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Origine http://listes.rezo.net/archives/pap-infos/2004-04/msg00002.html
[Pap-infos] Entretien avec Jacques Rancière, " Dissonnance"
N°1 : « Beyond Empire » 2004
http://www.multitudes.net/Entretien-avec-Jacques-Ranciere/
Dissonance : pour commencer je voudrais vous
poser la question : comment peut-on penser la transversalité
dans l'éducation ? Est-ce qu'on peut dire que « les
matérialités qui tombent les unes sur les autres »,
pour reprendre les mots de votre présentation, seraient comme
les différentes sphères des diverses disciplines ?
On pourrait peut-être aussi constater que les compétences
tombent les unes sur les autres. Est-ce qu'on peut concevoir une
pédagogie qui transmettrait cette transversalité ?
Rancière : J'ai voulu opposer au paradigme
moderniste traditionnel qui pense la modernité comme séparation
de sphères de l'expérience - séparation justement
de la sphère de l'art, de la sphère du savoir, de
la sphère du gouvernement et ainsi de suite - j'ai voulu
opposer un modèle où justement ce qui caractérise
notre temps, pour parler très largement, c'est beaucoup plus
le fait que, au contraire, les matérialités, les disciplines,
les rationalités tombent les unes sur les autres. Et ce qui
me semble important dans tout projet d'éducation, c'est la
capacité à traverser les frontières des disciplines.
Je n'entends pas ça au sens où on parle souvent de
"l'interdisciplinarité", qui revient en fait à
faire venir, pour parler d'une question, un philosophe, un historien,
un sociologue, etc., et chacun traite la question à sa manière.
Pour moi, ce qu'il faut voir, ce qu'est important, c'est que des
disciplines diverses (mettons par exemple la philosophie, l'esthétique,
l'histoire de l'art, la sociologie) en réalité ne
sont pas définies par des domaines d'objets et des méthodes
qui leur seraient spécifiques. Chaque discipline, bien sûr,
prétend qu'elle a son domaine d'objet propre, qu'elle a sa
méthode spécifique. Mais en réalité
je crois que cette spécificité est illusoire. Ce qui
caractérise en fait souvent une discipline est une manière
de penser le rapport même entre l'objet et puis, disons, son
caractère pensable. C'est-à-dire que toute discipline
avant d'être un savoir sur un domaine particulier, est une
sorte d'ontologie ; toute discipline définit un certain rapport
entre la pensée et l'être. L'historien, le sociologue
définissent d'abord un certain rapport entre ce qui est et
la manière dont c'est pensable. Chacun à sa manière
a fait de la philosophie et c'est pour ça que je crois qu'il
est extrêmement important de sortir des compétences
propres à telle et telle discipline.
Moi, par exemple, en principe je suis philosophe. Je me suis occupé
de choses qui normalement sont la matière des historiens
: par exemple de l'histoire ouvrière, des pédagogues
; par exemple de la question de l'enseignement, des esthéticiens,
des historiens de l'art contemporain et ainsi de suite. Je crois
pour moi que c'est absolument essentiel, parce qu'il n'y a pas d'objet
pensable - pensable à la racine - si on ne sort pas des frontières
entre les différentes disciplines. Alors bien sûr,
c'est un problème, puisque tout enseignement est quasiment
presque tout le temps conçu sur un modèle disciplinaire.
L'historien de l'art dira très certainement : « je
n'a rien à voir avec ce que dit le philosophe, j'ai étudié
des processus, des formes de création, alors que le philosophe
pose des problèmes de sens, de valeurs » ! Je crois
que cela est absolument faux..
Je crois davantage que l'historien de l'art et le philosophe,
par exemple, se posent d'abord la même question, à
savoir : qu'est-ce que c'est au juste ce qu'on appelle « art
» , etc. ? Pour moi être philosophe, ce n'est pas énoncer
des propositions sur ce que l'art veut dire, mais c'est essayer
de définir des formes d'identification. Qu'est-ce qui fait
que le fait de mettre des couleurs sur un tableau, on appelle ça
de l'art à un moment donné ? Pourquoi le fait de mettre
trois objets ensemble dans un espace, on appelle ça de l'art
à un autre moment ? Alors pour revenir à l'enseignement,
je crois qu'il n'y a pas beaucoup de solutions institutionnelles.
