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Origine http://theater.Kein.org/node/100
08/09/2004
Le Maître ignorant
Nous sommes réunis ici pour parler de la vertu des maîtres.
J'ai écrit un ouvrage qui s'appelle Le Maître ignorant.
Il me revient donc logiquement de défendre sur ce sujet la
position apparemment la plus déraisonnable : la première
vertu du maître est une vertu d'ignorance.
Mon livre raconte l'histoire d'un professeur, Joseph Jacotot, qui
fit scandale dans la Hollande et la France des années 1830
en proclamant que les ignorants pouvaient apprendre seuls sans maître
pour leur expliquer, et que les maîtres, de leur côté,
pouvaient enseigner ce qu'ils ignoraient eux-mêmes.
Au soupçon de faire commerce de paradoxes faciles s'ajoute
donc celui de se complaire dans les vieilleries et les extravagances
de l'histoire de la pédagogie.
Je voudrais pourtant montrer qu'il ne s'agit pas là de plaisir
du paradoxe mais d'interrogation fondamentale sur ce que savoir,
enseigner et apprendre veulent dire ; pas de voyage dans l'histoire
de la pédagogie amusante mais de réflexion philosophique
absolument actuelle sur la manière dont la raison pédagogique
et la raison sociale tiennent l'une à l'autre.
Je vais tout de suite au coeur de la question.
Qu'est-ce que cette vertu d'ignorance ?
Qu'est-ce qu'un maître ignorant ?
Pour bien répondre à cette question il faut distinguer
plusieurs niveaux.
Au niveau empirique le plus immédiat, un maître ignorant
est un maître qui enseigne ce qu'il ignore.
C'est ainsi que Joseph Jacotot se trouva par hasard, dans les années
1820, enseigner à des étudiants flamands dont il ne
connaissait pas la langue et qui ne connaissaient pas la sienne,
par l'intermédiaire d'un ouvrage providentiel, un Télémaque
bilingue alors publié aux Pays-Bas.
Il le mit entre les mains de ses étudiants et leur fit dire
par un interprète d'en lire la moitié en s'aidant
de la traduction, de répéter sans cesse ce qu'ils
avaient appris, de lire cursivement l'autre moitié et d'écrire
en Français ce qu'ils en pensaient.
Il fut, dit-on étonné de voir, comment ces étudiants
auxquels il n'avait transmis aucun savoir avaient, sur son ordre,
appris assez de Français pour s'exprimer très correctement,
comment donc il les avait enseignés sans pour autant rien
leur apprendre.
Il en conclut que l'acte du maître qui oblige une autre intelligence
à s'exercer était indépendant de la possession
du savoir, qu'il était donc possible qu'un ignorant permette
à un autre ignorant de savoir ce qu'il ne savait pas lui-même,
possible qu'un homme du peuple illettré permette par exemple
à un autre illettré d'apprendre à lire.
C'est là le deuxième niveau de la question, le deuxième
sens de l'expression "maître ignorant" : un maître
ignorant n'est pas un ignorant qui se pique de jouer les maîtres.
C'est un maître qui enseigne - c'est-à-dire qui est
pour une autre cause de savoir - sans transmettre aucun savoir.
C'est donc un maître qui manifeste la dissociation entre la
maîtrise du maître et son savoir, qui nous montre que
ce qu'on appelle " transmission du savoir " comprend en
fait deux rapports intriqués et qu'il convient de dissocier
: un rapport de volonté à volonté et un rapport
d'intelligence à intelligence.
Mais il ne faut pas se tromper sur le sens de cette dissociation.
Il y a une manière usuelle de l'entendre : celle qui veut
destituer le rapport d'autorité magistrale au profit de la
seule force d'une intelligence en éclairant une autre.
Tel est le principe d'innombrables pédagogies anti-autoritaires
dont le modèle est la maïeutique du maître socratique,
du maître qui feint l'ignorance pour provoquer le savoir.
Or le maître ignorant opère tout autrement la dissociation.
Il connaît en effet le double jeu de la maïeutique.
Sous l'apparence de susciter une capacité, elle vise en fait
à démontrer une incapacité.
Socrate ne montre pas seulement l'incapacité des faux savants
mais aussi l'incapacité de quiconque n'est pas mené
par le maître sur la bonne voie, soumis au bon rapport d'intelligence
à intelligence.
Le "libéralisme" maïeutique n'est que la variante
sophistiquée de la pratique pédagogique ordinaire,
qui confie à l'intelligence du maître le soin de combler
la distance séparant l'ignorant du savoir.
Jacotot inverse le sens de la dissociation : le maître ignorant
n'exerce aucun rapport d'intelligence à intelligence.
Il est seulement une autorité, seulement une volonté
qui commande à l'ignorant de faire le chemin, c'est-à-dire
de mettre en oeuvre la capacité qu'il possède déjà,
la capacité que tout homme a démontrée en réussissant
sans maître le plus difficile des apprentissages : celui de
cette langue étrangère qu'est pour tout enfant venant
au monde la langue dite maternelle.
Telle est en effet la leçon de l'expérience de hasard
qui avait fait du maître savant Jacotot un maître ignorant.
Cette leçon porte sur la logique même de la raison
pédagogique, dans ses fins et dans ses moyens.
La fin normale de la raison pédagogique, c'est d'apprendre
à l'ignorant ce qu'il ne sait pas, de supprimer la distance
de l'ignorant au savoir.
Son moyen normal, c'est l'explication.
Expliquer c'est disposer les éléments du savoir à
transmettre en conformité avec les capacités supposées
limitées des esprits à instruire.
Mais cette idée si simple de conformité se révèle
vite habitée par une fuite à l'infini.
L'explication s'accompagne généralement de l'explication
de l'explication.
Il faut des livres pour expliquer aux ignorants le savoir à
apprendre.
Mais cette explication est apparemment insuffisante : il faut en
effet des maîtres pour expliquer aux ignorants les livres
qui leur expliquent le savoir.
Il faut des explications pour que l'ignorant comprenne l'explication
qui lui permet de comprendre.
La régression serait en droit infinie si l'autorité
du maître ne l'arrêtait en fait en se faisant seul juge
du point où les explications n'ont plus besoin d'être
expliquées.
Jacotot crut pouvoir résumer la logique de cet apparent paradoxe.
Si l'explication est en droit infinie, c'est parce que sa fonction
essentielle est d'infinitiser la distance même qu'elle se
propose de réduire.
La pratique de l'explication est tout autre chose qu'un moyen pratique
au service d'une fin.
Elle est une fin en soi, la vérification infinie d'un axiome
premier : l'axiome d'inégalité.
Expliquer quelque chose à l'ignorant, c'est d'abord lui expliquer
qu'il ne comprendrait pas si on ne lui expliquait pas, c'est d'abord
lui démontrer son incapacité.
L'explication se donne comme le moyen de réduire la situation
d'inégalité où ceux qui ignorent se trouvent
par rapport à ceux qui savent.
Mais cette réduction est tout autant une confirmation.
