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Origine http://pierre.campion2.free.fr/cranciere_amiens.htm
« La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière
».
Communication au Colloque de l'Université de Picardie sur
roman et essai (mai 1997).
Publiée dans Récits de la pensée. Études
sur le roman et l'essai, sous la direction de Gilles Philippe, SEDES,
2000.
Pierre Campion.
La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière
Spécialiste en philosophie de l'esthétique, Jacques
Rancière construit une œuvre d'ampleur qui entend articuler,
jusque dans son écriture même, trois ordres de réflexion
qu'il amène tour à tour au premier plan : l'histoire,
la politique, les formes esthétiques, notamment celles de
la littérature et du cinéma. Aujourd'hui je voudrais,
dans l'esprit de votre colloque, présenter cette œuvre
par le côté de sa réflexion sur l'histoire.
Cela à travers une brève étude de son livre
Les Mots de l'histoire. Essai de poétique du savoir.
Le récit d'un avènement, celui de la nouvelle
histoire
Dans ce petit volume, qui se présente sous forme de textes
séparés se répondant entre eux et non de chapitres,
Rancière commence par raconter « une bataille séculaire
», c'est-à-dire l'avènement de ce qu'on appelle
la nouvelle histoire. La bataille se déroule autour du mot
d'histoire ; elle prend occasion de l'ambiguïté de ce
mot en Français (la matière qui relève du récit
de l'historien, ce récit lui-même et la discipline
qui en articule les lois et les principes, la matière d'une
intrigue narrative, l'affabulation en général) ; elle
oppose la nouvelle histoire à deux ennemis, selon un schéma
complexe : la vieille école qui racontait les grands événements
et les grands personnages, l'histoire scientiste qui souhaite s'en
tenir à la masse quantifiable des faits qui forment la matière
immense et anonyme du passé des hommes. La première
apparaît comme l'ennemi principal, mais la deuxième,
sous le personnage du bon conseiller, se révèle un
auxiliaire pernicieux. Car la nouvelle histoire n'entend pas, selon
Rancière, se rallier purement et simplement à l'idée
des grandes masses ni au souci tout démocratique des anonymes
: continuant de manière rigoureuse et dialectique l'histoire
des batailles au sein de cette bataille de l'histoire, la nouvelle
histoire s'inscrit dans l'avènement de la démocratie
et dans la révolution épistémologique des nouveaux
objets et des mesures statistiques qui leur conviennent, mais sans
renoncer à constituer des événements et des
sujets de ces événements, sans cesser de penser et
d'écrire dans une grammaire qui suppose des verbes, des sujets
et des prédicats, sans manquer au lien organique de fidélité
qui unissait l'histoire à la littérature avant même
que celle-ci ait pris son nom et son autonomie et que celle-là
ait voulu sortir des belles-lettres.
On le voit, Rancière écrit. Il écrit subtilement,
ironiquement, efficacement, une histoire de l'historiographie qui
enveloppe et développe une philosophie de l'histoire, de
la politique, du savoir, de la littérature. Il conserve la
perspective de l'histoire des batailles et des grands capitaines
(les siens : Braudel, Michelet, Lucien Febvre…), il manie
l'oxymore et l'ambiguïté (une bataille qui dure un siècle,
qui marque le siècle, qui se renouvelle de siècle
en siècle), il périodise la durée de l'histoire,
de la politique, de l'historiographie, de la littérature
selon les exigences poétiques de sa fable (la bataille et
sa péripétie, les actants, les enjeux), il produit
ses phrases dans le lexique et dans la syntaxe de la langue française
(quelles conséquences tirer de ce simple fait qu'on écrit
dans une certaine langue, la sienne…) ; il manie les images
d'une topologie et d'une stratégie qui se développent
en allusions, en suggestions, en significations multiples : usages
et rangs familiaux, défilé solennel de consécration,
obligations anciennes à pérenniser, contrats et cahiers
des charges de la recherche scientifique, pratiques et bricolages
du professionnel[1].
La poétique de la nouvelle histoire
Elle est déjà impliquée dans ce premier texte
et elle se développe dans les autres analyses. On peut la
résumer ainsi : la nouvelle histoire donne de nouveaux sujets
aux verbes nouveaux de nouveaux événements. Pour le
dire vite, depuis la Révolution française et l'avènement
de la démocratie, des sujets collectifs ont envahi la scène
historique, ils ont produit des actes spécifiques, et Michelet
est le premier qui ait écrit ces actions : ainsi la nouvelle
histoire, en tant que forme déclarée de l'historiographie
et que poétique, a-t-elle au moins un prédécesseur
prestigieux et peut-être inattendu.
