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Origine http://www.humanite.presse.fr/journal/1999-06-01/1999-06-01-290580
Article paru dans l'édition du 1er juin 1999. Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran
Avec la parution d’Aux bords du politique, le philosophe
Jacques Rancière, l’un des coauteurs de Lire le Capital,
poursuit l’exploration de ce que peut être le champ
de l’émancipation humaine.
C’est la " mésentente " et non pas le consensus
qui constitue la démocratie, depuis que, à Athènes,
en se prétendant l’égal des riches, le peuple
a inventé la politique. De Marx à Mallarmé,
d’Althusser aux " poètes ouvriers ", Jacques
Rancière revient sur un parcours de plus de trente ans.
Penser et repenser la manière dont les pouvoirs " prennent
corps " et ce qu’est la politique elle-même : cette
question est au cour du travail mené depuis de nombreuses
années par le philosophe Jacques Rancière, dont on
trouve trace dans les titres mêmes de plusieurs de ses ouvrages
: la Nuit des prolétaires, le Philosophe et ses pauvres,
Courts voyages au pays du peuple et, tout récemment, Aux
bords du politique (1). Théorie de l’égalité,
théorie de la politique, théorie de la démocratie...
Autant de manières de décliner ce dont Jacques Rancière
se soucie le plus : l’émancipation...
Avec Aux bords du politique, vous tentez une sorte de redéfinition
de ce qu’est la politique elle-même. En parlant de "
bords ", vous suggérez plusieurs interprétations
: lisière, frontière, mais aussi choix, au sens du
" bord " où l’on est... Qu’en est-il
?
Jacques Rancière. J’ai commencé l’écriture
de ce livre il y a une dizaine d’années, à un
moment où le thème de la " fin " était
très développé : fin de la politique, fin des
utopies, fin des idéologies... J’ai voulu resituer
ce discours dans un cadre plus général, en interrogeant
ce que sont les frontières de la politique, ses " bords
", et donc l’approche même de ce que l’on
entend par la politique. On l’assimile généralement
soit à la lutte pour le pouvoir, soit à l’exercice
et à l’objet de ce pouvoir : la gestion de la société,
la répartition des biens et des pouvoirs entre les groupes
sociaux. J’ai voulu montrer que la politique n’est ni
la domination ni la gestion, mais qu’elle définit une
activité excédentaire par rapport à leur logique.
La politique commence avec l’existence de sujets qui ne sont
" rien ", qui sont en excès sur tout compte des
parties de la population. Le prolétaire, ce n’est pas
le représentant d’un groupe social, c’est un
sujet politique dont la parole fait effraction, parce qu’elle
est la parole de ceux qui ne sont pas censés parler...
Vous parlez d’anomalie, d’effraction, d’excédent...
Tout en distinguant une double face de la politique...
Jacques Rancière. Je propose en fait d’opposer deux
notions. Celle de " police ", entendue pas seulement au
sens de la répression, du contrôle social, mais de
l’activité qui organise le rassemblement des êtres
humains en communauté et qui ordonne la société
en termes de fonctions, de places et de titres à occuper.
Et puis il y a un autre processus, celui de l’égalité.
Il consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition
de l’égalité de n’importe qui et par le
souci de le vérifier : le nom le plus propre à le
désigner est celui d’" émancipation ".
Ce qu’on appelle la politique est en fait l’affrontement
constant de ces deux processus, une lutte pour dire ce qu’est
la " situation " même. Ainsi, lors des mouvements
sociaux de 1995, le gouvernement déclarait faire la seule
chose possible, face à des " arriérés
" incapables de voir cette situation. La politique des "
arriérés " remettait précisément
en cause cette prétendue évidence sensible. Aristote
fondait la politique sur la qualité de l’être
parlant, capable de discuter sur le " juste " et "
l’injuste ", alors que l’animal ne peut exprimer
que douleur ou plaisir. Or, le principe de la " police "
a toujours consisté à partager l’humanité
entre ceux qui " savent " et ceux dont on dit qu’ils
manifestent simplement du mécontentement, de la fureur, de
l’hystérie, que sais-je encore ?