Expliquer c'est supposer dans la matière à apprendre
une opacité d'un type spécifique, une opacité
qui résiste aux modes d'interprétation et d'imitation
par lesquels l'enfant a appris à traduire les signes qu'il
reçoit du monde et des être parlants qui l'entourent.
Telle est l'inégalité spécifique que la raison
pédagogique ordinaire met en scène.
Cette mise en scène a trois traits spécifiques.
Premièrement, elle suppose la distinction radicale entre
deux types d'intelligences : d'un côté, l'intelligence
empirique des êtres parlants qui se racontent et se devinent
les uns les autres, de l'autre l'intelligence systématique
de ceux qui saisissent les choses selon leurs articulations propres
: aux enfants et aux intelligences populaires les histoires, aux
êtres rationnels les raisons.
L'instruction apparaît alors comme un point de départ
radical ou une seconde naissance, le moment où il ne s'agit
plus de raconter et de deviner mais d'expliquer et de comprendre.
Son acte initial est de diviser en deux l'intelligence, de renvoyer
à la routine des ignorants les procédés par
lesquels l'esprit à jusqu'à elle appris tout ce qu'il
sait.
De là son second trait : la raison pédagogique se
met en scène comme l'acte qui lève le voile sur l'obscurité
des choses.
Sa topographie est celle du haut et du bas, de la surface et de
la profondeur.
L'explicateur est celui qui porte le fond obscur à la surface
claire et qui inversement rapporte la surface faussement évidente
au fond plus secret qui en rend raison.
Cette verticalité oppose la profondeur de l'ordre savant
des raisons à la manière horizontale des apprentissages
autodidactes qui se déplacent de proche en proche en comparant
ce qu'ils ignorent à ce qu'ils savent.
Troisièmement, cette topographie implique elle-même
une certaine temporalité.
Lever le voile sur les choses, rapporter toute surface à
son fond et porter tout fond à la surface, cela ne demande
pas seulement du temps.
Cela suppose un certain ordre du temps.
Le voile se lève progressivement, selon la capacité
que l'on peut accorder à l'esprit enfantin ou ignorant à
tel ou tel stade.
Autrement dit le progrès est toujours l'autre face d'un retard.
La réduction de la distance ne cesse de la réinstaurer
et de vérifier ainsi l'axiome inégalitaire.
La raison pédagogique ordinaire se soutient de deux axiomes
fondamentaux : premièrement, il faut partir de l'inégalité
pour la réduire ; deuxièmement le moyen de réduire
l'inégalité, c'est de s'y adapter en en faisant l'objet
d'un savoir.
Le succès du savoir qui réduit l'inégalité
passe par le savoir de l'inégalité.
C'est ce "savoir" que refuse le maître ignorant.
C'est le troisième sens de son ignorance.
Elle est ignorance de ce "savoir de l'inégalité"
qui est censé conditionner les moyens de "réduire
" l'inégalité.
De l'inégalité, il n'y rien à savoir.
L'inégalité n'est pas plus un donné à
transformer par le savoir que l'égalité n'est un but
à atteindre par la transmission du savoir.
Égalité et inégalité ne sont pas deux
états.
Ce sont deux"opinions", c'est-à-dire deux axiomes
opposés selon lesquels l'apprentissage peut s'opérer,
deux axiomes qui n'admettent aucun passage à leur opposé.
On ne fait jamais que vérifier l'axiome que l'on s'est donné.
La raison du maître explicateur pose l'inégalité
en axiome : pour elle, il y a de l'inégalité entre
les esprits mais on peut se servir de cette inégalité
même, la faire servir à la cause d'une égalité
future.
Le maître est l'inégal qui travaille à l'abolition
de son privilège.
L'art du maître qui lève méthodiquement le voile
sur les choses que l'ignorant ne pourrait comprendre seul promet
qu'un jour l'ignorant sera l'égal de son maître.
Pour Jacotot cette égalité à venir consiste
simplement en ceci que l'inégal devenu égal fera à
son tour marcher le système qui produit et reproduit l'inégalité
en reproduisant le processus de sa réduction.
La logique d'ensemble de ce processus travaillant sous la présupposition
de l'inégalité mérite pour Jacotot le nom d'abrutissement.
La raison du maître ignorant, elle, pose l'égalité
en axiome à vérifier.
Elle rapporte la situation d'inégalité du rapport
maître-élève non pas à la promesse d'une
égalité à venir - et qui ne viendra jamais
- mais à l'effectivité d'une égalité
première : pour que l'ignorant fasse les exercices que lui
commande le maître, il faut déjà qu'il comprenne
ce que le maître lui dit.
Il y a une égalité des êtres parlants qui précède
le rapport inégalitaire et conditionne son exercice même.
C'est cela que Jacotot appelle égalité des intelligences.
Cela ne veut pas dire que tous les exercices de toutes les intelligences
se valent.
Cela veut dire qu'il n'y a qu'une seule intelligence à l'oeuvre
dans tous les apprentissages intellectuels.
Le maître ignorant - c'est-à-dire ignorant de l'inégalité
- s'adresse donc à "l'ignorant " du point de vue
non de son ignorance mais de son savoir : le supposé ignorant
connaît en fait déjà une multitude de choses.
Il les a apprises en écoutant et en répétant,
en observant et en comparant, en devinant et en vérifiant.
C'est ainsi qu'il a appris sa langue maternelle.
C'est ainsi qu'il peut apprendre la langue écrite, par exemple
en comparant une prière qu'il sait par coeur aux dessins
inconnus que forme sur un papier le texte écrit de la même
prière.
Il faut l'obliger à rapporter ce qu'il ignore à ce
qu'il sait, à observer et à comparer, à raconter
ce qu'il a vu et à vérifier ce qu'il a dit.
S'il s'y refuse, c'est parce qu'il pense qu'il ne lui est pas possible
ou pas nécessaire d'en savoir plus.
L'obstacle à l'exercice des capacités de l'ignorant
n'est pas son ignorance mais son consentement à l'inégalité.
Il réside dans l'opinion de l'inégalité des
intelligences.
Mais cette opinion est tout autre chose qu'une arriération
individuelle.
Elle est un axiome de système, elle est l'axiome sous lequel
fonctionne ordinairement le système social : l'axiome inégalitaire.
Celui qui ne veut pas aller plus loin dans le développement
de son pouvoir intellectuel se satisfait de ne pas "pouvoir"
le faire par l'assurance que d'autres ne le peuvent pas davantage.
L'axiome inégalitaire est un axiome de compensation des
inégalités qui fonctionne à l'échelle
de la société entière.
Ce n'est pas le savoir du maître qui peut suspendre ce fonctionnement
de la machine inégalitaire, mais sa volonté.
Le commandement du maître émancipateur interdit au
prétendu ignorant de se satisfaire de ce qu'il sait en se
déclarant incapable d'en savoir plus.
Il le force à prouver sa capacité, à continuer
son aventure intellectuelle selon les mêmes moyens par lesquels
il l'a commencée.
