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Seine-Rive Gauche : un quartier parisien bien policé
Jean-Pierre Garnier


Origine : http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?tag=segregation-sociale&print=print-page

« La ZAC Rive Gauche est un exemple saisissant d’opération de grande ampleur où la sûreté occupe une place considérable, sans être pour autant être formalisée. » Telle est la conclusion d’un mémoire de master présenté à l’Institut Parisien d’Urbanisme de l’université de Paris XII-Créteil. Un mémoire typique de la formation ou, plus exactement du formatage auquel sont soumis les étudiants appelés à devenir des experts au service des aménageurs urbains, ou, à leur tour, des enseignants chargés de transmettre la vision officielle et consensuelle de « la ville de demain ».

Un mémoire qui, surtout, révèle en quoi l’opération Paris Rive Gauche, réalisée dans une zone occupée jusqu’au début des années 90 par des locaux industriels en partie désaffectés, d’anciens entrepôts frigorifiques de la SNCF et des installations ferroviaires, préfigure la civilisation urbaine à venir. Ce qui conduit à se demander en quoi l’« exemple » d’urbanisme sécuritaire qu’il constituerait est « saisissant » aux yeux de l’étudiant auteur du mémoire mentionné. Tout simplement parce qu’il n’apparaît pas comme tel : omniprésente, la sécurité, rebaptisée « sûreté » comme le veut la doxa, se dissimule en effet derrière la « qualité ». Reste à savoir par quelles manipulations urbanistiques et architecturales on y est parvenu.

De fait, il n’est pas de question de sûreté et encore moins de sécurité dans les discours des élus locaux de cette partie du 13e arrondissement, des aménageurs, des urbanistes et des architectes. Pourtant, comme le relève l’auteur pour s’en émerveiller, tous ont parfaitement intégré ses impératifs dans la conception du nouveau quartier. « La prévention de la malveillance implique une conception intégrée de la sûreté dans les opérations d’aménagement », nous avertit-il d’emblée. Pourquoi ? En raison de la « demande des habitants et des collectivités locales » face aux « actes de malveillance, qui comprennent les actes de délinquance et les actes criminels réprimés pénalement, la menace terroriste, mais aussi les incivilités et les troubles infra-pénaux qui contribuent directement au développement du sentiment l’insécurité ». Et l’étudiant de se poser quelques questions rituelles qui ne risquent guère de fâcher : « quels sont les acteurs qui participent à la démarche de sûreté ? Quels aménagements répondent aux exigences de sûreté ? Comment articuler sûreté et qualité des espaces publics ? » Suit une autre série d’interrogations dont la pertinence n’échappera qu’aux mauvais esprits. « La sûreté est-elle un levier pertinent d’aménagement ? Quelles sont les dérives potentielles d’une approche de sûreté mal maîtrisée ? »

Il faut dire que la problématique de départ en forme de postulat n’a pas de quoi non plus faire frémir le mandarinat de la recherche urbaine et ses commanditaires. Elle est commune à toutes les entrées en matière des études, rapports, articles ou ouvrages portant sur le même sujet : face à l’« augmentation de la criminalité propre à notre civilisation urbaine » — sans rapport, bien sûr, avec le retour d’un capitalisme rendu à sa sauvagerie d’antan par le néo-libéralisme — et au « développement de l’individualisme » — qui lui, non plus, n’aurait rien à voir avec le culte du « mérite », de la « réussite » et des « gagnants » —, « quelles réponses apporter au sentiment d’insécurité ? » Comment éviter un « cloisonnement » accru de notre société ? « Comment revenir à l’urbanité ? Quelles solutions pour redonner à l’espace de la cité la qualité qui permettre le vivre-ensemble ? » C’est là une thématique chère à un « philosophe urbain » de pacotille, codirecteur du mémoire, qui empile depuis des années les contre-vérités et les platitudes en vogue dans le milieu de la recherche urbaine  [1].

Pour « réfléchir sur un cas concret », l’auteur a donc choisi de s’intéresser à la ZAC Paris-Rive Gauche, dans le 13e arrondissement de la capitale, qui est, selon lui, une « formidable vitrine du savoir-faire parisien en matière d’aménagement ». En effet, « l’ambition de la ville de Paris » était de « façonner un quartier haut de gamme, à vocation internationale, à la fois pôle d’emploi et de connaissances. La présence de grands noms de l’architecture et de l’urbanisme contribue au rayonnement du quartier. Parmi les architectes-coordinateurs, on compte pas moins de cinq grands prix de l’urbanisme ». Dès lors, se demande notre étudiant, « une étude de sécurité aurait-elle été nécessaire ? »  [2]. Question pour le moins oiseuse.

À la différence, en effet, des opérations de « rénovation urbaine » menées dans le cadre de la « politique de la ville » — la police de la ville, en fait —, ce réaménagement d’un secteur parisien ne concerne pas l’une de ces zones de relégation urbaine où sont parqués les pouilleux et les « racailleux ». « L’absence de populations fragiles et de délinquance », observe notre aménageur en herbe, facilite aussi le succès de Paris Rive Gauche en matière de sécurité car « le “ standing ” du quartier, malgré une mixité affichée, entraîne des prix élevés, pour le logement d’une part, mais aussi par les prix des restaurants et des bars. Cette ségrégation par les prix compromet l’idée ville pour tous ». Et pour cause ! La plupart des appartements mis en vente ou loués dans les immeubles de ce quartier (6 000 logements familiaux plus 1 500 logements étudiants pour 20 000 habitants) que l’on a voulu « innovant et évolutif » ne s’adresse qu’à une population scolairement dotée aux revenus confortables. Quant au logement social, il est réduit à la portion congrue et la plupart des HLM construits ne sont accessibles qu’aux néo-petits bourgeois [3] où l’on retrouve, entre autres, une partie des anciens militants « Verts » bac + de l’association Tam-Tam, qui réclamaient à grand bruit un plus fort pourcentage de logements sociaux dans l’opération. Ils ont été les premiers servis et beaucoup officient professionnellement dans des organismes pilotés par la mairie ou des associations financées par elle. On trouve aussi parmi les non résidents qui fréquentent le quartier, les cadres et employés des sièges sociaux des nombreuses sociétés implantées dans ce nouveau centre d’affaires (745 000 m² de bureaux pour 60 000 salariés), les étudiants, les enseignants et les personnels administratifs de Université de Paris VII, l’Inalco, l’École nationale d’Architecture de Paris Val-de-Seine et autres établissements d’enseignement supérieur, des usagers et salariés de la BNF et la clientèle des restaurants « branchés », du complexe cinématographique bobo MK2 bibliothèque, des galeries d’art, des « péniches » à vocation culturelle ancrées au bord de la Seine et autres lieux de sorties à la mode. On comprend, dès lors, que la population du quartier, résidente ou non, ne soit « pas estimée “ à risque” », comme le soulignait l’auteur du mémoire, même si celle des quartiers voisins est cataloguée par les statisticiens des services sociaux et de la police « au-dessus des moyennes parisiennes (chômage, HLM, délinquance, etc.) ». Aussi n’est-on jamais trop prudent, et la « sûreté » n’a pas été pour autant oubliée.

Selon les nouveaux préceptes en vogue parmi les experts en « architecture de prévention situationnelle », c’est de la discrétion des dispositifs sécuritaires et non de leur exhibition que dépend leur efficacité. Le modèle de ville-forteresse, décrit et dénoncé par l’anthropologue « radical » Mike Davis, serait excessif et contre-productif, selon ces promoteurs d’un urbanisme sécuritaire plus « soft », soucieux de « concilier sécurité et urbanité [4] ». Si « la contrainte spatiale est beaucoup plus admise que la répression policière [5] » , encore faut-il qu’elle se fasse oublier pour exercer ses pleins effets, sous peine d’inquiéter les citadins — alors qu’il s’agit de les rassurer — en leur donnant l’impression fâcheuse de vivre dans un environnement urbain quelque peu carcéral. Aussi des architectes, les urbanistes ou les paysagistes sont-ils invités à faire assaut de créativité pour rendre avenants les espaces qu’ils sécurisent.

