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Littérature et politique Rancière Jacques, Le Partage
du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000,
80 p.
Origine :
http://pierre.campion2.free.fr/cranciere_fabula.htm
Jacques Rancière poursuit sans relâche une œuvre
exigeante qui, même si elle concerne l'esthétique en
général, intéresse directement la théorie
de la littérature. Depuis le début, il continue à
examiner, dans une perspective philosophique, les rapports que les
arts (littérature, théâtre, cinéma, photographie,
arts plastiques…) et les savoirs entretiennent entre eux,
cela à travers les relations qu'ils entretiennent avec la
politique. À mesure qu'il avance, il jalonne son itinéraire
et formule des mises au point, parfois teintées de polémique
: le présent petit livre est l'une de ces stations.
Répondant à des questions posées par deux
jeunes philosophes, Rancière « [a] essayé de
marquer quelques repères, historiques et conceptuels, propres
à reposer certains problèmes que brouillent irrémédiablement
des notions qui font passer pour déterminations historiques
des a priori conceptuels et pour déterminations conceptuelles
des découpages temporels. Au premier rang de ces notions
figure bien sûr celle de modernité, principe aujourd'hui
de tous les pêle-mêle […] » (p. 10).
Cela donne cinq textes brefs :
1 - Du partage du sensible et des rapports qu'il établit
entre politique et esthétique
2 - Des régimes de l'art et du faible intérêt
de la notion de modernité
3 - Des arts mécaniques et de la promotion esthétique
et scientifique des anonymes
4 - S'il faut en conclure que l'histoire est fiction. Des modes
de la fiction
5 - De l'art et du travail. En quoi les pratiques de l'art sont
et ne sont pas en exception sur les autres pratiques
Pour comprendre entièrement les implications de ces prises
de positions, ainsi que la nature et l'unité de la pensée
qui s'exprime dans ce livre, il faudrait remonter aux premiers temps
de ses travaux, quand Rancière récusait les notions
de culture populaire ou de littérature prolétarienne,
dans lesquelles on cherche souvent à cantonner la revendication
de l'égalité, et qu'il dénonçait les
récupérations de l'utopie ouvrière que la pensée
savante et la pratique militante tendent à opérer,
chacune à sa manière. Sans doute même faudrait-il
évoquer les textes où il méditait sur les illusions
de certains « courts voyages au pays du peuple », ceux
de quelques écrivains (Wordsworth, Michelet ou Rilke, par
exemple), des « apôtres » saint-simoniens en mission
dans les années 1830, et ceux de sa propre génération.
En fait, je me bornerai ici à essayer de mettre en évidence
la cohérence et la force de cette pensée, dans la
mesure où elle intéresse la théorie de la littérature.
Ce travail portera principalement sur le premier de ces cinq textes,
replacé dans le contexte des derniers ouvrages de l'auteur.
1 - La « mésentente »
Partons du livre de La Mésentente (1995). Remontant bien
au-delà de Marx et jusqu'à la relation entre Platon
et Aristote, Rancière y mettait en lumière la difficulté
que la philosophie éprouve depuis toujours à penser
la politique et il exposait l'origine de cette difficulté.
Selon Rancière, la nature de la politique réside
dans un certain conflit entre les hommes, et ce conflit a trait
précisément à leur humanité. Dès
que l'on a reconnu avec Aristote que l'homme est un animal politique
(zôon politikon) et que, « seul de tous les animaux,
l'homme possède la parole », il faut admettre que cet
animal sera un être politique en tant qu'il parle. Tout conflit
qui met en jeu l'ordre du vivre en commun selon l'humanité
revient à un certain litige et, en dernier ressort, ce litige
porte sur la définition et sur l'usage des mots et des règles
en jeu dans la discussion, et surtout sur l'existence et le fonctionnement
de la discussion elle-même, en tant qu'elle inclut telle ou
telle catégorie des humains, ou qu'elle l'en exclut.
Strictement entendue, la mésentente ne provient donc pas
de l'opposition des intérêts, ni d'un mensonge délibéré
ou de la mauvaise foi ; elle n'est pas non plus le malentendu ;
elle n'est pas la guerre ; elle ne relève pas du judiciaire
: « Là où la philosophie rencontre en même
temps la politique et la poésie, la mésentente porte
sur ce que c'est qu'être un être qui se sert de la parole
pour discuter. Les structures de mésentente sont celles où
la discussion d'un argument renvoie au litige sur l'objet de la
discussion et sur la qualité de ceux qui en font un objet
» (La Mésentente, pp. 14-15). Telle est la nature de
la politique, qui dès maintenant, notons-le, l'associe à
la poésie au regard de la philosophie, et dans la même
suspicion. Cela notamment dans La République de Platon.
La tentation de la philosophie, depuis Platon, consisterait donc
à exclure la poésie (qui est le régime même
de l'équivoque) et à « rationaliser »
la politique, cela en présumant que la mésentente
provient d'un usage erroné des mots et qu'elle pourrait se
résoudre par les moyens d'une bonne sémantique et
d'une critique bien conduite des systèmes politiques en usage
: « Ce qu'on appelle “philosophie politique” pourrait
bien être l'ensemble des opérations de pensée
par lesquelles la philosophie essaie d'en finir avec la politique,
de supprimer un scandale de pensée propre à l'exercice
de la politique. Ce scandale théorique n'est lui-même
que la rationalité de la mésentente. Ce qui fait que
la politique est un objet scandaleux, c'est que la politique est
l'activité qui a pour rationalité propre la rationalité
de la mésentente » (ibid., p. 15).
2 - La rationalité spéciale de la mésentente
Qu'est-ce donc que cette rationalité si particulière,
que la philosophie tente constamment d'éluder ou de domestiquer
?
Dans l'Antiquité classique, mais aussi bien à d'autres
moments de l'histoire, ou maintenant, il y a d'un côté
ceux des hommes qui peuvent être qualifiés et comptés
: qualifiés par leur valeur morale ou/et par leurs biens
(sous le nom, par exemple, des aristoi) et comptés comme
étant le petit nombre (par exemple, les oligoi) ; de l'autre
côté, les gens de rien, la multitude, non ordonnés
et non dénombrables, et muets. À vrai dire, justement,
on ne saurait parler de l'un et de l'autre côté : car
les premiers occupent tout le champ disponible de l'humanité
et les seconds ne comptent pas, ni même ne se comptent, comme
des humains. Ce qui leur est dénié, mais implicitement
et en quelque sorte tout naturellement, par ceux qui se comptent
et qui comptent, c'est justement leur appartenance au champ du logos.
