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Une violence éminemment contemporaine
Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires de Jean-Pierre Garnier (Agone)
Note de lecture Christiane Passevant
samedi 15 mai 2010


Origine http://divergences.be/spip.php?article1912

Paris se vide de sa population…  Paris se "gentrifie" au pas de course, Paris est absorbé par la course à la consommation et conforme à une image des "élites", avec encore quelques poches de folklore aménagées, Paris se dénature… Et les classes populaires sont repoussées par delà le périphérique, et bien au-delà, car les ambitions foncières s’accordent à l’idée d’un Grand-Paris miroitant et "boboïsé" qui efface ce Paris des faubourgs où les quartiers signifiaient encore quelque chose d’autre que des formes de placements. C’est l’« incompatibilité foncière entre la réalisation pleine et entière du droit à la ville et le maintien des rapports de production capitalistes. »

Dans Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville. La petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, Jean-Pierre Garnier revient sur un processus politique de privation du droit à la ville. Une dépossession qui laisse de plus en plus de citadins et de citadines sur le carreau de banlieues éloignées, parqué-es dans des logements sociaux s’ils ont la chance d’en bénéficier et, à terme, assurément lobotomisés par le piège épuisant du métro-dodo-vidéo-boulot, quand ils ou elles ont l’heur d’en avoir un de boulot !

Vider la ville des pauvres demeure une constante de la politique des villes. La stratégie consiste d’abord à exclure ceux et celles qualifié-es d’« exclu-es » qui font désordre dans les centres-villes « gentrifiés », rénovés, embourgeoisés… Une « stratégie idéologique à long terme qui s’inscrit dans un projet politique qui, depuis “l’alerte” de 1968, apparaît de plus en plus comme le “grand dessein” des dirigeants éclairés de la classe dominante : le ralliement de la nouvelle petite bourgeoisie née du développement du mode de production capitaliste et appelée à remplacer l’ancienne petite bourgeoisie comme classe d’appui de la bourgeoisie. » Il faiut donc favoriser l’installation d’une nouvelle petite bourgeoisie, qui adhère évidemment au système et dont « la volonté de se distinguer à tout prix du “commun” va de pair avec un suivisme constant à l’égard des courants idéologiques en vogue, soumission qui peut aller jusqu’à l’obéissance aux injonctions émanant des représentants de l’ordre établi, à charge pour les “créateurs” et autres “concepteurs” de trouver le style qui aidera à faire passer la servilité pour de l’anticonformisme. »

Welcome dans le monde enchanté de la "com" et de la barbarie new look ! Il faut cacher la misère, faire disparaître le peuple et séduire une petite bourgeoisie qui se veut moderniste et « a cessé d’être progressiste : le social, désormais, lui importe peu. Seul compte le “sociétal ”. » D’où la nécessité de virer en douceur les pauvres des centres villes pour y installer des Parisien-nes du troisième type, des jeunes cadres dans les vieilles pierres. Et « les entrepôts de fruits exotiques [sont] transformés en boîtes à cul, en boîtes à fringues, en boîtes à cons ».

Paris illustre un phénomène de dimension planétaire : la restructuration urbaine, la « destruction créatrice » fait des ravages à Pékin, à Mumbaï, à Delhi, à New York… On crève sur les trottoirs, au pied des immeubles de standing quand ils ne sont pas encore gardés par des vigiles et des chiens. La crise justifiant les fortunes des uns et la misère des autres, les laissés-pour-compte d’une société de plus en plus inégalitaire. « Les saisies et les expulsions qui ont jalonné la crise des subprimes aux Etats-Unis, jetant à la rue des milliers de familles de prolétaires déjà affectées par la récession et le chômage, attestent de la violence sociale imposée aux classes populaires par les possédants en matière d’habitat urbain, laquelle n’a rien à envier à la rapacité des débuts de l’industrialisation pressurant sans états d’âme leurs locataires ouvriers dans les faubourgs des grandes agglomérations. »

Pas question cependant pour les sociologue et autres "experts" médiatisés d’analyser le phénomène en raison de leur « aversion profonde de toute approche du monde social en termes de rapports domination et de lutte de classes. » Il s’agit donc de criminaliser les insurgés et les rebelles car « si les fauteurs de trouble étaient vraiment “exclus” de la société, on se demande comment ils pourraient lui poser problème ! Ils ont montré avec force, au contraire, qu’ils en faisaient pleinement partie, non seulement en réussissant à la déstabiliser au point d’inquiéter ses élites et ses garants, mais en manifestants en actes sinon en paroles une indéniable et irrépressible aspiration à l’égalité. » Auquel répond un discours de campagne évoquant la "karchérisation" de la « racaille » et des « crapules », les promesses électorales de nettoyage des quartiers pour une mise en sécurité des villes, ce qui donne la mesure d’une société de la peur et de la violence qui ne cesse de produire des inégalités de plus en plus criantes et n’envisage que la répression pour aborder les problèmes sociaux.