Ce qui explique que mot « sûreté » ressassé dans ce mémoire soit délaissé par les acteurs de l’opération Seine-Rive Gauche interrogés par l’auteur au profit de la « qualité », identifiée au « confort » et surtout à la « beauté ». « Le statut même du quartier où sont multipliés les gestes architecturaux contribue à la sûreté », s’extasie le futur aménageur. « L’exigence architecturale est de mise, précise t-il, car son rôle est importante dans la pacification et la sécurisation de l’espace ». Faisant sien l’un des préceptes de l’architecte Paul Landauer, le Mr. Sécurité de la profession, pour qui « les œuvres d’art dans la ville contribuent à leur sûreté car leur statut muséifie la ville », il explique qu’« à l’instar d’un musée, la ville est alors habitée par des règles tacites : ne pas toucher, ne pas crier, ne pas dégrader. Respect et retenue sont donc attendus ». Ainsi les sculptures parachutées au milieu des immeubles de bureaux seraient-elles « des œuvres d’art que les touristes viennent déjà admirer ». Les designers ont eux aussi mis la main à la pâte sécuritaire avec un mobilier urbain adéquat, tel le « banc-barrière » conçu par l’un d’eux, qui « résume à lui seul, l’équilibre délicat entre sécurité et qualité ». D’une manière générale, les espaces de promenades de la ZAC Rive-Gauche sont avant tout des espaces de circulation. Plus qu’ailleurs, le piéton ne peut y stationner qu’en payant sa place à la terrasse d’un café-restaurant. Dans ces espaces supposés publics tout rassemblent est proscrit par leur configuration même. Le sommet est atteint, si l’on peut dire, par l’esplanade de la bibliothèque François Mitterrand, perchée sur un socle en bois difficilement accessible et coupé du reste du quartier. C’est un lieu des plus inhospitaliers, tantôt battu par les vents, tantôt écrasé de chaleur. Si ce parvis peut être exceptionnellement « investi », en respectant bien sûr les règles d’ordre public, par les étudiants d’une grande école pour une quelconque « performance » saluée comme un « événement » dans la brochure publicitaire de la municipalité du 13e arrondissement ou le magazine de la SEPAMA, la société mixte d’aménagement de Paris Rive Gauche, il interdit en temps normal par sa configuration même le moindre rassemblement de manifestants ou regroupement de délinquants virtuels. Sa seule fonction, comme le note l’auteur du mémoire lui-même, est de « disperser les flux ». Avec, en prime, un commissariat installé au pied de l’une des tours.

Signalons quand même que l’invisibilisation des dispositifs sécuritaires est toute relative. Les « îlots ouverts » imaginés par l’archistar Christian de Portzemparc, conçus pour accueillir tous types de projets et de promoteurs, ne le sont qu’à la vue, car des grilles imposantes rendent impénétrable l’intérieur végétalisé réservé aux résidents. Outre le « foisonnement des caméras de vidéosurveillance », « un attirail de grands portails, de tourniquets, de badgeuses et d’interphones est déployé sur la rue », reconnaît l’auteur qui, dans sa conclusion, met en garde le lecteur contre « l’excès  [sic] de telles démonstrations techniques » : « non seulement, il ne permet pas de réduire davantage les faits de délinquance, mais il a en plus toutes les chances de profondément nuire à la qualité de l’espace public ». Cependant, que l’on se rassure : ce « marquage “répressif ” » — les guillemets sont de lui — n’apparaîtra pas comme tel, masqué par la pléthore de trouvailles visuelles destinées, comme le prétendait l’un des architectes de l’opération à « provoquer un trip architectural » tant parmi les habitants et les salariés venus travailler dans ce quartier qu’un autre n’hésite pas à juger « décoiffant » que chez les visiteurs. Sans compter l’accoutumance des uns et des autres à un univers urbain lisse et aseptisé, sans aspérité sociale aucune.

C’est bien ce que laissait entendre à sa manière pour s’en réjouir l’adjointe à l’urbanisme à la mairie de Paris, Anne Hidalgo, venue sur ces lieux faire campagne pour succéder à Bertrand Delanoë. Selon elle, le quartier Paris Rive Gauche doit faire école pour l’aménagement de l’ensemble du futur Grand Paris. « On est sur un territoire métropolitain, affirmait-elle. Sur Paris Rive gauche, on est dans la ville mixte dans toutes ses fonctions, et c’est un modèle ». Toutes les fonctions mais pas toutes les classes, aurait-elle pu cependant préciser si la « mixité sociale » dont les élus locaux du PS ont d’ordinaire plein la bouche, n’était pas le cadet des soucis pour ceux de la capitale, bien d’accord sur ce point, avec leur rivaux de droite. Avec l’édification de ce nouveau quartier , en tout cas, achève ainsi de s’effacer le contraste culturel et politique opposant la rive droite huppée et conservatrice des palais, des quartiers d’affaires et des grands magasins, à la rive gauche bohême et anticonformiste des artistes, des intellectuels et des étudiants. C’est pourtant à ce contraste que Paris devait une bonne part de son identité. Quant au Grand Paris en gestation, on peut parier qu’il y a peu de chances qu’il en acquière une s’il est calqué sur ce « modèle » urbanistique et architectural finalement assez passe-partout, quoi qu’en prétendent ses concepteurs. À cet égard, il ne semble pas qu’en rebaptisant en 1996 Paris Rive gauche la Zac initialement nommée Seine Rive gauche, la capitale y ait beaucoup gagné.

Jean-Pierre Garnier

Sur l’entreprise de mystification que représente le Grand Paris, on pourra lire (à profit) le texte de Jean-Pierre Garnier en hommage à Henri Lefebvre.

http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/wp-content/uploads/2014/02/LeGrandParis.pdf

Notes

[1] Pour avoir une idée de ce qui lui tient lieu de pensée sur l’urbain, il suffira de lire l’ouvrage qu’il a récemment coordonné : Thierry Paquot, Repenser l’urbanisme (Infolio 2013). Ce qui évitera d’avoir à lire les autres.

[2] Les « études préalables de sécurité » sont en principe obligatoires pour les opérations urbanistiques de grande ampleur.

[3] Il faut savoir qu’une grande partie des logements sociaux récemment construits à Paris ne s’adressent pas aux classes populaires.

[4] Thierry Oblet, Défendre la ville, La police, l’urbanisme et les habitants, PUF, 2008.

[5] Ibid.


Un nouvel avatar de la « politique de la ville »
Après les « zones de sécurité prioritaires », l’enfumage participatif

Jean-Pierre Garnier

Qu’on se le dise : la « politique de la ville » va connaître un tournant. Ce n’est pas le premier. Depuis la fin des années 1970, elle en a connu d’autres, sous cette appellation ou non, avec les résultats que l’on sait. Mais celui-ci serait une fois de plus décisif si l’on en croit l’orchestration médiatique dont il bénéficie.

Pour saluer ce tournant, l’un des deux quotidiens du social-libéralisme en a fait sa une avec ce titre triomphaliste : « La banlieue passe à l’acte » (Libération, 9 janvier 2013). Certainement pas à l’attaque, effectivement, puisque c’est dans une nouvelle forme de pacification « soft » que les jeunes habitants des « cités » sont appelées à s’engager.

La date choisie par le journal d’Edmond Rothschild pour faire part à ses lecteurs de l’importance de l’événement n’était pas due au hasard. Le même jour, le ministre délégué à la Ville, François Lamy, se rendait à Bobigny pour une première « rencontre de concertation » avec les habitants des quartiers. Avec la « participation », la « concertation » est en effet l’un des maîtres mots résumant le nouveau cours de la « politique de la ville ». Ce qui, à première vue, pourrait surprendre tant ces slogans creux sont usés à force d’avoir accompagné le lancement des plans calamiteux qui se sont succédé depuis les années 1980 pour résoudre la « crise des banlieues ».

