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Jacques Rancière : La haine de la démocratie

Origine : http://www.netlexfrance.com/weblogs/?p=22665
Le dernier ouvrage de Jacques Rancière, La haine de la démocratie, qui vient de paraître aux Editions de la Fabrique marque sans doute une étape intéressante dans la réflexion sur le désarroi des sociétés qui ont la conviction de fonder leur politique et leurs discours sur des valeurs démocratiques tout en observant que cette politique et ces discours ne les préservent nullement du danger du totalitarisme, encore moins des inégalités et des injustices.

L'introduction (pdf), mise en ligne par les Editions de la Fabrique est prometteuse. D'entrée, l'ouvrage pointe l'ambivalence dont se trouve porteur le terme même de démocratie :

"La haine de la démocratie n’est certes pas une nouveauté. Elle est aussi vieille que la démocratie pour une simple raison : le mot lui-même est l’expression d’une haine. Il a d’abord été une insulte inventée, dans la Grèce antique, par ceux qui voyaient la ruine de tout ordre légitime dans l’innommable gouvernement de la multitude."

Ainsi, de quelque bord qu'on s'en réclame, et même à en dénoncer les travers anti-démocratiques, l'usage que nous faisons du concept de démocratie aurait déjà de fortes chances d'être dénégatif.

Ce que l'on entrevoit à la lecture de ces quelques pages, c'est qu'il n'est pas question ici de se lamenter sur un prétendu déclin de la démocratie (à supposer qu'elle eût un âge d'or). Car à vrai dire, la démocratie serait chose tellement scandaleuse, que nous pouvons douter d'avoir jamais été capables d'en concevoir la naissance :

"Le double discours sur la démocratie n’est certes pas neuf. Nous avons été habitués à entendre que la démocratie était le pire des gouvernements à l’exception de tous les autres. Mais le nouveau sentiment antidémocratique donne de la formule une version plus troublante. Le gouvernement démocratique, nous dit-il, est mauvais quand il se laisse corrompre par la société démocratique qui veut que tous soient égaux et toutes les différences respectées. Il est bon, en revanche, quand il rappelle les individus avachis de la société démocratique à l’énergie de la guerre défendant les valeurs de la civilisation qui sont celles de
la lutte des civilisations. La nouvelle haine de la démocratie peut alors se résumer en une thèse simple : il n’y a qu’une seule bonne démocratie, celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique. Les pages qui suivent chercheront à analyser la formation et à dégager les enjeux de cette thèse. Il ne s’agit pas seulement de décrire une forme de l’idéologie contemporaine. Celle-ci nous renseigne aussi sur l’état de notre monde et sur ce qu’on y entend par politique. Elle peut ainsi nous aider à comprendre positivement le scandale porté par le mot de démocratie et à retrouver le tranchant de son idée."

François Cusset dit de ce livre :

"L’argument est fort, et mérite un vrai débat. Il traverse l’œuvre exigeante de l’implacable Jacques Rancière (…) mais jamais il n’avait été exprimé aussi simplement et avec une telle véhémence, que dans ce mince opuscule (…). Ce qui rassemble finalement les tocquevilliens et autres aroniens d’aujourd’hui toujours prompts à démoncer "l’individualisme démocratique" et les marxistes orthodoxes d’hier qui ne pensaient qu’en "masses" et en "totalités" n’est autre qu’une même "haine de l’égalité", un dégoût pour cette insulte à la belle science politique que serait la légitimité démocratique en tant qu’elle est surtout "absence de légitimité"
Livres hebdo, François Cusset, sept. 2005, cité sur le site des Editions de la Fabrique

Voir également à propos de cet ouvrage, l'article de Guy Dreux, La raison d'une haine, sur le site Parutions.com


Note de lecture

Question :

Comment enseigner aux “ignorants” dans la société-Ecole dont le projet est inégalitaire et fondé sur la sélection des meilleurs, sans produire de l’inégalité, c’est à dire, sans produite “indéfiniment la présupposition inégalitaire, dans son déni même ?

Position de l’auteur : critique de l’ignorance de l’ignorance

Objet : poser les conditions d’un enseignement non aliénant qui émancipe l’élève sans que le maître soit complice de la machine à exclure qu’est l’Ecole égalitaire

Méthode :

Analyse du discours pédagogique sur l’inégalité comme récit de l’ordre social.

Critique de la société-Ecole “des” classes par la critique de la société “de” classe

Modèle proposé : chaque individu est à lui seul l’horizon de son émancipation, par opposition au modèle pyramidal de l’enseignement classique qui pose l’ignorance de celui qui est enseigné (Socrate)