C'est pour cela que Platon décrit le dèmos comme un
gros animal qu'on doit approcher et nourrir avec précautions,
une créature capable de manifester des affects par des bruits
(phônai, des sons de voix, non des paroles…), mais incapable
censément de délibérer. Pour désigner
l'ensemble des lois et règlements qui régissent un
état social ainsi constitué, où les uns parlent
et les autres n'existent pas, Rancière emploie le vieux mot
français de police (venu de politeia), sans nuance péjorative
particulière, précise-t-il (ibid., p. 51). La philosophie
politique décrit, critique et suggère d'améliorer
ces polices ; elle en fait aussi l'histoire.
Par opposition à ces polices, la politique s'inscrira en
rupture dans le cours ordinaire de l'histoire et avec les institutions
du moment. Elle surgira donc à l'occasion d'un certain coup
de force (d'un coup de théâtre…), par exemple
celui de la sécession de la plèbe romaine sur l'Aventin,
telle qu'elle est racontée par Tite-Live, dans le récit
célèbre que Ballanche reprendra et commentera en 1830
(ibid., pp. 45-48). En constituant leur ordre symbolique face à
celui du patriciat et en obligeant Menenius à les convaincre
par la fiction des membres et de l'estomac, les sans-parole se firent
reconnaître, sans coup férir, comme entendant le Sénat
et pouvant se faire entendre de lui.
Mais ne nous y trompons pas : cet épisode, choisi pour sa
valeur démonstrative en général et pour faire
comprendre le moment particulier de l'histoire sociale où
il reparaît avec Ballanche, ne sépare pas un état
de nature d'un état désormais politique, et il ne
s'analyse pas dans la problématique du contrat. Car il se
renouvelle dans l'histoire, sous diverses formes, à chaque
fois que ceux qui ne comptent pas comme des humains (et il y en
a toujours…) se posent et s'imposent en acteurs d'une discussion
entre égaux. Ainsi se forme une totalité, mais traversée
par une incommensurabilité, la totalité paradoxale
de la politique qui articule entre elles en son sein, à un
moment donné, les parties de l'humanité qui monopolisent
le logos et la sans-partie qui en revendique l'usage pour tous les
hommes, celles qui exercent la domination et la sans-partie qui,
articulant la pure et simple exigence d'égalité, participe
ainsi à instaurer une nouvelle police, laquelle à
son tour sera mise en cause à travers une nouvelle occurrence
du litige politique. Ce litige fondamental et toujours recommencé,
prend donc, à certains moments de l'histoire mais sous des
formes bien différentes, le nom récurrent de la démocratie.
Ainsi la politique n'est-elle ni la rationalité simple de
l'état de la société constituée ni non
plus irrationnelle. Simplement il faut la penser selon sa rationalité
propre, qui ne peut être que celle du paradoxe : relever les
événements qui font avènement de la politique
dans l'histoire, spécifier les conditions et les formes selon
lesquelles cet avènement se produit, décrire les activités
humaines au sein desquelles sa tension propre apparaît et
comment elle agit alors spécifiquement.
Ainsi, dans une activité et un ordre qui intéressent
particulièrement la politique : ceux de l'esthétique.
3 - La scène de la mésentente
Cet ordre de l'esthétique est à double titre invoqué
par Rancière : non seulement parce que l'esthétique
est, comme on le verra, l'un des domaines privilégiés
où s'opèrent les ruptures propres à la politique
mais aussi parce que la pensée particulière de l'esthétique
(on peut l'appeler la poétique) propose des modèles
appropriés pour penser la politique.
En effet, cette philosophie de la politique (à distinguer
toujours de « la philosophie politique ») se déploie
dans le réseau d'une vaste métaphore, pas véritablement
ni complètement explicitée comme telle par l'auteur,
mais qui lui permet pourtant de faire jouer un ensemble de notions
et un raisonnement.
Cette métaphore est celle de la scène.
La relation politique appartient à la matérialité
des choses et des êtres, elle s'exprime (elle se réalise…)
dans le sensible. Le sensible, c'est ce qui se voit et s'entend,
un espace où se meuvent des corps parlants à l'égard
de corps qui, en parlant autrement, revendiquent la parole. D'où
la scène comme le lieu idéal où il s'agit (agitur)
du « partage du sensible », entre des acteurs agissant
sous des espèces corporelles : ils parlent, cette parole
y met en jeu le logos et, par là, le fait même de l'humanité.
La scène de la politique est donc l'espace symbolique non
homogène, constitué d'un lieu et d'un non-lieu, où
se représentent la domination d'abord ignorante d'elle-même
et la revendication de la reconnaissance, qui s'ignorait également
jusque là ; cet espace paradoxal est habité par des
êtres dont les uns paraissent exercer le langage selon un
droit naturel et les autres s'efforcent de faire reconnaître
comme un langage ce que les premiers prennent pour des grognements
de bêtes ; il est donc partagé, dans les deux sens
du terme : divisé par une séparation conceptuelle,
et commun néanmoins aux uns et aux autres. L'action implique
les deux parties ; elle consiste dans l'invention dramatique des
modes de la reconnaissance des autres par les uns, et le pathos
de cette action réside dans les dénégations
des uns, dans les appels des autres, et dans le trouble ainsi rendu
visible entre les deux tonalités de la parole, entre celle
qui exprime la loi ordinaire de la vie sociale et celle qui conteste
cette loi, quelle qu'elle soit. Cette action opère une refiguration
radicale des rapports sociaux existants, qu'une nouvelle occurrence
de la scène politique devra un jour à nouveau refigurer
; elle consiste dans des actes de paroles et, à ce titre,
elle relève d'une certaine pragmatique ; ces paroles sont
nécessairement celles de certains corps, au sens propre comme
au sens figuré et collectif. L'ensemble revêt l'existence
du théâtral, celle de l'évidence (Rancière
écrit aussi : celle d'une aisthésis), entendons le
mode de signification d'un spectacle dont le sens n'est pas réfléchi
comme celui d'un discours : ainsi la contradiction fatale dans laquelle
s'était engagé Menenius en parlementant avec la plèbe
ne peut-elle apparaître comme telle, à lui comme aux
plébéiens, que lorsque tout a déjà été
accompli. Sans que la plèbe emploie la force des armes, et
simplement parce que le porte-parole du Sénat a entrepris
de persuader les rebelles, chacune des deux parties reconnaît
l'intégration des prolétaires : c'est fait.
