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Identités : Interfaces entre politique chez Jacques Rancière

Origine : http://www.atopia.tk/eyedentity/ranciere.htm

Deneault/Schwarte/Alloa (Paris/Berlin)

Chez Jacques Rancière, la question de " l'identité " se pose en relation à une " scène " politique du sens qu'il faut concevoir sur le mode du " partage " du fait commun. A partir de ses textes, trois intervenants ont tenté d'articuler ce qu'implique cette conception pour la relation entre esthétique et politique. Ils ont aussi voulu donner corps à ce que Rancière désigne comme étant de l'ordre de la "mésentente", à savoir un espace de parole qui ne se réduit ni à la transparence du consensus, ni à l'opposition de revendications mais - pourra-t-on dire - à un " polylogue ". L'entendement même s'oppose selon Rancière à l'entente et donc à l'entreprise monologique. La situation concrète - un café berlinois, un matin d'hiver - a provoqué césures, asymétries et imperfections qu'on ne voudra (et qu'on ne pourra) guère effacer dans la retranscription de la parole. L'échange a eu lieu alternativement en français et en allemand, le discours entier dans une langue a été complété par après.

Alain Deneault (AD) - Ludger Schwarte (LS) - Emanuel Alloa (EA)


E.A. : Comment pourrait-on tenter de circonscrire la figure de l'identité dans la pensée de Jacques Rancière ?

A.D. : Plus que la seule question de l'" identité " comme telle, le travail de Rancière engage plutôt des " conflits d'identité ", qu'on peut relever au nombre de trois. Il y a un premier conflit qui concerne la polysémie qui travaille le mot peuple lui-même. Quand nous parlons de " peuple ", nous entendons, d'une part, l'ensemble de toutes les individualités, et, d'autre, part nous parlons du " bas-peuple ", de la masse du tiers-état. On trouve chez Aristote la distinction entre les nobles (aristoi) possédant l'excellence, les riches (oligoi) détenteurs de richesse et le peuple (demos) qui possède la liberté. Ce qui est paradoxal, c'est que l'identité du peuple se définit donc par une propriété qui ne lui est pas propre, mais qui est commune à tous les hommes. Le peuple se définit comme le tout de la vie commune en même temps que la part de ceux qui n'ont aucun trait distinctif parmi les ayant-droits. On assiste donc à un conflit entre l'identité assignée par l'ordre du pouvoir, que Rancière appelle aussi l'ordre policier suivant Foucault, et l'identification impossible avec un " propre " des sans-part. Rancière cite l'exemple des manifestants de Leipzig proclamant " Nous sommes le peuple " alors qu'ils n'en étaient bien évidemment pas la totalité. Pour Rancière, c'est précisément cette aporie identitaire qui constitue l'espace politique.

E.A.: En-deçà d'un conflit entre les sans-part et les autres groupes, il y a pour Rancière également un conflit entre les parties des sans-part même...

A.D.: Oui, le second conflit se joue à même le ou les groupes qu'on identifie aux marges de la scène politique où les ayant-drois se distinguent. Rancière s'est penché explicitement sur ces questions lorsqu'il dirigeait la revue Les révoltes logiques (reproduits in Les Scènes du peuple), des réflexions qu'il reprendra dans sa thèse doctorale devenue La nuit des prolétaires. Il s'agissait de sonder le sens positif de l'identité prolétarienne entre deux positions extrêmes, sans la réduire ni à la définition utopique d'une quelconque "vérité prolétaire" - donc d'un peuple éclairé qui se dirige vers sa propre réalisation - ni à une autodéfinition circonstancielle, une identification stratégique soumises aux circonstances historiques données (la révolution industrielle, l'émancipation des femmes, etc). Le prolétaire ne peut y trouver un fait d'identité tout donné. Le lieu de l'identification excède donc ou l'utopie, ou sa fonction dans la production matérielle, pour s'imposer durant ses nuits, dans des exercices poétiques, oniriques, où il s'essaie, par l'imaginaire, à dépasser sa condition. Si ces exercices sont en apparence vains, puisqu'ils ne génèrent aucune transformation spectaculaire, ils s'imposent tout de même pour faire comprendre sur quel plan d'inscription, esthétique, s'inscrira un discours identitaire qui est voué à se chercher. C'est sur ce plan que le sans-part esquissera des nouvelles formes de découpage, de partages et de départages, d'attribution de rôle et de parts, à une échelle de pensée et sur un plan d'énonciation où il n'est pas attendu politiquement.
L.S.: Je trouve ton exposé convaincant, bien que je me demande si l'on peut articuler cette recherche qui serait accessible non seulement aux prolétaires en tant que représentants de groupes exclus mais véritablement à tous? Rancière parvient-t-il réellement à quitter la perspective minoritaire, à rejoindre une généralité enracinée dans le demos - ce que préconisent les pensées d'Alain Badiou ou Slavoj Žižek, pour ne nommer qu'eux?

A.D.: Pour être clairs : la question identitaire importe à Rancière en cela qu'elle est mise en crise. D'autre part, elle est inévitable dans le cadre de toute action politique. Il s'agit de proposer des modes d'aménagements du sensible qui ne soient ni utopiques - c'est-à-dire visant à une universalité mystique dérobée de la situation concrète - ni réactionnaires comme tu dis, c'est-à-dire si hégémoniques qu'ils confirmeraient négativement l'ordre contre lequel ils s'insurgent.