Le projet de la société organique moderne

Le projet de la société organique moderne , c’est le projet d’un ordre inégalitaire qui fasse voir l’égalité , qui inclut sa visibilité dans le réglage du rapport des puissances économiques aux institutions et aux croyances . C’est le projet des “médiations” qui instituent entre le haut et le bas deux choses essentielles : un tissu minimum de croyances communes et des possibilités de déplacements limités entre les niveaux de richesse et de pouvoir . C’est au coeur de ce projet que s’inscrit le programme d’”instruction du peuple” , un programme qui ne passe pas seulement par l’organisation étatique de l’instruction publique mais aussi par la multiplicité des initiatives philanthropiques , commerciales ou associatives qui se consacrent à un double travail : d’un côté développer les “connaissances utiles ” , c’est-à-dire les formes de savoirs pratiques rationalisés qui permettent au peuple de sortir de sa routine et d’améliorer ses conditions de vie sans avoir ni à sortir de sa condition ni à revendiquer contre elle ; de l’autre ennoblir la vie populaire en la faisant participer , dans des formes appropriées , aux jouissances de l’art et à l’expression d’une sentiment de communauté : éducation “esthétique” du peuple dont l’institution des sociétés chantantes fournit le grand modèle . La vision d’ensemble qui anime ces initiatives privées ou publiques disparates est claire : il s’agit d’obtenir un triple effet : premièrement, tirer le peuple des pratiques et des croyances retardataires qui l’empêchent de participer au progrès des richesses et développent en lui des formes de ressentiment contre les élites dirigeantes ; deuxièmement, constituer entre les élites et le peuple le minimum de croyances et de jouissances communes qui évitent d’avoir une société coupée en deux mondes séparés et potentiellement hostiles ; troisièmement assurer le minimum de mobilité sociale qui donne à tous le sentiment d’une amélioration et permette aux plus doués des enfants du peuple de grimper dans l’échelle sociale et de participer au renouvellement des élites dirigeantes. Ainsi conçue , l’instruction du peuple n’est pas simplement un instrument , un moyen pratique de travailler au renforcement de la cohésion sociale . Elle est proprement une “explication ” de la société , elle est l’allégorie en acte de la manière dont l’inégalité se reproduit en “faisant voir” l’égalité . Ce “faire voir” n’est pas une simple illusion , il participe à la positivité de ce que j’appelle un “partage du sensible : un rapport global entre des manières d’être , des manières de faire, de voir et de dire . Il n’est pas le masque sous lequel se dissimulerait l’inégalité sociale . Il est la visibilité biface de cette inégalité : l’inégalité appliquée au travail de sa suppression , prouvant par son acte le caractère à la fois incessant et interminable de cette suppression . L’inégalité ne se cache pas sous l’égalité . Elle s’affirme en quelque sorte à égalité avec elle . Cette égalité de l’égalité et de l’inégalité a un nom propre . Elle s’appelle progrès.

La société-Ecole

La crise et la réforme sont en fait le fonctionnement normal du système , le fonctionnement normal de l’inégalité “égalisée” dans laquelle la raison pédagogique et la raison sociale se font de plus en plus semblables l’une à l’autre . Il est en effet remarquable que cette Ecole déclarée inapte à “réduire” l’inégalité s’offre de plus en plus comme l’analogie positive du système social .

(…)

nos sociétés se représentent comme des sociétés homogènes où le rythme vif et commun de la multiplication des marchandises et des échanges a aplani les vieilles divisions de classes et fait participer tout le monde aux mêmes jouissances et aux mêmes libertés . Dans ces conditions la représentation des inégalités sociales tend de plus en plus à s’opérer sur le modèle du classement scolaire : tous sont égaux et ont la possibilité de parvenir à toute position . Plus de prolétaires mais seulement des nouveaux venus qui n’ont pas encore pris le rythme de la modernité , ou bien des attardés qui , à l’inverse , ne parviennent plus à suivre ses accélérations . Tous sont égaux mais certains manquent de l’intelligence ou de l’énergie nécessaire pour soutenir la compétition ou simplement pour assimiler les exercices nouveaux que le grand pédagogue, le Temps en marche , leur impose année après année . Ils ne s’adaptent pas , dit-on , aux technologies et mentalités nouvelles et stagnent alors entre le fond de classe et l’abîme de l’”exclusion” . La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper . Dans ces conditions l’institution scolaire est de plus en plus chargée de la tâche fantasmatique de combler l’écart entre l’égalité proclamée des conditions et l’inégalité existante , de plus en plus sommée de réduire des inégalités posées comme résiduelles. Mais le rôle dernier de ce surinvestissement pédagogique est finalement de conforter à l’inverse la vision oligarchique d’une société-école . Non seulement l’autorité étatique et le pouvoir économique y sont ramenés au classement scolaire , mais cette école se présente comme une école sans maîtres , où les maîtres sont seulement les meilleurs de la classe , ceux qui s’adaptent le mieux au progrès et se montrent capables d’en synthétiser les données , trop complexes pour les intelligences ordinaires . A ces premiers de classe se trouve proposée à nouveau la vieille alternative pédagogique devenue raison sociale globale : les républicains austères leur demandent de gérer avec l’autorité et la distance indispensables à toute bonne progression de la classe , les intérêts de la communauté ; les sociologues , politologues ou journalistes leur demandent de s’adapter, par une bonne pédagogie communicative , aux intelligences modestes et aux problèmes quotidiens des moins doués , afin d’aider les arriérés à avancer, les exclus à se réinsérer et le tissu social à se remmailler . Expertise et journalisme sont les deux grandes institutions intellectuelles chargées de seconder le gouvernement des grands frères ou des premiers de classe en faisant inlassablement circuler cette forme inédite du lien social , cette explication perfectionnée de l’inégalité , qui structure nos sociétés : le savoir des raisons pour lesquelles les arriérés sont arriérés . C’est ainsi par exemple que toute manifestation déviante - des mouvements sociaux d’extrême gauche au vote d’extrême droite- est chez nous l’occasion d’une intense activité explicatrice des raisons de l’arriération des syndicalistes archaïques , des petits sauvageons issus de l’immigration ou des petits bourgeois dépassés par le rythme du progrès . En bonne logique abrutissante , cette explication se double de l’explication des moyens par lesquel on pourrait sortir les arirérés de leur arriération , moyens malheureusement rendus inefficaces par le fait même qu’il sont arriérés. Faute de sortir les arriérés de leur arriération, cette explication est en revanche assez propre à fonder le pouvoir des avancés qui ne serait en somme rien d’autre que leur avancement même. C’est bien cela qu’avait en tête Jacotot : la manière dont l’Ecole et la société s’entre-symbolisent sans fin et reproduisent ainsi indéfiniment la présupposition inégalitaire , dans son déni même.

Sur “Le maitre ignorant” par Jacques Rancière
(texte en italique)