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Le « Grand Paris : une urbanisation sans urbanité
Prémonitions lefebvriennes sur un avenir métropolitain
Jean-Pierre Garnier


Origine : http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/wp-content/uploads/2014/02/LeGrandParis.pdf

Urban revulution now !  Henri Lefebvre in urban and architecture research  Dir. Chistian Schmidt   Lukasz Stanek  [version française]


« L'urbain n'a pas de pire adversaire que l'urbanisme, instrument stratégique de l'État et du capitalisme dans l'utilisation de la réalité urbaine éclatée et dans la production d'un espace contrôlé. » Henri Lefebvre 1

Poser un regard critique sur un projet urbain qui n’est pas encore sorti de terre est toujours difficile. À défaut de pouvoir le juger à partir des réalisations qui le matérialisent, bien que nombre d’opérations engagées ou programmées avant l’annonce de ce projet ― plus de 600 ! ― aient été parées par la suite de son label, on peut néanmoins en examiner les orientations pour émettre quelques hypothèses sur sa raison d’être et son impact probable sur la vie des habitants. Entreprise difficile et d’autant plus risquée lorsque ce projet n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune analyse susceptible de remettre en cause sa positivité. Or, c’est précisément le cas avec celui du « Grand Paris », projet qui concerne une région urbaine actuellement peuplée d’un peu plus de 11 million 700 000 habitants, conçu pour 15 millions à l’horizon 2050 2.

1 Henri Lefebvre, La survie du capitalisme, La reproduction des rapports de production, Anthropos, 2002. 1ère édition, Anthropos 1968

Fortement médiatisé, on chercherait en vain trace, en effet, dans la pléthore de commentaires qui l’ont accueilli, d’une argumentation n’allant pas dans le sens de celle avancée par ses promoteurs.

Sans doute a-t-on pu émettre ici et là quelques doutes sur sa faisabilité dans une période où l’austérité économique imposée par la crise du capitalisme financiarisé est devenue la règle, avec la réduction drastique des dépenses publiques qu’elle implique. Le fait de faire d’abord appel à des architectes, dans le cadre d’une consultation internationale, pour tracer, en ignorance complète du contexte socio-économique, les grandes lignes du devenir de la « région capitale » ― autre appellation du « Grand Paris » ― a aussi suscité des interrogations voire des récriminations. De même, la priorité accordée à la création d’un super-métro circulaire automatique comme première étape pour concrétiser le projet a provoqué des « réactions diverses », comme on dit, parmi certains professionnels de l’urbain.

Sans parler des querelles de préséance suscitées par la répartition des responsabilités entre les différentes instances étatiques chargées sa mise en œuvre.

En revanche, personne ne s’est avisé de contester le bien fondé de ce projet en établissant un lien entre la promotion du « Grand Paris » et les impératifs découlant des nouvelles modalités de l’urbanisation du capital dont on connaît pourtant les effets négatifs pour la majorité des citadins.

C’est pourquoi il a paru intéressant, pour savoir à quoi s’en tenir, de faire appel a posteriori à Henri Lefebvre. Car celui-ci n’aurait pas manqué de jeter une note discordante dans le concert d’approbations dont bénéficie le « Grand Paris » si, venu un peu plus tard au monde, il avait pu voir la gestation d’un tel projet de son vivant. Il va de soi, néanmoins, que nous ne prétendrons pas parler à sa place en prenant la liberté de deviner ce qu’il aurait pu penser de l’avenir ainsi promis à Paris et aux Parisiens, transmués en « Franciliens » par un coup de baguette magique bureaucratique 3. Nous nous contenterons seulement d’emprunter au penseur critique de l’urbain quelques outils conceptuels pour tenter de dégager ce que recouvre ce «Grand Paris » unanimement célébré, et être ainsi en mesure de tenir à son propos un discours autre qu’apologétique.