D'un autre côté, la nouvelle histoire s'est trouvé
ses objets historiques (c'est-à-dire des sujets collectifs
et les événements dont ils sont les actants) bien
avant la Révolution, et c'est le sens des analyses que Rancière
consacre à Braudel. Le livre de Braudel, La Méditerranée
et le monde méditerranéen à l'époque
de Philippe II, apportait la longue durée, les déplacements
de l'économie, les grandes figures actives et impersonnelles
des civilisations de la Méditerranée et de l'Atlantique,
et aussi des figures secondaires comme celle de ce « désert
conquérant [qui] est plus d'une fois entré en Méditerranée
»[2]. Mais l'avènement de ces nouvelles entités
dans l'ordre de l'histoire supposait sinon sa cause, du moins sa
contrepartie, celle de la mort du roi, et cela bien avant 1793.
Cette contrepartie, Rancière la trouve justement dans l'ordonnancement
du livre de Braudel. Dans une scène assez étonnante
en effet, et qui figure vers la fin de ce livre, le roi reçoit
ses historiens : « Historiens, nous l'abordons mal : comme
les ambassadeurs, il nous reçoit avec la plus fine des politesses,
nous écoute, mais répond à voix basse, souvent
inintelligible, et ne nous parle jamais de lui »[3]. A la
fin de son discours et couronnant la démonstration qu'il
vient de réaliser, Braudel élude savamment l'événement
qu'il aurait dû privilégier (la mort de Philippe II),
met à mort la figure royale et abolit simultanément
l'ancienne chronique des actes royaux, qui racontait la geste royale
au passé, aussi bien que l'histoire savante qui, plus tard,
mettait cette geste à distance de regard objectif. Cela s'opère
par une « réorganisation linguistique » (p. 35,
le présent d'une action participative, le “nous”
qui a l'initiative), par une révolution des catégories
narratives (le proprement narratif s'intègre dans un discours
d'histoire), par un transfert de légitimité (du roi
et de ses ambassadeurs aux masses humaines). Complétant son
modèle d'analyse par le recours cette fois à la préface
du même Braudel qui évoquait un Philippe II perdu,
comme l'historien, dans la paperasse proliférante de ses
sujets (p. 38) et par la référence aux commentaires
de Hobbes sur la mort de Charles Ier d'Angleterre[4], Rancière
découvre le péril qui menace ensemble les rois et
les historiens : la prise de parole et de pouvoir des pauvres qui
entendent confusément écrire leur histoire et gouverner
leurs destinées.
Faut-il vraiment mettre en rapport cette scène philosophico-politique
[celle que décrit Hobbes] et la scène scientifique
de l'historien sous le mince prétexte qu'il s'agit ici comme
là d'un roi mort ? Assurément, Braudel ne s'est pas
soucié de tout cela. Il ne s'agit pas pourtant de savoir
ce dont il s'est soucié. Il s'agit des conditions d'écriture
du récit historique savant à l'âge démocratique,
des conditions d'articulation du triple contrat scientifique, narratif
et politique. De ce point de vue, la relation des deux scènes
n'exprime pas une analogie approximative mais un nœud théorique
bien déterminé. Dans l'espace politique et théorique
qu'ouvrent la révolution anglaise et la philosophie politique
de Hobbes, la mort du roi est un événement double,
un événement qui noue, en leur péril commun,
la politique et la science (p. 47).
Désormais se trouvent dessinés un ordre historique,
un schème conceptuel et un système d'images, que Rancière
va raffiner pour décrire les formes récurrentes de
la parole populaire errante et ignorante d'elle-même, non
assignable à des lieux politiques identifiables, à
des genres narratifs ou scientifiques désignables, ni même
à des objectifs politiques déterminés.
La perspective théorique de Jacques Rancière
La notion fondamentale de Rancière, qui fait son sous-titre,
est celle de la « poétique du savoir »[5]. Il
la définit ainsi : « étude de l'ensemble des
procédures littéraires par lesquelles un discours
se soustrait à la littérature, se donne un statut
de science et le signifie » (p. 21). Définition très
générale, définition dialectique puisqu'on
voit l'histoire échapper à la littérature par
les moyens de la littérature, définition complexe
et d'implications multiples.
Sa proposition centrale tient en une condition, « cette condition
qui rend l'histoire possible et la science historique impossible
: la propriété malheureuse qu'a l'être humain
d'être un animal littéraire » (p. 108). La référence
à Aristote est évidente, et elle peut aider à
faire comprendre entièrement la formule[6] : c'est comme
animal littéraire que l'homme est un animal politique et
un animal historique, ce qui signifie que, historiquement parlant
(dans les événements de l'histoire et aux yeux de
l'historien), l'homme vit son existence politique à travers
les représentations de lui-même et du monde qu'il se
donne, notamment par et dans le récit historique[7]. Cela
pourrait signifier aussi que cette « propriété
malheureuse » a à voir avec la tragédie, c'est-à-dire
avec la forme aristotélicienne de la praxis et de son invention
errante et ignorante d'elle-même mais non arbitraire ni irrationnelle.
