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La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière
Pierre Campion

Origine http://pierre.campion2.free.fr/cranciere_amiens.htm

« La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière ».
Communication au Colloque de l'Université de Picardie sur roman et essai (mai 1997).
Publiée dans Récits de la pensée. Études sur le roman et l'essai, sous la direction de Gilles Philippe, SEDES, 2000.
Pierre Campion.

La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière

Spécialiste en philosophie de l'esthétique, Jacques Rancière construit une œuvre d'ampleur qui entend articuler, jusque dans son écriture même, trois ordres de réflexion qu'il amène tour à tour au premier plan : l'histoire, la politique, les formes esthétiques, notamment celles de la littérature et du cinéma. Aujourd'hui je voudrais, dans l'esprit de votre colloque, présenter cette œuvre par le côté de sa réflexion sur l'histoire. Cela à travers une brève étude de son livre Les Mots de l'histoire. Essai de poétique du savoir.

Le récit d'un avènement, celui de la nouvelle histoire

Dans ce petit volume, qui se présente sous forme de textes séparés se répondant entre eux et non de chapitres, Rancière commence par raconter « une bataille séculaire », c'est-à-dire l'avènement de ce qu'on appelle la nouvelle histoire. La bataille se déroule autour du mot d'histoire ; elle prend occasion de l'ambiguïté de ce mot en Français (la matière qui relève du récit de l'historien, ce récit lui-même et la discipline qui en articule les lois et les principes, la matière d'une intrigue narrative, l'affabulation en général) ; elle oppose la nouvelle histoire à deux ennemis, selon un schéma complexe : la vieille école qui racontait les grands événements et les grands personnages, l'histoire scientiste qui souhaite s'en tenir à la masse quantifiable des faits qui forment la matière immense et anonyme du passé des hommes. La première apparaît comme l'ennemi principal, mais la deuxième, sous le personnage du bon conseiller, se révèle un auxiliaire pernicieux. Car la nouvelle histoire n'entend pas, selon Rancière, se rallier purement et simplement à l'idée des grandes masses ni au souci tout démocratique des anonymes : continuant de manière rigoureuse et dialectique l'histoire des batailles au sein de cette bataille de l'histoire, la nouvelle histoire s'inscrit dans l'avènement de la démocratie et dans la révolution épistémologique des nouveaux objets et des mesures statistiques qui leur conviennent, mais sans renoncer à constituer des événements et des sujets de ces événements, sans cesser de penser et d'écrire dans une grammaire qui suppose des verbes, des sujets et des prédicats, sans manquer au lien organique de fidélité qui unissait l'histoire à la littérature avant même que celle-ci ait pris son nom et son autonomie et que celle-là ait voulu sortir des belles-lettres.

On le voit, Rancière écrit. Il écrit subtilement, ironiquement, efficacement, une histoire de l'historiographie qui enveloppe et développe une philosophie de l'histoire, de la politique, du savoir, de la littérature. Il conserve la perspective de l'histoire des batailles et des grands capitaines (les siens : Braudel, Michelet, Lucien Febvre…), il manie l'oxymore et l'ambiguïté (une bataille qui dure un siècle, qui marque le siècle, qui se renouvelle de siècle en siècle), il périodise la durée de l'histoire, de la politique, de l'historiographie, de la littérature selon les exigences poétiques de sa fable (la bataille et sa péripétie, les actants, les enjeux), il produit ses phrases dans le lexique et dans la syntaxe de la langue française (quelles conséquences tirer de ce simple fait qu'on écrit dans une certaine langue, la sienne…) ; il manie les images d'une topologie et d'une stratégie qui se développent en allusions, en suggestions, en significations multiples : usages et rangs familiaux, défilé solennel de consécration, obligations anciennes à pérenniser, contrats et cahiers des charges de la recherche scientifique, pratiques et bricolages du professionnel[1].

La poétique de la nouvelle histoire

Elle est déjà impliquée dans ce premier texte et elle se développe dans les autres analyses. On peut la résumer ainsi : la nouvelle histoire donne de nouveaux sujets aux verbes nouveaux de nouveaux événements. Pour le dire vite, depuis la Révolution française et l'avènement de la démocratie, des sujets collectifs ont envahi la scène historique, ils ont produit des actes spécifiques, et Michelet est le premier qui ait écrit ces actions : ainsi la nouvelle histoire, en tant que forme déclarée de l'historiographie et que poétique, a-t-elle au moins un prédécesseur prestigieux et peut-être inattendu.