Qu’à cela ne tienne ! Il suffira de changer le sens des mots pour donner un tour novateur à ce qu’ils désignent. Pour ce faire, un « concept » importé d’outre-Atlantique est mis en avant, l’« empowerment ». Si l’on s’en tient à sa définition officielle – que les adeptes hexagonaux de la politique qu’il recouvre se sont contentés de traduire mais gardant le terme dans sa langue originelle (pour faire savant en même temps que paraître faire du neuf) –, il s’agirait de « donner du pouvoir » aux gens qui en sont dépourvus, à ces citadins de deuxième zone parqués dans les zones de relégation, pour en faire des acteurs à part entière, et non plus de simples figurants, dans la « réhabilitation » de leurs quartiers. Car, comme le soulignait finement l’un des plumitifs de « Libération » dans le même dossier, si le « bilan urbain de la rénovation urbaine est positif » – sans préciser pour qui –, le « bilan humain » laisserait beaucoup à désirer. « Les gens ont l’impression que ces politiques se menaient hors d’eux. Et parfois contre d’eux, déplorait ainsi un leader associatif assermenté. C’est terrible, parce que cela les a éloignés encore davantage de la politique. »

La conclusion, dès lors, va de soi : pour les rapprocher de « la politique » et, donc, en premier lieu, des politiciens du PS (qui comptent bien tirer les bénéfices électoraux de ce rapprochement par le biais du droit de vote accordé aux habitants d’origine étrangère), pourquoi ne pas les persuader de « s’impliquer » (autre maître mot de l’idéologie participationniste) dans la mise en œuvre de la « politique de la ville ». Étant entendu, bien que cela ne soit pas crié sur les toits des barres et des tours, qu’ils resteront plus que jamais tenus à l’écart de la définition les grandes lignes de cette politique, de même que de celles de l’aménagement urbain en général et, au-delà, de la politique économique qui, « rigueur » accrue aidant, ne fera que « défavoriser » davantage les « quartiers » qui le sont déjà.

Mais l’« empowerment » n’est pas tant un nouveau « concept » qu’un ensemble de recettes. Testées et théorisées par Saul Alinsky, sociologue et activiste étasunien, « radical » autoproclamé et reconnu comme tel par la Revue des livres (peu regardante, il est vrai, quant à l’usage inflationniste, dans ses colonnes notamment, de ce qualificatif), ces recettes furent mises en œuvre dans les quartiers pauvres des États-Unis au cours des années 1960, au moment même où la révolte grondait dans les ghettos  [1]. Ce n’était évidemment pas un hasard. Le « community organizing », dont Salinsky fut le promoteur infatigable, ne visait pas à subvertir l’ordre capitaliste mais à neutraliser la révolte des ghettos noirs en la canalisant et la détournant dans une voie « positive », celle de la constitution des habitants en « communautés » dont les représentants seraient habilités à négocier quelques améliorations de leurs conditions d’existence en tant que citadins avec les autorités locales voire les entreprises, sans remettre en cause le système social dont ces conditions étaient le produit  [2].

Il ne s’agissait donc aucunement de « prendre le pouvoir », comme en rêvaient à l’époque les leaders du Black Panther Party (emprisonnés les uns après les autres quand ils n’étaient pas assassinés par le FBI) mais de « dialoguer de manière conflictuelle » avec les pouvoirs en place, au besoin en mettant un peu la pression sur eux par quelques actions collectives extralégales – grèves des loyers, occupation de bureaux de fonctionnaires, sit-in, etc.

En fait, le « community organizing » a peu de choses à voir avec l’auto-détermination des fins et l’auto-organisation des moyens des couches dominées dans une perspective de lutte contre la domination et l’exploitation capitalistes. Il suppose l’existence d’« organisateurs », c’est-à-dire de spécialistes formés à l’« animation », puisés parmi les militants associatifs les plus dynamiques des quartiers populaires, mais aussi les plus « responsables » ; eux-mêmes cornaqués par des universitaires, issus eux aussi, si possible, du milieu à encadrer.

Or, c’est précisément là le rôle imparti en France, dans la « politique de la ville » new-look, à une élite diplômée ayant échappé à l’« échec scolaire », c’est-à-dire à de jeunes cadres prêts à encadrer, bénévolement, durant leurs loisirs, la jeunesse de leurs cités (qu’ils les aient quittées ou qu’ils y soient restés) en appliquant les préceptes de l’idéologie managériale en vigueur aussi bien dans les écoles de commerces ou d’ingénieurs qu’ils ont fréquentées que dans leurs milieux professionnels respectifs : « réussite », « coaching », « optimisation » et « efficacité ».

Bien entendu, ces « activistes » propres sur eux se disent « engagés ». Mais pas au sens que revêtait ce terme à l’époque de la « contestation » du système capitaliste. Au contraire, cet engagement vise plutôt à le renforcer sur le « front urbain » en incitant les jeunes gens des classes populaires à être partie prenante et agissante de la soi-disant « politique de la ville » reliftée sous le signe, pourtant bien défraîchi, de la « participation », auquel on ajoutera, pour faire bon poids, l’inévitable qualificatif de « citoyenne ». Autrement dit, il ne s’agit plus de militer contre l’ordre établi mais en sa faveur, en l’aidant à se rétablir sur de nouvelles bases, « démocratiques », comme l’avait noté le pape du situationnisme à propos de la reconversion conservatrice de l’intelligentsia de gauche dans les années 1970  [3]. En réalité, sous couvert d’inciter les habitants à « reprendre leur cité en mains », c’est à s’« associer » à une reprise en main par l’État qu’ils sont conviés.

Parallèlement à son lancement médiatique, cette stratégie est exposée sur le mode hagiographique qui sied dans plusieurs ouvrages rédigés par des chercheurs alignés, rompus à l’accompagnement « scientifique » des politiques étatiques concernant « la ville », réduite en fait aux zones urbaines dites « sensibles ». Ainsi retrouve-t-on quelques paladins de la sociologie sociale-libérale d’inspiration tourainienne, tel Didier Lapeyronnie, qui a troqué pour l’occasion son alter ego habituel, François Dubet, pour un autre clone tourainien, Michel Kokoreff  [4]. Figure également dans cet aréopage de conseillers bien intentionnés à l’égard des « cités » et de leurs habitats, l’indispensable Jacques Donzelot, sociologue de son état et sociologue d’État, auteur d’un rapport pour le think tank « socialiste » Terra Nova, Quartiers populaires : mettre les gens en mouvement, dont l’intitulé devrait se passer de commentaires  [5]. On ne saurait oublier, dans la liste, la sociologue Marie-Hélène Bacqué, grande prêtresse de la « démocratie participative » et conseillère de Ségolène Royale lors de sa résistible ascension présidentielle, qui s’est surpassée pour intituler son nouvel opus » L’Empowerment, une pratique d’émancipation »  [6].

Une émancipation assez paradoxale puisque l’« initiative venue du bas pour remontrer vers le haut », selon la définition canonique de l’empowerment, est en réalité impulsée d’en haut, c’est-à-dire par l’État, depuis le ministère de la Ville jusqu’aux municipalités ; avec le concours, dans les bureaux, de sociologues, géographes ou politologues à gages, et sur le terrain, des « organisateurs ». Symbole de cette émancipation par le haut, c’est à Marie-Hélène Bacqué et au leader associatif assermenté déjà mentionné que le ministre de la Ville a confié une « mission d’étude » dont les conclusions devraient servir de base à la mise en route du « volet concertation » de la « politique de la ville ». « Refaire la cité », comme le promet le tandem Lapeyronnie-Kokoreff ? Ce sont plutôt leurs habitants qui risquent d’être, une fois de plus, « refaits » !

Inutile, pourtant, de s’étonner ou de s’indigner. Tout ce petit monde est parfaitement dans son rôle. À des titres divers, en effet, ils appartiennent à ce qu’un sociologue dissident appelle la « classe de l’encadrement  [7]» ; ou, pour rester dans la filiation marxienne, à la « petite bourgeoisie intellectuelle  [8]». Conformément à la fonction de cette classe dans la division capitaliste du travail, les tâches de « médiation » auxquelles elle est préposée pour faire le lien entre celles de direction, réservées, par définition, à la classe dirigeante, et celles d’exécution, qui échoient aux classes populaires, correspondent  à sa quadruple fonction : conception, organisation, contrôle et inculcation. « Mission accomplie », pourront donc dire les idéologues et les activistes néo-petits bourgeois de cette « politique de la ville » une fois de plus revue et corrigée. À condition, toutefois, que ses effets soient conformes à son impact normalisateur escompté.