Le concept pertinent de la politique, c'est donc l'image doublement
poétique de la scène : c'est une métaphore,
et cette métaphore renvoie au lieu théâtral
et à sa poétique propre. Ce n'est pas, par exemple,
l'image du tribunal, malgré ce que pourraient laisser entendre
les termes ici récurrents du tort, du litige et des parties.
Car, même s'il peut arriver que tel tribunal devienne une
scène de la politique, comme dans le cas du procès
de Blanqui en 1832 (ibid., pp. 61-64), nulle instance judiciaire
ne saurait départager des sujets de droit qui ne sont pas
encore constitués comme tels. Au contraire, la métaphore
de la scène permet d'articuler de manière adéquate
« les modes du faire, les modes de l'être et les modes
du dire » (ibid., p. 65), cela sous la modalité de
l'événement comme péripétie. Il ne s'agit
pas de l'arrivée au visible et à la parole de ce qui
aurait été jusque là invisible ou implicite,
mais de l'événement singulier qui rend évidente
l'exigence toujours vide de l'égalité, jamais autrement
ni ailleurs spécifiable que dans son avènement.
En effet, l'égalité n'est pas par elle-même
une notion politique mais une notion éthique et philosophique,
qui détermine des situations et des conflits politiques.
Elle n'exprime pas des intérêts, économiques
ou autres ; elle ne se formule pas dans telles revendications de
lois ou d'institutions. L'égalité est l'exigence de
l'humanité, constamment déniée par les uns
(et à ce titre reconnue) et non moins constamment réitérée
par les autres (et ainsi proclamée), et constamment redéfinie
et à redéfinir. Parce qu'elle est une exigence et
non un fait, l'humanité se joue entre les humains, dans la
politique et dans l'esthétique, diversement suivant les moments
de l'histoire, diversement déniée et diversement proclamée,
jamais effectuée au sens de consacrée dans des institutions
et dans des formes de l'esthétique.
Ainsi « la politique n'est pas faite de rapports de pouvoir,
elle est faite de rapports de mondes » (ibid., p. 67). C'est
pour cela que l'image de la scène représente au mieux
la nature et l'effectivité, la pensée spéciale
de la politique.
Si l'on se demandait alors quels sont les spectateurs de cette
scène, on rencontrerait trois réponses possibles,
non exclusives l'une de l'autre. Rancière nous donne lui-même
la première (ibid., pp. 77 et suiv.). Sous le régime
ancien des arts, la scène de la politique se joue dans et
pour une société d'ordres, là où la
rhétorique obéit à des fins déterminées
et définit le répertoire des moyens adéquats
: au théâtre ou dans la chaire, au tribunal, dans le
commerce social, au Parlement ou dans le Conseil du roi. Mais à
partir du XIXe siècle, c'est-à-dire à partir
du moment où Ballanche récrit de son côté
la scène de l'Aventin, les acteurs de la scène sociale
s'adressent à une opinion publique, non pas celle de nos
actuels sondages mais une opinion politique, « une opinion
qui juge de la manière dont on se parle et dont l'ordre social
tient au fait de parler et à son interprétation. Par
là peut se comprendre le lien historique entre la fortune
de quelques valets de comédie et la formation de l'idée
même d'opinion publique. » Dans sa presse et dans ses
opuscules, dans toutes ses manifestations, le « nous »
qui revendique l'égalité en appelle à une tierce
partie intéressée au drame pour dénoncer à
ce « vous » la dénégation de discussion
et d'humanité que lui opposent ces « ils » auxquels
ce « nous » est affronté : « Voyez et jugez
ce qu'ils nous font. » C'est donc tout ce théâtre
imaginaire, salle et scène, qui est politique, dans l'un
et l'autre régime, diversement.
Si l'on interroge maintenant la métaphore en tant que telle,
la deuxième réponse concerne la méthode de
Rancière. À cet égard, la scène revêt
évidemment le statut d'une image heuristique. Là où
Rousseau et les théories du contrat s'efforcent de construire
le modèle narratif, épique et/ou historique, d'un
événement principiel et explicatif, Rancière
s'emploie à constituer, dans l'intérêt de la
pensée spéculative, la fiction d'un théâtre
aux formes changeantes où se joue un spectacle constamment
et diversement repris, celui de l'instant propre de la politique.
La troisième réponse pourrait se formuler ainsi :
cette scène décidément paradoxale signifie
aussi le mode de compréhension que les acteurs de ce théâtre
entretiennent à l'égard de leur propre action. Comme
s'ils étaient aussi les spectateurs d'eux-mêmes, ils
prennent une connaissance globale et synthétique de la politique
(aisthanontai) : connaissance synthétique par le mode de
l'opération d'intelligibilité immédiate qui
s'y forme ; connaissance globale en ceci qu'elle concerne la totalité
de l'humanité et de son monde, telle que cette totalité
se spécifie à cet instant-là de manière
sensible, encadrée et partagée, définie exclusivement
et inséparablement par cette action de ces acteurs et par
cette prise de conscience.
Évidemment on peut retrouver ici le modèle aristotélicien
de la péripétie et de la reconnaissance. Si, avec
Aristote et d'après sa Poétique, la philosophie a
appris à penser l'espace paradoxal de la scène théâtrale
réelle, on ne voit pas pourquoi l'espace de la politique,
si hétérogène soit-il, ne pourrait pas être
pensé à travers le schème heuristique de la
scène. Car, ainsi représentée, la politique
se trouve comprise dans sa double dimension de discussion argumentée
et de l'événement dramatique qui produit cette discussion
: comme sur la scène théâtrale, ce qui fait
la preuve des arguments dans la discussion politique, c'est la réalisation
même du lieu, de l'objet et des sujets de cette discussion.
Ils sont, cela suffit. Cela leur suffit, et cela suffit à
faire entendre la logique de la politique comme une dramaturgie
: « L'invention politique s'opère dans des actes qui
sont à la fois argumentatifs et poétiques […].
C'est pourquoi le “poétique” ne s'y oppose pas
à l'argumentatif » (ibid., p. 90).