Cela signifie encore la propriété inventive de la
parole et de l'écrit des masses, leur caractère à
la fois révolutionnaire et indéterminé, leur
fonction historique, le mouvement essentiel qu'elles introduisent
dans l'histoire, le problème qu'elles posent à la
science historique, la nécessité pour celle-ci d'inventer
elle-même, pour penser et raconter ces mouvements, des catégories
de pensée, des schèmes narratifs, un style nouveaux.
Cela signifie enfin une histoire de la littérature, au sens
d'un avènement déterminé et d'un devenir de
la notion même de la littérature :
Les sciences humaines et sociales sont filles de l'âge de
la science : l'âge d'un certain nombre de révolutions
décisives dans les sciences fondamentales mais aussi l'âge
de la croyance scientifique, l'âge qui conçoit la rationalité
de toute activité selon une certaine idée de la rationalité
scientifique qui n'a pas de lien nécessaire avec les révolutions
en question. Mais, on l'oublie trop aisément, l'âge
de la science est aussi celui de la littérature, celui où
celle-ci se nomme comme telle et sépare la rigueur de son
acte propre des simples enchantements de la fiction comme des règles
de la division des genres poétiques et des procédés
convenus des belles-lettres. Il est enfin, on le sait, l'âge
de la démocratie, l'âge où celle-ci, aux yeux
mêmes de ceux qui la combattent ou la redoutent, apparaît
comme le destin social de la politique moderne, l'âge des
larges masses et des grandes régularités qui se prêtent
aux calculs de la science, mais aussi d'un désordre et d'un
arbitraire nouveaux qui en perturbent les rigueurs objectives (p.
22).
Mais si les événements de l'existence historique
appartiennent à l'ordre symbolique des mots et des représentations
et si l'histoire raconte précisément ces événements
et cette existence, le discours historique relève de l'analyse
littéraire. Étant entendu que cette analyse ne saurait
séparer le déploiement de ses propres procédures
des perspectives historique, politique et épistémologique
qui fondent sa compétence et lui donnent son sens et qui
relèvent elles-mêmes d'une perspective philosophique.
Telle est l'architecture conceptuelle qui donne à la prose
de Rancière cette agilité et cette puissance, et ce
caractère suggestif que j'ai déjà signalés.
Mais elle nous avertit, nous les littéraires, et c'est ce
qui nous importe particulièrement aujourd'hui, que, en cette
matière de l'histoire comme sans doute en d'autres, nous
avons à voir et à faire, sous la condition de ne pas
exercer notre discipline et ses instruments comme un savoir et une
technique séparés.
La philosophie de Jacques Rancière est donc bien identifiable,
elle met au centre de sa réflexion, qu'il s'agisse de l'écriture
de l'histoire ou de la poétique de Mallarmé, une certaine
perspective politique. Évidemment, nous pouvons récuser
cette perspective, mais nous ne pouvons négliger l'avertissement
d'avoir à penser philosophiquement et de manière déclarée
les actes et les problématiques de nos propres et différentes
analyses, même les plus techniques.
L'ordre du discours dans l'essai de Rancière
On a vu que Jacques Rancière est un écrivain. On
a vu aussi qu'il postule une sorte de coupure décisive dans
l'histoire, entendue aux trois sens de la matière, de la
science et de l'art des historiens. Cette coupure, dont il faudra
pourtant reporter très haut le premier modèle, c'est
évidemment la Révolution française.
Cet événement, comme ceux qui le préfigurent,
survient par le fait ou au moins sur le fond d'un désordre
: dans une sorte de vacance de l'autorité dont on ne sait
pas toujours si elles en sont la cause ou l'effet, surgissent des
paroles violentes et confuses, mal fondées, mal motivées.
Tout se passe, aux yeux de l'historien sinon aux yeux des contemporains,
comme si un excès de mots et de vie débordait tout
pouvoir mais aussi l'historien lui-même, qui vient après.
Telle est la scène originelle, plusieurs fois rejouée.
Dès lors, l'ordre même de l'essai de Rancière
naît d'un problème d'exposition qui peut s'exprimer
ainsi : comment disposer ces scènes récurrentes, dont
la scène révolutionnaire française est le modèle
idéal, de façon à faire éclater à
la fois la raison cachée de l'événement historique
et la longue histoire des embarras et des apories des historiens
en présence de cette raison cachée ?