Cette logique, travaillant sous la présupposition de l'égalité
et commandant sa vérification, mérite elle le nom
d'émancipation intellectuelle.
L'opposition entre "abrutissement" et "émancipation"
n'est pas une opposition entre des méthodes d'instruction.
Ce n'est pas une opposition entre méthodes traditionnelles
ou autoritaires et méthodes nouvelles ou actives : l'abrutissement
peut passer et passe de fait par toutes sortes de formes actives
et modernes.
L'opposition est proprement philosophique.
Elle concerne l'idée de l'intelligence qui préside
à la conception même de l'apprentissage.
L'axiome de l'égalité des intelligences n'affirme
aucune vertu spécifique des ignorants, aucune science des
humbles ou intelligence des masses.
Il affirme simplement qu'il n'y a qu'une seule sorte d'intelligence
à l'oeuvre dans tous les apprentissages intellectuels.
Il s'agit toujours de rapporter ce qu'on ignore à ce qu'on
sait, d'observer et de comparer, de dire et de vérifier.
L'élève est toujours un chercheur.
Et le maître est d'abord un homme qui parle à un autre,
qui raconte des histoires et ramène l'autorité du
savoir à la condition poétique de toute transmission
de paroles.
L'opposition philosophique ainsi entendue est, du même coup,
une opposition politique.
Elle n'est pas politique parce qu'elle dénoncerait le savoir
d'en-haut au nom d'une intelligence d'en-bas.
Elle l'est à un niveau beaucoup plus radical, parce qu'elle
concerne la conception même du rapport entre égalité
et inégalité.
C'est en effet la logique même du rapport normal entre ces
termes que Jacotot met en question en dénonçant le
paradigme de l'explication en montrant que la logique explicative
est une logique sociale, une manière dont l'ordre inégalitaire
se représente et se reproduit.
Si cette histoire des années 1830 nous concerne directement,
c'est qu'elle est une réponse exemplaire à la mise
en place, en ce temps-là, d'un système politico-social
inédit: un système où l'inégalité
ne doit plus reposer sur aucune réalité souveraine
ou divine, où elle ne doit plus reposer sur aucune autre
base qu'elle-même : un système en somme d'immanentisation,
et, si l'on peut dire, d’égalisation de l'inégalité.
Les années de la polémique jacotiste correspondent
en effet au moment où se met en place le projet d'un ordre
social reconstitué par-delà le grand ébranlement
de la Révolution Française.
C'est le moment où l'on veut achever la révolution,
à tous les sens du mot "achever", passer de l'âge
"critique" de la destruction des transcendances monarchiques
et divines à l'âge "organique" d'une société
reposant sur sa propre raison immanente.
Cela veut dire une société mettant en harmonie ses
forces productives, ses institutions et ses croyances, les faisant
fonctionner selon un seul et même régime de rationalité.
Tel est le grand projet qui traverse le dix-neuvième siècle
- entendu non comme simple découpage chronologique mais comme
projet historique.
Le passage de l'âge "critique" et révolutionnaire
à un âge organique, c'est d'abord le règlement
du rapport entre égalité et inégalité.
Il faut, disait Aristote " faire voir la démocratie
aux démocrates et l'oligarchie aux oligarques".
Le projet de la société organique moderne, c'est le
projet d'un ordre inégalitaire qui fasse voir l'égalité,
qui inclut sa visibilité dans le réglage du rapport
des puissances économiques aux institutions et aux croyances.
C'est le projet des "médiations" qui instituent
entre le haut et le bas deux choses essentielles : un tissu minimum
de croyances communes et des possibilités de déplacements
limités entre les niveaux de richesse et de pouvoir.
C'est au coeur de ce projet que s'inscrit le programme d'"instruction
du peuple", un programme qui ne passe pas seulement par l'organisation
étatique de l'instruction publique mais aussi par la multiplicité
des initiatives philanthropiques, commerciales ou associatives qui
se consacrent à un double travail : d'un côté
développer les "connaissances utiles ", c'est-à-dire
les formes de savoirs pratiques rationalisés qui permettent
au peuple de sortir de sa routine et d'améliorer ses conditions
de vie sans avoir ni à sortir de sa condition ni à
revendiquer contre elle ; de l'autre ennoblir la vie populaire en
la faisant participer, dans des formes appropriées, aux jouissances
de l'art et à l'expression d'un sentiment de communauté
: éducation "esthétique" du peuple dont
l'institution des sociétés chantantes fournit le grand
modèle.
La vision d'ensemble qui anime ces initiatives privées ou
publiques disparates est claire : il s'agit d'obtenir un triple
effet: premièrement, tirer le peuple des pratiques et des
croyances retardataires qui l'empêchent de participer au progrès
des richesses et développent en lui des formes de ressentiment
contre les élites dirigeantes ; deuxièmement, constituer
entre les élites et le peuple le minimum de croyances et
de jouissances communes qui évitent d'avoir une société
coupée en deux mondes séparés et potentiellement
hostiles ; troisièmement assurer le minimum de mobilité
sociale qui donne à tout le sentiment d'une amélioration
et permette aux plus doués des enfants du peuple de grimper
dans l'échelle sociale et de participer au renouvellement
des élites dirigeantes.
Ainsi conçue, l'instruction du peuple n'est pas simplement
un instrument, un moyen pratique de travailler au renforcement de
la cohésion sociale.
Elle est proprement une "explication " de la société,
elle est l'allégorie en acte de la manière dont l'inégalité
se reproduit en "faisant voir" l'égalité.
Ce "faire voir" n'est pas une simple illusion, il participe
à la positivité de ce que j'appelle un "partage
du sensible : un rapport global entre des manières d'être,
des manières de faire, de voir et de dire.
Il n'est pas le masque sous lequel se dissimulerait l'inégalité
sociale.
Il est la visibilité biface de cette inégalité
: l'inégalité appliquée au travail de sa suppression,
prouvant par son acte le caractère à la fois incessant
et interminable de cette suppression.
L'inégalité ne se cache pas sous l'égalité.
Elle s'affirme en quelque sorte à égalité avec
elle.
Cette égalité de l'égalité et de l'inégalité
a un nom propre.
Elle s'appelle progrès.
La société organique moderne qui se donne pour tâche
d'"achever" la révolution oppose à l'ordre
immobile des sociétés anciennes un ordre "progressif",
un ordre identique à la mobilité même, au mouvement
d'expansion, de transmission et d'application des savoirs.
L'École n'est pas seulement le moyen du nouvel ordre progressif.
Elle en est le modèle même : modèle d'une inégalité
qui s'identifie à la visible différence entre ceux
qui savent et ceux qui ne savent pas, et qui s'attelle visiblement
à la tâche de faire apprendre aux ignorants ce qu'ils
ne savent pas, donc de réduire l'inégalité,
mais de la réduire par étapes selon les bons moyens
que seuls les inégaux connaissent : les moyens qui donnent
à une population donnée et au moment convenable le
savoir qu'elle est capable d' assimiler utilement.