« La prolifération de l’arsenal sécuritaire donne plutôt l’impression que la pacification de l’espace urbain sera de plus en plus tributaire d’une surveillance de tous les lieux et de tous les instants. Tantôt discrète, tantôt pesante, elle s’appuiera, comme elle le fait déjà, sur le nec plus ultra de l’innovation technologique. Et sur la “compréhension” des citadins dont le civisme sera lui aussi mobilisé. Tant il est vrai qu’avec l’assentiment populaire, cette barbarie high tech et sophistiquée peut aisément passer pour un progrès [1]. », écrivait Jean-Pierre Garnier en 1996, et aujourd’hui il ajoute que, « Faute d’alternative politique leur permettant de s’extraire de leur désastreuse situation, les laissés-pour-compte de la “métropolisation” pourraient bien dans les années qui viennent contribuer à la diffusion de la “violence urbaine” sur l’ensemble du territoire. » Une « radicalisation dont rien ne garantit qu’elle empruntera le chemin de la légalité. »

Jean-Pierre Garnier [2] : Il faut se référer à cette autre violence que l’on connaît depuis des lustres, notamment en France, mais ailleurs aussi, que l’on appelle la violence historique de la lutte de classes. Historique dans les deux sens du terme, pas seulement parce qu’elle remonte, concernant le capitalisme, au début du XIXe siècle, mais parce que l’Histoire avait un sens, c’est-à-dire une direction, une signification. Les dominants exerçaient cette violence, mais les dominés résistaient, avaient des idéaux, des programmes, des organisations, des théoriciens, des espoirs et l’horizon était l’émancipation collective. C’est une tradition en France que l’on peut qualifier de progressiste, au sens propre du terme. Demain ne serait peut-être pas un avenir radieux comme diraient les staliniens, mais plus souriant. Cela remonte au siècle des Lumières et cette idée de progrès de l’humanité remonte même au XVIe siècle. Jusque dans les années 1970, cette violence historique opposait clairement d’un côté les exploiteurs et de l’autre les exploités, les dominants et les dominés.

Puis, après les années 1970, si la violence des exploiteurs existait toujours, mais face à eux, le mouvement ouvrier s’est décomposé sociologiquement pour des raisons économiques, de restructuration, de formes d’exploitation. Le discrédit a touché les idées socialistes et communistes en raison des incarnations caricaturales et sanglantes de la bureaucratie stalinienne — régimes à la Pol Pot, Mao, sans parler de Staline et Brejnev —, mais aussi le marxisme, les analyses en termes de classes. Ce qui fait que la classe ouvrière — la classe ouvrière objective existe encore — en a pris un sacré coup. Elle est pulvérisée, décomposée, restructurée, qu’il s’agisse des lieux de travail, de l’habitat, et aujourd’hui tout ce qui était son armature intellectuelle et idéologique s’est aussi effritée. Et à présent, la lutte de classes a été remplacée par ce que Noam Chomsky appelle a Class Warfare, c’est-à-dire un état de guerre larvé ou pas, selon les pays, où l’initiative est à la bourgeoisie, la bourgeoisie prend l’offensive [3]. Claude Guillon parle de terrorisation démocratique [4] et montre que l’on peut passer à un régime policier sans changer une virgule aux lois existantes. L’article 16 de la Ve République revient à dire : on suspend toutes les libertés, tous les droits en cas d’urgence et pour la préservation de l’intérêt national et la sécurité de l’État.

L’établissement d’une dictature est donc constitutionnellement inscrit, et depuis la série de lois qui sont passées déjà avec Alain Peyrefitte [5] et jusqu’à aujourd’hui, on sait que la domination du côté bourgeois ne fait que s’intensifier sous toutes ses formes. Mais en face, il y a dans le meilleur des cas une résistance ou une résignation. Car avec l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle couche sociale, la classe dominante a imposé de manière virtuelle un véritable interdit de radicalité critique. Car, dans cette société soit disant "apaisée" et officiellement pacifiée [6], comme le dit un idéologue du social-libéralisme, Alain Touraine, nous en avons fini avec la guerre de classes larvée. C’est-à-dire que nous serions passés d’une société conflictuelle, et j’utilise certaines expressions de ces sociologues, à une société contractuelle. Autrement dit, les victimes de ce système social, n’ayant plus d’armes théoriques ou politiques pour reprendre l’offensive et proposer une alternative, se résignent ou participent à des rebellions qui ne sont plus accompagnées de projets, de stratégie, d’objectifs clairement exprimés. C’est-à-dire que les jeunes des cités, les jeunes prolétaires parqués dans des zones de relégations, considèrent la société comme injuste — ce qui a toujours été — et irréformable — ce qui pourrait inciter à faire la la révolution —, mais ce qui est nouveau, c’est qu’ils la voient comme indestructible. Et cela provoque ce que j’appelle la "haine réactive". Avant nous avions la violence orientée de la lutte des classes et maintenant, c’est une violence erratique, sans but, sans cible, des déclassés.

[1] Jean-Pierre Garnier, Des Barbares dans la cité, Paris, Flammarion, 1996.

[2] Extrait de l’entretien à propos de son livre Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville. La petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires (Agone) sur Radio Libertaire, dans les Chroniques rebelles, le samedi 3 avril 2010.

[3] Voir N. Chomsky & J. Bricmont, Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, Paris, Cahiers de L’Herne, 2009.

[4] Voir Claude Guillon, La Terrorisation démocratique, Paris, Libertalia, 2009.

[5] Homme d’État qui a occupé plusieurs ministères sous de Gaulle et jusqu’au septennat de Giscard D’Estaing.

[6] Voir l’ouvrage de Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur, Paris, La Découverte, 2009.

http://divergences.be/spip.php?article1912