Le principe de la dramaturgie rancérienne consiste à
ordonner désormais les retours et les préfigurations
de la scène primitive selon la logique d'une histoire de
l'historiographie, en tant que celle-ci rencontre nécessairement
les occurrences de la parole humaine libre et errante. En voici,
en cinq textes, la disposition, qui ordonnera des événements
et des héros ainsi que des figures de style[8].
1— Le premier de ces cinq textes remonte très haut
et il oppose d'abord deux scènes, deux récits, deux
interprétations de la parole surgie du peuple, avant de les
confronter à deux et même à trois interprétations
de la Révolution française. Ces deux récits
sont choisis dans Tacite et dans l'Évangile de Marc : le
premier raconte comment Percennius, soldat des légions de
Panonnie, profitant de la vacance du pouvoir à la mort d'Auguste
et du relâchement qui s'ensuivit dans la discipline, prit
la parole pour agiter les troupes ; le deuxième raconte une
scène populaire du temps de Jésus, le reniement de
Pierre. D'un côté, Tacite dénonce le confusionnisme
et la non pertinence de ces revendications mais aussi il les neutralise
en rapportant les paroles de Percennius dans son fameux style indirect
: il les assimile à tous les autres discours qu'il rapporte,
les intègre à son récit, les désamorce.
De l'autre, l'évangéliste, lui, reconnaît l'événement
:
La présence du petit peuple, le personnage de la servante,
la mention de l'accent galiléen de Pierre y dramatisent le
mélange de grandeur et de faiblesse qui caractérise
l'homme du peuple saisi par le mystère de l'incarnation du
verbe. Le mélange des genres — interdit à Tacite
— permet à l'évangéliste de représenter
quelque chose que la littérature antique ne pouvait figurer,
quelque chose qui tombe hors de la littérature et des partages
de styles et de conditions qu'elle présuppose : la naissance
d'un mouvement spirituel dans les profondeurs du peuple (p. 59)[9].
De là, l'essai bondit immédiatement à la scène
de la Révolution française, où il réunit
et fait jouer aux historiens de cet événement une
sorte de comédie qui n'est pas sans gaieté. Il renvoie
dos à dos Alfred Cobban et Marx, Tocqueville et Cochin, ainsi
que François Furet, pour avoir tous méconnu le caractère
spécifique de l'événement, c'est-à-dire
la nature innocente et facétieuse de la parole populaire.
Le premier vient dénoncer les impropriétés
de cette parole et voudrait les corriger en inventant le point de
vue incongru d'un sociologue qui aurait été contemporain
de l'événement, le deuxième relève les
anachronismes de ce discours populaire qui répète
le passé et manque le futur. Chacun à sa manière
manque le moment et le sujet révolutionnaires dans leur réalité
: Tocqueville en renvoyant aux sept siècles de royauté
qui précédèrent l'événement,
Cochin en impliquant les philosophes des Lumières et les
sociétés de pensée, Furet en réduisant
finalement l'événement à la rencontre des deux
interprétations de Cochin et de Tocqueville. Simultanément,
l'histoire elle-même se dissout en sociologie, en philosophie
politique, en historiographie, ou même en démonologie
et en tératologie, dans l'impuissance où elle se met
à comprendre ce qu'elle considère comme autant d'aberrations
et de monstruosités. Tout se passe donc comme si le génie
populaire de l'impropriété, de l'imprévisibilité
et de l'anachronisme, du malentendu et du trouble sous toutes ses
formes, déjouait ses historiens et moquait leur confusion.
Mais ceux-ci le lui rendent bien, quoique sous une autre forme,
en évacuant de l'événement révolutionnaire
tout ce qu'on dit qu'il s'y serait passé : telle est l'histoire
que Rancière appelle révisionniste.
2 — Survient Michelet, qui « invente l'art de faire
parler les pauvres en les faisant taire, de les faire parler comme
muets, […de les faire taire] en les rendant visibles »
(p. 96). Qu'il s'agisse de la fête de la Fédération
ou de l'orateur lyonnais Chalier, Michelet saisit ceci :
Ce n'est pas que la parole des « pauvres » soit vaine,
qu'il faille nettoyer les mots de leur inexactitude, jusqu'à
la limite où la page est blanche. […] Les parleurs
ne parlent jamais en vain. Leur parole est toujours pleine de sens.
Simplement ils ignorent ce sens qui les fait parler, qui parle en
eux. Le rôle de l'historien est de délivrer cette voix.
Pour cela, il doit annuler la scène où la parole des
pauvres déploie ses accents aveugles pour l'amener sur la
scène de sa visibilité. Il doit l'amener au silence
pour que parle la voix muette qui s'exprime en elle et pour que
cette voix rende sensible le corps véritable auquel elle
appartient (p. 97).