La progression scolaire, c'est aussi l'art de limiter la transmission
du savoir, d'organiser le retard, de différer l'égalité.
Le paradigme pédagogique du maître explicateur, s'adaptant
au niveau et aux besoins des élèves, définit
un modèle de fonctionnement social de l'institution scolaire,
qui se traduit lui-même en modèle général
d'une société mise en ordre par le progrès.
Le maître ignorant est le maître qui se soustrait à
ce jeu, en opposant l'acte nu de l'émancipation intellectuelle
à la mécanique de la société et de l'institution
progressives.
Opposer l'acte de l'émancipation intellectuelle à
l'institution de l'instruction du peuple, c'est affirmer qu'il n'y
a pas d'étapes de l'égalité, que celle-ci est
tout entière en acte ou n'est pas du tout.
Le prix à payer pour cette soustraction est lourd : si l'explication
est la méthode sociale, la méthode par laquelle l'inégalité
se représente et se reproduit, et si l'institution est le
lieu où s'opère cette représentation, il s'ensuit
que l'émancipation intellectuelle est nécessairement
opposée à la logique sociale et institutionnelle.
Cela veut dire qu'il n'y a pas d'émancipation sociale ni
d'école émancipatrice.
Jacotot oppose strictement la méthode d'émancipation,
qui est la méthode des individus, à la méthode
sociale de l'explication.
La société est une mécanique régie
par la pesanteur des corps inégalitaires, par le jeu des
inégalités compensées.
L'égalité ne peut y être introduite qu'au prix
de l'inégaliser, de la transformer en son contraire.
Seuls des individus peuvent être émancipés.
Et tout ce que l'émancipation peut promettre, c'est d'apprendre
à être des hommes égaux dans une société
régie par l'inégalité et par les institutions
qui l'"expliquent".
Ce paradoxe extrême mérite d'être pris au sérieux.
Il nous avertit de deux choses essentielles : premièrement
l'égalité, en général, n'est pas un
but à atteindre.
Elle est un point de départ, une présupposition qu'il
s'agit de vérifier par des séquences d'actes spécifiques.
Deuxièmement l'égalité est la condition de
l'inégalité elle-même.
Pour obéir à un ordre, il faut le comprendre et comprendre
qu'il faut lui obéir.
Il faut donc ce minimum d'égalité sans quoi l'inégalité
tournerait à vide.
De ces deux axiomes, Jacotot tirait une dissociation radicale :
l'émancipation ne pouvait être une logique sociale.
J'ai essayé de montrer dans La Mésentente qu'on pouvait
les articuler autrement, que la condition égalitaire de l'inégalité
pouvait se prêter à des séquences d'actes, à
des formes de vérification proprement politiques.
Mais cette démonstration n'entre pas dans le cadre du problème
qui nous réunit aujourd'hui.
Je m'attacherai donc à un autre aspect du problème
: comment penser aujourd'hui ce rapport entre raison pédagogique
et raison sociale que Jacotot avait mis au coeur de sa démonstration?
A première vue, ce rapport se présente aujourd'hui
sous la forme d'une étrange dialectique.
D'un côté l'Ecole se voit sans cesse accuser de manquer
à sa tâche qui est de réduire les inégalités
sociales.
Mais d'un autre côté cette école, constamment
déclarée inadéquate à sa fonction sociale,
apparaît de plus en plus comme le modèle adéquat
du fonctionnement "égalitaire", c'est-à-dire
de l'"égalité inégale" propre à
nos sociétés.
Je partirai, pour expliciter cette dialectique, du débat
sur l'égalité et l'inégalité scolaire,
tel qu'il s'est développé en France depuis les années
60, parce que les termes du débat me paraissent assez bien
résumer un problème que l'on retrouve un peu partout
sous les mêmes formes.
Le débat s'est trouvé lancé par les thèses
de Bourdieu que l'on peut résumer ainsi : l'Ecole manque
à la mission de réduction des inégalités
qui lui est prêtée parce qu'elle ignore le fonctionnement
de l'inégalité.
Elle prétend réduire l'inégalité en
distribuant à tous égalitairement le même savoir.
Mais c'est précisément cette apparence égalitaire
qui est le moteur essentiel de la reproduction de l'inégalité
scolaire.
Elle laisse aux "dons individuels" des élèves
le soin de faire la différence.
Mais ces dons ne sont eux-mêmes que les privilèges
culturels intériorisés par les enfants bien nés.
Les enfants des classes privilégiées ne veulent pas
le savoir, les enfants des classes dominées, eux, ne peuvent
pas le savoir, et s'éliminent donc eux-mêmes par le
sentiment douloureux de leur absence de dons.
L'Ecole manque à réaliser l'Egalité parce que
l’apparence égalitaire dissimule la transformation
du capital culturel socialement hérité en différence
individuelle.
L'Ecole, selon cette logique, fonctionne inégalitairement
parce qu'elle ne sait pas comment l'inégalité elle-même
fonctionne, parce qu'elle ne veut pas le savoir.
Mais ce "refus de savoir" se laisse interpréter
de deux manières exactement opposées : il peut s'entendre
comme ignorance des conditions de transformation de l'inégalité
en égalité.
On dira alors que le maître méconnaît les conditions
de son exercice parce qu'il lui manque un savoir, le savoir de l'inégalité,
savoir qu'il peut apprendre du sociologue.
On en conclura alors que l'inégalité scolaire est
amendable au prix d'un supplément de savoir qui explicite
les règles du jeu et rationalise les apprentissages scolaires.
C'était la conclusion de Bourdieu et Passeron dans leur premier
livre commun Les Héritiers.
Mais le refus de savoir peut aussi s'entendre comme intériorisation
réussie de la logique du système : on dira alors que
le maître est l'agent d'un processus de reproduction du capital
culturel, lequel, par nécessité inhérente au
fonctionnement même de la machine sociale, reproduit indéfiniment
ses conditions de possibilité.
Tout programme réformiste se voit alors d'emblée
taxé de vanité.
C'est dans ce sens que conclut le livre suivant de Bourdieu et Passeron
La Reproduction.
Il y a donc une duplicité de la démonstration.
Elle conclut d'un côté à la réduction
des inégalités, de l'autre à leur perpétuation
éternelle.
Mais cette duplicité n'est autre que la duplicité
du "progressisme" lui-même, tel que l'avait initialement
analysée Jacotot : c'est la logique de l'inégalité
qui se reproduit par le travail même de sa réduction.
Le sociologue introduit un tour de plus dans la spirale en y incluant
une ignorance, une incapacité supplémentaire : l'ignorance
de celui qui doit supprimer l'ignorance.
Les réformateurs gouvernementaux ne tiennent pas à
voir cette duplicité propre à toute pédagogie
progressiste.
De la sociologie de Bourdieu les réformateurs socialistes
tirèrent donc un programme qui visait à réduire
les inégalités de l'Ecole, en y réduisant la
part de la grande culture, en la rendant moins savante et plus conviviale,
plus adaptée aux manières d'être des enfants
des couches défavorisées, c'est-à-dire, pour
l'essentiel des enfants issus de l'immigration.