Jean-Pierre Garnier

——
Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires (2010).
Notes

[1] Daniel Zamora et Nic Görtz, « Être radical. Réflexions made in USA pour radicaux pragmatiques », La Revue des livres, mai-juin 2012, n° 5

[2] Objet (ou sujet) d’une thèse élogieuse de l’étudiante Hillary Rodham (avant de s’appeler Clinton), Alinsky était considéré comme un modèle à suivre par Barak Obama quand il jouait les « éducateurs » parmi les siens avant de devenir politicien.

[3] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle  [1988], Gallimard, 1992.

[4] Didier Lapeyronnie et Michel Kokoreff, Refaire la cité, Seuil, coll. « La République des idées », 2013.

[5] Jacques Donzelot, Quartiers populaires : mettre les gens en mouvement, Terra Nova, Contribution n° 27, 2012.  Par ailleurs expert en « sécurité urbaine » qui doit « être l’affaire de tous », comme il se plaît à le répéter, Donzelot a eu la haute main sur le financement des cogitations de ses confrères via les appels d’offres en direction des chercheurs émanant du PUCA (Plan urbanisme, construction, architecture) dont il présidait le conseil scientifique.

[6] Marie-Hélène Bacqué, L’Empowerment, une pratique d’émancipation, La Découverte, 2013.

[7] Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste, L’Harmattan, 1989.

[8] Lire Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, La Deuxième Droite  [1986], Agone, à paraître en avril 2013 ; aussi Alain Accardo, Le Petit Bourgeois gentilhomme, Agone, 2009.


La « reconquête des zones de non droit »
Jean-Pierre Garnier

En France et au Brésil, le même combat – toutes choses étant égales par ailleurs…
Le 26 novembre 2010, la police militaire de Rio de Janeiro reprenait la favela Vila Cruzeiro, située au nord de la capitale. Appuyée par six blindés, elle faisait fuir les trafiquants de drogue au terme d’une opération spectaculaire télévisée.

Près de 200 policiers d’élite et fusiliers avaient été déployés pendant plus de cinq heures pour déloger les « narcos » de Vila Cruzeiro. Après cinq jours d’affrontements armés, on comptait, selon le secrétaire d’État à la sécurité, José Beltrame, au moins une trentaine de morts parmi ces derniers, 180 arrestations et près de 60 véhicules incendiés. Sept autres personnes, des « narcos » selon la police, avaient été tuées durant l’après-midi de la veille à l’issue une autre opération menée par 200 policiers dans la favela de Jacarezinho. Ces agents avaient ensuite prêté main forte aux effectifs déployés à Vila Cruzeiro. Toujours selon la version policière, près de 200 « narcos » armés avaient gravi la colline en courant, tandis que d’autres s’échappaient à moto ou en voiture. Ils cherchaient refuge dans une favela voisine du Complexo do Alemão, considéré comme l’un des bastions du crime organisé à Rio. Celui-ci sera investi à son tour avec des moyens plus impressionnants encore, l’armée brésilienne venant à la rescousse des policiers pourtant déjà militarisés : 2 600 parachutistes appuyés par des chars et des hélicoptères.

Les trafiquants s’étaient regroupés à Vila Cruzeiro après l’installation d’« unités de police pacificatrices » (Upp) dans treize avelas de Rio d’où ils avaient été chassés. D’après les services de renseignement, deux grandes factions rivales de délinquants avaient conclu une trêve pour s’unir et tenter de déstabiliser ces unités. Il s’agissait du « Comando vermelho  [commando rouge] » et de l’« ADA  [Amis des amis] », qui dominent les deux plus grandes favelas de Rio, celles de la Rocinha (sud) et du Complexo do Alemão (nord). Dix prisonniers, tous trafiquants de drogue, incarcérés à Rio et accusés de commander ces attaques, furent immédiatement transférés vers des prisons de sécurité maximale de l’État du Parana (sud) et de l’État amazonien de Rondonia (nord) à des milliers de kilomètres de Rio. Les autorités affirmaient que les violences auxquelles ils se livraient dans les lieux qu’ils avaient investis avaient constitué une riposte à la création des « Upps ». Mais en quoi consistent donc ces unités policières « pacificatrices » ? Pour faire court, ce sont une version hard de la « police de proximité ».

Créées en 2008 et censées « rétablir la paix et les services de l’État » dans les favelas contrôlées par les trafiquants, elles ont pris le relais… sur le papier, du BOPE (Bataillon des opérations de polices spéciales) à la fâcheuse réputation. Sous couvert d’éliminer une « économie parallèle » fondée sur la délinquance et la violence, cette « troupe d’élite » (pour reprendre l’intitulé d’un film à succès consacré à sa promotion) est composée de durs à cuire formés au tir rapide et au combat de rue. Ils s’employaient à éliminer physiquement la « racaille » de l’espace urbain qu’ils avaient quadrillé, en pratiquant la torture – comme « nos paras » durant la bataille d’Alger. Pour arrondir leurs fins de mois, ils faisaient des heures supplémentaires en exécutions extra-judicaires, « pour l’exemple », financées par des commerçants. En fait, les « rambos » des « Upp » ont été recrutés en partie dans les rangs du BOPE et recourent aux mêmes méthodes expéditives, avec en supplément les tortures et les exécutions extra-judiciaires. Autre différence : alors que le BOPE était spécialisé dans les opérations « coup de poings » sans lendemain, les Upps s’installent à demeure pour contrôler la population de façon permanente.

Dans la nuit de jeudi à vendredi précédant l’invasion de Vila Cruzeiro, le ministère de la Défense avait annoncé que 800 militaires, dix blindés supplémentaires et deux hélicoptères ainsi que du matériel de vision nocturne seraient déployés pour appuyer la police. Une grande première en matière de répression dans un pays pourtant riche en traditions dans ce domaine. Encore que ce ne soient plus les « subversifs » communistes ou castristes qui soient visés – comme à la belle époque du régime des « gorilles » galonnés. « Aujourd’hui, Vila Cruzeiro appartient à l’État », se félicitera José Beltrame – même si les autorités restaient toujours en alerte dans le reste de la ville et que de nouvelles opérations policières étaient prévues pour le jour d’après. « La reprise d’un territoire de l’État qui était considéré par les narcos comme un endroit sûr prouve que la police peut entrer où elle le veut », s’était de son côté glorifié le chef de la police civile, Alan Turnowski. « Nous avons fait un pas important, mais ce n’est pas gagné », ajoutait José Beltrame. « Nous savons que c’est une voie sans retour. On ne peut plus pousser les ordures sous le tapis », avait-il précisé – oubliant que lesdites ordures ne sont que les déchets humains sécrétés à jets continus par la société brésilienne, l’une des plus inégalitaires du monde.

De la même manière qu’en France, où les « adjoints à la sécurité » ont été peu à peu remplacés dans les municipalités roses-vertes par des « adjoints à la tranquillité publique » pour aider la police à « reconquérir les zones de non droit », l’euphémisation est de mise au Brésil depuis l’arrivée à la présidence du pays de l’ex-leader syndical ouvrier Ignacio « Lula » da Silva puis, depuis le début de l’année 2011, de l’ancienne guerrillera Dilma Rousseff. Ralliée à son tour à l’« économie de marché », la gauche institutionnelle brésilienne a pris le relais de la droite en matière de répression dans les quartiers populaires. Mais en procédant, elle aussi, à un aggiornamento terminologique pour masquer la brutalité accrue de la répression.