Les solutions dépendent premièrement de chacun. Elles
dépendent de la possibilité que des collectifs se
constituent pour briser ces frontières. En général,
je pense plutôt qu'il n'y a jamais de solutions institutionnelles
à cette question de transmission des savoirs. Il n'y a toujours
que des initiatives qui sont prises par des individus, qui sont
prises par des groupes, et qui reviennent effectivement à
suspendre les prétendus "domaines" et "méthodes"
spécifiques.
dissonance : On peut voir quand même la
différence entre, par exemple, comment vous travaillez avec
le romantisme allemand, c'est-à-dire avec la culture historique
allemande, et le conflit, disons, entre les deux cultures contemporaines
de la philosophie et de l'art. C'est peut-être trop général
et même superficiel de le dire, mais on peut constater une
différence entre, disons, les deux camps, c'est-à-dire
entre les deux systèmes, les deux régimes de la formation.
Est-ce que vous pouvez parler de ce problème, c'est-à-dire
des frontières réelles entre les deux cultures ?
Rancière : C'est un peu difficile, parce
que je ne connais pas bien le système d'éducation
allemand, les problèmes de disciplines. Donc je vois ça
d'une manière plus globale. Il me semble qu'il s'est passé
récemment en Allemagne, en fait dans le rapport Franco-allemand,
quelque chose comme une inversion. Pendant très longtemps
l'Allemagne a été finalement la terre de la philosophie,
pensée comme le pays de la philosophie, et les français
se définissaient par rapport à cette idée qu'au
fond les grands paradigmes philosophiques modernes étaient
des paradigmes philosophiques allemands. On les a acceptés,
on les importés ou on les a refusés, mais on a pris
position par rapport à eux. On a adopté la position
de l'historien de l'art traditionnel français, qui dit, par
exemple : « la philosophie, j'en ai rien à faire ».
Actuellement, il y a toute une école qui sort d'une inspiration
américaine, qui dit que pendant deux siècles Schiller,
Hegel, Schelling, Hölderlin, etc., ont imposé la pensée
de l'absolu aux choses de l'art, et que maintenant il est tant de
les étudier pour elles-mêmes. C'est certainement la
question que pose Habermas à Heidegger : il y a une espèce
du renversement. Habermas prend justement le schéma weberien
des rationalités et celui de la communication entre ces rationalités.
Mais qu'est-ce que dit Habermas au fond ? Il vient dire que les
français ont emporté la philosophie nietzschéenne,
que c'est une philosophie esthétique qui brouille à
la fois la séparation des différentes sphères
de compétences, et qui, en même temps, est une menace
pour la raison. La pensée française des années
60 et 70, l'époque de Deleuze, de Foucault etc., a été
justement une pensée qui a brisé les frontières
; cela a été une époque où les philosophes
se sont occupés de toutes sortes de choses : de poésie,
de pénalité, des fous, des prisonniers... Il me semble
que pendant la même époque, il y a eu un mouvement
inverse en Allemagne, où finalement on a voulu séparer
en plusieurs formes de séparation. Il y a plusieurs formes
de séparation : il y a le modèle moderniste ; et puis
il y a le modèle qu'on a ressenti ici hier, disons, celui
du conservateur d'art ou du curateur d'art allemand qui dit : «
les idées des philosophes, ça c'est français;
les français sont des philosophes, des absolutistes ; ils
sont platoniciens, ils sont dans le monde de l'idée et ils
ne voient pas la réalité des processus de l'art, des
formes d'¦uvres »... C'est un peu un phénomène
du temps. On n'y peut pas grand chose. On dira simplement que, pour
moi, il faut le briser.
dissonance : Maintenant je voudrais vous proposer
de lire et de commenter une page d'un livre. C'est un passage assez
souvent lu et cité. C'est une page d'Empire de Toni Negri
et de Michael Hardt. Il s' agit d'une page avec une constellation
de citations intéressantes. Ça commence avec Das älteste
Systemprogram des deutschen Idealismus, ça continue avec
Deleuze et Guattari, et ça se termine avec Augustin. Je trouve
qu'il est intéressant de voir des forces différentes,
des projets différents sur la même page...donc, je
vous donne...
Rancière : D'accord, je regarde le texte...
4.3 The Multitude Against Empire
The great masses need a material religion of the senses [eine sinnliche
Religion]. Not only the great masses but also the philosopher needs
it.