Ce sociologisme réduit n'en affirmait malheureusement que
mieux le présupposé central du progressisme qui commande
à celui qui sait de se mettre "à la portée
" des inégaux, de limiter le savoir transmis à
ce que les pauvres peuvent comprendre et dont ils ont besoin.
Il reproduit la démarche qui confirme l'inégalité
présente au nom de l'égalité à venir.
C'est pourquoi il devait vite susciter l'effet en retour.
En France l'idéologie dite républicaine fut prompte
à dénoncer ces méthodes adaptées aux
pauvres qui ne peuvent jamais être que des méthodes
de pauvres, enfonçant d'emblée les "dominés"
dans la situation dont on prétend les sortir.
La puissance de l'égalité résidait pour elle
à l'inverse dans l'universalité d'un savoir également
distribué à tous, sans considérations d'origine
sociale, dans une Ecole bien séparée de la société.
Mais la distribution du savoir ne comporte en elle -même aucune
conséquence égalitaire sur l'ordre social.
L'égalité comme l'inégalité ne sont
jamais que la conséquence d'elles-mêmes.
La pédagogie traditionnelle de la transmission neutre du
savoir et les pédagogies modernistes du savoir adapté
à l'état de la société se tiennent du
même côté de l'alternative posée par Jacotot.
Toutes deux prennent l'égalité comme but, c'est-à-dire
qu'elles prennent l'inégalité comme point de départ
et travaillent sous sa présupposition.
Elles divergent seulement sur la forme de "savoir de l'inégalité"
qu'elles présupposent.
C'est que toutes les deux sont enfermées dans le cercle de
la société pédagogisée.
Toutes deux attribuent à l'Ecole le pouvoir fantasmatique
de réaliser l'égalité sociale ou, à
tout le moins, de réduire la "fracture sociale",
quitte à dénoncer alternativement la faillite de l'autre
à réaliser ce programme.
Le sociologisme appelle cette faillite "crise de l'Ecole"
et appelle à la réforme de l'Ecole.
Le républicanisme accuse volontiers la réforme d'être
elle-même la principale cause de la crise.
Mais la réforme et la crise peuvent se ramener à
une même notion jacotiste : toutes deux sont l'explication
de l'Ecole, l'explication infinie des raisons pour lesquelles l'inégalité
doit mener à l'égalité et n'y mène jamais.
La crise et la réforme sont en fait le fonctionnement normal
du système, le fonctionnement normal de l'inégalité
"égalisée" dans laquelle la raison pédagogique
et la raison sociale se font de plus en plus semblables l'une à
l'autre.
Il est en effet remarquable que cette Ecole déclarée
inapte à "réduire" l'inégalité
s'offre de plus en plus comme l'analogie positive du système
social.
En ce sens on peut dire que le diagnostic jacotiste sur la raison
pédagogique comme nouvelle forme généralisée
de l'inégalité a été parfaitement vérifiée.
Jacotot avait perçu, dans le rôle donné par
les esprits "progressifs" de son temps à l'instruction
du peuple les prémisses d'une nouvelle forme de partage du
sensible, d'une identification entre raison pédagogique et
raison sociale.
Il l'avait perçu au sein d'une société où
cette identification n'était encore qu'une utopie, où
la valeur et la constance des divisions de classes et des hiérarchies
étaient franchement affirmées par les élites,
où l'inégalité était affirmée
comme la loi de fonctionnement légitime de la communauté.
Il écrivait à l'époque où les réactionnaires
rappelaient avec leur penseur Bonald que certaines personnes étaient
"dans"la société sans être "de"
la société et où les libéraux expliquaient
par la voix de leur porte-parole, le ministre François Guizot,
que la politique était l'affaire des "hommes de loisir".
Les élites de son temps avouaient sans détours l'inégalité
et la division en classes.
L'instruction du peuple était seulement pour elles un moyen
d'instituer quelques médiations entre le haut et le bas :
de donner aux pauvres la possibilité d'améliorer individuellement
leur condition et de donner à tout le sentiment d'appartenir,
chacun à sa place, à une même communauté.
Nous n'en sommes clairement plus là : nos sociétés
se représentent comme des sociétés homogènes
où le rythme vif et commun de la multiplication des marchandises
et des échanges a aplani les vieilles divisions de classes
et fait participer tout le monde aux mêmes jouissances et
aux mêmes libertés.
Dans ces conditions la représentation des inégalités
sociales tend de plus en plus à s'opérer sur le modèle
du classement scolaire : tous sont égaux et ont la possibilité
de parvenir à toute position.
Plus de prolétaires mais seulement des nouveaux venus qui
n'ont pas encore pris le rythme de la modernité, ou bien
des attardés qui, à l'inverse, ne parviennent plus
à suivre ses accélérations.
Tous sont égaux mais certains manquent de l'intelligence
ou de l'énergie nécessaire pour soutenir la compétition
ou simplement pour assimiler les exercices nouveaux que le grand
pédagogue, le Temps en marche, leur impose année après
année.
Ils ne s'adaptent pas, dit-on, aux technologies et mentalités
nouvelles et stagnent alors entre le fond de classe et l'abîme
de l'"exclusion".
La société se représente ainsi à la
manière d'une vaste école ayant ses sauvages à
civiliser et ses élèves en difficulté à
rattraper.
Dans ces conditions l'institution scolaire est de plus en plus
chargée de la tâche fantasmatique de combler l'écart
entre l'égalité proclamée des conditions et
l'inégalité existante, de plus en plus sommée
de réduire des inégalités posées comme
résiduelles.
Mais le rôle dernier de ce surinvestissement pédagogique
est finalement de conforter à l'inverse la vision oligarchique
d'une société-école.
Non seulement l'autorité étatique et le pouvoir économique
y sont ramenés au classement scolaire, mais cette école
se présente comme une école sans maîtres, où
les maîtres sont seulement les meilleurs de la classe, ceux
qui s'adaptent le mieux au progrès et se montrent capables
d'en synthétiser les données, trop complexes pour
les intelligences ordinaires.
A ces premiers de classe se trouve proposée à nouveau
la vieille alternative pédagogique devenue raison sociale
globale : les républicains austères leur demandent
de gérer avec l'autorité et la distance indispensable
à toute bonne progression de la classe, les intérêts
de la communauté ; Les sociologues, politologues ou journalistes
leur demandent de s'adapter, par une bonne pédagogie communicative,
aux intelligences modestes et aux problèmes quotidiens des
moins doués, afin d'aider les arriérés à
avancer, les exclus à se réinsérer et le tissu
social à se remmailler.
Expertise et journalisme sont les deux grandes institutions intellectuelles
chargées de seconder le gouvernement des grands frères
ou des premiers de classe en faisant inlassablement circuler cette
forme inédite du lien social, cette explication perfectionnée
de l'inégalité, qui structure nos sociétés
: le savoir des raisons pour lesquelles les arriérés
sont arriérés.
