il y a ainsi un balancement entre un en-deçà
et un au-delà du récit-vérité. A l’ombre
du discours politique sur la fin de l’histoire, les historiens
pratiquent volontiers la fin de l’histoire dans la pratique
muséale et encyclopédique. L’Encyclopédie
de Diderot : ouvrait l’âge de l’histoire. Les
encyclopédies/musées d’aujourd’hui en
constituent la clôture.
Les trois contrats
L’opération micheletiste de récit-science nouait
les trois exigences de la science, de la narration et de la communauté
; il est clair que Michelet pouvait le faire parce qu’il écrivait
l’histoire d’un sujet, le sujet France : un sujet territorialisé,
la patrie s’apparaissant à elle-même. Ce sujet
se prêtait à l’opération qui confie à
la terre à la fois séjour de l’être-ensemble,
instance maternelle de transmission et passage du séjour
des vivants à celui des Enfers – la fonction de surface
d’inscription de la vérité qui fait communauté.
Faire surgir le sujet France de ses territoires, c’était
aussi le penser comme le produit de sa propre généalogie,
refuser d’autres types de sujet, celui qui se fonde sur la
race, celui qui est forgé par la puissance étatique.
Mais après que Michelet ait effectué cette inscription
territoriale du sujet France, il y a eu séparation entre
le récit communautaire du contrat politique, devenu celui
de l’histoire qu’on raconte aux enfants, et la procédure
de sens : l’idée du témoin muet, de la chose
ou du territoire qui retient et délivre le sens. Cette procédure
est devenue une norme de scientificité en se séparant
du sujet comme puissance rassemblante. On a eu alors l’engouement
des historiens pour la géographie, l’idée que
le bon sujet pour la science historique, c’est le territoire
dont on déchiffre le sens, opposé au sujet collectif
racontant son mythe.
Pour être science, l’histoire devait ne plus être
“l’histoire de”. Or cette rupture n’a rien
d’évident. L’histoire avait toujours été
la mémoire des grands faits ou des grands hommes, la mémoire
d’un pouvoir, d’une communauté. Elle devenait
“histoire en général” à travers
l’idée que “les hommes”, des communautés
humaines délibérément rassemblées “faisaient”
l’histoire. L’histoire de France à la Michelet
inventait un sujet à cheval sur cette frontière de
deux âges. Quand l’histoire a voulu être une science
à méthode universelle s’appliquant à
n’importe quel objet, elle a écarté ce type
de sujet, renvoyé aux contraintes politiques de l’éducation,
mais elle a gardé la procédure herméneutique
que Michelet avait utilisée pour sa manifestation : celle
du témoin muet, du sens territorialisé. Le sujet n’est
plus là, c’est en quelque sorte son mode de manifestation,
le territoire comme lieu de sens, qui est devenu sujet. C’est
ainsi qu’on passe du “ Tableau de la France” de
Michelet à la “Méditerranée” de
Braudel. La Méditerranée y vaut comme le lieu d’une
culture qui n’est plus celle du sujet national, une culture/univers.
Mais faire de la Méditerranée un sujet implique que
l’on fasse naître cet universel d’un espace, de
la même manière que Michelet produisait l’unité
du sujet France comme né de son territoire. La rupture du
contrat politique et son reste “herméneutique”
n’ont pas été pensés par les historiens.
Subjectivité démocratique et science sociale
Les sciences humaines et sociales ont été largement
dépendantes d’un projet politique : celui de penser
et d’aménager la communauté post-révolutionnaire,
que ce soit sous la forme contre-révolutionnaire de la restauration
du lien social et des croyances communes ou sous la forme de la
République comme institutionnalisation et civilisation de
la démocratie. Le corps républicain devait donner
des mœurs, un ethos à la démocratie. La sociologie
et l’histoire ont été parties prenantes de ce
projet. Entre la fin du XIX et le début du XX, elles sont
devenues des sciences universitaires respectables, en déniant
progressivement leur caractère militant, tout en en conservant
un certain nombre de formes de thématisation de leurs objets
et de modes d’interprétation. Mais le conflit n’a
jamais été vraiment résorbé. L’histoire
et la sociologie en témoignent particulièrement, soit
que le militantisme de la science y ait la fonction et la véhémence
du militantisme politique ; comme dans la sociologie de Bourdieu,
soit que le désenchantement de la politique s’y identifie
à la preuve de scientificité, comme dans le révisionnisme
historien.