Monotheism of reason and the heart, polytheism of the imagination
and art, this is what we need ... We must have a new mythology,
but this mythology must be at the service of ideas. It must be a
mythology of reason.
Das älteste Systemprogramm des deutschen Idealismus, by Hegel,
Hölderlin, or Schelling
We do not lack communication, on the contrary we have too much
of it. We lack creation. We lack resistance to the present.
Gilles Deleuze and Félix Guattari
Imperial power can no longer resolve the conflict of social forces
through mediatory schemata that displace the terms of the conflict.
The social conflicts that constitute the political confront one
another directly, without any mediations of any sort. This is the
essential novelty of the imperial situation. Empire creates a greater
potential for revolution than did the modern regimes of power because
it presents us, along side the machine of command, with an alternative:
the set of all the exploited and the subjugated, a multitude that
is directly opposed to Empire, with no mediation between them. At
this point, then, as Augustine says, our task is to discuss, to
the best of our powers, "the rise, the development and the
destined ends of the two cities ... which we find ... interwoven
... and mingled with another." Now that we have dealt extensively
with Empire, we should focus directly on the multitude and its potential
political power.
(pg. 393)
Rancière : Ce qui me frappe dans cette
page est la manière dont un schéma qui est en réalité
marxiste traditionnel se transforme en une sorte de schématologie.
Ce qu'il y a, basiquement pour moi derrière Empire, derrière
la pensée de Negri, c'est toujours, malgré tout, la
pensée marxiste traditionnelle des forces productives qui
vont briser les rapports de production. Donc, je dirais que lorsqu'il
dit que c'est la résistance, les forces de résistance
qui en réalité sont la substrat de l'empire, qui sont
en quelque sorte la réalité de l'empire, on retrouve
ce vieux schéma selon lequel les rapports de production capitalistes
ont capturé les forces productives, et les forces productives
se développent au sein de ses rapports qui vont les briser.
Mais en même temps il est intéressant que cette idée
marxiste soit prise au sein d'un schéma que je dirai vitaliste
si vous voulez. C'est l'importance, effectivement, de la référence
deleuzienne..
Ils auraient pu bien sûr aussi citer un texte de Deleuze
dans L'Image Temps, où Deleuze dit que nous avons besoin
de une foi dans le monde... Je crois qu'il y a effectivement cette
espèce de lien entre une sorte de vitalisme des forces et
l'idée d'une foi à recréer. Et cela fait du
même coup un lien avec le texte célèbre Das
Älteste Systemprogram des deutschen Idealismus : l'idée
qu'il faut lier la philosophie et le peuple. Là on dira la
multitude pour faire moderne. Il faut les lier par la création
d'une religion. Ce qui me frappe dans la citation, c'est qu'elle
met en italiques, donc souligne, « The great masses need a
material religion of the senses. » Das Sinnliche ! Parce que
bien sûr, les auteurs sentent bien que religion, ça
fait un peu mal pour un matérialiste déclaré.
Mais en même temps la religion revient à la fin puisque
la fin d'Empire ce n'est même pas Augustin, c'est François
d'Assise. C'est finalement la Prière aux oiseaux et une espèce
de nouveau panthéisme. Je crois que fondamentalement la philosophie
de Negri est de plus en plus une sorte de panthéisme, un
grand panthéisme de la vie, que ce panthéisme romantique,
nécessairement sur une voie compréhensible à
travers le vitalisme deleuzien, va rejoindre cette grande idée
des années 1800, l'idée qu'on va supprimer finalement
la politique au profit d'une nouvelle religion sensible. Je crois
que la sphère de la politique est coincée entre deux
choses : la sphère de l'économie, la sphère
des forces productives et puis la sphère de l'esthétique
au sens de la nouvelle religion, l'idée romantique que la
communauté est une communauté sensible de gens réunis
par une foi, par une croyance qui est commune à l'homme du
peuple et aux philosophes. Et je crois que c'est exactement ce chemin
qui est fait par Toni Negri et Michael Hardt dans ce texte. Finalement
les forces, disons, le schéma marxiste devient un schéma
vitaliste, et l'idée d'une révolution des forces de
production va rejoindre en quelque sorte son origine, à savoir
la révolution romantique du sensible opposé à
la révolution politique. Pour moi, ce qui est intéressant
est exactement ce texte du Plus ancien programme systématique
de romantisme allemand qui parle de l'alliance de la pensée
et du sensible, de la philosophie et de peuple. Or, ce schéma
est exactement le même schéma qu'on trouve chez Marx
dans ses premiers textes où il est question de l'alliance
de la philosophie allemande et du peuple français. Je crois
qu'il y a véritablement un topos romantique très fort
: le remplacement de la révolution politique par une révolution
qui crée une révolution économico-esthétique,
une religion, une révolution des forces vitales. Et bien
sûr, ces forces vitales se disent en un langage qui est un
langage spiritualiste. C'est finalement ce qui est frappant dans
Empire : c'est ce glissement des Grundrisse à Saint François
d'Assise...