C'est ainsi par exemple que toute manifestation déviante
- des mouvements sociaux d'extrême gauche au vote d'extrême
droite- est chez nous l'occasion d'une intense activité explicatrice
des raisons de l'arriération des syndicalistes archaïques,
des petits sauvageons issus de l'immigration ou des petits bourgeois
dépassés par le rythme du progrès.
En bonne logique abrutissante, cette explication se double de l'explication
des moyens par lesquels on pourrait sortir les arriérés
de leur arriération, moyens malheureusement rendus inefficaces
par le fait même qu'il sont arriérés.
Faute de sortir les arriérés de leur arriération,
cette explication est en revanche assez propre à fonder le
pouvoir des avancés qui ne serait en somme rien d'autre que
leur avancement même.
C'est bien cela qu'avait en tête Jacotot : la manière
dont l'Ecole et la société s'entre-symbolisent sans
fin et reproduisent ainsi indéfiniment la présupposition
inégalitaire, dans son déni même.
Si j'ai cru bon de ressusciter ce discours tombé dans l'oubli,
ce n'est donc pas, encore une fois, pour proposer une pédagogie
nouvelle.
Il n'y a pas de pédagogie jacotiste.
Il n'y a pas non plus d'anti-pédagogie jacotiste au sens
que l'on donne ordinairement à ce mot.
En bref le jacotisme n'est pas une pensée de l'éducation
que l'on pourrait appliquer à la réforme du système
scolaire.
La vertu d'ignorance est d'abord une vertu de dissociation.
En nous commandant de dissocier maîtrise et savoir, elle
s'interdit d'être jamais le principe d'aucune institution
où l'une et l'autre s'harmoniseraient afin d'optimaliser
la fonction sociale de l'institution.
C'est justement sur cette volonté d'harmonisation et d'optimalisation
des fonctions que porte sa critique.
Cette critique ne nous interdit pas d'enseigner, elle n'interdit
pas la fonction du maître.
Elle commande en revanche de séparer radicalement le pouvoir
d'être pour quiconque cause de savoir et l'idée d'une
fonction sociale globale de l'institution.
Elle nous commande de séparer le pouvoir d'être, pour
un autre, cause d'une actualisation égalitaire et l'idée
d'une institution sociale chargée de réaliser l'égalité.
L'égalité, affirmait Jacotot, n'existe qu'en acte
et pour des individus.
Elle se perd dès qu'elle se pense comme collective.
Il est possible de corriger ce verdict, de penser la possibilité
d'actualisations collectives de l'égalité.
Mais cette possibilité même suppose que l'on maintienne
séparées les formes d'actualisation de l'égalité,
que l'on refuse par conséquent l'idée d'une médiation
institutionnelle, d'une médiation sociale, entre les manifestations
individuelles et les manifestations collectives de l'égalité.
Sans doute les actualisations individuelles et collectives ont-elles
la même présupposition : la présupposition que
l'égalité est en dernière instance la condition
de possibilité de l'inégalité elle-même
et qu'il est possible de faire effet de cette condition.
Il y a donc analogie entre les effets de l'axiome égalitaire,
comme il y analogie entre les effets de l'axiome inégalitaire.
Mais l’analogie inégalitaire fonctionne comme médiation
sociale effective.
C'est cette médiation ininterrompue que Jacotot théorise
dans le concept d'explication.
Mais il n'en va pas de même pour l'analogie égalitaire.
L'acte qui émancipe une intelligence est par lui-même
sans effet sur l'ordre social.
Et l'axiome égalitaire lui-même commande de refuser
l'idée d'une telle médiation.
Il interdit de penser une raison sociale par laquelle les actualisations
individuelles se transformeraient d'elles-mêmes en actualisations
collectives.
C'est en effet par là que les raisons de l'inégalité
s'introduisent dans les raisons de l'égalité.
La société explicatrice-expliquée, la société
d'inégalité égalisée, commande l'harmonisation
des fonctions.
Elle demande en particulier aux enseignants que nous sommes de fondre
notre compétence de chercheurs savants, notre fonction de
maîtres travaillant dans une institution et notre activité
de citoyens en une seule énergie qui fasse avancer du même
pas la transmission du savoir, l'intégration sociale et la
conscience citoyenne.
C'est cette requête que la vertu du "maître ignorant
" nous commande d'ignorer.
La vertu du maître ignorant est de savoir qu'un savant n'est
pas un maître, qu'un maître n'est pas un citoyen, qu'un
citoyen n'est pas un savant.
Non qu'il ne soit pas possible d'être les trois à la
fois.
Ce qui est impossible en revanche c'est d'harmoniser les rôles
de ces trois personnages.
Cette harmonisation ne se fait jamais que dans le sens de l'explication
dominante.
La pensée de l'émancipation commande la division des
raisons.
Elle nous montre qu'il est possible de faire tourner la machine
sociale tout en travaillant, si nous le souhaitons, à l'invention
de formes individuelles ou collectives d'actualisation de l'égalité,
mais que ces fonctions ne se confondent jamais.
Elle nous commande le refus de médiatiser l'égalité.
Telle est me semble-t-il la leçon que nous pouvons tirer
de cette singulière dissonance affirmée à l'aube
de la mise en marche du fonctionnement de la machine scolaire-sociale
moderne.
L'égalité ne s'inscrit dans la machine sociale que
par le dissensus.
Le dissensus n'est pas d'abord la querelle, il est l'écart
dans la configuration même des données sensibles, la
dissociation introduite dans la correspondance entre les manières
d'être et les manières de faire, de voir et de dire.
L'égalité est à la fois le principe dernier
de tout ordre social et gouvernemental et la cause exclue de son
fonctionnement " normal".
Elle ne réside ni dans un système de formes constitutionnelles
ni dans un état des moeurs de la société, ni
dans l'enseignement uniforme des enfants de la république
ni dans la disponibilité des produits à bas prix dans
les étalages des supermarchés.
L'égalité est fondamentale et absente, elle est actuelle
et intempestive, toujours remise à l'initiative des individus
et des groupes qui, contre le cours ordinaire des choses, prennent
le risque de la vérifier, d'inventer les formes, individuelles
ou collectives, de sa vérification.
L'affirmation de ces simples principes constitue de fait une dissonance
inouïe, une dissonance qu'il faut, d'une certaine façon,
oublier pour continuer à édifier des écoles,
des programmes et des pédagogies, mais qu'il faut aussi,
de temps en temps, réentendre pour que l'acte d'enseigner
ne perde pas la conscience des paradoxes qui lui donnent sens.
Jacques Rancière Avant-propos Y-a-t-il quelque sens à
proposer au lecteur brésilien du début du troisième
millénaire l'histoire de Joseph Jacotot, soit, en apparence,
celle d'un extravagant pédagogue français du début
du 19°siècle ?
Y avait-il déjà quelque sens à la proposer
quinze ans plus tôt aux citoyens d'une France, supposée
pourtant amoureuse de toutes antiquités nationales?
L'histoire de la pédagogie a certes ses extravagances.