D'un autre côté, la nouvelle histoire s'est trouvé ses objets historiques (c'est-à-dire des sujets collectifs et les événements dont ils sont les actants) bien avant la Révolution, et c'est le sens des analyses que Rancière consacre à Braudel. Le livre de Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, apportait la longue durée, les déplacements de l'économie, les grandes figures actives et impersonnelles des civilisations de la Méditerranée et de l'Atlantique, et aussi des figures secondaires comme celle de ce « désert conquérant [qui] est plus d'une fois entré en Méditerranée »[2]. Mais l'avènement de ces nouvelles entités dans l'ordre de l'histoire supposait sinon sa cause, du moins sa contrepartie, celle de la mort du roi, et cela bien avant 1793. Cette contrepartie, Rancière la trouve justement dans l'ordonnancement du livre de Braudel. Dans une scène assez étonnante en effet, et qui figure vers la fin de ce livre, le roi reçoit ses historiens : « Historiens, nous l'abordons mal : comme les ambassadeurs, il nous reçoit avec la plus fine des politesses, nous écoute, mais répond à voix basse, souvent inintelligible, et ne nous parle jamais de lui »[3]. A la fin de son discours et couronnant la démonstration qu'il vient de réaliser, Braudel élude savamment l'événement qu'il aurait dû privilégier (la mort de Philippe II), met à mort la figure royale et abolit simultanément l'ancienne chronique des actes royaux, qui racontait la geste royale au passé, aussi bien que l'histoire savante qui, plus tard, mettait cette geste à distance de regard objectif. Cela s'opère par une « réorganisation linguistique » (p. 35, le présent d'une action participative, le “nous” qui a l'initiative), par une révolution des catégories narratives (le proprement narratif s'intègre dans un discours d'histoire), par un transfert de légitimité (du roi et de ses ambassadeurs aux masses humaines). Complétant son modèle d'analyse par le recours cette fois à la préface du même Braudel qui évoquait un Philippe II perdu, comme l'historien, dans la paperasse proliférante de ses sujets (p. 38) et par la référence aux commentaires de Hobbes sur la mort de Charles Ier d'Angleterre[4], Rancière découvre le péril qui menace ensemble les rois et les historiens : la prise de parole et de pouvoir des pauvres qui entendent confusément écrire leur histoire et gouverner leurs destinées.

Faut-il vraiment mettre en rapport cette scène philosophico-politique [celle que décrit Hobbes] et la scène scientifique de l'historien sous le mince prétexte qu'il s'agit ici comme là d'un roi mort ? Assurément, Braudel ne s'est pas soucié de tout cela. Il ne s'agit pas pourtant de savoir ce dont il s'est soucié. Il s'agit des conditions d'écriture du récit historique savant à l'âge démocratique, des conditions d'articulation du triple contrat scientifique, narratif et politique. De ce point de vue, la relation des deux scènes n'exprime pas une analogie approximative mais un nœud théorique bien déterminé. Dans l'espace politique et théorique qu'ouvrent la révolution anglaise et la philosophie politique de Hobbes, la mort du roi est un événement double, un événement qui noue, en leur péril commun, la politique et la science (p. 47).

Désormais se trouvent dessinés un ordre historique, un schème conceptuel et un système d'images, que Rancière va raffiner pour décrire les formes récurrentes de la parole populaire errante et ignorante d'elle-même, non assignable à des lieux politiques identifiables, à des genres narratifs ou scientifiques désignables, ni même à des objectifs politiques déterminés.

La perspective théorique de Jacques Rancière

La notion fondamentale de Rancière, qui fait son sous-titre, est celle de la « poétique du savoir »[5]. Il la définit ainsi : « étude de l'ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signifie » (p. 21). Définition très générale, définition dialectique puisqu'on voit l'histoire échapper à la littérature par les moyens de la littérature, définition complexe et d'implications multiples.

Sa proposition centrale tient en une condition, « cette condition qui rend l'histoire possible et la science historique impossible : la propriété malheureuse qu'a l'être humain d'être un animal littéraire » (p. 108). La référence à Aristote est évidente, et elle peut aider à faire comprendre entièrement la formule[6] : c'est comme animal littéraire que l'homme est un animal politique et un animal historique, ce qui signifie que, historiquement parlant (dans les événements de l'histoire et aux yeux de l'historien), l'homme vit son existence politique à travers les représentations de lui-même et du monde qu'il se donne, notamment par et dans le récit historique[7]. Cela pourrait signifier aussi que cette « propriété malheureuse » a à voir avec la tragédie, c'est-à-dire avec la forme aristotélicienne de la praxis et de son invention errante et ignorante d'elle-même mais non arbitraire ni irrationnelle. Cela signifie encore la propriété inventive de la parole et de l'écrit des masses, leur caractère à la fois révolutionnaire et indéterminé, leur fonction historique, le mouvement essentiel qu'elles introduisent dans l'histoire, le problème qu'elles posent à la science historique, la nécessité pour celle-ci d'inventer elle-même, pour penser et raconter ces mouvements, des catégories de pensée, des schèmes narratifs, un style nouveaux. Cela signifie enfin une histoire de la littérature, au sens d'un avènement déterminé et d'un devenir de la notion même de la littérature :