Dans tous les cas le militantisme de la science sociale –
comme science et comme “sociale” – la met dans
un rapport difficile avec la subjectivité démocratique.
L’histoire savante s’est massivement consacrée
aux temps pré-démocratiques parce que la manière
dont les mots et les agencements discursifs circulent dans l’univers
démocratique ne se prête pas à ses opérations
de territorialisation du sens. La démocratie est tissée
de mots et de figures qui ne constituent jamais une territorialisation.
Non que la démocratie soit l’errance absolue. Mais
elle est l’absence de fondement de la communauté, l’absence
de corps qui installe la communauté dans sa propre chair.
Ses sujets sont toujours provisoires et locaux, ses formes de subjectivation
ne sont pas des incarnations ou des identifications, elles sont
bien plutôt des intervalles entre plusieurs corps, entre plusieurs
identités. La démocratie n’apparaît jamais
avec un visage “propre”. Elle a la singularité
d’un être-ensemble sans corps, investi dans des actes
et des fidélités historiques. Ce sont toujours des
noms et des actes singuliers qui font consister cet être-ensemble
dans une sorte de polémique interminable avec les formes
d’incorporation.
C’est ce qui rend difficile d’écrire une histoire
sociale ou une histoire ouvrière comme histoire des temps
démocratiques. Cette histoire a affaire à des mots
et à des énoncés voyageurs (ouvriers, prolétaires,
mouvement ouvrier, émancipation...) qui ne renvoient pas
à des corps sociaux objectivables, à des propriétés
et à des actes de ces corps. Elle a affaire à des
désignations qui effectuent des modes de subjectivation au
lieu de désigner des corps, à des classes qui ne sont
pas des classes. On ne peut pas y appliquer ces procédures
de territorialisation qui vont chercher un lieu de la parole du
côté de grandes étendues montagnardes ou marines,
quitte à les retrouver tissées de mots comme la Méditerrannée
de Braudel qui est celle d’Homère. Les sujets démocratiques
parlent trop, en font trop par rapport à leur peu d’être.
D’où l’impossibilité de territorialiser
le lieu de leur parole et l’usage de ces résidus herméneutiques
que sont les “sociabilités” ouvrières
ou les “cultures” ouvrières ou populaires. Ce
sont des efforts désespérés et vains pour donner
une chair aux mots de la démocratie. Il ya un défi
de la démocratie à l’égard de l’écriture
de l’histoire, d’où des procédures d’évitement
qui se redoublent aujourd’hui par l’effet de ces procédures
politiques qui constituent ce qu’on appelle le libéralisme
consensuel.
Démocratie et consensus
Les événements de la démocratie ont généralement
pris la figure d’une contestation de la démocratie.
La tradition du mouvement ouvrier , des grèves de masse,
toute cette tradition qui a été rejouée en
1968 a cette particularité très étrange et
qu’il faut prendre au sérieux : il y a de la démocratie
dans la contestation de la démocratie. Le mode d’être
de la démocratie est un mode d’être en torsion
à l’égard de lui-même. On peut annuler
cette torsion de deux manières opposées : il y a eu
l’opposition démocratie formelle / démocratie
réelle, réduisant la première au statut d’apparence,
de non-vérité à supprimer pour que la seconde
existe, il y a aujourd’hui la réduction inverse qui
identifie la démocratie à l’Etat de droit, les
Droits de l’Homme, le régime parlementaire et, au bout
de la chaîne, le consensus. Pour moi la vraie démocratie,
c’est précisément ce combat des démocraties,
la démocratie se contestant elle-même, s’exposant
à sa propre limite. C’est pourquoi la ruine de la contestation
de la démocratie est une chose terrible pour la démocratie.
