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C'est la faute à Sartre
Par Jean-Paul Dollé
In magazine littéraire n° 248
Décembre 1987

Origine : http://www.magazine-litteraire.com/archives/ar_384.htm


Sartre a symbolisé la figure de l'intellectuel démoniaque. Examen des charges qui ont pesé contre lui.

Dans la nouvelle édition du « Dictionnaire des idées reçues », à la rubrique Sartre, on peut lire ceci : « Hommes de lettres prolifique, tour à tour romancier, dramaturge, essayiste, pamphlétaire. Philosophe post-cartésien de la conscience et du projet. S'est toujours trompé en politique. » Pour parachever la constitution du mythe Sartre comme figure exemplaire de l'intellectuel démoniaque, il lui est rituellement opposé la sagesse aronienne, aussi modeste que la violence sartrienne fut arrogante.

Eh bien, dira-t-on, cette nouvelle vulgate dominante est à prendre pour ce qu'elle est ; la maque du classique retour de balancier, quand un grand auteur, mort, rentre dans le pénible temps de son purgatoire. Il semble que la question Sartre dépasse ces rituels aléas de l'histoire littéraire et qu'elle fonctionne comme révélateur de ce que chacun tient pour l'essence et la légitimité de l'écriture et de la philosophie.

On connaît les charges qui pèsent sur l'accusé Sartre. Dans l'ordre politique et éthique : une impardonnable complaisance avec le totalitarisme, depuis son compagnonnage avec le PCF, en passant par son soutien enthousiaste aux pires errements du tiers-mondisme, pour finir par sa pitoyable caution au maoïsme français ; Pour ce qu'il en est de la théorie, une incompréhension radicale de la psychanalyse, et, d'une manière générale, des acquis des sciences humaines structurales au profit d'un ravalement de la vieille tradition française, cartésiano-bergsonnienne, une philosophie pour la classe de philo.

l ne s'agit pas, dans le cadre de cet article, de jouer les avocats de la défense, et encore moins de porter un jugement philosophique ou politique d'ensemble sur l'œuvre de Sartre. Plus prosaÏquement, on s'interrogera sur les modalités et le type de fonctionnement de l'erreur pour un intellectuel qui se recommande et s'autorise de la philosophie, et des titres de validité de ceux qui, au nom de l'évidence du droit et du savoir, se croient aptes à la repérer et à la critiquer.
C'est une affaire entendue en 1987, nul ne conteste que le « socialisme existant » est la forme dominante du totalitarisme. Cela veut-il dire que Sartre a eu intrinsèquement tort, parce que dans la lutte contre les guerres coloniales d'Indochine, d'Algérie, dans ses prises de position en faveur des luttes ouvrières contre le patronat, dans son soutien au mouvement de Mai 1968, il s'est trouvé plus près de l'extrême gauche que de la droite libérale ? Le fait qu'il ne se soit jamais inscrit au PCF et que, bien qu'il ait proclamé que le marxisme était l'horizon indépassable de notre temps, il se soit toujours battu contre le stalinisme, devrait déjà nuancer le jugement : Sartre = dérive totalitaire. Est-ce que dans ces trois occurrences historiques il faudrait admettre que seuls ont eu raison ceux qui rétrospectivement portent un jugement d'autant plus juste qu'il s'énonce au futur antérieur ?

Fallait-il défendre l'empire français, ou à tout le moins prônet une évolution lente de la colonisation à l'autonomie car se solidariser avec les guerres de libération nationale, c'était justifier par avance la dictature, l'extension de l'empire russe, le martyre des boat-people, la folie sanguinaire de Sekou Touré ou les atteintes répétées aux droits de l'homme en Algérie et dans d'autres pays africains ? Contester les injustices de la société française, mettre en doute l'autorité de droit divin des castes patronales, mandarinales ou technocratiques, était-ce du même coup excuser ou justifier le centralisme démocratique du PCF, ou pire encore le terrorisme sanglant de la Fraction Armée Rouge en Allemagne ou des brigades rouges en Italie ? Etait-ce une erreur que de soutenir les mouvements sociaux qui aspiraient à plus de démocratie, à plus de transparence ? Ceux qui à l'époque, quand il fallait faire un choix, soutenir ou condamner, préféraient maudire l'esprit manichéen de guerre civile et se retirer du jeu pour sauvegarder leur liberté d'esprit, avaient-ils plus raison ou se trompèrent-ils moins ? Il est certes loisible d'en disserter. Mais rien ne prouve a priori qu'ils aient, a posteriori, raison, à moins qu'on tienne pour assuré, en droit et en vérité, que l'état du monde et les choses, dans nos sociétés libérales, est intrinsèquement juste et que tout essai de le transformer place ceux qui s'y risquent dans les camps des fourriers de la démocratie et des droits de l'homme.
Certes la conception pragmatico-libérale du monde est parfaitement respectable. Il est à la fois rationnel et compréhensible de concevoir qu'un tiens d'une société libre vaut mieux que deux tu l'auras d'une conquête de nouveaux droits et de nouveaux espaces de liberté, mais il ne s'en déduit pas que ceux qui aspirent à une démocratisation plus radicale dans l'ordre social, institutionnel ou éthique sont les alliés conscients ou les marionnettes manipulées des führers, des despotes ou des petits pères des peuples. Préférer l'idéologie libérale à l'idéologie critique est une prise de position concevable ; stigmatiser la position critique comme seule relevant de l'enfer des idéologies est au mieux un tour de passe-passe rhétorique, au pire un escroquerie intellectuelle.