Et celles-ci, pour ce qu'elles révèlent de l'étrangeté
même de la relation pédagogique, ont souvent été
plus instructives que ses propositions raisonnables.
Mais, dans le cas de Joseph Jacotot, il s'agit de tout autre chose
que d'un article de plus dans le grand magasin des curiosités
pédagogiques.
Il s'agit d'une voix unique qui, à un moment charnière
dans la constitution des idéaux, pratiques et institutions
qui gouvernent notre présent, a fait entendre une dissonance
inouïe, une de ces dissonances sur lesquelles aucune harmonie
de l'institution pédagogique ne peut plus se construire ;
une dissonance qu'il faut donc oublier pour continuer à édifier
des écoles, des programmes et des pédagogies, mais
qu'il faut peut-être aussi, à de certains moments,
réentendre pour que l'acte d'enseigner ne perde jamais tout
à fait la conscience des paradoxes qui lui donnent sens.
Révolutionnaire de la France de 1789, exilé aux Pays-Bas
lors de la restauration de la monarchie, Joseph Jacotot s'est trouvé
prendre la parole au moment même où se mettait en place
toute une logique de pensée qui peut se résumer ainsi
: achever la révolution, au double sens du mot : mettre un
terme à ses désordres en accomplissant la nécessaire
transformation des institutions et des mentalités dont elle
a été la réalisation antricipée et fantasmatique
; passer de l'âge des fièvres égalitaires et
des désordres révolutionnaires à la constitution
d'un ordre nouveau des sociétés et des gouvernements
qui concilie le progrès sans lequel les sociétés
s'assoupissent et l'ordre sans lequel elles roulent de crise en
crise.
Qui veut concilier ordre et progrès trouve tout naturellement
son modèle dans une institution qui en symbolise l'union
: l'institution pédagogique, le lieu - matériel et
symbolique- où l'exercice de l'autorité et la soumission
des sujets n'a pas d'autre but que la progression de ces sujets
jusqu'à la limite de leurs capacités : la connaissance
des matières du programme pour la majorité, la capacité
de devenir maîtres à leur tour, pour les meilleurs.
Ce qui devait donc, dans cette perspective, achever l'âge
des révolutions, c'était la société
de l'ordre progressif : l'ordre identique à l'autorité
de ceux qui savent sur ceux qui ignorent, l'ordre voué à
réduire autant que faire se peut l'écart entre les
premiers et les seconds.
Dans la France des années 1830, c'est-à-dire dans
le pays qui avait fait l'expérience la plus radicale de la
Révolution et se pensait donc appelé par excellence
à achever cette révolution par l'institution d'un
ordre moderne raisonnable, l'instruction devenait un mot d'ordre
central : gouvernement de la société par les gens
instruits et formation des élites, mais aussi développement
de formes d' instruction destinées à donner aux hommes
du peuple les connaissances nécessaires et sufisantes pour
qu'ils puissent combler à leur rythme l'écart qui
les empêchait de s'intégrer pacifiquement à
l'ordre des sociétés fondées sur les lumières
de la science et du bon gouvernement.
Le maître, faisant passer selon une sage progression, adaptée
au niveau des intelligences frustes, les connaissances qu'il possède
dans le cerveau de ceux qui les ignorent, tel était donc
à la fois le paradigme philosophique et l'agent pratique
de l'entrée du peuple dans la société et l'ordre
gouvernemental modernes.
Ce paradigme peut engager des pédagogies plus ou moins rigides
ou libérales.
Mais ces différences n'entament pas la logique d'ensemble
du modèle : celle qui donne à l'enseignement la tâche
de réduire autant que possible l'inégalité
sociale, en réduisant l'écart des ignorants au savoir.
Et c'est sur ce point que Jacotot fit entendre, pour son temps et
pour le nôtre, sa note absolument dissonante.
Il avertit de ceci : la distance que l'Ecole et la société
pédagogisée prétendent réduire est celle
dont elles vivent et qu'elles ne cessent donc de reproduire.
Qui pose l'égalité comme le but à atteindre
à partir de la situation inégalitaire la repousse
en fait à l'infini.
L'égalité ne vient jamais après, comme un résultat
à atteindre.
Elle doit toujours être posée avant.
L'inégalité sociale elle-même la suppose : celui
qui obéit à un ordre doit déjà premièrement
comprendre l'ordre donné, deuxièmement comprendre
qu'il doit lui obéir.
Il doit déjà être l'égal de son maître
pour se soumettre à lui.
Il n'y a pas d'ignorant qui ne sache une multitude de choses et
c'est sur ce savoir, sur cette capacité en acte que tout
enseignement doit se fonder.
Instruire peut donc signifier deux choses exactement opposées:
confirmer une incapacité dans l'acte même qui prétend
la réduire ou à l'inverse, forcer une capacité,
qui s'ignore ou se dénie, à se reconnaître et
à développer toutes les conséquences de cette
reconnaissance.
Le premier acte s'appelle abrutissement, le second émancipation.
A l'aube de la marche triomphale du progrès par l'instruction
du peuple, Jacotot fit entendre cette déclaration ahurissante
: ce progrès et cette instruction sont l'éternisation
de l'inégalité.
Les amis de l'égalité n'ont pas à instruire
le peuple pour le rapprocher de l'égalité, ils ont
à émanciper les intelligences, à contraindre
n'importe qui à vérifier l'égalité des
intelligences.
Ce n'est pas là une affaire de méthode, au sens de
formes particulières d'apprentissage, c'est proprement une
affaire de philosophie : il s'agit de savoir si l'acte même
de recevoir la parole du maître - la parole de l'autre - est
un témoignage d'égalité ou d'inégalité.
C'est une affaire de politique : il s'agit de savoir si un système
d'enseignement a pour présupposé une inégalité
à "réduire" ou une égalité
à vérifier.
C'est pour cela que le discours de Jacotot est le plus actuel qui
soit.
Si j'ai jugé bon de le faire ré-entendre dans la France
des années 80, c'est qu'il m'a semblé le seul propre
à tirer la réflexion sur l'Ecole du débat interminable
entre deux grandes stratégies de "réduction des
inégalités".
D'un côté l'avènement au pouvoir du Parti socialiste
avait mis à l'ordre du jour les propositions de la sociologie
progressiste qu'incarnait particulièrement l'oeuvre de Pierre
Bourdieu.
Celle-ci met au coeur de l'inégalité scolaire la violence
symbolique imposée par toutes les règles tacites du
jeu culturel qui assurent la reproduction des "héritiers"
et l'auto-élimination des enfants des classes populaires.
Mais elle en tire, selon la logique même du progressisme,
deux conséquences contradictoires.
D'un côté elle propose la réduction de l'inégalité
par l'explicitation des règles du jeu et la rationalisation
des formes d'apprentissage.
De l'autre, elle énonce implicitement la vanité de
toute réforme, en faisant de cette violence symbolique un
processus qui reproduit indéfiniment ses conditions de possibilité.
Les réformateurs gouvernementaux ne tiennent pas à
voir cette duplicité propre à toute pédagogie
progressiste.
