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Origine http://www.politis.fr/article1517.html
Politis n° 876 jeudi 17 novembre 2005
Le philosophe Jacques Rancière publie « la Haine de
la démocratie », où il montre comment la méfiance
d’une bonne partie de l’intelligentsia vis-à-vis
des opinions et revendications du peuple se mêle à
la défense du libéralisme économique dominant.
Paraît en même temps un recueil de ses chroniques.
En 1997, dans une interview à la revue Vacarme, Jacques
Rancière expliquait sa difficulté d’adhérer
à un quelconque collectif militant : « On peut assimiler
cela à un retrait théoricien [...], mais, ce que je
peux apporter à la politique, c’est une certaine reconfiguration
des données et des problèmes (1). » Déjà,
il rappelait : « Ma cible principale, c’est cette pensée
que j’appelle métapolitique, suivant laquelle la politique
est fondée sur une vérité profonde de la société
que les acteurs sociaux sont incapables de penser par eux-mêmes.
»
Face aux événements qui secouent le monde actuel,
entre généralisation du modèle libéral
et exportation d’une étrange forme de démocratie
(puisque c’est par les armes que certains veulent l’imposer,
en Irak notamment), le philosophe poursuit aujourd’hui sa
défense de l’idéal démocratique pour
lequel il s’est battu tout au long de ses écrits, «
l’affirmation de l’égale intelligence, de l’égale
capacité de n’importe qui à formuler les termes
d’une question politique ».
Depuis longtemps, Jacques Rancière a fait de cette exigence,
synonyme pour lui du terme d’« émancipation »,
le point central de sa pensée, que ce soit en matière
de politique (Aux bords du politique, La Fabrique, 1998) ou en matière
d’éducation (le Maître ignorant, 1987, 10/18,
2004). Or il ne peut aujourd’hui que constater la façon
dont une bonne partie de l’intelligentsia, qui se présente
officiellement depuis la fin des totalitarismes comme défendant
la démocratie, lui voue dans le même temps et
sans complexes une véritable « haine »
en fustigeant sans cesse le « règne des désirs
illimités des individus de la société de masse
moderne ».
L’objet du petit livre de combat qu’il publie aujourd’hui
est donc cet « antidémocratisme contemporain »,
dont le discours fait bien mine de défendre droits de l’homme
et République, mais se pose fondamentalement en laudateur
de valeurs autoritaires. L’ouvrage dénonce ainsi ces
bruyants donneurs de leçons, toujours prêts à
se parer des grandes définitions formelles d’une démocratie
qu’ils jugent satisfaisante tant qu’elle maintient loin
du pouvoir le peuple, si dangereux et trop avide de droits supplémentaires...
Pourtant, cette méfiance envers les demandes incessantes
des minorités discriminées et des exclus du système
libéral continue de progresser dans le discours intellectuel
dominant. Jacques Rancière tire donc un signal d’alarme
et montre combien, selon lui, les adversaires de la démocratie
mêlent depuis plusieurs décennies leurs voix à
la défense du libéralisme économique triomphant.
Il revient ainsi sur le rapport dirigé par Michel Crozier
et Samuel Huntington en 1972, remis à l’un des premiers
think tank ultralibéraux, la Commission trilatérale,
rassemblant politiciens, hommes d’affaires et experts.
Ce « club de réflexion » est souvent crédité
d’avoir élaboré là, bien avant la fin
du bloc soviétique, les idées du futur « nouvel
ordre mondial ». Ce rapport - déjà - avait
pour titre The crisis of Democracy [la Crise de la démocratie]
et mettait en garde les « décideurs » contre
cette « démocratie [qui] signifie l’accroissement
irrésistible des demandes qui fait pression sur les gouvernements,
entraîne le déclin de l’autorité et rend
les individus et les groupes rétifs à la discipline
et aux sacrifices requis par l’intérêt commun
». Pour le philosophe, il est clair que cette logorrhée
de craintes vis-à-vis du peuple trahit la conception du pouvoir
des oligarchies en place : pour celles-ci, « le bon gouvernement
démocratique est celui qui est capable de maîtriser
un mal qui s’appelle tout simplement vie démocratique
».
À partir des années 1990, le totalitarisme, que n’ont
de cesse de dénoncer jusque-là de nombreux intellectuels
français, perd sa fonction d’opposition radicale à
la démocratie, et une sorte de renversement sémantique
se produit bientôt dans le discours de ceux-ci. Les propriétés
honnies de l’État totalitaire, conçu comme un
État dévorant la société une fois
celui-ci disparu dans les oubliettes de l’histoire ,
caractérisent peu à peu leur façon de concevoir
la démocratie, où « la société
dévore l’État ». L’individu démocratique
est alors présenté comme avide et égoïste
: « consommateur indifférent de médicaments
ou de sacrements ; syndicaliste cherchant à obtenir toujours
plus de l’État providence ; représentant d’une
minorité ethnique exigeant la reconnaissance de son identité
; féministe militant pour les quotas ; élève
considérant l’école comme un supermarché
où le client est roi »... Heureusement, cet «
individu maléfique », cause de la « ruine de
la civilisation et de l’humanité », est rappelé
à l’ordre par les raisonnables « dénonciateurs
» d’un tel coupable absolu.
Dans le même temps, ces « imprécateurs »
semblent fort bien s’accommoder du mouvement économique
mondial qui, ayant endossé les couleurs de la « nécessité
historique », n’est aujourd’hui plus contesté
que par « les représentants d’intérêts
archaïques et d’idéologies désuètes
». Aussi, pour Jacques Rancière, ces intellectuels
reflètent une certaine « humeur aristocratique »,
détestant la condition égalitaire sur laquelle est
pourtant censée reposer l’idée démocratique.
Les détenteurs de titres (tels que naissance, richesse ou
autorité scientifique) ne tolèrent plus aucune entrave
à leur pouvoir et cherchent donc à réduire,
autant que possible, les espaces de la politique. Les États
et leurs « experts » s’entendent pour gérer,
entre eux, les affaires politiques qu’ils déplacent
vers des « non-lieux », hors d’atteinte de «
l’invention démocratique » : les institutions
supra-étatiques notamment, n’étant pas elles-mêmes
des États, « ne sont comptables devant aucun peuple
»... L’auteur voit là le signe d’une véritable
« compulsion naturelle » des oligarchies à l’heure
actuelle.
La Haine de la démocratie, Jacques Rancière, éditions
La Fabrique, 110 p., 13 euros.
Chroniques des temps consensuels, Jacques Rancière, Seuil,
« La librairie du XXIe siècle », 226 p., 20 euros.
(1) Vacarme, n° 9, automne 1999, entretien réalisé
par Mathieu Potte-Bonneville et Isabelle Saint-Saens.
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