Or, c'est bien de cela dont il s'agit quand, au nom des leçons macabres de l'histoire ou de la rigueur scientifique, on statufie Aron pour mieux disqualifier Sartre. L'un aurait été un modèle d'objectivité et de tolérance, l'autre un repoussoir de mauvaise foi et de fanatisme « métaphysique ». Il n'est nul besoin de démonologiser l'un ou l'autre pour constater qu'ils ne se référaient pas au même système de valeurs ou de priorités pour juger des mêmes événements historiques et, que, par conséquent, leurs évaluations pouvaient être diamétralement opposées. Cette lapalissade reconnue n'implique nullement que dans la nuit des jugements, toutes les vaches idéologiques sont grises. Mais cela veut dire que dans l'espace de débat démocratique, les critères de jugements ne relèvent pas de l'éthique scientifique de l'exactitude ou de la vérification, mais de celle, tout aussi sévère et astreignante, de la conviction ou de la responsabilité, pour reprendre les catégories wébériennes. Dès lors que chacune de ces éthiques n'outrepasse pas les limites de la loi démocratique, soit l'interdit de la contrainte violente pour imposer son choix ou son jugement, elles ne peuvent se prévaloir d'une hiérarchie scientifique, l'une incarnant le vrai et l'autre l'erreur, mais renvoient à l'irréductibilité des partis pris philosophiques, qui tout à la fois signent et fondent la liberté de pensée, socle de la démocratie.

Dès lors subordonner la sphère du philosophique à la sphère des opinions idéologiques ou politiques qui peuvent s'en réclamer est non seulement une erreur méthodologique, mais plus fondamentalement ruine toute légitimité de la philosophie et par conséquent de la démocratie, qui n'a d'autre valeur universalisable que la libre lutte des idées, dont les citoyens sont les seuls juges.

En fait, au-delà des dénonciations politiques, ce qu'on reproche fondamentalement à Sartre, c'est de penser seul. Ce qui est visé dans le rejet de son « hyperidéologisme », c'est l'exercice même de la philosophie, c'est-à-dire le libre choix de porter un jugement sur l'être et le monde, non pas du point de vue d'un savoir cumulatif, mais à l'aune d'un désir de vérité et d'une intention de sens. Cette prétention ne serait soi disant plus de mise à l'âge des experts, des spécialistes et d'autres grands communicateurs. Que le langage soit autre chose qu'un médium, voilà qui est proprement intolérable à l'heure de la compétition et de la pensée fonctionnant comme une banque de données. Pour Sartre, penser et écrire ce n'est pas produire des stocks, de savoirs instrumentalisés, ni transmettre des signes, des codes ou des ordres, mais c'est faire appel à la liberté de l'autre pour produire un monde non encore connu, toujours à faire, creux toujours en suspens d'être comblé, par le projet d'un sujet en action et en extension. Bref, pour Sartre, le monde et l'autre ne sont pas des choses, mais des situations par rapport auxquelles je peux déployer une pratique et, derechef, me situer dans l'histoire des hommes. Cette éthique n'est pas compatible avec le spectacle hallucinatoire des marchandises et des spots publicitaires que d'aucuns veulent nous faire accroire comme l'horizon indépassable du réel. Irrécupérable Sartre, comme son héros des « Mains sales », donc figure toute désignée pour le ressentiment. Comme de bien entendu, après Voltaire et Rousseau, c'est aujourd'hui « la faute à Sartre ».

In magazine littéraire n°248 - Décembre 1987