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RANCIÈRE Jacques La Mésentente : politique et philosophie
CNDP 2001 - Lycée / La table ronde pédagogique « L’exclusion existe-t-elle ? »
Note de lecture rédigée par Pascal Combemale.

Origine : http://www.cndp.fr/tr_exclusion/nl_ranc.html

RANCIÈRE Jacques La Mésentente : politique et philosophie Paris : Galilée, 1995. 187 p. (La philosophie en effet).

« La mésentente n’est pas le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir. Elle est le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc mais n’entend point la même chose ou n’entend point que l’autre dit la même chose sous le nom de la blancheur. »

Bien que ce livre de Jacques Rancière se situe à un très haut niveau de généralité, celui de la rencontre polémique entre la philosophie et la politique, il nous apporte des outils pour interpréter plus particulièrement la question de l’exclusion. C’est cette perspective particulière, partielle, qui nous intéresse ici, et non toutes les implications de l’ouvrage.

Comme tout philosophe qui se respecte, Rancière part de la Grèce antique, de Platon, d’Aristote… Ce voyage nous rappelle que la justice qui fonde la cité commence là « où l’on cesse de répartir des utilités, d’équilibrer des profits et des pertes […] ; elle commence là où il est question de ce que les citoyens possèdent en commun » (p. 23). Pour la philosophie antique la subordination de la logique échangiste (qui s’applique aux échanges marchands et aux peines judiciaires) s’effectue par la soumission de l’égalité arithmétique (une table vaut deux chaises, un vol « vaut » six mois de prison, etc.) à l’égalité géométrique, qui proportionne les parts de bien commun à la valeur que chaque partie apporte à la communauté, à son axia. Or Aristote distingue trois axiaï : la richesse du petit nombre, la vertu ou l’excellence des meilleurs, la liberté du peuple, le problème étant de les combiner harmonieusement pour obtenir la société bien ordonnée. On constate que le démos ne possède comme propriété, que la liberté, donc une propriété qui ne lui est pas propre, une propriété impropre, puisque la liberté est ce que possèdent à égalité tous les citoyens, l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. Mais ce peuple, exclu de la richesse oligarchique et de l’excellence aristocratique, qui ne possède rien en propre, s’identifie pourtant au tout de la communauté, à la cité athénienne (dont les lois expriment les décisions du « peuple »). Selon Rancière, c’est cette configuration, la partie qui n’est rien s’identifiant au tout, qui fonde la politique : dans la communauté divisée par la lutte des classes, la politique institue une part des sans-part. A contrario, Platon, en cherchant à remplacer l’égalité arithmétique par l’égalité géométrique, nie la politique : admettre l’intrusion des sans-part ce serait reconnaître l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui, donc la contingence de l’ordre social.

La politique ne doit pas être confondue avec la police, qui est « en son essence, la loi, généralement implicite, qui définit la part ou l’absence de part des parties » (p. 52). Au contraire, par la revendication d’égalité de n’importe qui avec n’importe qui, la politique rompt cette distribution policière des corps assignés à leur place et à leur fonction. Là où la police veille à ce que chacun soit à sa place, la politique pose la question de la part des sans-part : « une subjectivisation politique redécoupe le champ de l’expérience qui donnait à chacun son identité avec sa part » (p. 65). La politique exclut donc la domination absolue (d’une classe sur une autre) et « la démocratie est l’institution de sujets qui ne coïncident pas avec des parties de l’État ou de la société, des sujets flottants qui dérèglent toute représentation des places et des parts » (p. 140).

Les « exclus » ne sont-ils pas des « sans-part » ? Mais parviennent-ils à s’instituer en « sujets », à apparaître sur une scène commune et litigieuse, au nom d’un tort qui leur est fait, comme le démos athénien ?

Dans une démocratie, la réponse serait positive. Mais nous vivons dans la post-démocratie, la démocratie d’après le démos, une démocratie consensuelle qui a liquidé « l’apparence, le mécompte et le litige du peuple » : plus d’apparence (action d’apparaître sur une scène commune), puisque tout se voit dans une société qui se veut transparente ; plus de mécompte (de ceux qui ne comptent pas) puisque l’on compte en permanence (sondages d’opinion) ; plus de litige du peuple (litige autour de la part des sans-part), mais seulement des problèmes que l’on objective, des intérêts que l’on négocie. L’État consensuel contemporain, qui accepte d’additionner des individus, des groupes, des communautés identitaires, dès lors que la somme des parties correspond à la communauté, ne supporte pas l’existence d’une partie « surnuméraire ». En effet, en présupposant l’inclusion de toutes les parties et de leurs problèmes, le consensus, contrairement à la mésentente, interdit la subjectivisation politique de la part des sans-part ; il leur interdit de « s’inclure comme exclus », sur le mode politique du litige. C’est pourquoi « l’exclusion n’est que l’autre nom du consensus » (p. 158). Comme d’autres maux (le racisme, les régressions identitaires, etc.), elle est un effet du reflux de la politique.

Note de lecture rédigée par Pascal Combemale.

CNDP 2001 - Lycée / La table ronde pédagogique « L’exclusion existe-t-elle ? »