dissonance : Ensuite, je voudrais parler du problème
pour formuler un concept de la représentation de l'autre,
qui revoit à la question qu'on vous a posé dans multitudes.
On voit dans cette discussion un lien entre ce que Deleuze et Guattari
ont appelé le moléculaire et le molaire, peut-être
liés au concept de la multitude vis-à-vis de celui
peuple. Je pense difficile de faire cette différence, ça
paraît devenir une question de sémantique.
Rancière : C'est une question difficile.
Moi, je ne peux pas répondre pour Deleuze et Guattari. Dans
le rapport entre moléculaire et molaire, il y a peut-être
deux choses. Il y a une première chose qui est une volonté
de sortir de l'univers des entités constituées, l'univers
des sujets constitués, de faire appel à une sorte
d'énergie, qui est une énergie qui n'est pas figée
sous la forme de sujet comme le peuple ou comme le peuple-prolétariat.
Et cela est plus ou moins porté par ce que j'appellerai la
révolution esthétique. La révolution romantique
est d'abord un passage des figures, des individualités définies,
à un monde qui est celui des pré-individualités.
L'individualité romanesque se dissout en affect et en percept,
et l'individualité picturale se dissout en touche et vibration
des couleurs. Je crois que ce modèle, qui est esthétique
ou physico-esthétique, ils essaient de le transposer en modèle
politique. Ils essaient d'en faire comme une solution au problème
de la représentation. Il s'agit d'opposer à une masse
figée dans son concept une énergie sans sujet et qui
circule.
C'est ce que veut dire multitude. Mais le problème est qu'en
politique, on crée toujours une scène. Ils essaient
d'éviter le modèle théâtral. On pourrait
presque dire qu'ils essaient d'opposer un modèle romanesque
de l'individualité dissoute au modèle théâtral.
Cependant, je pense que la politique a toujours plus au moins la
forme d'une constitution d'un théâtre..
Cela veut dire que la politique a toujours besoin de constituer
des petits mondes sur lesquels il y a des unités qui se forment
; ce que, moi, j'appellerai des sujets ou des formes de subjectivation,
qui vont mettre en scène un conflit, mettre en scène
un litige, mettre en scène une opposition entre des mondes.
Alors ça, ils n'en veulent pas ! Ce qu'ils veulent, c'est
une énergie-monde qui vient briser des masses. Cela ne constitue
pas une politique, et c'est ça le problème, en tout
cas pour moi. Lorsque j'oppose peuple aux multitudes, c'est parce
que d'abord on m'a posé la question à l'envers : il
est classique de dire que peuple est le vieux concept molaire, et
qu'il faut mettre à la place l'énergie moléculaire
des multitudes. Mais pour moi peuple ne constitue pas une espèce
de groupe. Peuple n'est pas une masse. C'est purement le nom d'un
acte de subjectivation. C'est dire qu'il y a un moment, comme par
exemple les manifestants de Leipzig en 1989, où il y a eu
des gens qui sont sortis dans les rues, et ils ont dit : «
alors nous sommes le peuple ». Mais « nous sommes le
peuple », ça ne veut pas dire : « nous sommes
les masses », « nous sommes ses représentants
». Ça veut dire davantage qu'un groupe d'individus
prend sur lui une forme de symbolisation, prend sur lui de constituer
un rapport entre nous et puis le peuple, un rapport entre deux sujets,
un rapport entre un sujet d'énonciation et puis un sujet
qui est énoncé. Pour moi, la politique n'est jamais
une affaire d'identité. Elle met toujours en scène
un écart. Et quand un dit « nous sommes le peuple »,
je dirai que précisément nous et le peuple n'est pas
la même chose ; la politique se constitue dans l'écart
entre les deux. Il me semble qu'en voulant opposer le moléculaire
au molaire, ils font l'inverse.