À quatre ans du Mondial de football au Brésil et six ans des Jeux olympiques programmés à Rio, les autorités cherchent à reprendre le contrôle de plusieurs quartiers de la ville aux narcotrafiquants – notamment ceux qui surplombent les installations construites à grands frais pour accueillir ces « événements » – en déployant des moyens sans précédent. « Je n’ai jamais vu ça ! C’est une véritable opération de guerre avec des blindés, mais c’est nécessaire. C’est la seule manière d’affronter les trafiquants installés dans la favela », opinait un directeur d’École à Vila Cruzeiro, chaud partisan du président « Lula » – encore en fonction à l’époque -, alors que la bataille faisait rage pour la reconquête de la favela. En visite électorale à Cantagalo, autre favela « pacifiée » qui surplombe le quartier chic et branché d’Ipanema, dans la zone Sud de Rio, la dauphine de Lula, Dilma Rousseff, avait vanté les résultats de l’implantation à demeure des Upp : « Ce programme doit servir de modèle dans tout le Brésil, car améliorer la vie dune communauté pauvre bénéficie à une ville entière ». Sitôt élue présidente, elle énoncera sa priorité dans son premier discours devant le Congrès : « La lutte la plus obstinée de mon gouvernement sera pour éradiquer la pauvreté extrême », ajoutant qu’il s’agissait d’un « engagement » qui devait être pris par toute la société brésilienne. Dans l’immédiat, qui risque de durer, on se contentera d’éradiquer la criminalité. Au Brésil comme ailleurs, la « lutte contre la pauvreté » finit toujours par dégénérer en lutte contre les pauvres.

À Rio, près de deux millions d’habitants, soit un tiers de la population de la ville, vivent dans plus de mille favelas. D’ici à 2014, une centaine d’entre elles doivent être « pacifiées » pour être livrées à la spéculation immobilière et au tourisme. Depuis quelques années, des tours opérateurs organisent des visites de certaines favelas de Rio de Janeiro, guidées par des miséreux embauchés sur place (pour poignée de cruzeiros) par le gouvernement local et protégées par la police. La demande concernerait 5 % des touristes. Grâce à un téléphérique construit par une entreprise française, Poma, « la ligne qui permet d’atteindre de les cimes et les sites emblématiques de la planète », selon la pub du groupe, ils peuvent gagner le haut du Complexo do Alemão (également pris d’assaut en novembre 2010) sans risquer de s’égarer dans le dédale des ruelles conduisant au sommet. Inauguré par « Lula » peu après, il permet aux visiteurs de contempler le panorama grandiose de la baie de Rio hérissée de ses moros (collines) verdoyants, avec le fameux « Christ rédempteur » perché sur le « Pain de sucre » dominant la mer.

Santa Marta, favela reconquise, elle aussi, est demeurée pestilentielle et peu sûre malgré le « nettoyage » en règle opéré par les « forces de l’ordre ». Comme d’autres favelas « sécurisées », elle reste plus que jamais paupérisée. Quelques-unes sont même emmurées pour « éviter la contamination » vers les quartiers huppés situés en contrebas. « Aujourd’hui, je sais bien que la vente de produits illicites, cocaïne, marijuana ou crack, continue dans les ruelles », prévient la major Priscilla de Oliveira, à la tête d’un bataillon de 117 hommes veillant de manière « intrusive », selon certains observateurs, à la tranquillité des lieux à Santa Marta. « Mais, poursuivait la policière en chef, il n’y a plus d’armes aux points de vente et nous n’avons donc plus de morts à déplorer à cause de règlements de compte. Avant, les truands n’hésitaient pas à tirer. » Comme dans nos « banlieues », peu importe la misère, le travail au noir et même l’« économie parallèle », si l’« ordre public » n’est pas perturbé. « Après tout, c’est une bonne idée que les gens qui visitent le centre-ville et se détendent sur les plages puissent également se balader dans les favelas, y rencontrer les habitants et avoir une idée de la manière dont ils vivent. Cette année, 2 791 touristes, la plupart étrangers, sont venus ici», se félicitait- elle. Or, on sait ce que vaut la « rencontre » des touristes nantis avec les « indigènes » dans la dèche, au Brésil comme dans d’autres pays latino-américains, d’extrême-orient ou africains.

« Ce n’est qu’un début, continuons le combat », telle pourrait être, en fin de compte, la devise des dirigeants politiques fédéraux et locaux « de gauche » brésiliens qui rêvent de pacifier la plus grande partie des favelas de Rio d’ici le Mondial de football et les Jeux olympiques. Et pour rendre la ville plus sûre, donc plus attractive aux yeux des « investisseurs ». Le gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, apparemment peu préoccupé par l’extension continuelle d’un habitat de fortune illégal dans les zones à risques situées au nord de la capitale, et qui allait se révéler mortifères pour des centaines d’habitants ensevelis sous les coulées de boue au début de l’année 2011, annonçait quelques semaines auparavant que 25 000 policiers supplémentaires allaient être engagés, portant ainsi 65 000 hommes les effectifs des forces répressives. En janvier 2011, quelques jours avant que des pluies torrentielles ne provoquent la catastrophe, les autorités de Rio faisaient publiquement connaître la prochaine cible de leur politique de « pacification » : la célèbre favela de la Rocinha, qui figure déjà dans les guides touristiques, la plus grande du Brésil, où les gangs jouissaient jusqu’ici d’« une totale impunité ». Comme la classe dirigeante brésilienne, toutes couleurs politiques confondues.

« En attendant, les cariocas réconciliés avec leur police, signalait un plumitif du journal de Rotschild, se pressaient en ce début d’année dans les nombreux cinémas qui programment Troupe d’élite II », toujours à la gloire des sbires sécuritaires du régime  [1]. Mais l’ennemi, cette fois-ci, est différent. Le film, qui battrait tous les records d’audience, met en scène une unité d’élite de la police aux prises non plus avec les abominables narcotrafiquants mais avec les redoutables « milices des favelas ». D’où, diable, proviennent lesdites milices ? Des rangs de la police ou de l’armée ! Ce sont des déserteurs qui trouvent plus lucratif d’organiser le trafic de bouteilles de gaz ou d’eau potable dans les favelas, malgré le doublement des salaires déjà versés par l’État de Rio (1 000 réis, soit environ 451 euros mensuels pour un policier sans grade), accordé par l’État fédéral et la municipalité pour inciter les fiers à bras sans emploi des « zones de non droit » à postuler pour intégrer les Upp. Un peu comme en France, toutes choses égales par ailleurs, la SNCF, la RATP et les « sociétés de sécurité » recrutent dans les « cités » des supplétifs pour jouer aux flics afin de neutraliser les « voyous » issus de ces mêmes « zones sensibles ».

Tout parallèle dressé entre la situation dans la métropole brésilienne et les événements survenus récemment à Aulnay-sous-Bois, Villiers-le-Bel, à la Villeneuve de Grenoble et ailleurs en France, ainsi que les préparatifs militaro-policiers destinés à « reconquérir ces zones de non droit » dans l’Hexagone ne pourrait être que le fait d’esprits mal intentionnés. Certes, les trois sujets à l’ordre du jour un peu partout dans le monde aujourd’hui sont l’appauvrissement des couches populaires, la corruption des « élites » et la violence qui en découle. Mais la France n’est pas le Brésil. Du moins, pas encore.

Jean-Pierre Garnier

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Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires (2010).
Notes

[1] Libération, 11 janvier 2011.


Relégation urbaine, stigmatisation scolaire : un enchaînement inextricable (2)
Jean-Pierre Garnier

L’« égalité des chances » contre l’égalité des conditions

D’un côté, l’écart, le contraste, la contradiction entre les inégalités réelles et l’égalité de principe proclamée dans les constitutions et par les institutions est devenu patent. De l’autre, les justifications traditionnelles produites par un « État social » sinon socialiste ont fait long feu : l’égalité réelle serait synonyme d’uniformité, d’inefficacité et d’atteinte à la liberté de l’individu. Une situation qui laisse la place au renouvellement du discours dominant.

Depuis un moment déjà on assiste à la mise sur orbite idéologique, dans le discours néolibéral, d’une seconde ligne de défense, plus subtile mais tout aussi fallacieuse, en faisant appel à la notion d’« égalité des chances ». Il s’agit de laisser croire que notre société offre, ou pourrait au moins offrir, par des actions ou des institutions appropriées visant à concrétiser l’égalité formelle, une égale possibilité à tous les individus, quelle que soit leur position sociale de départ, d’accéder aux meilleures place dans la hiérarchie sociale. De telle sorte que le résultat de la concurrence interindividuelle ne serait dû, en définitive, qu’aux talents et aux efforts inégaux des individus ou aux circonstances, plus ou moins heureuses ou malheureuses, qui ont marqué l’expression de leur talents ou de leurs efforts  [1].

