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Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2002-05-29/2002-05-29-34588
Jacques Rancière : Philosophe. Dernier ouvrage paru : la Fable
cinématographique, Seuil, 2001. (Ce texte est repris d’extraits
d’une intervention faite à New York, le 2 février
2002, dans le cadre des " Dialogues franco-américains
", et publiée intégralement dans le n§ 8 de
la revue Lignes.)
Article paru dans l'édition du 29 mai 2002.
L’effondrement de l’Empire soviétique et l’affaiblissement
des mouvements sociaux dans les grands pays occidentaux avaient
généralement été salués comme
la liquidation des utopies de la démocratie réelle
et de la démocratie sociale au profit des règles de
l’État de droit. Le déchaînement des conflits
ethniques et des fondamentalismes religieux a aussitôt contredit
cette simple philosophie de l’histoire. Mais aussi au sein
même des puissances occidentales et dans leurs modes d’intervention
extérieure, le rapport du droit au fait a suivi une évolution
qui a tendu de plus en plus à effacer les frontières
du droit. Dans ces pays, on a vu s’accentuer deux phénomènes
: d’une part, une interprétation du droit en termes
de droits affectés à toute une série de groupes
en tant que tels. D’autre part, des pratiques législatives
visant à mettre partout la lettre du droit en harmonie avec
les modes de vie nouveaux, avec les formes nouvelles du travail,
des techniques, de la famille ou des relations sociales. Ainsi s’est
trouvé rétréci d’autant l’espace
de la politique qui se constituait dans l’intervalle entre
la littéralité abstraite du droit et la polémique
sur ses interprétations.
Le droit ainsi célébré a tendu de plus en
plus à être l’enregistrement des manières
de vivre d’une communauté. · une symbolisation
politique de la puissance, des limites et des ambivalences du droit,
s’est substituée une symbolisation éthique :
un rapport d’entre-expression consensuelle entre le fait d’un
état de la société et la norme du droit. Il
y a, bien sûr, un reste à l’opération.
Ce reste, c’est aussi le reste du monde : la multitude des
individus et des peuples qui échappent à ce cercle
heureux du fait et du droit. Le brouillage des limites entre le
fait et le droit y a pris une autre figure, inverse et complémentaire
de celle de l’harmonie consensuelle : la figure de l’humanitaire
et de " l’ingérence humanitaire ". Le "
droit d’ingérence humanitaire " a permis de protéger
quelques populations de l’ex-Yougoslavie d’une entreprise
de liquidation ethnique. Mais il l’a fait au prix de brouiller
les frontières symboliques en même temps que les frontières
entre États. Il n’a pas seulement consacré la
faillite d’un principe structurant du droit international,
le principe de non-ingérence dont les vertus étaient
assurément équivoques. Il a surtout introduit un principe
d’illimitation destructeur de l’idée même
de droit.
Au temps de la guerre du Vietnam, il existait une opposition, plus
ou moins explicite ou latente, entre les grands principes affirmés
par les puissances occidentales et des pratiques subordonnant ces
principes aux intérêts vitaux de ces puissances. La
mobilisation anti-impérialiste des années soixante
- soixante-dix avait dénoncé cet écart entre
les principes fondateurs et les pratiques effectives. Aujourd’hui,
la polémique comparant les principes et les pratiques semble
évanouie. Le principe de cet évanouissement, c’est
la représentation de la victime absolue, victime d’un
mal infini, obligeant à réparation absolue. Ce droit
" absolu " de la victime, développé dans
le contexte de la guerre " humanitaire ", a été
secondé par le grand mouvement intellectuel de théorisation
du crime infini, qui s’est élaboré dans le dernier
quart de siècle. On n’a pas prêté assez
d’attention à la spécificité de ce qu’on
peut appeler la seconde dénonciation des crimes soviétiques
et du génocide nazi. La première dénonciation
avait visé à établir la réalité
des faits et à renforcer la détermination des démocraties
occidentales dans la lutte contre un totalitarisme toujours en place
en encore menaçant. La seconde, celle qui s’est développée
dans les années soixante-dix comme bilan du communisme ou
dans les années quatre-vingt par le retour sur le processus
d’extermination des juifs, a pris une toute signification.
Elle a fait de ces crimes non plus seulement les effets monstrueux
de régimes à combattre, mais les formes de manifestation
d’un crime infini, impensable et irréparable, ouvre
d’une puissance du mal excédant toute mesure juridique
et politique.
L’éthique est devenue la pensée de ce mal infini,
impensable et irréparable, créant une coupure irrémédiable
dans l’histoire. Ainsi s’est constitué un droit
absolu, extra-juridique, de la victime du mal infini. Et c’est
le défenseur du droit de la victime qui hérite de
ce droit absolu. L’illimité du tort fait à la
victime justifie l’illimitation du droit de son défenseur.
La réparation américaine du crime absolu exercé
à l’égard de vies américaines porte le
processus à son achèvement. L’obligation d’assistance
envers les victimes du mal absolu devient identique au déploiement
d’une puissance militaire sans limites qui fonctionne comme
force de police chargée de remettre de l’ordre dans
toutes les parties du monde où le mal peut prendre abri (...).
Le droit illimité est, comme on sait, identique au non-droit.
Le principe interne du consensus et le principe externe de l’ingérence
humanitaire n’ont consacré dans leurs discours le règne
du droit que pour le noyer en pratique dans l’indistinction
éthique dont le mode de manifestation adéquat est
finalement celui de la superpuissance sans limites. Le 11 septembre
n’a pas marqué une rupture symbolique. Il a mis en
évidence la nouvelle forme dominante de symbolisation du
même et de l’autre qui s’est imposée dans
les conditions du nouvel ordre ou désordre mondial.
Le trait le plus marquant de cette symbolisation est l’éclipse
de la politique, c’est-à-dire de l’identité
incluant l’altérité, de l’identité
constituée par la polémique sur le commun. Celle-ci
est radicalement niée par les pouvoirs ethniques et religieux,
elle est évidée de l’intérieur dans les
États consensuels. C’est aussi l’indétermination
croissante du juridique. Celui-ci est tiré vers l’identification
au fait, soit par la voie droite du consensus, soit par la voie
courbe de l’ingérence humanitaire et de la guerre contre
le terrorisme. · la symbolisation juridico-politique, s’est
lentement substituée une symbolisation éthico-policière
de la vie des communautés dites démocratiques et de
leur rapport avec un autre monde, identifié au seul règne
des pouvoirs ethniques et fondamentalistes. D’un côté,
le monde du bien : celui du consensus supprimant le litige politique
dans l’harmonisation heureuse du droit et du fait, de la manière
d’être et de la valeur. De l’autre, le monde du
mal : celui où le tort est à l’inverse infinitisé
et où il ne peut plus s’agir que de guerre à
mort. Si rupture symbolique il y a eu, elle était déjà
effectuée. Vouloir la dater du 11 septembre ne peut être
finalement qu’une manière d’éliminer toute
réflexion politique sur les pratiques des états occidentaux
pour renforcer le scénario de la guerre infinie de la civilisation
contre le terrorisme, du bien contre le mal.
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