Au lieu de porter l'événement sur le théâtre
de l'histoire, Michelet entend le raconter en le portant au niveau
d'un certain mythe, celui qui assimile le corps du peuple aux corps
des paysans en fête ou à celui de Chalier, et ces corps
à la boue des villes ou aux fleurs des campagnes : le récit
de Michelet consent à la littérature ; il raconte
les choses et les êtres, les êtres parmi les choses
; il les fait ainsi signifier, ni plus ni moins qu'ils ne signifient,
sans le savoir, sans le vouloir, sans le dire, dans leur immédiateté,
c'est-à-dire dans leur vérité ; il les restitue
et les offre ainsi, tels quels, à la compréhension
de son lecteur. Cette opération de manifestation du sens
comme immanent aux êtres, aux choses mêmes et à
l'événement requiert évidemment certaines procédures
poétiques que Rancière décèle dans le
récit de Michelet : phrases nominales, entrelacement des
temps des verbes, images… Sur la scène de Michelet,
tout parle également, tout signifie ensemble, mais de manière
muette. Sa scène n'est pas mimétique des voix et des
actions de personnages, elle est mythique. Elle institue un lieu
imaginaire :
Le récit soustrait les paroles aux voix de la mimesis pour
leur donner une autre voix. Il met leur sens à l'écart,
en réserve, à l'abri d'imitations nouvelles et de
tours nouveaux de langage. En faisant parler la boue ou les moissons
à la place des orateurs et des écrivains du peuple,
il enracine communément le règne politique du peuple
et son histoire savante dans leur lieu. Il donne corps à
ce lieu pour que la voix de ce corps pacifie leur tumulte. Il met
en place en même temps le sujet de la démocratie et
l'objet de la science.
La science historique ne se gagne pas contre les tentations du récit
et de la littérature, elle se gagne par l'enchaînement
de la mimesis dans le récit (p. 107).
Désormais donc, et par le fait de sa référence
au mythe, qui n'est ni celle de la fantaisie des poètes ni
celle d'une mythographie rationaliste, Michelet aura réintégré
le sens aux choses et aux lieux. Ce faisant, et malgré les
apparences, il
rend possibles les déchiffrements d'une histoire plus sobre
: déchiffrement de ces territoires où l'on lira le
caractère, l'action et les contraintes de ceux qu'ils ont
produits et qui les ont transformés en retour ; déchiffrement
de tous les monuments et de toutes les traces de ce qu'on appellera
civilisation matérielle : le monde des objets et des outils,
les pratiques du quotidien, les usages du corps et les conduites
symboliques ; tout ce domaine, en bref, des grandes régularités
de la vie matérielle et des lentes mutations de l'histoire
des mentalités que Michelet, le père à la fois
honoré et encombrant de notre histoire savante, a ouvert
pour elle (p. 120).
En même temps, contre les généalogies royales
et contre les théories habituelles de l'origine du droit,
il aura donné un fondement à la continuité
républicaine, celle de l'homme à son sol, pensée
non pas de manière déterministe mais symbolique :
à l'image de la relation de l'enfant à sa mère,
de l'enfant perdu ou abandonné à sa Mère Nature.
Tout ce passage retentit de noms empruntés aux écrits
de Michelet, des noms de Danaé pourchassée et de son
fils Persée, et de celui d'Œdipe : ainsi, non sans paradoxe,
c'est le recours au mythe, à sa parole archaïque et
anonyme, qui est chargé de fonder le lien politique et la
compétence historienne modernes.
3 — Mais Rancière n'en a pas encore fini avec Michelet.
Il faut d'abord qu'il développe son mythe d'un lieu signifiant
et son image d'un Œdipe historien, quelque peu mâtiné
d'Ulysse, d'Énée, d'Hermès Psychopompe et de
Christ rédempteur, découvreur du sens caché,
visiteur et conducteur des morts, qui les rachète et les
apaise définitivement en leur offrant, de sa propre place
et par le fil tendu de son écriture, le sens de leur vie
qu'ils avaient quittée trop tôt pour pouvoir le connaître.
Il faut encore que le Michelet de Rancière ramène
avec lui les noms et les livres de la nouvelle histoire. Braudel
revient donc un instant, mais il doit céder aussitôt
la place. Car son « robuste indifférentisme religieux
» le rend incapable de comprendre et de développer
l'un des modes les plus signifiants du lien des hommes avec leur
lieu, l'hérésie. Surviennent alors Montaillou et Le
Roy Ladurie, qui explicitent en effet la relation singulière
que la nouvelle histoire établit, après Michelet,
entre la géographie et le thème religieux :
L'historien des mentalités ne rencontre pas l'hérésie
comme une section particulière de son territoire. Il la rencontre
comme l'identité de la condition de possibilité et
de la condition d'impossibilité d'un tel territoire. Il fallait
que l'hérésie fût pour que fût écrit
ce qui n'avait aucune raison de l'être : la vie d'un village
ariégeois au XIVe siècle. Il faut qu'elle disparaisse
pour que cette vie se réécrive dans le présent
d'une histoire des mentalités. Il y a matière à
une histoire des mentalités pour autant qu'il y a hérésie,
production d'une parole sans lieu, vouée à la mort.