L’« égalité des chances » étant censée être ainsi garantie au départ, les inégalités à l’arrivée devraient tout aux qualités ou aux défauts des concurrents, ou au hasard, et rien aux règles (explicites ou implicites) de la concurrence ni aux rapports sociaux (de classes) qui déterminent la production de ces règles. Le concours – modèle métaphorique de l’« égalité des chances » – n’étant pas truqué, et tous les concurrents ayant sur la ligne de départ la même « chance » – c’est-à-dire la possibilité (« opportunité ») de s’élever dans la hiérarchie sociale –, ce ne peut être que les meilleurs ou les plus chanceux qui gagnent ! Qui pourrait légitimement le leur reprocher ? Ainsi, les inégalités sociales se trouveraient réduites à de simples inégalités d’aptitudes ou d’efforts des individus. À y regarder de près, néanmoins, cette seconde ligne de défense rhétorique de l’ordre social bourgeois, n’est guère plus solide que la précédente.

En premier lieu, cette notion d’« égalité des chances » est une véritable contradiction dans les termes, qui peut passer inaperçue en France en raison du caractère polysémique du mot « chance ». En effet, là où il y a égalité, non pas formelle mais réelle, non seulement il n’y a pas besoin de chances – les « opportunités » sont, par définition, les mêmes pour tous –, mais les individus sont, grâce à l’intervention correctrice d’un « État social » sinon socialiste, mis à l’abri des coups malheureux – « malchance » – du hasard. Inversement, là où il y a chance, il n’y a pas égalité, mais hasard, gros lot pour un petit nombre et, au mieux, lot de consolation pour quelques uns parmi tous les autres. Minorité de gagnants et majorité de perdants.

En second lieu, que se passerait-il si, ayant été instaurée, cette fameuse « égalité des chances » en venait, miraculeusement, à transformer la plupart des pauvres en riches et à faire de tous les riches – du moins des plus inaptes ou des plus paresseux – des pauvres ? Ou, en vertu du même type de miracle, à convertir les dominants en dominés et vice versa, les cultivés en ignares, les gens célèbres (« people ») en « anonymes » (« gens du peuple »), etc. ? Rien n’aurait évidemment changé au niveau des structures sociales. La nature des inégalités, leur forme et leur contenu, leur degré même seraient, après l’heureux miracle produit par l’« égalité des chances », ce qu’ils étaient déjà auparavant. Seule aurait changé l’identité des « gagnants » et des « perdants » : le « fils de bourge » aurait pris la place du « fils de prolo » à l’usine comme « agent de sécurité » ou dans les files d’attente du « pôle emploi », et réciproquement. Ce qui révèle, en passant, le présupposé individualiste de la notion d’« égalité des chances » : elle promet de transformer la situation de certains individus « méritants », tout en laissant inchangées les structures sociales et, par conséquent, le sort de l’immense majorité des jeunes membres de la société.

Car – et ce sera la dernière objection et la plus fondamentale – il n’est que trop évident que l’« égalité des chances », brandie conjointement comme slogan par des adeptes du néo- et du social-libéralisme, est un pur leurre. Comment peut-on imaginer sérieusement créer les conditions d’une pareille égalité dans une situation où règnent, dans tous les domaines et sous tous les aspects, les inégalités socialement déterminées entre les individus ? La logique générale réelle est précisément l’inégalité des chances face à l’emploi, l’enseignement, le logement, la santé, la culture, etc. Les éventuelles institutions ou mesures dont on attend les corrections nécessaires témoignent toutes de leur impuissance profonde à cet égard, au mieux de l’extrême modicité de leurs résultats : quelques exceptions qui confirment la règle.

Pour ne prendre qu’un exemple, des décennies de « démocratisation de l’enseignement » n’ont en rien réduit les inégalités scolaires entre enfants de catégories populaires (ouvriers, employés, agriculteurs, artisans et petits commerçants) et enfants des catégories aisées (cadres, professions libérales, chefs d’entreprise, hauts fonctionnaires). Elles n’ont abouti qu’à déplacer le niveau et renouveler les formes de ces inégalités. Bien plus : l’accès aux diplômes les plus prestigieux (ceux des écoles d’ingénieurs, des écoles supérieures de commerce, pour ne pas parler des « grandes écoles ») est devenu plus élitiste encore qu’il ne l’était voilà une trentaine ou une quarantaine d’années. Et que dire de la ségrégation socio-spatiale ? En dépit de la généralisation de l’« accession à la propriété », pour ne rien dire de la « loi sur la solidarité et le renouvellement urbain » imposant un principe de 20 % de HLM dans les villes de plus de 20 000 habitants, elle n’a fait que s’accentuer au point d’inciter certains chercheurs critiques à parler d’un « apartheid urbain », et un haut fonctionnaire de « relégation urbaine  [2] », qui privent la majorité des habitants d’un effectif « droit à la ville »  [3] ; donc du droit à être des citoyens/citadins « à part entière » – ou plutôt, comme le dit un leader associatif « issus de l’immigration » : « En fait, nous sommes des citoyens entièrement à part. »

Les inégalités sociales revêtent, comme chacun sait, diverses dimensions. Elles ne concernent pas, en effet, que les ressources matérielles : les flux de revenus et, plus encore, les stocks de patrimoine, l’espace à occuper et le temps à vivre (espérance de vie : sept ans de différence entre cadres supérieurs ou enseignants et ouvriers ; en bonne santé : dix ans de différence). Elles se traduisent aussi par une répartition inégale des ressources de nature relationnelle et politique : la multiplicité et la diversité des réseaux de socialisation et de rencontres, le pouvoir de se faire entendre et de défendre ses intérêts voire de faire prévaloir sa volonté ; des positions institutionnelles valant des privilèges, etc. À cela s’ajoutent des ressources symboliques, tout aussi inégalitairement partagées : les diplômes scolaires, la maîtrise des différents savoirs et des références culturelles, la capacité de se donner une image cohérente du monde, des autres et de soi-même, voire de la proposer et de l’imposer à d’autres. Ainsi peut-on distinguer trois grandes catégories d’inégalités sociales, dont il ne faut jamais oublier qu’elles sont le plus souvent interagissantes et cumulatives, dans un sens positif ou négatif, selon les groupes et les individus : — les inégalités
dans l’ordre de l’avoir : dans la distribution des ressources matérielles de la société, dans la répartition de la richesse sociale, à une échelle – « mondialisation » aidant – de plus en plus planétaire ; — les inégalités dans l’ordre du pouvoir : dans la distribution des ressources relationnelles et politiques, dans la répartition de la capacité de faire valoir ses intérêts et ses droits, d’imposer sa volonté aux autres par différents biais, de peser, au moins partiellement, sur l’organisation de la société et sur le cours des événements historiques ; — les inégalités dans l’ordre du savoir : dans la distribution et la maîtrise des connaissances et de la possibilité de donner un sens au monde dans lequel on vit, de proposer et d’imposer des définitions légitimes des choses, des gens, des pratiques, des situations et des évolutions.

Cette multidimensionnalité du champ des inégalités sociales ne doit pas faire oublier, néanmoins, une certaine superficialité de ce champ. En effet, en se plaçant du point de vue de la distribution inégalitaire des ressources sociales, toute étude, fût-elle critique, des inégalités sociales se situe en aval des structures (rapports sociaux de production, de propriété, de classes, mais aussi de genres, de générations, de races, etc.) qui produisent ces ressources et leur distribution. Autrement dit, une telle étude enregistre des effets de surface. La ségrégation urbaine en offre en parfait exemple : ses causes profondes sont à chercher ailleurs que là où elle se manifeste car elles ne sont ni spatiales ni locales (spéculation foncière et immobilière, baisse du niveau de vie des couches populaires et moyennes, politiques de l’urbanisme et du logement obéissant à des logiques déterritorialisées). Autrement dit, l’origine des inégalités réside dans tréfonds des relations fondamentales : régime de la propriété des moyens de production et d’échange, division sociale des fonctions et des tâches, forme et structure du pouvoir politique, en définitive la division et la hiérarchie de la société en castes, ordres, classes, etc.