Les sciences humaines et sociales sont filles de l'âge de la science : l'âge d'un certain nombre de révolutions décisives dans les sciences fondamentales mais aussi l'âge de la croyance scientifique, l'âge qui conçoit la rationalité de toute activité selon une certaine idée de la rationalité scientifique qui n'a pas de lien nécessaire avec les révolutions en question. Mais, on l'oublie trop aisément, l'âge de la science est aussi celui de la littérature, celui où celle-ci se nomme comme telle et sépare la rigueur de son acte propre des simples enchantements de la fiction comme des règles de la division des genres poétiques et des procédés convenus des belles-lettres. Il est enfin, on le sait, l'âge de la démocratie, l'âge où celle-ci, aux yeux mêmes de ceux qui la combattent ou la redoutent, apparaît comme le destin social de la politique moderne, l'âge des larges masses et des grandes régularités qui se prêtent aux calculs de la science, mais aussi d'un désordre et d'un arbitraire nouveaux qui en perturbent les rigueurs objectives (p. 22).

Mais si les événements de l'existence historique appartiennent à l'ordre symbolique des mots et des représentations et si l'histoire raconte précisément ces événements et cette existence, le discours historique relève de l'analyse littéraire. Étant entendu que cette analyse ne saurait séparer le déploiement de ses propres procédures des perspectives historique, politique et épistémologique qui fondent sa compétence et lui donnent son sens et qui relèvent elles-mêmes d'une perspective philosophique. Telle est l'architecture conceptuelle qui donne à la prose de Rancière cette agilité et cette puissance, et ce caractère suggestif que j'ai déjà signalés. Mais elle nous avertit, nous les littéraires, et c'est ce qui nous importe particulièrement aujourd'hui, que, en cette matière de l'histoire comme sans doute en d'autres, nous avons à voir et à faire, sous la condition de ne pas exercer notre discipline et ses instruments comme un savoir et une technique séparés.

La philosophie de Jacques Rancière est donc bien identifiable, elle met au centre de sa réflexion, qu'il s'agisse de l'écriture de l'histoire ou de la poétique de Mallarmé, une certaine perspective politique. Évidemment, nous pouvons récuser cette perspective, mais nous ne pouvons négliger l'avertissement d'avoir à penser philosophiquement et de manière déclarée les actes et les problématiques de nos propres et différentes analyses, même les plus techniques.

L'ordre du discours dans l'essai de Rancière

On a vu que Jacques Rancière est un écrivain. On a vu aussi qu'il postule une sorte de coupure décisive dans l'histoire, entendue aux trois sens de la matière, de la science et de l'art des historiens. Cette coupure, dont il faudra pourtant reporter très haut le premier modèle, c'est évidemment la Révolution française.

Cet événement, comme ceux qui le préfigurent, survient par le fait ou au moins sur le fond d'un désordre : dans une sorte de vacance de l'autorité dont on ne sait pas toujours si elles en sont la cause ou l'effet, surgissent des paroles violentes et confuses, mal fondées, mal motivées. Tout se passe, aux yeux de l'historien sinon aux yeux des contemporains, comme si un excès de mots et de vie débordait tout pouvoir mais aussi l'historien lui-même, qui vient après. Telle est la scène originelle, plusieurs fois rejouée. Dès lors, l'ordre même de l'essai de Rancière naît d'un problème d'exposition qui peut s'exprimer ainsi : comment disposer ces scènes récurrentes, dont la scène révolutionnaire française est le modèle idéal, de façon à faire éclater à la fois la raison cachée de l'événement historique et la longue histoire des embarras et des apories des historiens en présence de cette raison cachée ?

Le principe de la dramaturgie rancérienne consiste à ordonner désormais les retours et les préfigurations de la scène primitive selon la logique d'une histoire de l'historiographie, en tant que celle-ci rencontre nécessairement les occurrences de la parole humaine libre et errante. En voici, en cinq textes, la disposition, qui ordonnera des événements et des héros ainsi que des figures de style[8].

