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La chronique de Cynthia Fleury
Sartre « Un théâtre de la liberté »

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-03-09/2005-03-09-458130


Du 9 mars au 21 août, Jean-Paul Sartre - l’homme, sa pensée, son engagement - va faire l’objet d’une splendide exposition à la Bibliothèque nationale de France, regroupant pas moins de 400 documents (dont plusieurs inédits) qui proviennent pour la plupart des collections de la BNF. Profitant lui aussi du centenaire de la naissance de Sartre, Michel Contat - spécialiste incontesté de l’oeuvre sartrienne - fait paraître dans « La Pléiade » 1 600 pages consacrées à l’oeuvre théâtrale du grand homme (1). L’occasion pour nous de (re)découvrir les très célèbres Huis clos, les Mouches, les Mains sales, Kean, la Putain respectueuse, de se familiariser davantage avec Bariona, Morts sans sépulture, le Diable et le Bon Dieu, Nekrassov, les Séquestrés d’Altona, sans oublier les Troyennes.

Dans sa préface, Michel Contat pointe la spécificité du théâtre sartrien : c’est un théâtre, écrit-il, fondé sur une « philosophie qui interroge le théâtre dans la vie ». Ce qui passionne le philosophe, c’est donc l’étude du « jeu » que nous sommes tous involontairement amenés à jouer dans la vie de tous les jours : « condamnés à être ce que nous sommes sur le mode de ne l’être pas, nous jouons

tous plus ou moins le rôle social qui nous est assigné, faute de pouvoir tout à fait le réaliser ». Le théâtre sartrien,

c’est d’abord la conscience de ce « manque ontologique » qui se situe en amont de chaque homme ; manque - et conscience du manque - qu’il s’agira par la suite de mettre en scène. Sartre se délecte de la « théâtralité de l’existence humaine ». Son théâtre, résume Michel Contat, est « passionnément théâtral ».

Sartre nous conte donc l’insuffisance de la comédie humaine ; pour autant, parce que son théâtre est « follement lucide », il n’en demeure pas moins un « théâtre de la liberté », et cela pour deux raisons : la première, parce qu’il met en scène la question fondamentale : « qu’avons-nous fait de la liberté ? » ; la seconde, parce qu’en étant également un théâtre de l’action et de la politique, il tente d’y répondre. Sartre a conscience de l’accablement de l’homme.

Son théâtre est un « théâtre d’après la nausée », qui voit l’homme être fait comme un rat. Personne n’a oublié ces lignes qui décrivent un Roquentin aux prises avec lui-même : « J’ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d’eau blanchâtre [...] et cette mare, c’est [...] moi. »

Ce goût indéfinissable et pourtant si désagréable, ce goût dans la bouche, chacun d’entre nous en a fait l’expérience :

c’est la saveur de la « rumination douloureuse ».

Sartre-Roquentin voudrait cesser de ruminer mais c’est tout bonnement impossible.

Être un homme, c’est faire l’expérience du dégoût et du vertige d’exister.

Ainsi, le théâtre de Sartre réussit cette double prouesse d’être à la fois un « théâtre de l’héroïsme » et un « théâtre de la démystification de l’héroïsme ». En ces temps d’Occupation, le discours sartrien s’assimile à un acte de résistance. Dans les Mouches, c’est à « l’esprit de résignation » qu’il s’en prend. L’ennemi de Sartre, écrit Michel Contat, c’est la « bien-pensance », l’idéologie de la soumission. En dénonçant le catholicisme, Sartre condamne le système qui a soutenu le maréchal Pétain, et tous ceux qui ont eu la bassesse de justifier « métaphysiquement » la collaboration.

Michel Contat résume ainsi le défi de Sartre : « Comment écrire une pièce sur la liberté, quand son pays est vaincu et soumis ? » La réponse, en apparence claire, n’en est pas moins sibylline puisqu’il s’agit de donner « à ressentir et à penser la nécessité du choix ». Théâtre de la liberté donc, parce que théâtre de l’obligation du choix ; parce que théâtre de l’angoisse et de l’absurde.

Aux États-Unis, rappelle Michel Contat, lors de son premier séjour en 1945, Sartre avait tenté d’expliquer ce qu’avait été le théâtre sous l’Occupation, et pour quelles raisons notamment il avait supplanté un instant le cinéma. « La honte, le chagrin et la colère étaient trop aigus » pour vivre sans remords le divertissement cinématographique.

À la différence, le théâtre offrait une « mise à nu » plus respectable de la condition humaine, une sorte d’alchimie entre l’intensité et l’austérité ; en un mot, la conscience de la misère de l’homme. Théâtre de la liberté donc, parce que « théâtre de la pauvreté ».

(1) Théâtre complet, préfacé par Michel Contat,

collection « La Pléiade », Éditions Gallimard, 2005.

Article paru dans l'édition du 9 mars 2005.