Lorsque la démocratie n’est plus engagée dans
la confrontation des formes de subjectivation aux modes d’identification,
brutalement on se trouve devant la question de ce qu’elle
est en son principe : singularité ou consensus.
Le voyage comme expérience politique
Il ya plusieurs manières de voyager. Il y a plusieurs manières
de revenir de voyage. Dans le voyage gauchiste, je pense qu’il
y a eu quelque chose de fort qui a consisté à dire
: tous ces mots-là, ouvriers, usine, prolétariat,
etc... doivent vouloir dire quelque chose. Il y a un lieu où
l’on doit vérifier ce que cela veut dire, en quel corps
cela consiste. Le voyage a été important pour défaire
les incarnations. Au nom d’autres incarnations d’abord,
mais, dans la mesure où celles-ci ont été décevantes
et que là où il devait y avoir le vrai corps, il n’y
avait pas le vrai corps, l’expérience pouvait être
profitable. Le tout était de savoir ce qu’on en faisait.
On pouvait faire le bilan sur le mode d’un empirisme raisonnable,
on pouvait en faire l’arme d’une dénonciation
politique, disant que tous ces corps de subjectivation sont faux
et qu’il faut en revenir au seul vrai corps politique, ou
bien au vrai corps de la science. On intégrait l’expérience
dans une grande Odyssée au rabais de l’expérience.
Ce qui m’a intéressé a été la
tentative d’inventer des formes du savoir qui gardent la mémoire
du voyage comme voyage, en particulier de ce moment de passage où
l’incorporation est déniée et où l’on
en cherche une autre. On tient sur le fait que “prolétariat”
est un mot qui a son poids de vérité même si
son corps ne se trouve nulle part. La vérité du mot
est d’être un intervalle entre plusieurs corps, une
traversée singulière des désignations et des
savoirs, des multiples manières dont des mots se tissent
à des choses et des savoirs, des multiples manières
dont des mots se tissent à des choses et à des actes.
Il y a deux leçons traditionnelles du voyage : on trouve
le vrai corps (le corps de l’autre comme le même que
lui-même) et on le ramène ; ou bien on ne le trouve
pas et l’on dit que tout est vanité et qu’il
ne fallait pas partir. J’ai essayé de faire autre chose,
de conserver dans la pratique de la recherche et de l’écriture
la mémoire du voyage, le fait que le voyage n’a été
ni la découverte du même ni la révélation
du faux. C’est un autre voyage que j’ai entrepris vers
72/73, au moment de la retombée de l’espérance
politique. Mon idée première était que le vrai
corps n’avait pas été trouvé politiquement
en raison d’un malentendu et je voulais remonter par l’histoire
à l’origine de ce malentendu : à l’écart
entre la détermination marxienne de l’être-ouvrier
et sa réalité propre. Pendant longtemps j’ai
cherché un “propre” ouvrier du côté
de ces formes de territorialisation au rabais dont je parlais tout
à l’heure : du côté des corporations de
métiers/ des cultures/ des formes d’enracinement originaires.
Cela ne marchait pas. Impossible de voir la parole ouvrière
se produire à partir d’un corps propre surgissant de
son lieu propre. Ce qui se manifestait à la place c’était
une parole qui essayait de s’arracher à ces incarnations,
de ne plus parler ouvrier mais de se subjectiver sous le nom d’ouvrier
dans l’espace de la langue commune. J’ai rencontré
ces existences suspendues à l’impossible de vivre plusieurs
vies et la manière dont leurs singularités se rencontraient,
inventaient pour le sujet “commun” ouvrier ou prolétaire
ces règles précaires par lesquelles s’instituent,
perdurent ou se transforment des sujets démocratiques. J’ai
voulu prendre en compte ce mouvement qui impliquait un renversement
de position : saisir l’autre dans son arrachement à
sa mêmeté, dans sa volonté d’être
même que nous, c’est-à-dire autre que soi au
sens où l’est tout être parlant. Cest mon histoire
propre.
