|
Origine http://www.caute.lautre.net/article.php3?id_article=569
Texte paru dans Critique en 1978.
Le texte qui suit fut écrit en 1978 à la demande
de la revue Critique qui voulait opposer la diversité du
travail philosophique effectif aux parades médiatiques des
"nouveaux philosophes". En expliquant le sens de mon immersion
dans l’univers "empirique" de l’archive ouvrière,
mon texte répondait aussi à un autre souci suscité
par l’actualité intellectuelle d’alors. Dans
le succès médiatique de l’histoire des mentalités
et dans les appels d’offre gouvernementaux suscitant des savoirs
neufs sur les rapports de pouvoir et sur les inerties et mutations
sociales, je voyais se mettre en place une nouvelle machine d’alliance
entre savants, opinion intellectuelle et gouvernants. J’y
opposais un autre usage du savoir, propre à égarer
les dominants et leurs penseurs. Je trouve aujourd’hui un
peu de suffisance dans ces brevets de subversion qu’on se
décerne à soi-même. Mais en un temps où
tant d’intellectuels s’indignent d’une situation
d’asservissement à l’égard du pouvoir
et de sa conception du savoir, sans se demander s’ils n’y
ont pas un peu contribué eux-mêmes, la provocation
de ces pages peut retrouver quelque sens. ? J. R.
« Qu’est-ce qu’ils auraient pensé (les
porcs et les gens) si le soldat sans nom, sans visage, prompt comme
l’éclair, avait pu faire mouche sur leur oiseau de
mort à 200 000 dollars, lui mettre la queue en tire-bouchon
et le précipiter dans les rues, fracassé, flambant.
Je pense que ce genre de chose a plus à voir avec la conscience
que tout ce à quoi je peux penser. » Jonathan JACKSON.
En somme, disent - un rien condescendants - les anciens coréligionnaires
auxquels j’explique mes courses labyrinthiques à la
recherche de toutes les traces de l’histoire de la pensée
ouvrière et de la pensée sur les ouvriers, en somme,
tu ne fais plus de théorie.
En somme... il est bien vrai qu’au lendemain de 1968 j’ai
renoncé à toute forme de participation au grand combat
pour la philosophie matérialiste et progressiste contre la
philosophie idéaliste et réactionnaire. L’idée
me semblait comique de vouloir mettre au service du peuple ou de
la révolution une quelconque philosophie : chacune d’entre
elles avait-elle jamais, dans le temps de sa vie effective, fait
autre chose que de proposer, justifier, commenter un ré-aménagement
des rapports entre les tenants du pouvoir et les porteurs du savoir
? Je ne me sentais pas concerné par l’enjeu de ces
conflits internes à la pensée dominante et moins encore
par les combats d’ombres qui les mimaient.
Ce qui m’intéressait : l’ensemble de ces rapports
de pouvoir/pensée qui - entre autres - mettait en place ce
tout petit segment du grand réseau que constituait l’institution
philosophique et son discours ; la pensée effective, celle
de ceux qui ne sont pas payés pour penser et de ceux qui
sont payés pour ne pas penser ; la pensée comme «
force matérielle » , mais non point comme « théorie
» supposée pénétrer le « rude corps
populaire », comme ensemble de décisions, règles,
techniques, édifices de domination d’une part, circulation
des gestes, paroles, normes, techniques de la résistance
à la domination d’autre part. De ce déplacement
de la petite à la grande raison le modèle était
bien sûr donné par l’archéologie du savoir.
Avec cette question pourtant : il était certes exemplaire
de montrer comment les raisons des philosophes tenaient à
ces raisons du pouvoir qui enfermait ou « libérait
», punissait ou rééduquait les fous, les criminels,
les déviants et les rebelles. Mais si la déviance
ou la révolte n’apparaissaient jamais que dans la figure
où les constituaient les discours du pouvoir, la philosophie
ne reprenait-elle pas de la main gauche ce qu’elle abandonnait
de la main droite, permettant à terme que, par le biais du
concept de pouvoir, se ré-instaure ce discours de la pré-voyance
rétrospective qui ramène la grande raison des oppressions
et des révoltes à la petite raison des livres de philosophie
?
D’où l’effort pour se placer à un lieu
où viennent se croiser, provenant de camps opposés,
et s’étager sur divers registres une série indéfinie
de gestes, représentations, discours pratiques, tactiques
et stratégies : la pensée du prolétaire : objet
pour l’entrepreneur et le Préfet de police qui organisent
la production et l’ordre mais aussi pour le militant ou le
théoricien qui le recrutent ou théorisent son rôle
historique ; sujet confronté à la matérialité
de la pensée des autres, commentant la lettre de leurs discours,
tournant leurs règlements, déréglant leurs
machines, transformant leur espace - et aussi se prenant lui-même
pour objet, référant son état à des
normes et à un avenir. Pour ne pas substituer à l’idéalisme
de la conscience de classe l’idéalisme des stratégies
de pouvoir, étudier la réalité sociale de la
pensée de l’Autre comme espace de rencontres, d’affrontements,
d’indentifications et de retournements, lieu des partages
sans cesse défaits et refaits, où s’abiment
les stéréotypes du pouvoir et de la résistance.