Il y a histoire des mentalités pour autant qu'il n'y a pas
d'hérésie, pas de parole qui ne soit l'expression
de la vie d'un lieu, de ciel qui ne soit la représentation
d'une terre (p. 150).
Ce faisant, l'essayiste définit à nouveau l'histoire,
par la spécificité de son objet qui l'oppose à
la pure et simple géographie ou à ce qui serait «
une ethnologie ou une sociologie du passé » :
La différence propre à l'histoire, c'est la mort,
c'est le pouvoir de mort qui s'attache aux seules propriétés
de l'être parlant, c'est le trouble que ce pouvoir introduit
dans tout savoir positif. L'historien ne peut cesser d'effacer la
ligne de mort, mais aussi de la retracer à nouveau. L'histoire
a sa vie propre dans ce battement alternatif de la mort et du savoir.
Elle est la science singulière qui n'est telle qu'à
jouer sur sa condition d'impossibilité, à la transformer
sans cesse en condition de possibilité mais aussi à
marquer à nouveau, si furtivement, si pudiquement que ce
soit, le trait de l'impossible (p. 152).
4 — Cependant Braudel n'était pas définitivement
rentré dans la coulisse, ni la mort de Philippe II, ni la
Méditerranée. Maintenant que la nouvelle histoire
a été établie dans son esprit et dans sa vérité,
les questions de l'espace et du lieu, de la mort du roi et de la
transmission des ses pouvoirs aux sujets nouveaux de l'histoire
comme aussi à l'historien, toutes ces questions peuvent être
posées à nouveau. Comment donc définir la Méditerranée
de Braudel ? Cheminant de discipline en discipline (de géographie
en histoire), de la mesure archaïque du temps long à
celle des développements foudroyants propres au capitalisme,
de concept en concept (de la mer au sens strict aux espaces terriens
qu'elle dispose, urbains ou campagnards, et de la plus vaste étendue
qu'elle induit à l'unité climatique qui la resserre),
Rancière conduit son lecteur jusqu'au centre de la vision
braudélienne, c'est-à-dire jusqu'à «
ce cœur monochrome, ce monde de lumière identique qui
brille au centre de la Méditerranée, d'un bout à
l'autre mer de l'olivier »[10].
Paraissent alors le nom d'Ulysse et le titre de l'Odyssée,
qui sont les véritables fondements et les garants de la Méditerranée
comme symbole et comme sujet d'histoire. La littérature revient
en gloire pour organiser l'opposition entre l'Océan Atlantique
et la mer Méditerranée, entre la clôture où
l'on se retrouve et l'ouverture où l'on se perd, entre les
écrivains de la fuite (Conrad et Melville) et ceux du périple
initiatique (Homère et Simonide, Victor Bérard…).
La Méditerranée n'est une ni par le climat, ni par
les échanges, ni par les batailles ; pas davantage par leur
sommation ou leur intrication. Elle est une parce qu'elle est telle
qu'elle a été écrite. Ce tel que fait vivre
un sujet d'histoire en répondant au défi révisionniste
du non-tel où l'événement d'histoire s'abîmait
sans rachat ni relève. Le cœur monochrome qui fait battre
la Méditerranée comme nouveau sujet d'histoire est
un cœur d'écriture. Pour que la force d'histoire du
roi soit transmise à la mer, il faut qu'une historialité
ou une “géographie” première fasse coïncider
quatre lieux : l'espace méditerranéen comme monde
de contraintes géographiques, le monde des échanges,
la place vide du roi mort et le lieu originaire de tout récit
d'espace, l'Odyssée (p. 172).
5 — Le dernier texte rassemble les éléments
du bouquet : les noms de Michelet, de l'Odyssée, de l'Écriture,
le thème de l'hérésie, et le projet de vérité
de la nouvelle histoire tel qu'il s'accomplit dans sa poétique.
Mais il révèle aussi un drame. Comment se fait-il
que l'histoire qui s'écrit dans nos temps démocratiques,
ait « trouvé son territoire d'élection dans
les longues durées des temps monarchiques, paysans et catholiques,
[…que] l'histoire des masses propre à l'âge des
masses ne trouve son assiette qu'en parlant du temps des rois »,
et que le mouvement démocratique et social moderne soit ne
retient pas son intérêt soit échappe à
sa juridiction ? C'est que, comme nous l'apprend une nouvelle et
dernière « scène inaugurale », celle de
la formation de la classe ouvrière anglaise selon E. P. Thompson,
il y a là une forme toute nouvelle de l'hérésie,
celle justement qui ne se heurte plus à la répression
d'une religion et qui proclame la rupture du lien territorial de
l'homme et le privilège de chacun comme individu au sein
de l'universel.