De la sociologie de Bourdieu ils tirèrent donc un programme
qui visait à réduire les inégalités
de l'Ecole, en y réduisant la part de la grande culture légitime,
et en la rendant plus conviviale, plus adaptée aux sociabilités
des enfants des couches défavorisées, c'est-à-dire,
pour essentiel des enfants issus de l'immigration.
Ce sociologisme réduit n'en affirmait malheureusement que
mieux le présupposé central du progressisme, qui commande
à celui qui sait de se mettre "à la portée
" des inégaux et confirme ainsi l'inégalité
présente au nom de l'égalité à venir.
C'est pourquoi il devait vite susciter l'effet en retour.
En France l'idéologie dite républicaine fut prompte
à dénoncer ces méthodes adaptées aux
pauvres qui ne peuvent jamais être que des méthodes
de pauvres, enfonçant d'emblée les "dominés"
dans la situation dont on prétend les sortir.
La puissance de l'égalité résidait pour elle
à l'inverse dans l'universalité d'un savoir également
distribué à tous, sans considérations d'origine
sociale, dans une Ecole bien séparée de la société.
Mais le savoir ne comporte en lui-même aucun conséquence
égalitaire.
La logique de l’Ecole républicaine, promouvant l'égalité
par la distribution de l'universel du savoir, est toujours prise
elle-même dans le paradigme pédagogique qui reconstitue
indéfiniment l'inégalité qu'elle promet de
supprimer.
La pédagogie traditionnelle de la transmission neutre du
savoir et les pédagogies modernistes du savoir adapté
à l'état de la société se tiennent du
même côté de l'alternative posée par Jacotot.
Toutes deux prennent l'égalité comme but, c'est-à-dire
qu'elles prennent l'inégalité comme point de départ.
Toutes les deux surtout sont enfermées dans le cercle de
la société pédagogisée.
Elles attribuent à l'Ecole le pouvoir fantasmatique de réaliser
l'égalité sociale ou, à tout le moins, de réduire
la "fracture sociale".
Mais ce fantasme repose lui-même sur une vision de la société
où l'inégalité est assimilée à
la situation des enfants en retard.
Les sociétés du temps de Jacotot avouaient l'inégalité
et la division en classes.
L'instruction était pour elles un moyen d'instituer quelques
médiations entre le haut et le bas : de donner aux pauvres
la possibilité d'améliorer individuellement leur condition
et de donner à tous le sentiment d'appartenir, chacun à
sa place, à une même communauté.
Nos sociétés sont loin de cette franchise.
Elles se représentent comme des sociétés homogènes
où le rythme vif et commun de la multiplication des marchandises
et des échanges a aplani les vieilles divisions de classes
et fait participer tout le monde aux mêmes jouissances et
aux mêmes libertés.
Plus de prolétaires mais seulement des nouveaux venus qui
n'ont pas encore pris le rythme de la modernité ou des attardés
qui, à l'inverse, n'ont pas su s'adapter aux accélérations
de ce rythme.
La société se représente ainsi à la
manière d'une vaste école ayant ses sauvages à
civiliser et ses élèves en difficulté à
rattraper.
Dans ces conditions l'institution scolaire est de plus en plus
chargée de la tâche fantasmatique de combler l'écart
entre l'égalité proclamée des conditions et
l'inégalité existante, de plus en plus sommée
de réduire des inégalités posées comme
résiduelles.
Mais le rôle dernier de ce surinvestissement pédagogique
est finalement de conforter la vision oligarchique d'une société-école
où le gouvernement n'est plus que l'autorité des meilleurs
de la classe.
A ces" meilleurs de la classe" qui nous gouvernent se
trouve alors reproposée la vieille alternative : les uns
leur demandent de s'adapter, par une bonne pédagogie communicative,
aux intelligences modestes et aux problèmes quotidiens des
moins doués que nous sommes ; d'autres leur demandent à
l'inverse de gérer depuis la distance indispensable à
toute bonne progression de la classe, les intérêts
de la communauté.
C'est bien cela qu'avait en tête Jacotot : la manière
dont l'Ecole et la société s'entre-symbolisent sans
fin et reproduisent ainsi indéfiniment la présupposition
inégalitaire, dans son déni même.
Non qu'il fût animé par la perspective d'une révolution
sociale.
Sa leçon pessimiste était au contraire que l'axiome
égalitaire est sans effets sur l'ordre social.
Même si l'égalité fondait en dernière
instance l'inégalité, elle ne trouvait à s'actualiser
qu'individuellement, dans l'émancipation intellectuelle qui
pouvait toujours rendre à chacun l'égalité
que l'ordre social lui refusait et lui refuserait toujours de par
sa nature même.
Mais ce pessimisme aussi avait son mérite : il marquait la
nature paradoxale de l'égalité, à la fois principe
dernier de tout ordre social et gouvernemental et exclue de son
fonctionnement " normal".
En mettant l'égalité hors de portée des pédagogues
du progrès, il la mettait aussi hors de portée des
platitudes libérales et des débats superficiels entre
ceux qui la font consister dans les formes constitutionnelles et
ceux qui la font consister dans les moeurs de la société.
L'égalité, enseignait Jacotot, n'est ni formelle ni
réelle.
Elle ne consiste ni dans l'enseignement uniforme des enfants de
la république ni dans la disponibilité des produits
à bas prix dans les étalages des supermarchés.
L'égalité est fondamentale et absente, elle est actuelle
et intempestive, toujours remise à l'initiative des individus
et des groupes qui, contre le cours ordinaire des choses, prennent
le risque de la vérifier, d'inventer les formes, individuelles
ou collectives, de sa vérification.
Cette leçon-là aussi est plus que jamais actuelle.
Jacques Rancière Mai 2002
Bojana Cvejic's blog
Submitted by youyouyu on Mon, 12/06/2004 - 08:45.
Elle demande en particulier aux enseignants que nous sommes de
fondre notre compétence de chercheurs savants, notre fonction
de maîtres travaillant dans une institution et notre activité
de citoyens en une seule énergie qui fasse avancer du même
pas la transmission du savoir, l'intégration sociale et la
conscience citoyenne.
C'est cette requête que la vertu du "maître ignorant
" nous commande d'ignorer.
La vertu du maître ignorant est de savoir qu'un savant n'est
pas un maître, qu'un maître n'est pas un citoyen, qu'un
citoyen n'est pas un savant.
Non qu'il ne soit pas possible d'être les trois à la
fois.
Ce qui est impossible en revanche c'est d'harmoniser les rôles
de ces trois personnages.
Cette harmonisation ne se fait jamais que dans le sens de l'explication
dominante.
La pensée de l'émancipation commande la division des
raisons.
Elle nous montre qu'il est possible de faire tourner la machine
sociale tout en travaillant, si nous le souhaitons, à l'invention
de formes individuelles ou collectives d'actualisation de l'égalité,
mais que ces fonctions ne se confondent jamais.
Elle nous commande le refus de médiatiser l'égalité.
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