1— Le premier de ces cinq textes remonte très haut et il oppose d'abord deux scènes, deux récits, deux interprétations de la parole surgie du peuple, avant de les confronter à deux et même à trois interprétations de la Révolution française. Ces deux récits sont choisis dans Tacite et dans l'Évangile de Marc : le premier raconte comment Percennius, soldat des légions de Panonnie, profitant de la vacance du pouvoir à la mort d'Auguste et du relâchement qui s'ensuivit dans la discipline, prit la parole pour agiter les troupes ; le deuxième raconte une scène populaire du temps de Jésus, le reniement de Pierre. D'un côté, Tacite dénonce le confusionnisme et la non pertinence de ces revendications mais aussi il les neutralise en rapportant les paroles de Percennius dans son fameux style indirect : il les assimile à tous les autres discours qu'il rapporte, les intègre à son récit, les désamorce. De l'autre, l'évangéliste, lui, reconnaît l'événement :

La présence du petit peuple, le personnage de la servante, la mention de l'accent galiléen de Pierre y dramatisent le mélange de grandeur et de faiblesse qui caractérise l'homme du peuple saisi par le mystère de l'incarnation du verbe. Le mélange des genres — interdit à Tacite — permet à l'évangéliste de représenter quelque chose que la littérature antique ne pouvait figurer, quelque chose qui tombe hors de la littérature et des partages de styles et de conditions qu'elle présuppose : la naissance d'un mouvement spirituel dans les profondeurs du peuple (p. 59)[9].

De là, l'essai bondit immédiatement à la scène de la Révolution française, où il réunit et fait jouer aux historiens de cet événement une sorte de comédie qui n'est pas sans gaieté. Il renvoie dos à dos Alfred Cobban et Marx, Tocqueville et Cochin, ainsi que François Furet, pour avoir tous méconnu le caractère spécifique de l'événement, c'est-à-dire la nature innocente et facétieuse de la parole populaire. Le premier vient dénoncer les impropriétés de cette parole et voudrait les corriger en inventant le point de vue incongru d'un sociologue qui aurait été contemporain de l'événement, le deuxième relève les anachronismes de ce discours populaire qui répète le passé et manque le futur. Chacun à sa manière manque le moment et le sujet révolutionnaires dans leur réalité : Tocqueville en renvoyant aux sept siècles de royauté qui précédèrent l'événement, Cochin en impliquant les philosophes des Lumières et les sociétés de pensée, Furet en réduisant finalement l'événement à la rencontre des deux interprétations de Cochin et de Tocqueville. Simultanément, l'histoire elle-même se dissout en sociologie, en philosophie politique, en historiographie, ou même en démonologie et en tératologie, dans l'impuissance où elle se met à comprendre ce qu'elle considère comme autant d'aberrations et de monstruosités. Tout se passe donc comme si le génie populaire de l'impropriété, de l'imprévisibilité et de l'anachronisme, du malentendu et du trouble sous toutes ses formes, déjouait ses historiens et moquait leur confusion. Mais ceux-ci le lui rendent bien, quoique sous une autre forme, en évacuant de l'événement révolutionnaire tout ce qu'on dit qu'il s'y serait passé : telle est l'histoire que Rancière appelle révisionniste.

2 — Survient Michelet, qui « invente l'art de faire parler les pauvres en les faisant taire, de les faire parler comme muets, […de les faire taire] en les rendant visibles » (p. 96). Qu'il s'agisse de la fête de la Fédération ou de l'orateur lyonnais Chalier, Michelet saisit ceci :

Ce n'est pas que la parole des « pauvres » soit vaine, qu'il faille nettoyer les mots de leur inexac­titude, jusqu'à la limite où la page est blanche. […] Les parleurs ne parlent jamais en vain. Leur parole est toujours pleine de sens. Simplement ils ignorent ce sens qui les fait parler, qui parle en eux. Le rôle de l'historien est de délivrer cette voix. Pour cela, il doit annuler la scène où la parole des pauvres déploie ses accents aveugles pour l'amener sur la scène de sa visibilité. Il doit l'amener au silence pour que parle la voix muette qui s'exprime en elle et pour que cette voix rende sensible le corps véritable auquel elle appartient (p. 97).