Cela ne serait rien, que la fin de la mission de la nouvelle histoire,
si l'histoire du mouvement ouvrier avait inventé sa poétique,
c'est-à-dire si elle avait réussi à la fois
à penser le mode tout nouveau d'une identification symbolique
de la classe ouvrière en faisant la jonction avec «
la révolution littéraire : là où le
roman dit adieu à l'épopée, où la parataxe
des coordinations démocratiques succède à la
syntaxe des subordinations monarchiques, où acte est pris
de la défection des grands livres de vie et de la multiplicité
des langues et des modes de subjectivation ».
Pour sortir du dilemme désespéré entre l'illusion
de l'epos populaire et les rigueurs du nombre ou les minuties du
quotidien, il fallait s'attacher aux logiques nouvelles inventées
par la littérature pour tenir ensemble les trajets de l'individu
et la loi du nombre, les petites lueurs du quotidien et la flamme
des textes sacrés : apprendre, par exemple, de Virginia Woolf
à faire naître le récit « entre les actes
» de la promesse d'une phrase sortie du même silence
que les sujets de l'âge démocratique et leurs attentes
de lendemains […] ; voir chez Flaubert comment, du non-sens
d'un nom estropié (Charbovari), sort l'histoire des vies
mutilées ; suivre chez Joyce les pérégrinations
du nouvel Ulysse, insulaire, urbain et trompé par son épouse,
tournant en rond dans sa ville de colonisé, écartelé
par la multiplicité des langues, mettant à mal, l'un
par l'autre, le livre de vie chrétien et le livre de vie
païen ; ou encore accompagner Claude Simon dans sa «
tentative de restitution d'un retable baroque » […]
(pp. 201-202).
Ainsi s'achève le parcours de Jacques Rancière dans
l'histoire de l'histoire, en tant qu'elle est, qu'elle aurait dû
être, qu'elle devrait être fidèle à la
complexité et aux ambiguïtés indépassables
de son nom.
Dans une savante orchestration, ce parcours fait jouer entre eux
les temps et les durées, les systèmes de mythes et
d'images, les grands textes de l'imagination humaine, les régimes
de la vérité : les dogmes et les hérésies,
la philosophie et la science, la philosophie et l'art. Mais aussi
les modes de son écriture : l'essai de Jacques Rancière
porte vraiment son nom. Ni discours philosophique ou épistémologique
de l'histoire et de la science historique, ni récit historique
des avatars de la discipline, ni représentation théâtrale
de ces avatars, il emprunte pourtant à tous ces genres et
c'est par là qu'il est écrivain, un écrivain
fidèle à son idée du temps et de la discipline
historiques : il n'y a pas d'homogénéité dans
le moment historique, ni entre les hommes, ni entre eux et leur
temps ; il n'y a pas de science historique constituable ; il n'y
a pas de rhétorique générale du récit
historique. C'est pourquoi il procède par textes séparés
et allusifs, par images surdéterminées et ouvertes,
par les propositions de son style.
À travers les citations notamment, j'aimerais avoir donné
une idée de la force de sa réflexion mais aussi et
surtout de la rigueur de sa pensée, qui implique nécessairement
une propre poétique de la poétique de l'histoire.
Le mouvement de son essai, sa manière brillante et par instants
fulgurante, les images et les bonheurs d'expression, tout cela est
la marque d'un style où l'on ne saurait séparer le
talent d'écriture, la capacité théorique et
l'ardeur d'une conviction. Jacques Rancière assume son exigence
toute philosophique de vérité et sa position politique
: l'une et l'autre le mettent, dans une certaine mesure, à
l'écart des orientations les plus en vue de la recherche
actuelle. En quelque sorte, sa recherche est anachronique, et ce
mot ne serait pas à ses yeux, je suppose, une critique.
Néanmoins il tient sa place, qui est philosophique, à
l'égard et au sein d'un certain courant qui anime les sciences
humaines depuis plusieurs années et qui apparaît au
grand jour. Le numéro spécial de la revue Communications,
par exemple, souligne la préoccupation de l'écriture
qui anime désormais de nombreux chercheurs. Par exemple,
entre autres faits significatifs, le travail de refondation de l'ethnologie
que Francis Affergan mène autour de la notion de fiction,
celui de Mondher Kilani dans la même discipline, la parution
récente en Français du livre de Clifford Geertz[11],
voilà des événements actuels qui nous assurent,
nous les littéraires, que la génération des
écrivains comme Lévi-Strauss et Duby a trouvé
sa relève et que notre discipline est pratiquée avec
talent, assez loin de nos cercles quelquefois un peu restreints.