2 En fait, le territoire directement affecté, dont les limites demeurent incertaines, ne comprendrait que les deux tiers de la région, avec une population correspondante d’environ 8 millions d’habitants.

3 En 1976, le District de la Région parisienne, placé sous l’autorité administrative d’un Délégué général nommé par le gouvernement, est devenu la Région Île-de-France. En 1982, en application d’une loi sur la décentralisation, cette région devient une collectivité locale élue au suffrage universel.

Ses habitants sont rebaptisés « Franciliens ».

Du « schéma directeur » au « Grand Paris » : le changement dans la continuité

Les dithyrambes qui ont salué la mise sur orbite médiatique du « Grand Paris » par le président de la République, Nicolas Sarkozy, en avril 2009, à l’occasion de la présentation publique des propositions de dix équipes d’architectes chargés de plancher sur le projet, ont laissé croire qu’il s’agissait d’une initiative inédite. « C’est la première fois dans le monde qu’une réflexion de cette ampleur est engagée sur le phénomène de la métropole moderne. Le travail accompli est sans précédent 4 », s’était félicité le président. C’était là, toutefois, faire preuve d’une mémoire assez courte. Outre l’exagération consistant à faire passer pour une première mondiale la tâche accomplie par les architectes consultés, celle-ci avait eu, en France même, un précédent. Quelques mois après les élections qui lui avaient permis d’accéder à l’Élysée, Nicolas Sarkozy avait d’ailleurs reconnu, en affirmant la nécessité de réfléchir à un « nouveau projet d’aménagement global du “grand Paris” », que d’autres avant lui non seulement en avait eu l’idée, mais s’étaient donné les moyens de la concrétiser : « Quarante ans après la démarche lancée par le général de Gaulle et le préfet Paul Delouvrier, nous devons réparer les erreurs commises dans le passé […]. Regardez ce qui s’est passé de grand il y a cinquante ou soixante ans.

Ils n’ont pas eu peur d’envisager l’avenir » 5.

Presqu’un demi siècle auparavant, en effet, un autre « grand dessein », accompagné de dessins à la même échelle, concernant le futur de la capitale et de ses environs avait été également annoncé à sons de trompe : le Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Parisienne (SDAURP), rendu public en 1965. Un pur produit de l’imaginaire de la technocratie étatique, nourri par les appétits très réels des grandes firmes industrielles, des consortiums bancaires et des groupes immobiliers, qui fournira à Henri Lefebvre une occasion supplémentaire de fourbir les armes de la critique contre ce qu’il appellera dans Le droit à la ville une « urbanisation désurbanisée », c’est-à-dire privée d’urbanité 6.

4 Nicolas Sarkozy, Discours du 29 avril 2009 à la Cité de l’architecture et du patrimoine, à l’occasion d’une exposition intitulée « Le Grand Paris de l’agglomération parisienne à la Cité ».

5 Nicolas Sarkozy, Discours du 17 septembre 2007 lors de l’inauguration de la Cité de l’architecture et du patrimoine.

Une critique qui peut s’appliquer aussi au « Grand Paris ». En effet, alors que ce projet est censé « réparer les erreurs commises dans le passé », selon le Président de la République, il ne fait que reprendre les principes d’aménagement du SDAURP au lieu de rompre avec eux. Ce qui, par conséquent, ne manquera pas d’entraîner de nouvelles erreurs. C’est pourquoi ce que H. Lefebvre disait des projets d’aménagement urbain calqués sur ce modèle vaut aussi pour le « Grand Paris ».

Dans le rapport de présentation du SDAU de la Région Parisienne, rebaptisée Ile-de-France en 1976, on trouve déjà une bonne part de l’argumentaire qui justifiera, un peu plus de quarante ans plus tard, le projet du « Grand Paris ». Son organisation future répond en effet aux mêmes objectifs, déjà présentés comme des « impératifs », que ceux avancés presqu’un demi siècle auparavant.

