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Origine : http://www.geocities.com/actpol/V16StaraselskiRanciere.html
CULTURE Critique Défense de l'Art - Vendémiaire 16
Pour Jacques Rancière, un courant domine aujourd'hui l'art
et la politique, le courant éthique. Non pas l'éthique
dans son acception morale, nous dit Rancière dans Malaise
dans l'esthétique, mais ce qui consiste en "la constitution
d'une sphère indistincte où se dissolvent la spécificité
des pratiques politiques ou artistiques, mais aussi ce qui faisait
le coeur même de la vieille morale : la distinction entre
le fait et le droit, l'être et le devoir-être".
Mais surtout "l'éthique est la dissolution de la norme
dans le fait, l'identification de toutes les formes de discours
et de pratique sous le même point de vue indistinct".
Nous voilà prévenus. Mais pourquoi ou plutôt
comment en est-on arrivé à cette acceptation du magma
existentiel comme horizon indépassable ? Rancière
désigne un moment charnière, un renversement qu'il
place entre Adorno et Lyotard. Chez les deux, l'art est dissensus.
Chez le premier, le dissensus relève d'une contradiction
entre ce qui "oppose les productions de l'art à l'éclectisme
qui gouverne l'esthétique marchande", ce qui milite
pour la non séparation du travail et de la jouissance. Chez
le second, le dissensus ne s'appelle plus contradiction mais désastre,
à savoir "le simple destin de dépendance propre
à l'animal humain". C'est-à-dire, explique Rancière,
que "le choc du sensible d'exception qui faisait signe de liberté
chez Kant et promesse d'émancipation chez Schiller vient,
chez Lyotard, signifier exactement le contraire. Il est signe de
dépendance. Il marque qu'il n'y a rien d'autre à faire
qu'obéir à la loi immémoriale de l'aliénation.
Si l'avant-garde doit indéfiniment retracer la ligne de séparation,
c'est pour dénoncer le rêve maléfique de l'émancipation."
Par ailleurs, la communauté éthique, l'opinion intellectuelle
dominante, souligne encore Rancière, "n'en finit pas
de dénoncer dans toute forme d'explication sociale une complicité
ruineuse avec les utopies de l'émancipation déclarées
responsables de l'horreur totalitaire". Le refus de la téléologie
sociale, parfaitement compréhensible, tourne, on le voit,
à la révocation de tout projet d'émancipation
collective, donc au refus du politique. Or, pour Rancière
"le propre de l'art est "précisément"
d'opérer un redécoupage de l'espace matériel
et symbolique". Et "c'est par là que l'art touche
à la politique". Par ailleurs, les adversaires de l'art
sont fort nombreux et Rancière fait bien, à ce propos,
d'éclairer un peu notre lanterne en citant le discours sociologique
inspiré par Bourdieu, la philosophie analytique aussi, ainsi
que l'actuel courant anti-esthétique qui n'est autre, me
semble-t-il, qu'un courant anti-représentation. Car quels
que soient les niveaux d'agencements conceptuels opérés
par Rancière dans Malaise dans l'esthétique, c'est,
selon moi, de la Représentation dont il est question. Ou
plus exactement du refus de la Représentation au même
titre qu'il y a refus de la possibilité même d'une
appréhension ou d'une pensée globale du réel.
Et ce, par peur de verser dans la pensée totale voire totalitaire.
Rancière a raison, il faut "rendre à leur différence
les inventions de la politique et celles de l'art". L'art,
la représentation qu'il ne s'agit pas de confondre avec je
ne sais quelle figuration, sont outils, instruments de connaissance.
C'est devant cet engagement-là que les dominants d'aujourd'hui
reculent et se cabrent comme un cheval devant l'obstacle. Non, en
réalité, ils ne voient même pas l'obstacle ;
ce sont des héritiers à la vue forçément
bornée. C'est en fait une vieille histoire, au siècle
dernier, souvenons-nous de Barthes et de sa "langue fasciste".
Ce déni d'appel à la vie étonne à la
fin. Toute conception, toute création est un crime contre
la nature disait très justement Aragon. Belle découverte
! Mais un crime créateur. Tiens et si on prenait comme exemple
l'esthétique romanesque d'Aragon : "Je crois à
l'extension illimitée des connaissances humaines. (...) C'est
pourquoi savoir ne me suffira jamais, et jamais ne me dispensera
de mentir. Mentir est le propre de l'homme. Qui a dit ça
? Moi, sans doute. C'est par cette propriété du mensonge
qu'il avance, qu'il découvre, qu'il invente, qu'il conquiert...
C'est par cette hypothèse qu'il se dépasse, qu'il
dépasse ce dont il peut témoigner, ce qu'il tient
d'autrui ou de l'expérience. Est-ce que la fourmi peut, sait
mentir ? La forme la plus haute du mensonge, c'est le roman, où
mentir permet d'atteindre la vérité ". ( La Mise
à mort )
Quant au rapport au politique ou plus précisément
au pouvoir, voici : "il y aura toujours dans le roman une pierre
à feu où se brûleront les doigts des puissants.
Et ils le savent bien, que dans les romans, ce qui les brûle,
c'est un certain usage inatteignable du mensonge".
(Théâtre / Roman) Il est vrai que le même Aragon
écrivait déjà dans Les Poètes : "Il
n'y aura jamais de Prométhée à Prométhée
Ô tyrans torturez celui qui de son sang fonde éternellement
votre perte".
Pourquoi lire les classiques ? demandait Italo Calvino. Et de fournir
quatorze réponses dont celle-ci, qui porte le numéro
dix : "On appelle classique un livre qui, à l'instar
des anciens talismans, se présente comme un équivalent
de l'univers". Dommage que les héritiers ne lisent pas
davantage les classiques. Mais les héritiers ne sont après
tout que des héritiers, on ne peut pas vraiment leur en vouloir.
Ils gardent la Faculté comme disait Céline. C'est
une occupation qui leur va bien. En attendant, qu'ils laissent donc
le travail aux gens sérieux.
Jacques Rancière est de ceux-là.
Valère STARASELSKI
Malaise dans l'esthétique - Jacques Rancière - Edition
Galilée - 173 p - 24 euros
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