Travail du deuil
Le terme du voyage, c’est une interprétation du deuil
de la promesse qui se noue à l’interprétation
de la rencontre d’une altérité et d’une
identité différentes de celles qu’on était
parti chercher. Pour moi l’interprétation a été
suspendue à la rencontre de deux figures singulières
de l’impossible : Jacotot, le penseur d’une émancipation
intellectuelle dont tout rassemblement social doit prononcer le
deuil ; Gauny, le menuisier décidé à vivre
la vie de philosophe qui lui était refusée par la
langue même qu’il tentait de s’approprier. Une
vie, les yeux brûlés par la lumière, suspendue
à l’impossible. J’ai voulu, dans le savoir et
dans son écriture, maintenir cette dimension de l’impossible,
inventer des récits suspendus à cet impossible : une
écriture liée à cette blessure-là, différente
en cela des interprétations dominantes de la fin de voyage
et de la souffrance de l’autre. Si on laisse de côté
les repentis qui n’ont rien à nous apprendre, il y
a en gros deux interprétations qui font prime : l’interprétation
scientiste à la Bourdieu où la souffrance de l’autre
que l’enquêteur ramène dans ses valises est fondamentalement
l’autre de la science, sa légitimation par son objet,
celui qui souffre de ne pas savoir ; l’interprétation
religieuse à la Lyotard : la rencontre de la finitude, de
la dette irrachetable qui se monnaie en hétérogénéité
des régimes de phrases. Refusant le face-à-face légitimant
de la science et de son objet souffrant, j’ai cherché
à inscrire la fidélité à un impossible
qui ne soit pas liée au pathos de la finitude, à la
limite absolue.
De la littérature et du récit démocratique
Récit démocratique : celui qui inscrit le peu d’être
des singularités démocratiques. Une tâche littéraire,
si la littérature est bien contemporaine de la démocratie.
La science en a besoin et la craint. Le compromis de Michelet, c’était
le récit républicain. Celui-ci aménage le rapport
entre le sujet démocratique et un mode d’être
sensible pensé dans l’ordre de la filiation, du rapport
à la mère. Cela implique un mode de récit qui
fasse surgir les voix errantes de la démocratie d’un
corps populaire lui-même bien planté dans son lieu,
exprimant le “génie” de ce lieu. C’est
la mosaïque du Tableau de la France ou le récit de la
Fête de la Fédération au village. Le récit
républicain fait surgir une voix d’un corps, un corps
d’un lieu. C’est le visionnarisme romanticoréaliste
qui court de Hugo et Michelet à Zola. Une histoire des temps
démocratiques implique un autre type de récit où
aucun lieu, aucun corps ne soit là avant les voix, où
au contraire ce soit le réseau des paroles, avec leur suspens
et leurs lacunes, qui institue le lieu d’un être-ensemble
et le temps d’un événement, autour d’un
absence et d’une promesse, entre un jour et un lendemain.
Ce récit démocratique, on le trouve chez des écrivains
qui ne se sont pas souciés de peindre le peuple, Proust,
Joyce, Virginia Wolf. Ce sont eux pourtant qui ont inventé
les récits propres au mode d’être démocratique
: des sujets, des collectifs tissés de mots fragiles, suspendus
à leur précaire promesse. Quand j’ai écrit
“La Nuit des prolétaires”, j’ai tenté
de donner à ces fragments d’écrits hétéroclites
où se constitue une subjectivation nouvelle, en rupture avec
une identité, le mode de récit qui leur convenait
: celui des Vagues ou de la Promenade au phare plutôt que
celui des Misérables ou de Germinal. Mais c’est mal
dire les choses que de laisser supposer qu’on choisit une
littérature pour exprimer un certain type d’événement.