Ils ont besoin d'une sorte de réalité du sujet politique.
Pour moi la politique est la constitution d'une sphère théâtrale
et artificielle. Au fond, ce qu'ils veulent est une scène
de réalité. Du coup, ils transforment tout mouvement
de population en un acte de résistance politique. Par exemple
dans Empire, on parle des mouvements nomadiques qui brisent les
frontières de l'empire. Cependant, les mouvements nomadiques
qui brisent les frontières de l'empire, ce sont les groupes
des travailleurs qui paient des sommes fabuleuses à des passeurs
pour arriver en Europe, qui sont parqués dans des zones de
refoulement. Transformer cette réalité de déplacement,
en mouvement, en énergie politique anti-impérialiste,
je trouve que c'est quelque chose, en réalité, d'extravagant.
Je pense que c'est la conséquence de cette opposition entre
le moléculaire et le molaire, qui en réalité
revient toujours à l'idée de vouloir avoir un sujet
politique qui soit réel, qui soit une énergie vraiment
vitale à l'¦uvre. Or je crois que non : un sujet politique
est une espèce d'instance théâtrale provisoire
et locale.
dissonance : Dans notre manifeste nous avons écrit
qu'il faut avoir une conscience de la contingence du pouvoir, sortir
du rêve, d'un monde tel qu'il est compris et produit par les
mécanismes idéologiques des fascismes heureux, c'est
ce que nous avons appelé le nouvel ordre de monde. Nous avons
voulu nous adresser la Realpolitik, ce qui est difficile à
formuler, ou adresser, parce qu'on peut tomber très vite
dans une espèce d'impuissance, parce que les forces des mouvements
du capitalisme et du militarisme sont si fortes, et parfois nous
avons l'impression que c'est important de formuler l'espoir, un
concept d'espoir, un principe de l'espoir dans la politique ; ein
Prinzip der Hoffnung. Peut-être c'est aussi une des tentatives
d'Empire, de formuler un concept d'espoir, de trouver une mythologie
de la politique malgré la situation triste.
Je voudrais revenir sur la question de l'éducation. Vous
avez écrit un livre qui s'appelle "Le maître ignorant,
cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle".
Ce qui me frappe est qu'on a dans le même titre les mots «ignorant
», « maître » et « émancipation
intellectuelle ». Evidemment des termes difficile à
lier, mais c'est exactement ça qui m'intéresse, parce
que vous avez parlé d'une espèce d'auto-pédagogie,
selon laquelle il faut reconnaître la base de tout le monde,
comme une espèce d'universalisme.
Pouvez-vous résumer un peu cette idée ?
Rancière : Je résume un peu, parce
que ce livre est parti d'un contexte historique qui est quand même
très loin de nous, puisqu'il raconte essentiellement l'histoire
de Joseph Jacotot, qui était un professeur révolutionnaire
français en exil dans les années 1820 au Pays-bas,
qui a mis sur la table d'une manière complètement
provocante cette idée de l'émancipation intellectuelle.
Je crois que pour la comprendre, il ne faut pas se poser la question
: qu-est que ça veut dire un maître ignorant ? Non
! Je crois que ce qui est important là-dedans est l'opposition
entre ce qu'on peut appeler la pensée de l'égalité
et la pensée traditionnelle pédagogique. Cette pensée
traditionnelle pédagogique, au plan de l'individu comme au
plan politique, c'est la pensée du progrès, celle
qui pense toujours le mouvement d'acquisition de la connaissance
comme un développement selon le temps, selon la méthode
proposée par un maître, qui est à la fois maître
et savant. Ce qui très fort dans la pensée de Joseph
Jacotot dans les années 1820, ce qui m'a plu, ce que j'ai
essayé d'acclimater dans le contexte contemporain, c'est
la manière dont il pense qu'en réalité, les
méthodes pédagogiques sont, proprement, déjà
toujours des politiques. On pourrait dire qu'elles sont toujours
quasiment des ontologies. Autrement dit, l'idée du maître
qui transmet son savoir à un étudiant ou à
un élève qui est devant lui qui ne sait pas, c'est
en réalité une cosmologie et pas simplement une méthode.