Hier comme aujourd’hui, il ne s’agissait pas de freiner l’expansion spatiale de l’agglomération parisienne mais bien au contraire de la favoriser 7. Et la raison majeure mise en avant était la même. Certes, on ne parlait pas à l’époque de « concurrence libre et non faussée », principe non écrit mais qui régit implicitement de nos jours le champ urbain comme les autres sphères de l’activité humaine en Europe, entre « villes globales ». Cependant, c’est bien la « compétition avec les métropoles des pays voisins » et notamment Londres, qui, aux yeux des dirigeants politiques gaullistes et des planificateurs urbains à leur service, rendait urgent de « sortir Paris des limites de l’intra muros » 8, comme se plaisait à le répéter Paul Delouvrier, haut fonctionnaire nommé par le Général de Gaulle pour « mettre de l’ordre dans le merdier » de l’agglomération parisienne 9, et en faire un puissant pôle urbain capable de rivaliser avec ceux du reste de l’Europe. Et si le concept de « ville globale » n’existait pas non plus, c’est tout simplement parce que le capitalisme n’avait pas encore atteint le stade de la globalisation. Comme on le verra plus loin, le « Grand Paris » s’inscrit dans le cadre d’un capitalisme transnational où la compétition se déroule désormais à l’échelle planétaire entre « villes-monde », et non plus seulement à l’échelle européenne qui servait de référence au SDAURP.

6 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, 1968, p.31.

7 Le SDAURP de 1965 prévoyait pour 1985 une population de… 14 millions d’habitants !

8 Paris intra-muros, en référence à la dernière enceinte fortifiée qui entourait la capitale, correspond à la ville-centre bordée par la rocade autoroutière périphérique qui en fait le tour.

9 C’est à l’issue d’un survol de la capitale en hélicoptère que le général de Gaulle exprima ce vœu, avec le langage de caserne qu’il affectionnait en privé, à celui qu’il venait de désigner Délégué général au District de la Région Parisienne.

Mais la problématique « concurrentielle » des responsables du développement et de l’aménagement de la région parisienne reste fondamentalement la même qu’au début des années 60 du siècle passé.

Dans le schéma directeur de 1965, trois objectifs étaient fixés pour permettre à la région urbaine parisienne de jouer pleinement son rôle de métropole européenne :
« Promouvoir une extension urbaine ordonnée », « restructurer la banlieue en la dotant de centralité urbaine » et « unifier le marché du travail régional » par un « réseau de transport adapté » 10. Trois objectifs que l’on retrouve dans l’argumentaire en faveur du « Grand Paris ». De fait, la vision « métropolitaine » de ses promoteurs ne fait que prolonger celle de leurs prédécesseurs. Analogie surprenante, pourtant, à première vue, eu égard aux contextes tant économiques qu’institutionnels et politiques très contrastés des deux projets.

Dans un cas : apogée des « Trente glorieuses », ces années de prospérité économique continue qu’a connues la France après la seconde guerre mondiale grâce au modèle « fordiste » de l’accumulation du capital ; toute puissance d’un État centralisateur et interventionniste ; gouvernement résolument ancré à droite. Dans l’autre cas : une crise et une récession interminables consécutives à l’avènement d’un capitalisme néo-libéral fondé sur l’accumulation flexible et financiarisée ; une décentralisation des pouvoirs au profit des collectivités locales en matière d’aménagement urbain ; une majorité de gauche « rose-verte », c’est-à-dire « socialiste » et écologiste au Conseil régional de l’Ile-de-France et à la mairie de Paris. Néanmoins, une constante demeure, qu’il faudra expliquer, par-delà ces différences de contextes : c’est la même logique de classe et la même idéologie qui sont à l’œuvre dans les choix urbanistiques opérés, logique et idéologie que Henri Lefebvre ne cessait de dénoncer dans sa réflexion critique sur le devenir des villes et ce que le capitalisme faisaient d’elles.