Pierre Campion
Bibliographie (non exhaustive, mise à jour au 29 septembre
2002)
Alain Faure et Jacques Rancière, La Parole ouvrière,
UGE, 1976
J. Rancière, La Nuit des prolétaires, Fayard, 1981
J. Rancière, Les Mots de l'histoire. Essai de poétique
du savoir, Le Seuil, 1992
J. Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène,
Hachette, 1996
J. Rancière, « Histoire des mots, mots de l'histoire
», entretien avec Martyne Perrot et Martin de la Soudière,
revue Communications, n8 58, L'écriture des sciences de l'homme,
Le Seuil, 1994
J. Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie,
Galilée, 1995
J. Rancière, « L'Inoubliable », dans Jean-Louis
Comolli et J. Rancière, Arrêt sur histoire, Centre
Georges Pompidou, 1997. Ce recueil contient une bibliographie exhaustive
de J. Rancière.
J. Rancière, La Chair des mots. Politiques de l'écriture,
Galilée, 1998
J. Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions
de la littérature, Hachette,1998
J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et
politique, La Fabrique, 2000
J. Rancière, L'Inconscient esthétique, Galilée,
2001
J. Rancière, La Fable cinématographique, Seuil, 2001
Sur Jacques Rancière : le n° 601-602 de la revue Critique
« Autour de Jacques Rancière », juin-juillet
1997.
NOTES
[1] Les Mots de l'histoire, pp. 23-24.
[2] Braudel cité par Rancière, ibid., p. 11.
[3] Braudel cité par Rancière, ibid., p. 28.
[4] Hobbes entendrait montrer que la décomposition du corps
politique est due à l'errance des opinions et des mots :
« La politique, pour Hobbes, est malade de ces noms sans référents
[comme tyran ou despote], de ces phrases qui n'ont pas lieu d'être
mais prennent pourtant corps pour deux raisons, grâce à
deux complicités [celles des prédicateurs et celle
des textes des anciens et de leurs imitateurs] » (p. 44).
[5] On peut mesurer la différence avec la problématique
de Foucault : le savoir fait ici l'objet d'une poétique,
non d'une archéologie. Cependant, comme l'archéologie
de Foucault, la poétique de Rancière met au présent
la recherche sur le savoir, sur l'histoire et sur les objets du
savoir historique. Il n'est pas impossible non plus que le titre
« Les Mots de l'histoire » fasse référence
à celui de « Les Mots et les choses ». On va
voir justement que Rancière traite le moment révolutionnaire
comme celui d'une distorsion, dans la parole, entre les mots et
les choses.
[6] Cette référence est confirmée dans un
entretien : « Quand je parle de “poétique”,
je pense d'abord en fonction d'Aristote ; je pense souvent en fonction
de catégories qui sont des catégories grecques, mais
qui continuent à fonctionner. “Poétique”
conceptualise un mode d'activité qui construit ce qu'Aristote
nomme un muthos. “Poétique du savoir” sous-entend
qu'il y a une construction narrative du savoir et un discours qui
s'interroge sur cette construction. Alors que dans “esthétique”
j'entends aisthesis : une manière d'être affecté
par un objet, un acte, une représentation, une manière
d'habiter le sensible » (Communications, n° 58, p. 89).
[7] Paul Ricœur dirait : à travers les préfigurations,
configurations, refigurations de l'imagination narrative. Il arrive
à Rancière de citer Ricœur (p. 32), mais il ne
paraît pas lui reconnaître une influence particulière
sur sa pensée.
[8] Les deux premiers textes (« Une bataille séculaire
» et « Le roi mort ») mettent en place le problème
de Rancière et les éléments de sa dramaturgie,
comme nous avons vu. Les cinq suivants (« L'excès des
mots », « Le récit fondateur », «
Le lieu de la parole », « L'espace du livre »,
« Une histoire hérétique ? ») la développent
de la manière que nous allons voir. L'essai sur Michelet,
deuxième des cinq, se trouve donc quatrième des sept,
exactement au centre de l'essai.
[9] Dans un livre plus récent, Rancière cherche à
établir des liens entre l'interprétation des Écritures,
la théologie de l'incarnation et la poétique de la
parole littéraire (La Chair des mots).
[10] Braudel cité par Rancière, p. 166.
[11] Clifford Geertz, Ici et là-bas. L'anthropologue comme
auteur, Métailié, 1996. Ce livre est paru en 1988
sous le titre Works and lives : The Anthropologist as Author. Sa
publication en Français a été saluée
par une double page du Monde des livres du 17 janvier 1997.
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