Principe d’un positivisme heureux à la manière
de l’Idéologie allemande ? A la place des ombres philosophiques
la positivité d’un savoir sur la production et sur
l’efficace des représentations et des discours, donnant
en même temps le vrai sur la production des ombres ? Où
pourtant la petite différence philosophique jouerait encore
comme la pensée de derrière de qui a voyagé
ailleurs avant d’aborder le territoire de l’historien
et qui, aux moissons du savoir historique, apporterait le supplément
de la critique des instruments ou de la petite flamme de l’esprit
qui toujours nie ?
A vrai dire la pompe même avec laquelle les historiens des
mentalités et des cultures font valoir le « verdict
» des faits, des archives ou de l’ordinateur, opposé
aux préjugés de l’opinion, laisse assez soupçonner
que, pour ce qui est des rapports du vrai et de l’illusion,
du savoir et de l’opinion, nous n’en sommes plus ni
à Platon, ni à Marx. Le territoire de l’historien
aujourd’hui c’est bien moins la contrée sauvage
de l’archive que l’entreprise qui en extrait le savoir
et le transforme en monnaie de pouvoir sur l’opinion intellectuelle.
Histoire des stratégies d’en-haut et histoire des mentalités
et comportements d’en-bas sont aujourd’hui en première
ligne dans la gestion de l’opinion intellectuelle, en distribuant
leurs savoirs sur les inerties et les mutations sociales à
la double disposition du citoyen-consommateur et du politique-réformateur.
D’où la pensée, le rêve d’une activité
qui aurait avec la tradition philosophique un rapport un peu tordu,
mettant en pratique une notion que les philosophes ont souvent dénoncée,
celle du mauvais infini. Entendons par là le mouvement qui,
« derrière le miroir », organise d’autres
jeux de miroir par le redoublement indéfini de l’objet
et par l’inclusion dans le réseau des « objets
» historiques du réseau des usages politiques présents
de leurs interprétations. Il s’agirait d’opposer
au mouvement d’offrande qui sans cesse apporte à la
classe politique les connaissances les plus fines sur les usages,
les mentalités, les tactiques, etc. une sorte de dérobade
du savoir , déstabilisant les représentations qu’il
conforte ; de faire éclater dans sa forme élémentaire
le processus d’accumulation en faisant en sorte que le passé
et le présent, au lieu de se légitimer mutuellement,
se délient de leur rapport d’héritage pour venir
s’entr’interroger et s’entrechoquer.
Arpenter ainsi avec la règle d’Achille l’île
aux tortues du savoir historique, c’est rencontrer d’une
manière nouvelle la question de la philosophie en rencontrant
le personnage de ce chasseur que la philosophie à l’origine
s’est donné comme Autre absolu : le sophiste. La sophistique
aujourd’hui n’est plus l’art d’enseigner
aux apprentis conducteurs du peuple la rhétorique des vraisemblances
propres à gagner ses faveurs. Elle est une institution mettant
à la disposition de la classe politique la carte des savoirs
sur ce qui leur échappe, une instance de représentation
auprès du politique de ce qui le fonde et l’excède
en même temps : mentalités archaïques ou subversions
futuristes, inerties paysannes et dérives marginales, enracinements
et mutations. Le sophiste aujourd’hui ne travaille plus dans
l’insaisissable, bien plutôt dans le « en veux-tu
? en voilà » ; pas dans les seuls prestiges de la rhétorique,
dans des savoirs sûrs : gigantesque ponction de savoir exercée
sur toute la surface du corps social et plus spécifiquement
sur tout ce qui concerne la production du pouvoir et l’inertie
ou la résistance des mentalités ; espace de représentation
où se jouent la réduction de l’Autre et la diversification
du Même, la centralisation des pensées et la provinçialisation
des comportements et où, dans les densités du pays
profond ou le fil-à-fil des rapports de pouvoir, s’inscrit
la rationalité de la domination.
Penser contre l’institution sophistique ne saurait donc consister
à produire un supplément de visibilité. Toute
la sophistique est investie dans ce travail du faire-voir, dans
l’Exposition universelle de tout ce qui peut de l’inconnu
se transformer en savoir et se valoriser en doxa : doxologie (pornographie)
empirique sur laquelle a pu s’élever le discours interprétatif
du retour à la petite - toute petite - raison, cette doxologie
(pornographie) transcendantale à laquelle l’institution
tutélaire de représentation de l’Autre auprès
de la classe politique, l’institution journalistique, donne
aujourd’hui le nom de philosophie.
Il ne s’agit donc plus de traquer le sophiste mais de l’égarer.
Penser contre la sophistique c’est prendre, au moins comme
idée directrice, le pari d’un travail inverse sur le
savoir : travail de sabotage visant à le rendre malpropre
à la consommation et inutile à la domination : travail
pour décalibrer la marchandise, arracher les pancartes, déflécher
les voies ; restituer aux carrefours forestiers l’angoisse
de n’avoir pour savoir où aller à compter que
sur soi et sur ces arbres que la mousse se fait un malin plaisir
d’entourer de tous côtés ; rendre aux savoirs
leurs singularités, aux rebelles leurs raisons, aux enfants
amoureux leurs cartes et leurs estampes.
On peut appeler ce travail interminable philosophie et dire que
sans philosophie nul savoir ne saurait plus échapper à
la pornographie politique, mais aussi que toute volonté d’énoncer
la philosophie dans un discours autonome ne saurait être que
pornographie transcendantale. Maintenant, si l’on considère
l’acception du terme dans l’opinion régnante,
il vaut peut-être mieux appeler ce travail : anti-philosophie.
JACQUES RANCIÈRE, Texte paru dans Critique en 1978.
|