Ne pensez-vous pas que cette approche, en dehors de tout
jugement moral, pourrait être à la source de la crise
de la politique elle-même, celle-ci tendant peut-être
aujourd’hui à se manifester hors des lieux où
elle est traditionnellement située ? On peut penser, par
exemple, qu’il y a eu davantage de " politique "
en 1998 lors de la Coupe du monde de football qu’au moment
du renouvellement triennal du Sénat...
Jacques Rancière. Il se joue de la politique dans ce que
l’on appelle les " questions de société
". Mais cela ne signifie pas forcément qu’il y
ait des sujets politiques qui la mettent en jeu. J’ai toujours
été plus que rétif vis-à-vis de l’idée
selon laquelle la politique allait passer au ras du sol, dans les
réseaux, les associations, etc. S’il existe une somme
de microsituations sociales déterminant des formes de sensibilités
politiques, des formes de résistances à ce que l’on
pourrait appeler l’ordre " policier " ou purement
gestionnaire, il n’y a pas de politique tant qu’il n’y
a pas de capacité d’universalisation de ce qui est
en cause dans telle ou telle situation, que ce soit le mouvement
de 1995 ou celui des sans-papiers. Il ne s’agit pas seulement
de fédérer des forces, mais de constituer des sujets
politiques qui aient vocation à universaliser le conflit.
La politique, c’est le conflit, pour autant que celui-ci prenne
une fonction universelle...
D’où se constituent ces " sujets politiques
", et qu’est-ce qui peut justement faire " lien
" entre eux ? Un parti-guide de type " marxiste "
?
Jacques Rancière. Votre question renvoie à mon propre
parcours. J’ai été un étudiant fasciné
par les textes de Marx et aussi par la personne et le discours de
Louis Althusser. J’ai donc été partie prenante,
avec Lire le Capital (2), de cette ambition qui prétendait
donner au marxisme sa théorie véritable. Cette démarche,
avec la séparation de la politique et de l’idéologie,
suggérait au fond que les agents sociaux ne pouvaient être
qu’ignorants de leur condition. Finalement, notre " science
" sophistiquée revenait toujours à poser qu’il
appartient à l’intellectuel ou au savant d’apporter
aux malheureux dominés les explications véritables
sur les raisons de leur domination. Autour de 1968, j’ai commencé
à remettre en question ce présupposé scientiste
tenace. Cela m’a donné l’envie de travailler
sur le rapport historique entre la constitution du marxisme et celle
des figures de l’émancipation ouvrière. J’ai
donc passé une bonne dizaine d’années à
travailler dans les archives de la pensée ouvrière
du XIXe siècle avec, comme volonté première,
le souci de trouver une sorte de pensée ouvrière authentique
à opposer à la pensée marxiste. Et puis, je
me suis rendu compte, en travaillant, que ce n’était
pas ainsi qu’il fallait poser le problème...
Pour quelles raisons ?
Jacques Rancière. Ce qui avait le plus manqué aux
prolétaires était moins la connaissance des mécanismes
de l’exploitation et de la domination qu’une pensée,
une vision d’eux-mêmes comme êtres capables de
vivre autre chose que ce destin d’exploités et de dominés.
C’est alors que j’ai pris conscience que le mouvement
social est d’abord un mouvement intellectuel. Je m’explique.