Ainsi se trouve doublement justifiée l'idée de partage
du sensible : comme concept philosophique d'approche et de compréhension,
comme exigence de faire de l'esthétique en général
un domaine privilégié de la politique. Nulle irrationalité
finalement, mais la rationalité spéciale de la mésentente
que fait naître la notion de l'homme comme « animal
littéraire ». Car telle est la formule à consonance
aristotélicienne que Rancière aime à reprendre
de livre en entretien depuis Les Mots de l'histoire (p. 108 : «
la propriété malheureuse qu'a l'être humain
d'être un animal littéraire »), La Mésentente
(p. 61 : « L'animal politique moderne est d'abord un animal
littéraire, pris dans le circuit d'une littérarité
qui défait les rapports entre l'ordre des mots et l'ordre
des corps qui déterminaient la place de chacun »),
et à nouveau ici (Le Partage du sensible, p. 63) : «
L'homme est un animal politique parce qu'il est un animal littéraire,
qui se laisse détourner de sa destination “naturelle”
par le pouvoir des mots. » Chez Rancière, l'histoire
articule en son sein la politique et la littérature, en faisant
le récit des événements qui scandent ces détournements.
C'est ce « pouvoir des mots » qu'il nous faut maintenant
développer dans la littérature elle-même, cette
capacité, à travers ceux qui les écrivent,
à défaire l'ordre dans lequel s'inscrivaient des corps.
En un mot, il faut rechercher comment, à tel moment de l'Histoire,
par le fait de la littérature, des corps muets et astreints
à un certain ordre se mettent à parler et à
se mouvoir, à se rendre visibles, à tous et à
eux-mêmes.
4 - Pratiques littéraires et pratiques politiques
Dans Le Partage du sensible, Jacques Rancière peut donc
définir l'esthétique comme « un mode d'articulation
entre des manières de faire, des formes de visibilité
de ces manières de faire et des modes de pensabilité
de leurs rapports, impliquant une certaine idée de l'effectivité
de la pensée » (p. 10). Et il précise : «
[…] c'est à ce niveau-là, celui du découpage
sensible du commun de la communauté, des formes de sa visibilité
et de son aménagement, que se pose la question du rapport
esthétique/politique » (ibid., pp. 24-25). Savoir précisément
quand et comment la pensée est effective dans la politique
par les voies et moyens de la littérature (entre autres modes
de l'esthétique), tel est le projet que formule ce livre.
La réflexion de Rancière sur la littérature
est dominée par une constatation simple : même si son
histoire est plus ancienne et plus embrouillée que cela,
l'apparition de la littérature et de son nom, quand l'écriture
en tant que telle succède aux Belles-Lettres, produit le
fait paradoxal de la page bavarde et muette : muette parce que l'écriture
ne représente plus aucune parole, bavarde en ce qu'elle disperse
le sens aux quatre vents et que chacun peut lui faire dire ce qu'il
entend. Désormais, avec l'âge du roman, s'ouvre une
ère nouvelle de la démocratie. Partout et à
chacun indistinctement, les livres de la littérature proposent
une espèce de bruissement émancipé de toute
garantie : plus d'orateur, partant plus de rhétorique ; disparue
cette scène tragique dont l'appareil supposait « un
monde en ordre, gouverné par la hiérarchie des sujets
et l'adaptation des situations et manières de parler à
cette hiérarchie » (ibid., p. 23) ; perdu lui-même
ce sujet fortement identifié qui garantissait encore la parole
lyrique jusqu'à la mort de Hugo, de « [ce] géant
qui identifiait [le vers] à sa main tenace et plus ferme
toujours de forgeron » (Mallarmé, Crise de vers).
La page écrite, celle du roman mais aussi bien celle de
Mallarmé, assume désormais la condamnation anciennement
portée par Platon contre l'écriture, dans le Phèdre
: délibérément elle s'adresse à chacun,
indifféremment et à l'aventure, de manière
irresponsable (elle ne répond pas). Ce faisant, elle émancipe
son lecteur, elle prononce et remplit à sa manière
l'exigence de l'égalité : la littérature est
proprement l'esthétique de l'âge démocratique.
De naissance, elle s'affranchit du devoir de représenter
l'ordre constitué et d'y jouer sa partie « naturelle
» : c'est ainsi qu'il faut entendre, pour elle comme pour
les arts plastiques, l'espèce d'autonomie que l'une et les
autres ont gagnée à l'égard de l'obligation
de la représentation, au risque de passer pour autotéliques
et formalistes. C'était le prix à payer pour que l'écriture
et les arts deviennent le lieu et la formule de la revendication
politique propre à notre moment.
Esquissons ici une première discussion.
On pourrait soutenir que, chez Mallarmé précisément,
la parole nouvelle ne renonce nullement à s'autoriser, au
contraire ; qu'elle déploie tous les moyens d'imposer à
tout lecteur ses stratégies et ses tactiques de sens, jusque
dans l'évocation du coup de dés poétique, et
même si c'est en désespoir de cause ; que, en dernière
instance, ce désespoir de cause fonde cette proclamation
prophétique d'autorité ; que le poète affirme
clairement la revendication d'être l'interroi, entre Hugo
et tout règne à venir dans et par la poésie,
et que, dans cette interrègne, Mallarmé entend maintenir
les prérogatives et la rhétorique du vers national,
voire en étendre les principes à toute prose ; que
les proses mallarméennes, justement, fonctionnent de manière
rigoureusement articulée, sous le contrôle de la Langue,
et même que l'une d'entre elles, Le Mystère dans les
Lettres, somme brutalement « des contemporains » par
trop irresponsables d'apprendre à lire ce qui est effectivement
écrit ; que les projets de Livre et de Théâtre,
certes irréalisés, attestent la volonté de
réunir les moyens de l'Esthétique et de l'Économie
en vue d'un gouvernement rien moins que démocratique sur
la Foule et d'abord de constituer celle-ci en un corps. Quant à
Proust (autre exemple), il institue en toute connaissance de cause
un absolu narratif, fondé uniquement sur une écriture
maîtrisée de la parole. Rarement peut-être un
écrivain aura affirmé de manière plus forte
une subjectivité littéraire mieux identifiée
et de manière plus autorisée. Et ne disons pas que
ces deux écrivains réalisent « objectivement
» et à leur corps défendant une œuvre démocratique
en esprit, car Rancière, tout le premier, sait et dit ce
que valait cet argument, par exemple quand il s'agissait du cinéaste
Rossellini et de son film Europe 51 (Courts voyages au pays du peuple).
Il reste que Rancière construit une théorie de la
littérature et de la politique qui se propose de respecter
l'autonomie de la première en la liant à la seconde
et que, s'agissant de Balzac, cette liaison revêt une certaine
pertinence.