Or, c’est aussi à empêcher toute compréhension autres que trompeuse de l’organisation et du fonctionnement d’une telle société, toute interrogation sur sa légitimité, et, à plus forte raison, tout désir de la remettre en cause pour la transformer, sinon pour en finir avec elle, que sert la fiction d’une « égalité des chances ». Ce n’est donc pas en se cramponnant à cette fiction qu’on mettra fin aussi bien à la relégation urbaine qu’à la stigmatisation scolaire. Deux rapports officiels rendus publics en octobre 2010 sont venus confirmer l’inanité d’une « politique de la ville » qui, a défaut de résoudre la « question sociale », c’est-à-dire de mettre pratiquement en question le bien fondé du type de société dont elle est le produit, se limite à « réguler » sa non-solution.

Le premier, émanant du Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, aréopage de députés-maires impliqués dans la mise en œuvre de cette politique, portait un intitulé qui en résumait les conclusions : « Quartiers défavorisés ou ghettos inavoués : la République impuissante.  [4] » Était dénoncée l’incapacité de ladite République à endiguer le chômage dans les banlieues populaires malgré les milliards d’euros lâchés ; la « rénovation urbaine », dernière mouture en date de la politique de la ville lancée au début des années 2000 par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, n’ayant fait qu’ajouter à la dilapidation en pure perte des fonds publics eu égard aux objectifs proclamés.

Du deuxième rapport, synthétisant les résultats d’enquêtes menées sous l’égide du Haut Conseil à l’Intégration, il ressortait que la concentration géographique d’enfants de familles paupérisées et d’origine étrangère, principalement de pays anciennement colonisés, menaçait nombre établissement d’enseignement primaire et secondaire de repli communautaire  [5]. Avec les dérives identitaires qui ne manquent pas d’en résulter.

De l’aveu même d’instances étatiques, la ségrégation urbaine et son corollaire, la ségrégation scolaire, sont ainsi pointées comme deux phénomènes étroitement liés face auxquels les pouvoirs publics ont fait la preuve de leur impuissance. Mais il en faudrait évidemment plus pour inciter ces derniers et les « experts » qui les conseillent à se livrer à une (auto)-critique radicale, c’est-à-dire allant à la racine de la situation désastreuse à laquelle ils se trouvent confrontés, au moins intellectuellement et bureaucratiquement. Ils ont, en effet, pour mission de la « gérer », non d’y mettre un terme.

Jean-Pierre Garnier

Intervention au séminaire de la revue Diversité, « La ville et l’école : les conséquences de la crise », 22 octobre 2010
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Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires (2010).
Notes

[1] Les développements qui suivent empruntent largement aux analyses proposées par le sociologue Alain Bihr dans La Novlangue néo-libérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste (Page deux, 2007).

[2] En l’occurrence le normalien, agrégé d’histoire, conseiller d’État et délégué interministériel à la Ville et au Développement urbain (1991-1994) Jean-Marie Delarue, Banlieues en difficulté. La relégation, Syros, 1991.

[3] Dans son dernier ouvrage, Le Déni des cultures (Seuil, 2010), le sociologue Hugue Lagrange dénonce avec la plus grande vigueur la ségrégation urbaine. Selon lui, le bannissement de populations dans des quartiers devenus des « zones d’apartheid social » invalide toute politique de fond en matière d’intégration.

[4] Citation de Métro, 22 octobre 2010.

[5] Cité dans Le Journal du Dimanche, 24 octobre 2010.


Relégation urbaine, stigmatisation scolaire : un enchaînement inextricable (1)
De la relégation urbaine à la stigmatisation scolaire

Jean-Pierre Garnier

En octobre 2010, à l’initiative de la revue Diversité, un séminaire se tenait au siège de la Délégation à la politique de la ville et à l’insertion sociale de la Ville de Paris. L’intitulé de ce séminaire laissait toutefois quelque peu perplexe, « La ville et l’école : les conséquences de la crise ». En dépit de l’article qui la définit, en effet, on pouvait se demander de quelle crise il s’agissait.

S’agissait-il de la crise financière (spéculation boursière et bancaire, déficit budgétaire) ? de la crise économique (chômage et sous-emploi) ? de la crise écologique (pollution, épuisement des ressources naturelles, réchauffement climatique) ? d’une crise sociale plus générale (de la « démocratie », de l’absence avenir, des valeurs) ? ou même d’une crise urbaine (« violences urbaines », crise du logement, etc.) ? voire de la crise de l’école elle-même ?…

Pour lever l’ambiguïté des significations attachées au signifiant « crise », sans aller se perdre dans des explications étymologiques, on se reportera à la définition proposée par le Petit Robert, « Moment périlleux et décisif ». Or, le moins qu’on puisse en dire est que l’état des choses auquel on accole le qualificatif de « crise » n’a rien de momentané. « La crise » dure, en effet, depuis la fin des Trente glorieuses soit bientôt quarante ans. Du moins si l’on s’en tient aux discours officiels qui s’accordent à laisser dans l’ombre la restructuration du système capitaliste, la mise en place de l’accumulation flexible et le retour en force du libéralisme économique. Ladite « crise » faisait d’ailleurs suite à une autre, beaucoup plus ponctuelle, plus localisée et d’ordre politico-idéologique : Mai 68, où certains observateurs discernèrent une « crise de régime ».

Pour en revenir à l’actualité, peut-on parler ensuite d’un « moment périlleux » ? Tout bien considéré, il ne semble qu’il y ait péril en la demeure, sauf, au sens propre du terme, pour les gens sans abri, ceux vivant dans un habitat insalubre, dangereux ou surpeuplé, ou qui sont menacés d’être jetés à la rue faute de pouvoir payer les loyers et les charges, ou rembourser leurs crédits. Si, d’une manière plus générale, la situation des couches populaires ne cesse de se détériorer, dans le domaine du logement comme dans les autres, les classes possédantes et dirigeantes semblent, elles, fort bien s’en accommoder. Leur pouvoir n’est pas menacé. C’est pourquoi le troisième critère qui définit une crise, le caractère « décisif » du moment auquel elle correspond, ne s’applique pas non plus à la situation présente : la « crise », quelle que soit les aspects sous lesquels elle est censée se manifester, n’est pas susceptible d’ébranler la domination bourgeoise.

Quoiqu’il en soit, si l’on s’en tient à la crise à laquelle l’« école » et, plus précisément, l’enseignement primaire et surtout secondaire doivent aujourd’hui faire face, un constat peut servir de point de départ : la concomitance de la ségrégation urbaine et de la ségrégation scolaire. Quels liens établir entre les deux ?

Selon qu’on met l’accent sur la ségrégation urbaine ou sur la ségrégation scolaire, les analyses et les solutions proposées vont différer. Pour les spécialistes en recherche urbaine, ce sera : quelle politique urbaine (urbanisme, logement, politique dite de la ville, etc.) pour réduire les inégalités territoriales entre établissements scolaires ? Pour les spécialistes en sciences de l’éducation, la question sera : quelle politique éducative pour compenser les inégalités de l’environnement social ? Avec un même horizon ou idéal : assurer l’égalité des chances.

Le téléscopage entre ces deux problématiques est source de confusion. N’étant pas un spécialiste des sciences de l’éducation, je m’en tiendrai à la relation entre relégation spatiale et stigmatisation scolaire. Par « stigmatisation scolaire », j’entends, non pas la disqualification dont font l’objet les « mauvais élèves » de la part d’un corps professoral et d’un personnel d’encadrement fortement imprégnés par un ethnocentrisme de classe (et dont je ne récuse pas la définition), mais la disqualification a priori ou a posteriori d’établissements où lesdits « mauvais élèves » constituent un part importante des effectifs qu’ils accueillent. Ce qui renvoie à la concentration des familles paupérisées souvent « issues de l’immigration » – bien qu’on en soit souvent à la troisième génération –, dans certaines zones urbanisées. Avec pour effet, la déconsidération par les élèves – pour ne rien dire des parents – de leur établissement et d’eux-mêmes, entraînant un sentiment d’humiliation, à l’origine de réactions agressives de rejet.