Première cible, conceptuelle : la « naturalisation » idéologique de la production de l’espace. Une quarantaine d’années se sont déroulées depuis la parution des écrits majeurs de Henri Lefebvre sur l’urbain.

10 IAURP, Schéma directeur de la région parisienne, Rapport de présentation, La Documentation française, 1965.

Or, l’on continue, comme si de rien n’était, dans les instances étatiques, nationales ou locales chargées de l’aménagement du territoire, à considérer ― ou à faire semblant ― comme naturelles ou, ce qui revient au même, spontanées la concentration urbaine, la croissance polarisée et les inégalités socio-spatiales ― qualifiées euphémiquement de « disparités » ― qui les accompagnent. Dans ses ouvrages et ses articles, H. Lefebvre a pourtant maintes fois souligné la relation structurelle entre la concentration urbaine et la concentration du capital. La même cause produisant le même effet, la première n’a fait que s’accentuer, depuis lors, avec la transnationalisation, la technologisation, la flexibilisation et la financiarisation du second. Mais on persiste à aborder les transformations urbaines qui en résultent en termes de « mutations », notion empruntée à la biologie, que Lefebvre récusait en raison de ses connotations naturalisantes et donc dépolitisantes qui incitent en outre à penser que l’on sait où cette évolution des villes conduit alors que l’« on ne sait pas où l’on va 11 ».

Deuxième cible visée par Lefebvre : la techno-bureaucratie et le rationalisme techniciste qui imprègne sa conception de la politique urbaine. Le SDAURP avait été élaboré au sommet de l’État par une équipe constituée principalement de polytechniciens 12, d’urbanistes et de géographes, sous la houlette d’un haut fonctionnaire placé directement sous les ordres du Président de la République et du Premier ministre. Outre le caractère non-démocratique des conditions de production de ce document, les plans et rapport de présentation qui les accompagnaient illustraient parfaitement de qu’était l’urbanisme défini par Lefebvre : « une idéologie qui formule tous les problèmes de la société en questions d’espace et transpose en termes spatiaux tout ce qui vient de l’histoire, de la conscience 13 ». Or, le « Grand Paris », tel qu’il s’esquisse au travers des choix urbanistiques et les explications qui servent à le justifier, s’inscrit dans le droit fil de cette idéologie. Une fois de plus, on prétend trouver des réponses spatiales à des questions que l’on ne veut pas poser, c’est-à-dire à des contradictions sociales que l’on cherche à masquer pour éviter de faire apparaître les enjeux de classe qui soutendent toute politique urbaine en régime capitaliste.

11 Henri Lefebvre, « Pour une sociologie de la vie quotidienne », in L’homme dans la ville actuelle, Desclées de Brower, Paris, 1969 12 Polytechnicien : diplômé de l’École nationale polytechnique, établissement d’enseignement supérieur très sélectif formant des ingénieurs.

13 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, Paris1968, p.50

La décentralisation des responsabilités en matière d’aménagement urbain, que Lefebvre appelait de ses vœux dans les années 60 et 70, n’a pas donné les résultats qu’il en escomptait, encore qu’il exprimât quelques doutes sur une décentralisation impulsée depuis les sommets de l’État : « comment l’État centralisé peut-il prendre en charge la décentralisation ? C’est une façade, c’est une caricature » 14. En fait, contrairement à ce que Lefebvre redoutait, les collectivités locales, au niveau régional, départemental et municipal, ont bien acquis « une véritable autonomie, une véritable capacité de gestion » 15. Mais c’est toujours une oligarchie politico-technocratique qui décide de l’avenir des villes, et non les habitants : elle a simplement changé de « palier ».

Ce n’est plus depuis l’échelon national, en effet, mais à l’échelon local que cette oligarchie exerce maintenant son pouvoir, même si c’est le Président de République qui a officialisé le projet du Grand Paris et si plusieurs ministères et préfectures sont représentés au sein de la Société du Grand Paris, chargée de superviser et coordonner sa mise en œuvre, est un établissement public 16. Néanmoins, ce pouvoir local libéré de l’emprise gouvernementale n’est pas plus démocratique pour autant.