5 - Balzac : Le Curé de village
Un moment particulier de ce « partage du sensible »
se joue donc au passage de la scène des classiques et de
l'espace public ancien à l'ordre désordonné
du roman. Ce moment fait l'objet des deux livres de Rancière
publiés l'un et l'autre en 1998 : La Parole muette. Essai
sur les contradictions de la littérature et La Chair des
mots. Politiques de l'écriture. Le premier constitue une
enquête sur la notion de la littérature, son avènement
et son histoire, sur le rôle spécial du roman dans
cet avènement et sur les apories qu'il met en évidence
; le deuxième réunit des études ponctuelles
qui couvrent un champ étendu (de Wordsworth à Mandelstam
et à Rimbaud, de Balzac à Proust, du roman à
« la littérature des philosophes » comme Althusser
et Deleuze). L'exemple central d'un roman de Balzac et des analyses
qu'il suscite dans chacun de ces deux livres permettra de préciser
la pensée de Rancière.
Il s'agit du Curé de village. Plutôt tournée
vers les problèmes de poétique, l'étude de
La Chair des mots, intitulée « Balzac et l'île
du livre », analyse et interprète les impossibilités
narratives dans lesquelles ce roman est en effet empêtré.
Profondément remanié entre sa publication en revue
et la version parue en volume, néanmoins le récit
se trouve toujours pris entre deux exigences contradictoires : roman
lui-même et comme tel destiné à tous, il veut
pourtant dénoncer les ravages que produit le roman de Paul
et Virginie dans la vie de deux enfants du peuple, Véronique
Sauviat et l'ouvrier porcelainier Jean-François Tascheron.
Dans « l'usage du langage propre à ceux et celles qu'attend
une vie de travail […] la parole est portée par un
corps, adressée d'un corps à un autre corps et désigne
des états éprouvés ou des actes à accomplir
» ; au contraire, le roman roule au hasard « des paroles
adressées par on ne sait plus qui à n'importe qui
» (La Chair des mots, p. 124). L'héroïne ne pourra
expier la faute d'avoir rêvé sa vie à l'instar
de celle de Virginie et l'île de la Vienne à Limoges
comme son Œle de France qu'en inscrivant dans le paysage disgracié
de Montégnac les lacs et les canaux qui transformeront la
plaine à cailloux en campagne prospère. Mais, partagé
entre sa doctrine anti-démocratique qui l'attache à
l'ancien régime de la société et de l'esthétique
et sa fonction de romancier qui l'assigne au nouveau, Balzac ne
sait plus où placer dans son récit respectivement
la cause (la lecture du livre) et l'effet (le déclassement
de la fille du ferrailleur et le crime du jeune ouvrier), ni trancher
entre la poétique qui ordonnerait les lieux suivant le trajet
d'un personnage et celle qui inscrirait les personnages dans des
lieux, ni comment incorporer à l'ordre de la narration la
pesante leçon de morale et de politique qu'il entend donner,
ni choisir comme figure centrale entre Véronique, l'héroïne
de fait, et le curé Bonnet, le promoteur de civilisation
et confesseur des deux pécheurs.
Dans son autre livre, Rancière reprend ces analyses et conclusions,
pour les porter au niveau du moment historique qu'il analyse comme
celui de « la guerre des écritures ». Ici encore
Balzac se trouve empêché, mais cette fois entre «
deux mutismes également éloquents : la parole muette
conférée à toute chose par la grande poétique
romantique et la lettre muette de l'écriture trop bavarde
» (La Parole muette, p. 89). En effet, le romancier entend
exalter, dans la lettre errante et vaine d'un récit d'abord
offert à tous en feuilleton, l'écriture « plus
qu'écrite » que l'ingénieur saint-simonien Gérard
imprime à même la terre dans le département
de la Vienne, aussi bien que le souffle « non écrit
» de l'Écriture, lequel inspire la clairvoyance et
la parole apostoliques de ses deux évêques et de son
curé. L'infortune mais aussi bien la gloire du roman, exprimées
au mieux dans Le Curé de village, résideraient donc
dans cette aporie : « […] il est le genre même
de la littérature, le genre qui la fait vivre de l'entrechoquement
de ses principes. […] [Le] champ [de la littérature]
est alors un champ de bataille qui la renvoie sans cesse de la démocratie
de la lettre muette-bavarde aux innombrables figures de l'hyper-écriture,
de l'écriture non écrite, plus qu'écrite. La
scène des enchantements de la fantaisie est devenue celle
de la guerre des écritures » (ibid., p. 100).
Tel serait le nouveau partage du sensible, essentiellement politique
au sens que l'on a dit plus haut, et que le roman produirait comme
étant proprement le partage qui a cours à l'âge
démocratique (La Chair des mots, p. 126) : « La démocratie,
en effet, ne peut simplement se définir comme un régime
politique, parmi d'autres, caractérisée simplement
par une autre répartition des pouvoirs. Elle se définit
plus profondément comme un certain partage du sensible, une
certaine redistribution de ses lieux. » Comme tel, ce partage
est nécessairement polémique et en quelque sorte impossible
: il affronte et conjoint les régimes anciens de l'écriture
et son régime nouveau ; il forme un genre sans genre ; il
réside dans l'adresse d'un corps quelconque (entendons :
que ne distingue nul sacerdoce, nulle magistrature, nulle élection
aristocratique ou poétique, nul style…) à d'autres
corps tout aussi indéterminés ; à grand peine,
ce corps définit au nom de ces corps et pour eux un espace
problématique de parole, de pensée et d'action.
Certes on peut faire plusieurs objections à cette analyse
du Curé de village et à la généralisation
que Rancière en retire.
La principale concerne le personnage, la confession et la mort
de madame Graslin, et la place que ce caractère prend dans
l'économie du récit. Bien avant d'avoir lu Paul et
Virginie, Véronique est l'enfant du miracle et en même
temps, comme il convient, déjà marquée par
le malheur. Tout la distingue au sein du lieu et de la famille disgraciés
où elle apparaît : sa beauté qui la fait nommer
la petite Vierge par la voix du peuple comme sa défiguration
par la petite vérole, les fugitives apparitions ensuite d'une
sorte d'aura sur son visage, les périls que lui fait courir
sa première instruction dès l'âge de sept ans
(« Véronique Sauviat fut élevée chrétiennement.