Dans le mouvement de ceux qui étaient relégués
dans l’ordre du travail, au sens où cet ordre était
posé comme antinomique à l’ordre de la pensée
et de la parole, il fallait comprendre non pas la volonté
de s’approprier une " pensée propre ouvrière
", mais, au contraire, quelque chose qui soit du côté
de la pensée et de la parole de l’autre, y compris
dans ce qu’elles avaient de plus élevé. Le phénomène
des poètes ouvriers, par exemple, montre que toute l’histoire
de l’acculturation militante passait à la fois par
une sorte d’entraide et par la transgression d’un monde
qui était celui de l’autre... C’est cette logique
que j’ai essayé de penser plus globalement comme logique
même de la politique. À savoir que ce que l’on
appelé le mouvement ouvrier n’était pas un mouvement
de prise de conscience des intérêts historiques propres
d’une classe, mais d’abord le mouvement intellectuel
de ceux qui voulaient en quelque sorte franchir les barrières
du monde obscur où ils se trouvaient pour s’occuper
non pas simplement de leurs propres affaires, mais des affaires
communes. Cela nous ramène à la notion d’excès...
Cet " excès ", précisément,
n’est-il pas aussi repérable du côté de
l’utopie ?
Jacques Rancière. Je me méfie toujours un peu du
discours qui veut de l’utopie comme supplément d’âme.
Je m’efforce de distinguer deux choses. Effectivement, il
n’y a pas de politique si l’on ne franchit pas les bornes
qui sont déclarées être celles du possible par
l’ordre que j’appelle " policier ". Mais faut-il
pour cela faire appel à Fourier ou à Saint-Simon ?
Les utopies sont, quand même, des discours postulant qu’il
n’y a pas besoin de politique, que le conflit démocratique
ou le conflit égalitaire seraient finalement fondés
sur un malentendu. Dans le même temps, d’une certaine
façon, ils ont toujours eu cette fonction de créer
de l’écart - si j’ose dire. Et il a fallu, au
XIXe siècle, qu’il y ait d’abord des figures
d’écart pour qu’apparaisse le mouvement ouvrier.
J’ai toujours été frappé par ce rapport
duplice, ambigu, des prolétaires de l’époque
vis-à-vis des utopies : ils adhéraient à l’utopie
comme reconfiguration polémique de l’ordre des possibles,
mais ils étaient bien moins tentés par les formes
concrètes d’organisation que les utopistes proposaient.
Ils politisaient l’utopie qui prétendait, elle, en
finir avec les conflits politiques.
Diriez-vous la même chose pour Marx ?
Jacques Rancière. La figure de Marx est d’une extraordinaire
ambiguïté. Il est celui qui s’est vraiment saisi
de la configuration sensible de l’émancipation, mais
dans une sorte de double discours : le discours affirmatif de la
puissance propre de l’émancipation, et puis le discours
dit " scientifique ", selon lequel le mouvement émancipateur
est quelque chose qui ne peut pas être connu par ceux-là
mêmes qui y participent. Il y a là une tension extrême.
Bien sûr, il y a eu, après Marx, toutes les dérives
et les monstruosités que l’on sait... Mais il est frappant
de constater que, dans chaque occurrence politique, Marx manifeste
une sorte d’adhésion contrariée par l’idée
que, de toute façon, ceux qui agissent ne connaissent pas
le sens de ce qu’ils font, que ce sens est ailleurs et que,
d’une certaine façon, en agissant, ils vont à
l’encontre de l’élucidation de leur propre situation...
Vous le voyez : au départ, j’étais parti de
l’opposition entre science et idéologie, puis j’ai
retraversé l’opposition entre pensée bourgeoise
et pensée prolétarienne, pour arriver à ceci
que ces deux oppositions étaient aussi inconsistantes. Ce
dont il était question fondamentalement pour le mouvement
ouvrier du XIXe siècle, ce dont il est question aujourd’hui
dans les mouvements que j’ai évoqués, c’est
une place - ou non - dans l’ordre et dans la parole commune,
un peu à la façon d’une lutte pour franchir
la frontière...
(1) La Fabrique Éditions. 192 pages. 115 francs.
(2) Lire le Capital. Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger
Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière. Éditions
Maspéro. 1965.
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