J'enchaîne avec le troisième conflit d'identité qui est un conflit d'énonciation : lorsqu'il y a un acte d'énonciation de la part des sans-part, on ne parle pas nécessairement à partir du lieu qui nous est assigné sociologiquement. Il y a politique lorsqu'on s'inscrit sur la scène du sens par le discours ou par le symbolique, non pas seulement " en tant que " tel gréviste qui demande une augmentation de salaire par exemple, mais en tant qu'on est capable de s'extraire de cette place désignée par ce que Rancière qualifie d'espace " policier ". De réfléchir donc, et de peser sur les démarcations policières à partir desquelles s'attribuent les parts, les rôles et les fonctions. L'acte politique consisterait donc à mettre en question le découpage institué policièrement non pas en tant que juif, femme, ouvrier ou autre, mais depuis cette position, pour penser la communauté dans son ensemble.

L.S.: Selon moi pourtant, Rancière abandonne l'originalité de son approche - à savoir d'inscrire l'esthétique dans le politique - s'il n'élargit pas ce qu'il concède au politique également à l'esthétique. Si l'acte politique se résume à montrer son être-exclu, à présenter sa stigmatisation on ne saura dépasser la contingence de l'attribution identitaire de la part de la "police". Non seulement tous ceux qui sont réllement opprimés par la police mais purement et simplement tous ceux s'apercevant ce mécanisme d'exclusion peuvent l'articuler. Seulement quand la démocratie signifiera véritablement que le Demos représente le Tout elle sera exemptée du doute qu'il ne s'agit ici que d'une prise du pouvoir réactionnaire ou d'une simple inversion des rapports de soumission. Si Rancière pense le sensible comme préfigurant constitutivement le politique, celui-ci est présupposé fixement, sans voir les possibilités d'aménagement politique. Pour moi, la spécificité de l'esthétique résiderait moins dans la création de nouvelles identités - par exemple l'identification pour les sans-part - mais plutôt dans l'instauration d'un espace qui ne serait pas une scène sur laquelle s'échangent des locuteurs dont le rôle aurait été établi par leur corps social et biologiqe. L'espace esthétique devrait rendre possible des expériences indépendamment de ces attributions.

A.D.: Il faudrait probablement réfléchir sur les différentes interprétation du mot scène. Il y a bien sûr, d'une part, la scène des médias, de la représentation, d'un procès, d'un spectacle dont profitent les ayant-parts, mais cela peut être aussi la scène de la rêverie, de celui qui ne se laisse pas réduire à son inscription sociale, mais qui use d'une puissance d'imagination en vue de transformations possibles. (C'est ce dont le film de Kaurismäki, L'Homme sans passé, peut être l'illustration.) Il faut considérer la démocratie aussi comme une puissance, celle d'un processus de transformation qui n'est pas défini dans sa réalisation. Cette polysémie du mot scène travaille toujours l'ambiguïté du politique.

E.A.: Il y a cette phrase d'Aristote " L'esclave ne possède pas le logos, il le partage " Est-ce qu'elle ne nous signifie pas simplement qu'il serait utopique de croire que le tiers exclu puisse s'approprier du logos?

A. D.: On pourrait rappeler certains exemples qui reprennent l'attribution classique de la philosophie, à savoir que le cri et le jappement serait l'affaire de l'esclave, et le discours articulé l'affaire du maître. Je pense à Michel Warschawski qui a rappelé comment, dans les checkpoints israéliens, le pouvoir ne parle pas, il hurle à l'encontre du "sous-homme" palestinien, alors que celui-ci multiplie les tribunes dans le monde pour s'expliquer décemment sur le conflit en cause. Ou bien ce sera Gramsci qui, depuis sa cellule carcérale, commandera des ouvrages de linguistique pendant que Mussolini éructe ses discours. Le travail politique consiste à faire valoir des modes hors-cadre d'expression et d'élocution, qui soustraient au pouvoir son monopole de la bonne parole, de la parole "juste", au point parfois de montrer, en forçant la comparaison, la dimension violente et peu articulée du discours du maître.

L.S.: La "post-politique du consensus" dont parle Rancière est l'état où parlements, tribunaux et administrations financiaires fusionnent dans une prévisibilité généralisée qui remplace l'échange effectif de ce qui peut être humain. Rancière par contre pense plutôt, je crois, à abolir la représentation par les parlementaires, experts ou administrateurs se réclamant démocratiques mais qui ne sont rien d'autre que l'anesthésie de toute politique. Au-delà de la comptabilité il faut une délibération, un concert des voix doit s'élever qui ne pourra produire une nouvelle langue unifiée mais qui laissera plutôt parler l'hétérogénéité des corps. A.D.: Bien sûr. Mais être aujourd'hui dans ce café, c'est peut-être déjà manifester ce désir…

Parmi les publications de Jacques Rancière on pourra citer: La nuit des prolétaires (1981), Les noms de l'histoire (1992), La mésentente (1995), Le partage du sensible (2000), Les scènes du peuple (2003).