Au lieu de porter l'événement sur le théâtre de l'histoire, Michelet entend le raconter en le portant au niveau d'un certain mythe, celui qui assimile le corps du peuple aux corps des paysans en fête ou à celui de Chalier, et ces corps à la boue des villes ou aux fleurs des campagnes : le récit de Michelet consent à la littérature ; il raconte les choses et les êtres, les êtres parmi les choses ; il les fait ainsi signifier, ni plus ni moins qu'ils ne signifient, sans le savoir, sans le vouloir, sans le dire, dans leur immédiateté, c'est-à-dire dans leur vérité ; il les restitue et les offre ainsi, tels quels, à la compréhension de son lecteur. Cette opération de manifestation du sens comme immanent aux êtres, aux choses mêmes et à l'événement requiert évidemment certaines procédures poétiques que Rancière décèle dans le récit de Michelet : phrases nominales, entrelacement des temps des verbes, images… Sur la scène de Michelet, tout parle également, tout signifie ensemble, mais de manière muette. Sa scène n'est pas mimétique des voix et des actions de personnages, elle est mythique. Elle institue un lieu imaginaire :

Le récit soustrait les paroles aux voix de la mimesis pour leur donner une autre voix. Il met leur sens à l'écart, en réserve, à l'abri d'imitations nouvelles et de tours nouveaux de langage. En faisant parler la boue ou les moissons à la place des orateurs et des écrivains du peuple, il enracine communément le règne politique du peuple et son histoire savante dans leur lieu. Il donne corps à ce lieu pour que la voix de ce corps pacifie leur tumulte. Il met en place en même temps le sujet de la démocratie et l'objet de la science.
La science historique ne se gagne pas contre les tentations du récit et de la littérature, elle se gagne par l'enchaînement de la mimesis dans le récit (p. 107).

Désormais donc, et par le fait de sa référence au mythe, qui n'est ni celle de la fantaisie des poètes ni celle d'une mythographie rationaliste, Michelet aura réintégré le sens aux choses et aux lieux. Ce faisant, et malgré les apparences, il

rend possibles les déchiffrements d'une histoire plus sobre : déchiffrement de ces territoires où l'on lira le caractère, l'action et les contraintes de ceux qu'ils ont produits et qui les ont transformés en retour ; déchiffrement de tous les monuments et de toutes les traces de ce qu'on appellera civilisation matérielle : le monde des objets et des outils, les pratiques du quotidien, les usages du corps et les conduites symboliques ; tout ce domaine, en bref, des grandes régularités de la vie matérielle et des lentes mutations de l'histoire des mentalités que Michelet, le père à la fois honoré et encombrant de notre histoire savante, a ouvert pour elle (p. 120).

En même temps, contre les généalogies royales et contre les théories habituelles de l'origine du droit, il aura donné un fondement à la continuité républicaine, celle de l'homme à son sol, pensée non pas de manière déterministe mais symbolique : à l'image de la relation de l'enfant à sa mère, de l'enfant perdu ou abandonné à sa Mère Nature. Tout ce passage retentit de noms empruntés aux écrits de Michelet, des noms de Danaé pourchassée et de son fils Persée, et de celui d'Œdipe : ainsi, non sans paradoxe, c'est le recours au mythe, à sa parole archaïque et anonyme, qui est chargé de fonder le lien politique et la compétence historienne modernes.

3 — Mais Rancière n'en a pas encore fini avec Michelet. Il faut d'abord qu'il développe son mythe d'un lieu signifiant et son image d'un Œdipe historien, quelque peu mâtiné d'Ulysse, d'Énée, d'Hermès Psychopompe et de Christ rédempteur, découvreur du sens caché, visiteur et conducteur des morts, qui les rachète et les apaise définitivement en leur offrant, de sa propre place et par le fil tendu de son écriture, le sens de leur vie qu'ils avaient quittée trop tôt pour pouvoir le connaître. Il faut encore que le Michelet de Rancière ramène avec lui les noms et les livres de la nouvelle histoire. Braudel revient donc un instant, mais il doit céder aussitôt la place. Car son « robuste indifférentisme religieux » le rend incapable de comprendre et de développer l'un des modes les plus signifiants du lien des hommes avec leur lieu, l'hérésie. Surviennent alors Montaillou et Le Roy Ladurie, qui explicitent en effet la relation singulière que la nouvelle histoire établit, après Michelet, entre la géographie et le thème religieux :

L'historien des mentalités ne rencontre pas l'hérésie comme une section particulière de son territoire. Il la rencontre comme l'identité de la condition de possibilité et de la condition d'impossibilité d'un tel territoire. Il fallait que l'hérésie fût pour que fût écrit ce qui n'avait aucune raison de l'être : la vie d'un village ariégeois au XIVe siècle. Il faut qu'elle disparaisse pour que cette vie se réécrive dans le présent d'une histoire des mentalités. Il y a matière à une histoire des mentalités pour autant qu'il y a hérésie, production d'une parole sans lieu, vouée à la mort. Il y a histoire des mentalités pour autant qu'il n'y a pas d'hérésie, pas de parole qui ne soit l'expression de la vie d'un lieu, de ciel qui ne soit la représentation d'une terre (p. 150).

