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Origine :
http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=982
Futur Antérieur 33-34 : 1996/1 Texte adressé le 21/12 au Monde, non publié par
ce journal.
http://www.multitudes.net/Les-raisins-sont-trop-verts/
[1] Le texte sur la nature du mouvement social, publié dans
Le Monde du 20 décembre 1995 par MM. Pascal Perrineau et Michel
Wiewiorka, exprime sa condamnation du récent mouvement gréviste
dans le syllogisme suivant : un mouvement social est, selon Marx,
un mouvement capable d’élargir les intérêts
d’un groupe social à un intérêt universel.
Or la grève récente est restée "arc-boutée
sur la défense des intérêts acquis du secteur
public" et "crispée" sur le "territoire
national". Donc elle n’est pas un vrai mouvement social
mais participe au contraire d’un "repli identitaire"
comparable à celui "d’autres forces" (traduisez
le Front national). Et ceux qui l’ont soutenue appartiennent
à la "petite-bourgeoisie prolétaroïde"
qui fantasme un mouvement social et politique imaginaire.
Cette argumentation me semble appeler les remarques suivantes :
1. Le mouvement gréviste récent a assurément
été ambigu et susceptible d’interprétations
opposées. Mais c’est le cas de tout mouvement social.
Le domaine même du "social", de ses mouvements et
organisations est le lieu d’affrontement permanent de deux logiques
contradictoires. Le social, en un sens, est le domaine où se
gèrent les équilibres entre les parties de la population,
la distribution et la redistribution des parts entre ces parties selon
des rapports de force et d’intérêts. Le mouvement
social appartient toujours en partie à ce système de
distribution des parts que je propose d’appeler, en un sens
élargi, la police d’une société. Mais le
social a aussi signifié historiquement le combat pour remettre
en cause cette police des rapports sociaux, pour unir à telle
revendication, ponctuelle et déterminée, de tel ou tel
groupe, la récusation de la logique même de la distribution
des parts, l’inclusion des incomptés de l’ordre
social en- général. Cet élargissement peut se
manifester de différentes manières : par le contenu
des mots d’ordre et des revendications mais aussi par l’espace
ouvert à la manifestation conjointe des capacités individuelles
et du sens du commun, à cette "prise de parole" commune
qui n’est pas le bavardage surajouté à la réalité
solide des mouvements mais la remise en cause du partage même
entre les hommes de la parole, légitimés à répartir
les parts, et les hommes du besoin, supposés "crispés"
sur leur petite part personnelle, qui structure l’ordre inégalitaire.
Tout mouvement social met en jeu un écart, plus ou moins explicité,
entre ce qui s’inscrit comme revendication négociable
et ce que la lutte par elle-même implique : la manifestation
de cette égalité qui soutient en définitive les
répartitions de compétence de la hiérarchie sociale,
parce que sans elle, comme notre ingénu premier ministre en
a fait l’expérience, l’inégalité
elle-même ne peut pas "s’expliquer". Il n’y
a pas de mouvement social pur et pas de distinction d’essence
entre des luttes corporatives et défensives et des mouvements
sociaux universalistes et "imaginatifs".
2. La même ambivalence concerne les "acquis" que
certains sont accusés de "défendre " d’une
manière égoïste et régressive. Ceux-ci
sont un mode d’inscription hybride de l’égalité
et de la lutte politique dans le système social de répartition
des pouvoirs et des fonctions. Les mouvements sociaux, en tant que
mouvements politiques, laissent des traces dans le système
même de la distribution des parts. L"’éternel
hier", stigmatisé par le texte, n’a rien d’éternel.
Le service public, les droits acquis par ses servants, la gestion
de la sécurité sociale par les représentants
des assurés et les formes de monopole syndical elles-mêmes,
sont l’inscription contradictoire des mouvements sociaux d’hier.
La liste des problèmes et des dysfonctionnements qui les
affectent est assurément bien fournie. Mais le premier problème
est leur existence même. Et par-delà les exigences
de modernisation des institutions et d’équilibre des
comptes, il n’est pas difficile de sentir que, dans la France
de Chirac, comme dans l’Angleterre de Thatcher ou l’Amérique
de Reagan, c’est cette existence même et ce qu’elle
symbolise qui est de plus en plus insupportable à certains.
Les transports publics ou la sécurité sociale, l’hôpital
ou l’école publique, la possibilité pour celui
qui n’est rien de se déplacer, d’apprendre ou
d’être soigné à l’égal de
celui qui est quelque chose, c’est cela même, cette
visibilité de l’égalité dans le concret
de notre univers qui est de plus en plus mal supporté par
les maîtres de notre monde.
Arguer alors du caractère "défensif" d’un
mouvement ne dit rien en soi sur sa validité. En tout combat,
il y a des moments où l’on attaque et des moments où
l’on résiste à l’attaque. Assurément
le mouvement ouvrier était plus offensif quand il se battait
pour obtenir la limitation de la journée de travail, les
retraites, etc.... Si ce qui a été gagné hier
est remis en cause aujourd’hui, la question est bien de savoir
s’il est bon de le défendre ou de l’abandonner.