[…] La sœur grise enseigna la lecture et l'écriture
à Véronique, elle lui apprit l'histoire du peuple
de Dieu, le Catéchisme, l'Ancien et le Nouveau Testament,
quelque peu de calcul. Ce fut tout, la sœur crut que c'était
assez, c'était déjà trop » Le Curé
de village, dans La Comédie humaine, Pléiade, IX,
pp. 647-648). Son prénom, ses souffrances assumées
et sa « mise au tombeau », la présence farouche
de sa mère auprès d'elle jusqu'au bout, tout l'associe
au mystère de la Passion du Christ. Sa confession publique
et sa mort exemplaire, bien plus que ses grands travaux, seront
sa véritable expiation. Encore cette confession et cet exemple
apparaissent-ils ambivalents. L'héroïne les impose à
l'archevêque, et il s'arrange pour les dérober aux
assistants (ibid., p. 864). Tellement le destin de Véronique
et sa figure, le portrait vivant qu'elle offre du Christ dans sa
personne, et jusqu'à son humiliation orgueilleuse, entrent
mal dans les desseins de l'Église, mais aussi mal dans l'intention
édifiante du roman et dans le choix de son titre. Plus manifestement
encore que dans madame de Mortsauf, à laquelle on la renvoie
souvent à juste titre, il y a en elle quelque chose des héros
de Bernanos, un projet providentiel mais obscur, même à
la perspicacité des prélats, un projet que le roman
veut porter, et qui le déborde ; et c'est cela qui fait justement
sa beauté.
« J'écris, dit Balzac, à la lueur de deux
Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie,
deux nécessités que les événements contemporains
proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens
doit essayer de ramener notre pays. » (« Avant-propos
» de La Comédie humaine, éd. cit., I, p. 13.)
Pour cet écrivain par ailleurs peu religieux, la Révolution
est le fait par lequel le mouvement est devenu la raison immanente
et mystérieuse de la Société. Dieu a distingué
le Peuple, non seulement dans Véronique mais aussi dans Tascheron,
dans Sauviat et sa femme, dans Denise et Farrabesche. Et ce n'est
pas pour rien que Lamennais est nommé dans Le Curé
de village et que l'abbé Dutheil, le futur archevêque,
plus heureux certes que l'excommunié, lui est comparé
: il s'agit bien de refondre une doctrine de l'égalité
et de la restituer à sa pureté évangélique,
à cette histoire sainte apprise pour son malheur à
Véronique, à une perspective théocratique et
proprement réactionnaire.
Mais Balzac n'a plus à sa disposition le providentialisme
de Bossuet et les pauvres, trop évidemment, ne sont plus
dans l'Église : sa philosophie techniciste tourne à
une mystique du Calvaire, et sa poétique montre ses apories.
Quand rien ni personne n'est plus à sa place dans la société,
qu'un mouvement obscur l'a investie et qu'on peine à y lire
la réincarnation du peuple de Dieu, comment « surprendre
le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de
passions et d'événements […], cherche[r], je
ne dis pas trouve[r], cette raison, ce moteur social […] »
(« Avant-propos », ibid., p. 11) ? Comment distribuer
la cause et l'effet, choisir le héros éponyme, intégrer
sans reste la pensée de cette histoire ? Dans la catastrophe
de ce récit qui, rejouant celle de la Révolution,
cherche à la réparer et à réarticuler
l'Intelligence, la Justice et l'Église, c'est-à-dire
les ordres de la société qui se dit civile et d'un
sacré qui se croyait perdu, le roman en général
apparaîtrait alors lui-même, sous la figure de Paul
et Virginie, pour le trouble qu'il introduit en propre, mais sans
plus.
S'il faut approuver Rancière de chercher à attacher
la signification politique de ce roman au fait de sa poétique
et de la crise que celle-ci atteste, on peut douter que cette crise
soit exactement là où il la place et qu'elle soit
tellement significative du roman en général et de
la littérature. Dans les mêmes temps, Stendhal publie
La Chartreuse de Parme, dont les peintures enthousiasment Balzac
mais dont il regrette qu'elle ne concède pas « les
sacrifices que tout auteur doit savoir faire au plus grand nombre
», ce roman politique qui exalte la dynamique émancipatrice
de la Révolution et dédié cependant, de manière
provocante, « To the happy few ». Quant à Chateaubriand,
tirant Lamennais dans l'autre sens et inventant sa propre écriture,
il conclut en évoquant « la grande révolution
allant à son terme » : « Le monde ne saurait
changer de face (et il faut qu'il change) sans qu'il y ait douleur.
[…] Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas
se lever le soleil » (Mémoires d'outre-tombe, éd.
Flammarion, IV, p. 606).
On pourrait encore objecter à Rancière qu'il fait
un sort à celui des romans de Balzac qui peut-être
problématise le mieux l'art et la notion du roman. Mais,
si l'on examinait de manière systématique le corpus
entier de La Comédie humaine, il est certain que l'on trouverait
des romans encore plus mal ficelés que celui-ci et une poétique
plus incertaine (par exemple dans La Femme de trente ans), une Comédie
humaine moins cohérente qu'on ne le croit habituellement,
un narrateur moins savant et moins assuré, une doctrine politique
moins ferme, un « réalisme » moins simpliste,
un corps d'écrivain plus humain (et trop humain). C'est ce
que pense, à un tout autre point de vue, un écrivain
comme Pierre Michon (Trois auteurs, Verdier, 1997, pp. 27-28) :
« Je n'oublie jamais Balzac quand je le lis — Proust
notait un sentiment semblable, et tous les lecteurs sans doute le
ressentent. En même temps que les grandes marionnettes, Vautrin,
de Trailles, Diane, en même temps que les petites marionnettes,
Chabert, Pierrette, Eugénie, je vois le montreur. Je veux
dire que rien dans cette dramaturgie ni dans cette prose ne peut
me faire oublier le gros corps solitaire, burlesque, qui s'active
derrière, se défonce au café, à la gloriole,
et se fait pour lui-même l'épuisant cinéma du
génie. On me dit que c'est un défaut de Balzac, cette
impossibilité à disparaître de son texte : je
ne le crois pas. » Encore un corps derrière et dans
tout cela, mais résolument quelconque, au sens de Rancière.