L’hypothèse qui prévaut parmi les sociologues et les géographes urbains est que la ségrégation à l’école est d’abord imputable à la ségrégation urbaine. Selon ces spécialistes, le bas niveau de réussite scolaire dans certains établissements et les désordres qui y règnent résultent d’abord de la relégation urbaine, c’est-à-dire de la spécialisation de certains quartiers dans l’accueil de populations économiquement et culturellement démunies. Des processus négatifs cumulatifs en découlent, telles la fuite résidentielle ou les stratégies de contournement des parents qui le peuvent, enseignants en tête, pour scolariser leurs enfants ailleurs. Des pratiques qui se sont intensifiées depuis la suppression de la carte scolaire. Le résultat est une ghettoïsation accrue des établissements et des quartiers. Peut-on freiner ce processus, à défaut de l’inverser ?

Il faudrait, pour ce faire mettre fin à la ségrégation urbaine. Mais on sait, même s’il est de bon ton de feindre de l’ignorer, que l’inégale distribution des catégories sociales au sein des agglomérations urbaines comme aux alentours n’est que l’inscription spatiale inévitable de la division de la société en classes. Un terme peut résumer le phénomène : la « polarisation ». À savoir la tendance à la concentration volontaire – ou agrégation voulue – des riches (on parle de « catégories aisées), et involontaire – ou ségrégation subie – des pauvres (euphémisés comme catégories « modestes » ou « défavorisées) dans certains secteurs plus ou moins éloignées les uns des autres. D’un côté les « beaux quartiers» ou les banlieues « résidentielles », de l’autre les quartiers populaires anciens ou les « zones urbaines sensibles ». Entre des deux, les classes dites moyennes qui se répartissant de manière un peu plus uniforme dans l’espace urbain.

Au cours des dernières décennies, la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse. ont accentué ces clivages socio-spatiaux. En 2009, par exemple, plus d’un tiers des habitants des 751 zones urbaines sensibles (ZUS) répertoriées survivaient au-dessous du seuil de pauvreté. Pourcentage qui s’élevait à 44 % pour les moins de 25 ans. La misère ne touchait pas d’ailleurs seulement les jeunes écoliers, stagiaires ou chômeurs « à capuche » qui défraieront à nouveau la chronique des violences urbaines lors des semaines de manifestation contre la « réforme » des retraites à l’automne 2010. Durant les années récentes, les trentenaires ayant terminé leurs études avec un diplôme, mariés avec enfants, ont souvent perdu leur emploi. D’où, outre le « mauvais exemple » que leur situation offrait à leurs cadets, un ressentiment et une colère qui explique la solidarité implicite des aînés avec les « racailleux » lors des émeutes de novembre 2005, des affrontements avec la police à Villiers-le-Bel deux ans plus tard ou à la Villeneuve de Grenoble en juillet 2010. Au point que certains élus locaux en sont venus à poser la question qui fâche : peut-on continuer à parler d’émeutes alors que l’on a bel et bien affaire à une révolte sociale ? Le maire (PS) de Clichy-sous-Bois, Claude Dilain, exposait clairement les termes de l’alternative : « Veut-on que les banlieues soient calmes ou veut-on résorber les ghettos ? » Encore faudrait-il, au préalable, résorber la pauvreté, alors que celle-ci ne cesse de s’accroître. Car la pauvreté n’affecte pas que les ZUS : elle s’étend socialement et se répand géographiquement  [1]. Dans les interstices des métropoles ou au sein villes moyennes, voire dans le périurbain et même dans les zones rurales ou semi-rurales, des « espaces de précarité » ont fait leur apparition, non couverts par la soi-disant « politique de la ville ». Et c’est là que réside la majorité des ouvriers et des employés ballottés entre activité et chômage.

Des politiques de diversification sociale ont été mise en œuvre dans les « quartiers en difficulté » – mais pas dans les quartiers chics ni les banlieues huppées) – pour (r)établir la « mixité sociale », inévitablement invoquée par les « décideurs » et les « chercheurs » affidés, pour (re)construire des liens entre groupes sociaux de plus en plus éloignés tant socialement que spatialement. Un slogan aussi inepte que consensuel sert de cri de ralliement : « Vivre ensemble ». Leitmotiv repris récemment lors de la grand messe sécuritaire de l’AMGVF – association des maires des grandes villes de France –, célébrée en septembre 2010 : « Faire ville ensemble »  [2]. Où l’on a eu droit au credo attendu sur un « développement urbain équilibré dans une métropole solidaire pour renforcer la cohésion sociale ».

En fait, si « diversification sociale » il y a, elle se fait « par le haut ». Elle consiste à disperser des pauvres à la lisière des agglomérations, dans l’espace périurbain ou semi-rural, tout en favorisant l’installation de ménages appartenant aux franges inférieures de la néo-petite bourgeoisie dans les quartiers populaires traditionnels, partiellement vidés de leurs habitants précédents. Ainsi en va-t-il des villes ouvrières frappées par la désindustrialisation et les délocalisations prises dans un double mouvement : d’un côté le recyclage des sites les mieux situés, comme dans le cas de la reconversion culturelle et écologique (éco-quartiers, équipements hauts de gamme) des friches industrielles ou portuaires pour attirer des gens friqués, parallèlement à la gentrification de l’habitat populaire central ; de l’autre la stagnation et l’appauvrissement des espaces les moins attractifs, dégradés et périphériques qui concentrent les populations les plus pauvres.

En matière de politique urbaine, la priorité est donnée à l’accueil des couches moyennes qui n’ont plus les moyens de se loger au cœur des agglomérations. Dernière mouture en date de la « politique de la ville », la « rénovation urbaine » consiste à démolir des barres et des tours, majoritairement occupées par des familles nombreuses aux revenus peu élevés, pour les remplacer par petits immeubles coquets à l’architecture « innovante » pour attirer des habitants plus aisés et mieux éduqués. Ou encore réhabilitation et « résidentialisation » d’immeubles de logements HLM accompagnées d’une augmentation des loyers. L’effet est le même : éviction des familles « lourdes » (« cas sociaux ») déplacées en périphérie. Cette stratégie de diversification se heurte néanmoins à un obstacle : les parents appartenant aux classes moyennes ne sont pas pressés d’occuper les nouveaux logements par peur que leurs enfants ne soient obligés de côtoyer dans les établissements scolaires du quartier les « voyous » qui continuent à les fréquenter, avec les risques de déclassement et de violence qu’impliquent cette promiscuité. .

On voit ainsi l’origine majeure de la ségrégation scolaire. La ségrégation urbaine a un impact indéniable sur la distribution qualitative des établissements d’enseignement secondaire : lycées ou collèges « cotés » (bons élèves, bons résultats) versus lycées ou collèges « repoussoirs ». La population accueillie par ces établissements reflète la composition sociale des quartiers, voire de communes entières. Les rapports officiels font état d’une tendance lourde à la « ghettoïsation » de certaines zones urbaines, malgré la « politique de la ville »… ou à cause d’elle ; et, par voie de conséquence, à la disqualification des établissements qui s’y trouvent malgré les mesures compensatoires… ou à cause d’elles. Dans les deux cas, en effet, ces classements bureaucratiques concourent à la stigmatisation des lieux et des gens qui les fréquentent ou y résident.

ZUS et ZEP (zone d’éducation prioritaire) relèvent, en fait, d’une discrimination positive inavouée puisqu’elles constituent une entorse à l’égalitarisme républicain. Des quartiers ou des établissements sont dotés de moyens supplémentaires et d’une plus grande autonomie pour faire face à des difficultés d’ordre sociales, en général, et scolaires, en particulier. Le principe est de « donner plus à ceux qui ont moins ». Moins de quoi ? Officiellement : moins de « chances » de bénéficier de conditions de vie – et, s’agissant des nouvelles générations – d’éducation favorables à leur épanouissement. Objectif visé : l’« égalité des chances ». Un mythe ou plutôt une mystification idéologique dans une société structurellement marquée par l’inégalité des conditions sociales, pour ne pas dire de classes.

Jean-Pierre Garnier

Intervention au séminaire de la revue Diversité, « La ville et l’école : les conséquences de la crise », 22 octobre 2010
[à suivre…]

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Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires (2010).

Notes

[1] Christophe Noyé et Christophe Guilly, Atlas des nouvelles fractures sociales en France, Autrement, 2004.

[2] Manifeste « Les maires montent au créneau », 22 septembre 2010.

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