Et c’est un usage rhétorique du mot "défensif"
qui transforme le fait de la résistance en trait de caractère
négatif. Tout comme c’est un usage sophistique du mot
"réforme" qui identifie ipso facto la remise en
cause des acquis sociaux au changement nécessaire et salutaire
et fait de la résistance aux plans gouvernementaux la marque
d’un esprit rétrograde.
3. C’est bien effectivement dans la conduite d’un mouvement
que se joue son caractère. Et il n’est guère
contestable qu’entre la situation initiale de conflit entre
pouvoir gouvernemental et pouvoir syndical et la situation actuelle,
quelque chose a changé dans les enjeux du conflit, comme
dans les capacités offertes à ses acteurs et à
ses spectateurs même d’énoncer une parole autorisée
et de concevoir une action commune sur le destin commun, qui se
sépare de la simple gestion étatique des "intérêts
généraux". On ne voit pas ce qui autorise les
rédacteurs du texte à séparer, parmi les revendications
inscrites sur les banderoles ou les paroles entendues dans les dépôts
ou dans la rue, ce qui est le "réel" du mouvement
et ce qui en est 1"’ imaginaire". On ne peut leur
concéder que les grévistes ne se sont jamais occupés
d’élargir la question à l’emploi en général,
aux jeunes et aux chômeurs, alors que les paroles officielles
et officieuses du mouvement n’ont jamais cessé de lier
la question des retraites à celle de l’emploi en général
et de l’emploi des jeunes en particulier. Dire que le mouvement
n’a "pas su" dépasser son "bastion de
départ", c’est, encore une fois, jouer d’une
manière purement rhétorique sur le double sens d’une
expression, conclure de l’échec d’une tentative
à l’absence de cette tentative. Que les salariés
du privé ne se soient pas associés au mouvement est
un fait dont l’interprétation est pour le moins réversible
: car elle peut aussi bien prouver que, dans les conditions actuelles
d u marché du travail, le fameux "bastion" est
celui dont la liquidation ou le maintien définit la possibilité
même d’une capacité des salariés en général
à intervenir sur leur avenir et sur l’avenir commun.
L’échec de la tentative de dresser la majorité
silencieuse contre les "privilégiés" du
secteur public est au moins significative en ce sens.
4. Les auteurs du texte commencent leur condamnation de la grève
par une référence à Marx et la concluent par
une référence à Gramsci. C’est un signe
des temps remarquable. On dit le marxisme enterré. Mais c’est
désormais le plus vulgaire des marxismes qui sert de doctrine
officielle à l’État dit libéral. Point
de mesure qui ne s’y annonce à l’enseigne d’une
nécessité objective, identifiée en définitive
à la pure loi du capital. Ensuite de quoi, toute opposition
à cette "nécessité" est associée
à la réaction d’une "petite-bourgeoise"
arriérée, résistant vainement à ce que
commande le sens de l’histoire. Les concepts de l’arsenal
léniniste et les figures de la rhétorique stalinienne
viennent à la suite. Témoin le concept de "populisme",
notion entièrement vide, appliquée aux cas les plus
disparates, pour désigner en vrac tout ce qui n’est
pas conforme aux schèmes de la pensée officielle et
conforter l’assurance de ceux qui prennent leur simple adhésion
à ces schèmes pour preuve d’élévation
et de "courage " de pensée. Témoin la pratique
de l’amalgame, élégamment mêlée
à celle du sous-entendu, quand on stigmatise la résistance
purement "nationale" à des mesures prises par un
gouvernement national, et qu’on suggère la similitude
de ce "repli identitaire" avec celui pratiqué "en
d’autres lieux par d’autres forces". Ce qui est
quand même digne d’intérêt, c’est
la discrétion en cette affaire d’une extrême-droite
peu habituée à cette vertu. On pourrait peut-être
en conclure que lorsqu’un mouvement effectif brise le consensus
dont elle est le parasite, notre extrême-droite n’a
de fait plus d’espace pour ses entreprises. Témoin
enfin l’usage d’expressions aussi élégantes
que "petite bourgeoisie prolétaroïde" qui
mérite de rejoindre le" sida mental" parmi les
belles trouvailles linguistiques de notre âge.
5. Beaucoup d’enseignants et de chercheurs ont exprimé,
individuellement ou collectivement, leurs idées sur le mouvement
actuel. C’est une excellente chose, à condition que
la présentation de ce que chacun, avec sa propre tête,
s’efforce de penser ne soit pas donnée comme l’opinion
des experts sur l’objet de leur science. La parole qui s’exprime
dans des journaux sur les choses politiques est une parole commune
dont les modes d’expression et les règles de discussion
relèvent du sens commun. La politique est cette activité
spécifique qui n’existe que parce qu’il n’en
existe pas de science.
[1] Texte adressé le 21/12 au Monde, non publié par
ce journal.
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