Cette parole mal assurée ; cette présence elle-même,
affairée et brouillonne, fort peu souveraine, provocante
et problématique ; les difficultés à s'imposer
auprès de ses divers publics et jusqu'à la perte d'inspiration
dans les dernières années ; tout cela n'est-il pas
l'indice du trouble du « roman balzacien », de ses contradictions,
de son genre d'impossibilité, dès son premier patron
et bien avant que « l'ère du soupçon »
ne s'empare de son cas et ne le mette à plat, et trop à
plat ?
On pourrait ajouter, pour aller encore dans le sens de Rancière,
que la scène romantique, au sens propre cette fois, est travaillée
au même moment par des impossibilités de même
nature, de manière mortelle. Hugo, pendant ces années
1830-1840, recherche désespérément le lieu
et la formule d'un théâtre qui, accomplissant les deux
Révolutions et totalisant tous les genres, formerait le creuset
du peuple ; Dumas pense l'avoir trouvé avec son Antony (1831)
; Vigny s'étonne et s'amuse de voir la bonne compagnie dans
la salle de la Porte-Saint-Martin, à la première de
cette pièce : « Les chapeaux bleus et roses, les ceintures
moirées, les figures pâles et gracieuses ont remplacé
les bonnets ronds, les tabliers et les figures larges, rouges et
luisantes, voilà les salons venus, cela sent bon »
(Vigny, « Une lettre sur le théâtre. À
propos d'Antony », Œuvres complètes, La Pléiade,
II, p. 1230) ; la polémique se développe entre le
drame et le mélodrame ; et la scène du premier XIXe
siècle échoue finalement à trouver des solutions
au problème du théâtre de l'âge démocratique.
6 - Esthétique et politique, suite et fin
Revenons maintenant au Partage du sensible, à ses quatre
autres textes, à l'ampleur et à la généralité
de ses prises de positions.
Dans la logique de La Mésentente et selon l'idée
du partage du sensible qu'elle soutenait, le deuxième texte
(« Des régimes de l'art et du faible intérêt
de la notion de modernité ») récuse donc cette
notion comme étant non significative. En effet, là
où la notion de modernité évoque une rupture
radicale au sein de l'esthétique et une autonomisation de
celle-ci, une double rupture trop sommairement corrélée
à l'événement révolutionnaire et considérée
dans ses aspects les plus spectaculaires, Rancière veut voir
un nouveau partage du sensible, qu'il appelle « esthétique
des arts » et qui définit une nouvelle transformation
des mondes humains : « Le régime esthétique
des arts est celui qui proprement identifie l'art au singulier et
délie cet art de toute règle spécifique, de
toute hiérarchie des sujets, des genres et des arts. Le régime
esthétique des arts n'oppose pas l'ancien et le moderne.
Il oppose plus profondément deux régimes d'historicité
» (Le Partage du sensible, pp. 31-35). Aussi, loin que ce
régime nouveau des arts constitue une rupture pure et simple,
il assume le régime ancien et le réinterprète,
au sein de sa nouvelle vision des choses et de l'humanité,
comme étant justement une pratique signifiante de la civilisation
ancienne, désormais comprise. L'âge moderne, exactement
entendu, c'est « Vico découvrant le “véritable
Homère”, c'est-à-dire non pas un inventeur de
fables et de caractères mais un témoin du langage
et de la pensée imagés des peuples de l'ancien temps
; Hegel marquant le vrai sujet de la peinture de genre hollandaise
: non point des histoires d'auberge ou des descriptions d'intérieurs,
mais la liberté d'un peuple, imprimée en reflets de
lumière […] » (ibid., p. 35). Dès lors,
« la notion de modernité semble inventée tout
exprès pour brouiller l'intelligence des transformations
de l'art et de ses rapports avec les autres sphères de l'expérience
collective » (ibid., p. 37). En un mot, Rancière accuse
cette notion d'avoir absolutisé une époque de l'art
et d'avoir ainsi éludé la signification historique
que Schiller lui avait assignée, à savoir d'être,
mais entre d'autres moments, « le moment de formation d'une
humanité spécifique » (ibid., p. 33). Quant
au postmodernisme, « en un sens, [il] a été
simplement le nom sous lequel certains artistes et penseurs ont
pris conscience de ce qu'avait été le modernisme :
une tentative désespérée pour fonder un “propre
de l'art” en l'accrochant à une téléologie
simple de l'évolution et de la rupture historiques »
(ibid., p. 42). Ce revirement critique actuel, lié à
l'échec de la révolution politique et au malentendu
qui lui avait brièvement et sommairement associé la
révolution esthétique, ne pouvait aller sans réaction
et sans culpabilité. D'où « le grand concert
du deuil et du repentir de la pensée modernitaire, […]
le grand thrène de l'irreprésentable-intraitable-irrachetable,
dénonçant la folie moderne de l'idée d'une
auto-émancipation de l'homme et son inévitable et
interminable achèvement dans les camps d'extermination »
(ibid., pp. 43-44).
Que cette position nettement polémique soit vraiment fondée
ou non, qu'elle maintienne ou non, et quoi qu'elle en ait, une coupure
en deux de l'histoire de l'esthétique et de la politique
autour de la Révolution française, elle révèle
la préoccupation essentielle de Rancière. S'appliquant
à récuser toute fracture infranchissable dans l'histoire
et notamment les coupures abusivement posées au début
du XIXe siècle sous le coup de la Révolution française
puis au début du XXe sous celui de la Révolution de
17, il entend refonder la démocratie comme une exigence permanente
d'humanité et penser cette exigence dans une histoire complète
et cohérente des événements proprement historiques,
de l'esthétique, et de la philosophie ; dans une histoire
où cette exigence fait à chaque fois une occurrence
nouvelle et demande une impossible mais féconde réalisation.
Par là, sa pensée s'oppose pleinement à certaines
aberrations de nos années les plus récentes : le culte
du consensus et l'oubli de la politique, l'exaltation de la mémoire
et le refus de l'histoire, l'absolutisation de l'époque et
la sacralisation de l'esthétique… Encore faut-il noter
que ses premiers travaux remontent à il y a plus de vingt-cinq
ans, quand il a commencé à penser comme continues,
comme spécifiques et néanmoins conjointes, l'histoire
de l'esthétique et celle de la politique. Sans doute parce
qu'il entendait alors définir la politique par le bord qu'elle
trace avec l'esthétique, et non pas traiter l'esthétique
comme une dépendance de la politique. Cela dès le
début des années 60, quand il éprouvait les
résistances que le film Europe 51 opposait aux « vieux
tours » de l'esthétique marxiste en vigueur (Courts
voyages au pays du peuple, pp. 137-171).