Ce faisant, l'essayiste définit à nouveau l'histoire, par la spécificité de son objet qui l'oppose à la pure et simple géographie ou à ce qui serait « une ethnologie ou une sociologie du passé » :

La différence propre à l'histoire, c'est la mort, c'est le pouvoir de mort qui s'attache aux seules propriétés de l'être parlant, c'est le trouble que ce pouvoir introduit dans tout savoir positif. L'historien ne peut cesser d'effacer la ligne de mort, mais aussi de la retracer à nouveau. L'histoire a sa vie propre dans ce battement alternatif de la mort et du savoir. Elle est la science singulière qui n'est telle qu'à jouer sur sa condition d'impossibilité, à la transformer sans cesse en condition de possibilité mais aussi à marquer à nouveau, si furtivement, si pudiquement que ce soit, le trait de l'impossible (p. 152).

4 — Cependant Braudel n'était pas définitivement rentré dans la coulisse, ni la mort de Philippe II, ni la Méditerranée. Maintenant que la nouvelle histoire a été établie dans son esprit et dans sa vérité, les questions de l'espace et du lieu, de la mort du roi et de la transmission des ses pouvoirs aux sujets nouveaux de l'histoire comme aussi à l'historien, toutes ces questions peuvent être posées à nouveau. Comment donc définir la Méditerranée de Braudel ? Cheminant de discipline en discipline (de géographie en histoire), de la mesure archaïque du temps long à celle des développements foudroyants propres au capitalisme, de concept en concept (de la mer au sens strict aux espaces terriens qu'elle dispose, urbains ou campagnards, et de la plus vaste étendue qu'elle induit à l'unité climatique qui la resserre), Rancière conduit son lecteur jusqu'au centre de la vision braudélienne, c'est-à-dire jusqu'à « ce cœur monochrome, ce monde de lumière identique qui brille au centre de la Méditerranée, d'un bout à l'autre mer de l'olivier »[10].

Paraissent alors le nom d'Ulysse et le titre de l'Odyssée, qui sont les véritables fondements et les garants de la Méditerranée comme symbole et comme sujet d'histoire. La littérature revient en gloire pour organiser l'opposition entre l'Océan Atlantique et la mer Méditerranée, entre la clôture où l'on se retrouve et l'ouverture où l'on se perd, entre les écrivains de la fuite (Conrad et Melville) et ceux du périple initiatique (Homère et Simonide, Victor Bérard…).

La Méditerranée n'est une ni par le climat, ni par les échanges, ni par les batailles ; pas davantage par leur sommation ou leur intrication. Elle est une parce qu'elle est telle qu'elle a été écrite. Ce tel que fait vivre un sujet d'histoire en répondant au défi révisionniste du non-tel où l'événement d'histoire s'abîmait sans rachat ni relève. Le cœur monochrome qui fait battre la Méditerranée comme nouveau sujet d'histoire est un cœur d'écriture. Pour que la force d'histoire du roi soit transmise à la mer, il faut qu'une historialité ou une “géographie” première fasse coïncider quatre lieux : l'espace méditerranéen comme monde de contraintes géographiques, le monde des échanges, la place vide du roi mort et le lieu originaire de tout récit d'espace, l'Odyssée (p. 172).

5 — Le dernier texte rassemble les éléments du bouquet : les noms de Michelet, de l'Odyssée, de l'Écriture, le thème de l'hérésie, et le projet de vérité de la nouvelle histoire tel qu'il s'accomplit dans sa poétique.

Mais il révèle aussi un drame. Comment se fait-il que l'histoire qui s'écrit dans nos temps démocratiques, ait « trouvé son territoire d'élection dans les longues durées des temps monarchiques, paysans et catholiques, […que] l'histoire des masses propre à l'âge des masses ne trouve son assiette qu'en parlant du temps des rois », et que le mouvement démocratique et social moderne soit ne retient pas son intérêt soit échappe à sa juridiction ? C'est que, comme nous l'apprend une nouvelle et dernière « scène inaugurale », celle de la formation de la classe ouvrière anglaise selon E. P. Thompson, il y a là une forme toute nouvelle de l'hérésie, celle justement qui ne se heurte plus à la répression d'une religion et qui proclame la rupture du lien territorial de l'homme et le privilège de chacun comme individu au sein de l'universel.

