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Origine :
http://www.liberation.fr/page.php?Article=216733
Liberation vendredi 25 juin 2004
Que faire de Foucault aujourd'hui ?
Les uns se querellent sans fin : son analyse des illusions de la libération
sexuelle en fait-elle l'initiateur de la révolution queer ou
le dénonciateur anticipé des mariages gays ? Ses thèses
sur la société disciplinaire n'en font-elles pas le
précurseur des penseurs patronaux qui partent à l'assaut
de la Sécurité sociale en chantant les beautés
morales du risque, opposées aux turpitudes de la société
assistée ? Certains pensent trouver dans son analyse du biopouvoir
l'ontologie de la vie propre à fonder le mouvement des multitudes.
D'autres y voient théorisé cet état d'exception
qui fait de la modernité un vaste camp de concentration.
D'autres encore suivent patiemment, d'interview en interview, les
linéaments de l'éthique de l'individu sur laquelle
ne pouvaient manquer de déboucher ses analyses du souci de
soi chez Socrate ou Sénèque. Les philosophes ne sont-ils
pas là pour nous enseigner les principes de la transformation
du monde ou ceux de notre propre perfectionnement ?
Il se peut pourtant que le legs essentiel de Foucault soit d'avoir
ébranlé cette image simpliste des rapports de la pensée
et de la vie. Tout son parcours n'a-t-il pas été placé
sous le signe de l'écart et du contretemps ? Qu'était-ce
d'abord que cette manière de faire de la philosophie en racontant
des histoires sur la prison ou l'hôpital il y a deux cents
ans au lieu d'élaborer un clair discours sur ce que l'être
est vraiment et ce qui l'oppose au non-être ? Pas étonnant,
disait-on, que cette entreprise d'antiquaire débouche sur
une nouvelle forme de déterminisme historique, décourageant
toute volonté de transformation du monde, en montrant que
les sujets ne peuvent pas penser autre chose que ce qu'ils pensent.
Deux ans plus tard, changement de décor : il suffisait de
prendre les choses à l'envers. Celui qui avait analysé
l'enfermement de la folie et la constitution du pouvoir médical
n'était-il pas naturellement à sa place, à
l'avant-garde d'un mouvement qui s'en prenait non plus simplement
à l'exploitation économique et à l'Etat mais
à l'ensemble des relations de domination disséminées
dans le corps social ? L'historien de l'enfermement n'est-il pas
le mieux placé pour fonder un groupe d'information militant
sur les prisons ? Une image s'imposa alors : celle du philosophe
dans la rue, armé du porte-voix qui fait de la connaissance
de l'oppression le moyen de mener la lutte contre l'oppression.
Mais les écarts ne se réduisent pas, les contretemps
ne se transforment pas en coïncidences heureuses. La connaissance
du système disciplinaire ne fournit pas sa conscience à
la révolte. Elle redessine simplement le territoire sur lequel
le réseau des raisons de l'une peut rencontrer celui de l'autre.
La rencontre même suppose cet écart que seul occupe,
sans le combler, un sentiment «subjectif» : «La
situation dans les prisons est intolérable», dit Foucault.
Cet usage du verbe être est irréductible à ceux
par lesquels la science discerne des positivités et attribue
des propriétés. Ce que l'histoire matérialiste
des conditions de notre pensée et de notre action nous enseigne,
ce n'est ni la nécessité de l'ordre des choses ni
la liberté des sujets. C'est l'intervalle entre les deux,
intervalle que seuls remplissent des sentiments comme l'«intolérable»
qui ne traduisent aucune nécessité et indiquent une
liberté qui est simple capacité d'agir, et non maîtrise
de soi. Entre la connaissance et l'action, la philosophie ne fonde
aucune déduction. Elle ouvre seulement un intervalle où
il nous est loisible de faire vaciller les repères et les
certitudes sur lesquels s'appuient les dominations.
A l'image convenue je préfère donc ma première
rencontre avec le «philosophe dans la rue». C'était
en juin 1968. A en croire les sérieux biographes qu'il a
quelquefois égarés, il était, pendant tout
ce temps, loin de Paris et de ses agitations. Il y était
pourtant ce matin-là ; en vacances, il est vrai, mais qui
ne l'était alors ? Incognito et sans porte-voix, mais avec
un imperméable. Rien à voir avec la météorologie,
seulement avec les jets d'eau avec lesquels les grévistes
de Citroën, qu'il venait renforcer, accueillaient les «autonomes»
qui voulaient forcer le piquet. Il était là sans nécessité,
non point pour apporter à la lutte la connaissance du savant
et la voix du philosophe, mais pour arpenter, à l'inverse,
le territoire des solidarités énigmatiques où
la pensée trouve ses objets et ses tâches.
Loin de toutes les rationalisations rétrospectives, c'est
cette énigme qu'il vaut la peine d'approfondir.
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