Le troisième texte (« Des arts mécaniques et
de la promotion esthétique et scientifique des anonymes »)
est bref. De manière d'abord surprenante, il réunit
la naissance de « la nouvelle histoire » et l'apparition
de la photographie et du cinéma. Cela pour montrer que la
reconnaissance des arts mécaniques dans l'esthétique
et celle des anonymes dans l'ordre de la science historique n'interviennent
qu'après que la littérature a proclamé, avec
Hugo, Balzac et Flaubert, l'égale valeur de tout sujet et
ce qu'il appelle « la gloire du quelconque » (ibid.,
p. 50).
Dès lors, le texte sur l'histoire (« S'il faut en
conclure que l'histoire est fiction. Des modes de la fiction »)
vient prolonger les trois précédents et le livre Les
Mots de l'histoire. Dénonçant les deux erreurs symétriques
qui consistent l'une à comprendre les énoncés
poétiques ou littéraires comme des « reflets
» du réel et l'autre à analyser toute construction
de l'historien comme arbitraire, Rancière confronte les deux
grands régimes successifs des rapports entre histoire et
fiction. Avec Aristote, le premier soutient que « feindre,
ce n'est pas proposer des leurres, c'est élaborer des structures
intelligibles » (ibid., p. 56). Le second constitue le nouveau
régime des arts (« le régime esthétique
»), que la littérature a inauguré et que le
cinéma continue. Ce régime de partage du visible déclare
le caractère signifiant en histoire « des actions obscures
et des objets quelconques » et se propose de donner à
voir cet ordre signifiant dans l'organisation des signes que construit
la fiction. Ainsi « l'“histoire” poétique
désormais articule le réalisme qui nous montre les
traces poétiques inscrites à même la réalité
et l'artificialisme qui montre des machines de compréhension
complexes » (ibid., p. 60), et Rancière veut voir dans
le nouvel art du récit qu'est le cinéma « la
double ressource de l'impression muette qui parle et du montage
qui calcule les puissances de signifiance et les valeurs de vérité
» (ibid.). Ainsi conçus, « les énoncés
politiques ou littéraires font effet dans le réel.
Ils définissent des modèles de parole ou d'action
mais aussi des régimes d'intensité sensible. […]
ils introduisent dans les corps collectifs imaginaires des lignes
de fracture, de désincorporation » (ibid., pp. 62-63).
C'est comme cela que l'homme remplit sa nature d'« animal
littéraire » : en se prêtant à ce détournement
de « sa destination “naturelle” » que lui
imprime le pouvoir émancipateur des fictions.
Le dernier texte (« De l'art et du travail. En quoi les pratiques
de l'art sont et ne sont pas en exception sur les autres pratiques
») assigne donc les pratiques de l'art aux pratiques de «
l'agir humain » en général. La distinction historique
entre le régime mimétique et le régime esthétique
des arts reparaît et, dans ce dernier, Rancière distingue
et articule les productions de l'art et du travail. Entre fabriquer
et produire, le travail passe de « l'espace-temps privé
et obscur du travail nourricier » à « l'acte
de mettre au jour, de définir un rapport nouveau entre le
faire et le voir » (ibid., p. 71). Ainsi « l'art anticipe
le travail [sa fin, que le travail n'est pas encore en mesure de
conquérir par et pour lui-même] parce qu'il en réalise
le principe : la transformation de la matière sensible en
présentation à soi de la communauté »
(ibid., pp. 70-71). Parce qu'ils appartiennent, quoique de manière
distincte entre eux, à la production comme expression-réalisation
d'un rapport politique entre les humains, les pratiques esthétiques
et le travail participent ensemble à « une recomposition
du paysage du visible, du rapport entre le faire, l'être,
le voir et le dire » (ibid., pp. 72-73).
Dans son développement actuel, l'œuvre de Jacques Rancière
représente un effort remarquable pour penser à nouveaux
frais le lien historique de l'art et de la politique, cela de manière
véritablement réciproque : au sein de la scène
politique, par le partage antagonique et asymétrique de la
même humanité entre ceux qui la confisquent pour eux-mêmes
et ceux qui la revendiquent pour tous ; entre la politique et l'esthétique,
par les effets qu'elles produisent indistinctement l'une sur l'autre
(faire, être et dire ; travailler, produire et exprimer ;
écrire et inscrire…) ; au sein de l'histoire considérée
jusqu'à nous, par la reprise du régime ancien des
arts au sein du régime nouveau.
Dans cette perspective, la littérature occupe une place
privilégiée. Par exemple, à la fin du XVIIIe
siècle, c'est Schiller qui définit l'ambition universaliste
du nouveau régime de la politique dans sa Lettre sur l'éducation
esthétique de l'homme. Et, au XIXe, c'est l'écriture
qui ouvre la voie au régime actuel des arts : en récusant
les hiérarchies de dignité des sujets, en abolissant
la pensée dans les choses et les choses dans leurs signes,
en concevant la littérature comme un travail (de physiologiste,
de casseur de cailloux ou de terrassier…). Dans la perspective
de Rancière, Balzac, Flaubert et Mallarmé sont des
figures principales du régime nouveau des arts et des figures
significatives de la politique.
C'est cela qui justifie la place de sa philosophie dans la théorie
de la littérature, et qui demanderait une discussion détaillée
et approfondie.
Pierre Campion
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sur l'émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.
Rancière (J.), Aux bords du politique, Paris, Osiris, 1990
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Seuil, 1990.
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Rancière (J.), « Histoire des mots, mots de l'histoire
» (entretien avec Martyne Perrot et Martin de la Soudière),
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Paris, Seuil, 1994.
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Paris, Galilée, 1995.
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Paris, Hachette Référence, 1996.
Rancière (J.) en collaboration avec Jean-Louis Comolli,
Arrêt sur histoire, Paris, éd. du Centre Georges Pompidou,
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Rancière (J.), La Parole muette. Essai sur les contradictions
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Rancière (J.), La Chair des mots. Politiques de l'écriture,
Paris, Galilée, 1998.
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Rancière », dans Récits de la pensée.
Études sur le roman et l'essai, dir. G. Philippe, Paris,
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Campion (P.), « Mallarmé à la lumière
de la raison poétique » (sur J. Rancière, Mallarmé.
La politique de la sirène), dans la revue Critique, «
Autour de Jacques Rancière », dir. P. Roger, Paris,
Minuit, juin-juillet 1997, n8 601-602.
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