Cela suppose toujours le rapport d'une intelligence qui sait à
une intelligence absolument vierge. A l'opposé, Jacotot dit
que, en réalité, pour qu'un maître explique
quoi que ce soit à un élève, il faut déjà
que l'élève comprenne les mots de maître.
Il faut déjà qu'il y ait une égalité
dans la possession de la langue maternelle, égalité
qui passe par les formes d'apprentissage qui ne sont pas les formes
de l'apprentissage scolaire. Il ne s'agit pas d'opposer une auto-pédagogie
à une pédagogie institutionnelle. Il s'agit d'opposer
comme deux logiques : une logique où la transmission du savoir
est en même temps la transmission d'un ordre ; et une logique
où l'acte d'apprendre est d'abord un acte. Le savoir ne se
transporte pas d'une tête dans une autre.
Il y a quelque chose qui se passe dans une tête et quelque
chose qui se passe dans une autre tête. Le savoir ne se transporte
jamais. Il cherche à rétablir une continuité
entre les formes de l'apprentissage habituel - on apprend en regardant,
en devinant, en comparent etc. - et les formes supposées
méthodiques de la transmission de savoir. L'idée d'un
maître ignorant, alors, qu'est-ce que c'est ? Il y a eu à
la grande époque du début de l'instruction publique,
cette formule provocante qui était un scandale horrible :
le maître ignorant. Cela veut dire que l'on peut enseigner
ce qu'on ignore. Alors qu'est-ce que ça veut dire "on
peut enseigner ce qu'on ignore" ? Cela veut dire qu'on peut
être pour un autre la cause du fait que cet autre apprend.
Qu'est-ce que c'est "être un maître" ? Être
un maître, ce n'est pas d'abord transmettre ce qu'on a dans
sa tête. Être un maître, c'est obliger un autre
à exercer lui-même sa propre intelligence. Le maître
est celui qui dit à l'élève « Regarde,
observe, juge, décide compare, déduit...
» Le maître est quelqu'un qui ordonne. Souvent on dit,
ça, c'est horrible, un maître qui ordonne. On préfèrerait
que ça soit seulement quelqu'un qui transmet. Ce n'est pas
vrai. L'important, c'est que le maître met l'autre dans la
obligation de se servir de sa propre intelligence. Et ce que nous
montre Jacotot, c'est qu'on peut mettre l'autre dans l'obligation
de se servir se sa propre intelligence pour apprendre une matière
qu'on ne sait pas soi-même ! Lui-même était Français,
vivait en Belgique, ne parlait pas hollandais, et il avait affaire
à des étudiants hollandais qui ne parlaient pas français.
Il a déclaré qu'il pouvait en quelque sorte leur apprendre
le français qu'ils ne connaissaient pas en leurs donnant
un texte bilingue Français/Hollandais. Sa recommandation
: débrouillez ce texte tout seul ! La méthode empirique
d'apprentissage ici ne m'intéresse pas. Ce qui est important,
c'est l'idée de l'enseignement qui est fondée là-dessus.
Dans la schéma traditionnel pédagogique, un peu progressiste,
on développe petit à petit l'intelligence, et puis
l'individu, petit à petit s'émancipe, se libère
etc. L'idée de Jacotot est que l'émancipation précède
toujours l'apprentissage. L'émancipation, c'est la décision
simplement qu'on est un égal. À la base de tout apprentissage
intellectuel, il y a la décision qu'on est un égal,
qu'on peut savoir puisque on est un égal. L'essentiel est
la prise de conscience de l'égalité de toutes les
intelligences.
dissonance : Cette question de l'égalité,
ça veut dire aussi que l'égalité de l'espace
est quelque chose de très important dans la question de l'art
contemporain et je pense que c'était peut-être un des
problèmes rencontrés hier soir, quand on a parlé
du problème de l'art contemporain : le problème non
pas de l'égalité de l'espace, mais de la hiérarchie
de l'espace. Nous avons cet espace qui est l'espace de l'art contemporain,
qui est d'un côté plein de n'importe quoi, et de l'autre
côté, un espace extrêmement hiérarchisé.
On a donc une égalité représentative, un espace
où on peut ce qu'on veut, mais la réalité derrière
cette façade, c'est un espace qui est extrêmement hiérarchisé,
extrêmement loin du peuple, des multitudes etc. Ce n'est pas
une tentative de montrer une passion prolétarienne, c'est
juste une observation qui tente de comprendre la critique de cette
institution de l'art contemporain.