Cet événement lui-même, on a déterminé
son existence et sa configuration parce qu’on a lu l’archive
en animal littéraire, à travers les textes qui nous
ont faits.
L’essai et sa philosophie
L’essai est, dans l’ordre de la pensée, le genre
sans genre ; le livre simplement comme livre qui ne signale son
auteur que comme être parlant s’adressant à n’importe
quel autre sans autre arme que celle de l’écriture,
une écriture qui n’est pas moyen d’exprimer un
savoir mais recherche, processus de connaissance. On pourrait dire
que ce genre sans genre est identique à la philosophie, celle-ci
n’étant pensable ni comme genre du savoir ni comme
genre littéraire. Mais je ne me soucie pas d’identifier
mon travail à une essence ou vocation de la philosophie ni
de répartir les places et prérogatives respectives
de la poésie et de la philosophie. Je ne pense pas la philosophie
comme l’opération de saisie des vérités
qui seraient produites en particulier par la poésie. Une
telle démarche reste pour moi trop prise dans l’idée
d’un discours propre à dire la vérité
“pratiquée” par les autres. Ce qui m’intéresse
dans la vérité, c’est cette absence de langue
propre dont je parlais. Il faut la dire et il n’y a pas de
mode de discours propre à la dire. Cette impropriété
brise les séparations entre les genres du discours. “C’est
ici qu’il faut avoir le courage de dire vrai quand on parle
de la vérité” dit le Phèdre. La plaine
de la vérité est le lieu à la louange duquel
aucun poète n’a pu chanter d’hymne approprié.
Mais pour parler en vérité du lieu de la vérité,
pour nouer le temps et l’éternité, c’est
encore un récit que Socrate doit faire. C’est cela
qui m’intéresse : la différence qu’il
faut marquer et dont la marque pourtant se dénie aussitôt,
le point où la philosophie pour dire ce qui lui est le plus
propre et qui la sépare de toute performance poétique
doit encore se confier à une poétique qui est une
contre-poétique : chez Platon encore, l’anti-Odyssée
du Mythe d’Er, l’anti-Iliade du récit de l’Atlantide
ou, tout simplement, l’antitragédie du dialogue : autant
d’écritures de ce qui ne s’écrit pas.
A ce point de retournement, la pensée est rendue à
son égalité qui n’est pas l’indifférence
du texte. La vérité est bien là au travail
sans qu’un discours ait la possibilité de dire la vérité
des autres. Parler d’une poétique ordonnée à
l’idée d’une vérité, quelle qu’en
soit la figure, c’est refuser le simple partage entre philosophie
ou sophistique, discours de la vérité ou catastrophe
rhétorique, textualiste, etc... L’“essai de poétique”
que je pratique a nécessairement un pied dans la philosophie
et un pied dehors parce que son objet, c’est la manière
dont un discours se met par sa nécessité propre au
dehors de lui-même.
La poétique d’Aristote, c’était, au fond,
la tentative de règlement radical de ce trouble de la pensée
: plus de contre-poème philosophique mais une philosophie
qui met le poème à sa place en lui donnant ses lois
“propres”, ce qui est plus simple et plus radical que
d’exclure les poètes. La poétique du savoir
revient sur cette opération, elle retourne à la torsion
platonicienne : le poème contre le poème. Ce qui est
aussi une définition possible de la littérature :
le poème qui défait toute légalité dans
l’ordre des poèmes, tout partage légitime des
discours. La littérature, c’est la puissance commune
de l’être parlant. La philosophie, comme pensée
de la puissance commune de la pensée ne cesse de s’en
séparer et elle doit sans cesse s’y confier pour dire
“en vérité” la séparation. Il faut
dégager cette tension de tout réductionnisme “textualiste”
comme de tout pathos de l’impossible.
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