Cela ne serait rien, que la fin de la mission de la nouvelle histoire, si l'histoire du mouvement ouvrier avait inventé sa poétique, c'est-à-dire si elle avait réussi à la fois à penser le mode tout nouveau d'une identification symbolique de la classe ouvrière en faisant la jonction avec « la révolution littéraire : là où le roman dit adieu à l'épopée, où la parataxe des coordinations démocratiques succède à la syntaxe des subordinations monarchiques, où acte est pris de la défection des grands livres de vie et de la multiplicité des langues et des modes de subjectivation ».

Pour sortir du dilemme désespéré entre l'illusion de l'epos populaire et les rigueurs du nombre ou les minuties du quotidien, il fallait s'attacher aux logiques nouvelles inventées par la littérature pour tenir ensemble les trajets de l'individu et la loi du nombre, les petites lueurs du quotidien et la flamme des textes sacrés : apprendre, par exemple, de Virginia Woolf à faire naître le récit « entre les actes » de la promesse d'une phrase sortie du même silence que les sujets de l'âge démocratique et leurs attentes de lendemains […] ; voir chez Flaubert comment, du non-sens d'un nom estropié (Charbovari), sort l'histoire des vies mutilées ; suivre chez Joyce les pérégrinations du nouvel Ulysse, insulaire, urbain et trompé par son épouse, tournant en rond dans sa ville de colonisé, écartelé par la multiplicité des langues, mettant à mal, l'un par l'autre, le livre de vie chrétien et le livre de vie païen ; ou encore accompagner Claude Simon dans sa « tentative de restitution d'un retable baroque » […] (pp. 201-202).

Ainsi s'achève le parcours de Jacques Rancière dans l'histoire de l'histoire, en tant qu'elle est, qu'elle aurait dû être, qu'elle devrait être fidèle à la complexité et aux ambiguïtés indépassables de son nom.

Dans une savante orchestration, ce parcours fait jouer entre eux les temps et les durées, les systèmes de mythes et d'images, les grands textes de l'imagination humaine, les régimes de la vérité : les dogmes et les hérésies, la philosophie et la science, la philosophie et l'art. Mais aussi les modes de son écriture : l'essai de Jacques Rancière porte vraiment son nom. Ni discours philosophique ou épistémologique de l'histoire et de la science historique, ni récit historique des avatars de la discipline, ni représentation théâtrale de ces avatars, il emprunte pourtant à tous ces genres et c'est par là qu'il est écrivain, un écrivain fidèle à son idée du temps et de la discipline historiques : il n'y a pas d'homogénéité dans le moment historique, ni entre les hommes, ni entre eux et leur temps ; il n'y a pas de science historique constituable ; il n'y a pas de rhétorique générale du récit historique. C'est pourquoi il procède par textes séparés et allusifs, par images surdéterminées et ouvertes, par les propositions de son style.

À travers les citations notamment, j'aimerais avoir donné une idée de la force de sa réflexion mais aussi et surtout de la rigueur de sa pensée, qui implique nécessairement une propre poétique de la poétique de l'histoire. Le mouvement de son essai, sa manière brillante et par instants fulgurante, les images et les bonheurs d'expression, tout cela est la marque d'un style où l'on ne saurait séparer le talent d'écriture, la capacité théorique et l'ardeur d'une conviction. Jacques Rancière assume son exigence toute philosophique de vérité et sa position politique : l'une et l'autre le mettent, dans une certaine mesure, à l'écart des orientations les plus en vue de la recherche actuelle. En quelque sorte, sa recherche est anachronique, et ce mot ne serait pas à ses yeux, je suppose, une critique.

Néanmoins il tient sa place, qui est philosophique, à l'égard et au sein d'un certain courant qui anime les sciences humaines depuis plusieurs années et qui apparaît au grand jour. Le numéro spécial de la revue Communications, par exemple, souligne la préoccupation de l'écriture qui anime désormais de nombreux chercheurs. Par exemple, entre autres faits significatifs, le travail de refondation de l'ethnologie que Francis Affergan mène autour de la notion de fiction, celui de Mondher Kilani dans la même discipline, la parution récente en Français du livre de Clifford Geertz[11], voilà des événements actuels qui nous assurent, nous les littéraires, que la génération des écrivains comme Lévi-Strauss et Duby a trouvé sa relève et que notre discipline est pratiquée avec talent, assez loin de nos cercles quelquefois un peu restreints.