Rancière : Effectivement, il y a un paradoxe.
On a connu un régime classique qui était ouvertement
hiérarchisé, où il y a eu la hiérarchie
des arts, la hiérarchie des genres, le rapport des arts à
la décoration des monuments, des églises... Et puis
on est passé dans un monde où ces formes de hiérarchie-là
ont disparu. Toutes les pratiques de l'art, tous les genres se sont
alors trouvés mis sur un plan d'égalité. Dès
lors, il n'y a plus de sujets nobles et des sujets vulgaires, mais
n'importe quoi peut entrer dans le domaine de l'art. Évidemment,
le paradoxe est que, lorsque n'importe quoi peut entrer dans le
domaine de l'art, ce domaine se constitue comme une sphère
spécifique avec sa frontière, c'est-à-dire
avec les lieux où on expose de l'art. Je crois qu'il y a
une dialectique difficile à dénouer.
Effectivement n'importe quoi depuis maintenant près d'un
siècle peut être un objet d'art, chacun est artiste
etc. Mais quand on dit que chacun est artiste, on dit que chacun
peut exercer un forme d'habilité, que chacun peut exercer
une manière de faire voir un monde, que chacun peut envoyer
quelque chose comme une adresse au monde. Et cela suppose par conséquent
qu'il y a un monde qui soit identifié comme le monde de l'art.
On est toujours dans cette logique où il y a de l'art pour
autant qu'on identifie un monde d'art..
Et, dans la modernité, on a ce que j'appelle le régime
de l'art, cet espace paradoxal, où depuis qu'il y a de l'art,
qu'il y a de l'Art avec un grand « A », n'importe quoi
peut en faite devenir de l'art. Cependant, à l'inverse, ce
devenir de l'art passe par la constitution d'une sphère où
il y a des gens qui font entrer ou qui ne font pas entrer. Cela
veut dire qu'effectivement, on est dans le prolongement d'une logique
pop-art : n'importe quoi peut devenir art. Mais dans la mesure même
où n'importe quoi peut être de l'art, il faut qu'il
y ait des gens qui exercent une fonction de déclaration,
de sélection de ce qui est de l'art. C'est peut-être
pourquoi il y a des gens qui disent que l'art est désormais
« curatorial-art », parce que plus la capacité
de n'importe qui est reconnue, plus la capacité de n'importe
quel objet d'être de l'art est avérée, plus
en réalité se renforce en même temps le pouvoir
de ceux qui ont à décider que cela va être exposé
comme de l'art et pas cette autre chose. Et là, je dirais
que la situation est difficile à mon avis, parce que bien
qu'on puisse créer des réseaux parallèles,
les logiques curatorielles dominantes sont des logiques qui souvent
dominent le système d'enseignement. Autrement dit, on peut
dire que l'art est libre, mais finalement dans les mêmes catégories
que l'art officiel. Le problème est que tout art de l'avant-garde
devient, à une vitesse folle, art officiel. Il y a eu une
époque où l'art abstrait est devenu l'art officiel,
et on peut dire que maintenant, en gros, en France, l'art des installations
est à peu près l'art officiel. Cet art peut avoir
des légitimations un peu différentes, mais en gros
malgré tout, un même standard marque les écoles,
le nouveau est très codifié. Et c'est pour ça
que c'est très difficile de trouver des propositions d'art
qui puissent à la fois se donner leur propre espace et en
même temps être des propositions neuves par rapport
au standard, parce que les standards sont extraordinairement puissants.
Même les gens qui ne sont pas dans la sphère réservée,
reproduisent les mêmes standards. Si bien qu'on se dit : celui-là
ou un autre c'est pas la peine de changer. On voit bien comment
dans toutes les expositions au quatre coins de monde, ce sont les
mêmes installations des mêmes artistes qui circulent
indéfiniment, qu'on revoit partout parce qu'on se dit bon
on a cela, on a cela, c'est un peu comme une troupe qui circule,
qui a à roder... C'est un peu le problème : pas simplement
l'idée que les multitudes vont s'exprimer par, avec des lieux
à elles, des réseaux à elles ; mais l'idée
d'inventer de nouvelles combinaisons.
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