Pierre Campion



Bibliographie (non exhaustive, mise à jour au 29 septembre 2002)

Alain Faure et Jacques Rancière, La Parole ouvrière, UGE, 1976

J. Rancière, La Nuit des prolétaires, Fayard, 1981

J. Rancière, Les Mots de l'histoire. Essai de poétique du savoir, Le Seuil, 1992

J. Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène, Hachette, 1996

J. Rancière, « Histoire des mots, mots de l'histoire », entretien avec Martyne Perrot et Martin de la Soudière, revue Communications, n8 58, L'écriture des sciences de l'homme, Le Seuil, 1994

J. Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995

J. Rancière, « L'Inoubliable », dans Jean-Louis Comolli et J. Rancière, Arrêt sur histoire, Centre Georges Pompidou, 1997. Ce recueil contient une bibliographie exhaustive de J. Rancière.

J. Rancière, La Chair des mots. Politiques de l'écriture, Galilée, 1998

J. Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette,1998

J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000

J. Rancière, L'Inconscient esthétique, Galilée, 2001

J. Rancière, La Fable cinématographique, Seuil, 2001

Sur Jacques Rancière : le n° 601-602 de la revue Critique « Autour de Jacques Rancière », juin-juillet 1997.



NOTES

[1] Les Mots de l'histoire, pp. 23-24.

[2] Braudel cité par Rancière, ibid., p. 11.

[3] Braudel cité par Rancière, ibid., p. 28.

[4] Hobbes entendrait montrer que la décomposition du corps politique est due à l'errance des opinions et des mots : « La politique, pour Hobbes, est malade de ces noms sans référents [comme tyran ou despote], de ces phrases qui n'ont pas lieu d'être mais prennent pourtant corps pour deux raisons, grâce à deux complicités [celles des prédicateurs et celle des textes des anciens et de leurs imitateurs] » (p. 44).

[5] On peut mesurer la différence avec la problématique de Foucault : le savoir fait ici l'objet d'une poétique, non d'une archéologie. Cependant, comme l'archéologie de Foucault, la poétique de Rancière met au présent la recherche sur le savoir, sur l'histoire et sur les objets du savoir historique. Il n'est pas impossible non plus que le titre « Les Mots de l'histoire » fasse référence à celui de « Les Mots et les choses ». On va voir justement que Rancière traite le moment révolutionnaire comme celui d'une distorsion, dans la parole, entre les mots et les choses.

[6] Cette référence est confirmée dans un entretien : « Quand je parle de “poétique”, je pense d'abord en fonction d'Aristote ; je pense souvent en fonction de catégories qui sont des catégories grecques, mais qui continuent à fonctionner. “Poétique” conceptualise un mode d'activité qui construit ce qu'Aristote nomme un muthos. “Poétique du savoir” sous-entend qu'il y a une construction narrative du savoir et un discours qui s'interroge sur cette construction. Alors que dans “esthétique” j'entends aisthesis : une manière d'être affecté par un objet, un acte, une représentation, une manière d'habiter le sensible » (Communications, n° 58, p. 89).

[7] Paul Ricœur dirait : à travers les préfigurations, configurations, refigurations de l'imagination narrative. Il arrive à Rancière de citer Ricœur (p. 32), mais il ne paraît pas lui reconnaître une influence particulière sur sa pensée.

[8] Les deux premiers textes (« Une bataille séculaire » et « Le roi mort ») mettent en place le problème de Rancière et les éléments de sa dramaturgie, comme nous avons vu. Les cinq suivants (« L'excès des mots », « Le récit fondateur », « Le lieu de la parole », « L'espace du livre », « Une histoire hérétique ? ») la développent de la manière que nous allons voir. L'essai sur Michelet, deuxième des cinq, se trouve donc quatrième des sept, exactement au centre de l'essai.

[9] Dans un livre plus récent, Rancière cherche à établir des liens entre l'interprétation des Écritures, la théologie de l'incarnation et la poétique de la parole littéraire (La Chair des mots).

[10] Braudel cité par Rancière, p. 166.

[11] Clifford Geertz, Ici et là-bas. L'anthropologue comme auteur, Métailié, 1996. Ce livre est paru en 1988 sous le titre Works and lives : The Anthropologist as Author. Sa publication en Français a été saluée par une double page du Monde des livres du 17 janvier 1997.