Plus que jamais, les citoyens restent tenus à l’écart des prises de décision qui affecteront pourtant une partie de leur existence en tant que citadins. À cet égard, les procédures de « consultation, les « débats public » et autres mécanismes de « participation citoyenne » mis en place par les élus locaux fonctionnent comme autant d’alibis démocratiques, sans influence sur les choix urbanistiques autre que des modifications de détail. Bref, la « concertation avec la population » mise en exergue dans la propagande municipale, départementale ou régionale demeure une fiction.

Quelques années suffiront d’ailleurs à Lefebvre pour en tirer les conclusions : « les municipalités, comme chacun peut le constater, s’organisent sur le modèle étatique ; elles reproduisent en petit les habitudes de gestion et de domination de la haute bureaucratie d’État. Les citadins voient s’amenuiser leurs droits théoriques de citoyens et la possibilité de les exercer pleinement. 17 » Comment en aurait-il pu être autrement ? Les municipalités font partie de l’appareil d’État : elles en sont une branche locale élue.

14 Henri Lefebvre, « Réflexion sur la politique de l’espace », Espaces et Sociétés, n°1, novembre 1970 15 Ibid.

16 La Société du Grand Paris intègre aussi des représentants des collectivités locales : communes, départements et région.

17 Henri Lefebvre, « Les illusions de la modernité », Le Monde diplomatique, mai 1989.

Et la décentralisation a offert aux technocrates qui ont investi la fonction territoriale la possibilité de mener à bien à l’échelle communale et métropolitaine, et non plus seulement nationale, leurs plans de carrière politiques ou administratifs. Avec les outils opératoires habituels, imprégnés de quantitativisme et de technicisme, en matière d’aménagement urbain.

Troisième cible d’Henri Lefebvre, l’aménagement du territoire et en particulier le SDAURP dont les orientations commençaient à se traduire sur le terrain. « On continue à fortifier la centralité parisienne », malgré la promotion simultanée des principales villes de province en « métropoles d’équilibre », « une manière mécanique de compenser Paris, sur le papier, dans l’espace français » 18. De fait, comme Lefebvre l’avait prévu, inspirées par les « critiques néolibérales de la centralité parisienne », les politiques de métropolisation menées depuis lors en faveur à la fois des capitales régionales et de la « région capitale » ont engendré un « semi-colonialisme des régions et des zones mal développées par rapport aux centres de décision et notamment du centre parisien. » La conséquence, déjà visible du temps de Lefebvre, était parfaitement résumée par celui-ci : « La France impérialiste a perdu ses colonies, mais un néocolonialisme interne s’est installé. La France actuelle comprend des zones sur-développées, sur-industrialisées, sur- urbanisées. Et nombre de zones dont le sous-développement s’aggrave […] 19 ».À cet égard, le « Grand Paris » ne va faire qu’accentuer la tendance qui se manifestait déjà dans les années 60 du siècle dernier : « La capitale attire tout à elle : les hommes, les cerveaux, les richesses. C’est un centre de décision et d’opinion.

Autour de Paris s’étendent des espaces subordonnés, hiérarchisés ; ces espaces sont à la fois dominés et exploités par Paris 20 ».

Comme aux beaux jours de la « planification indicative » de l’époque gaulliste, il ne s’agirait aujourd’hui que de maîtriser, de canaliser et d’orienter, mais surtout pas de ralentir le développement urbain parisien. Et l’on ressort, non dépoussiérés, les vieilles notions jadis en vogue à la DATAR 21 et à l’IAURP 22, censées aider à ordonner, intellectuellement sinon pratiquement, le chaos urbain.

18 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968, p.37.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 DATAR : Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale.

22 IAURP : Institut d’Aménagement d’Urbanisme de la Région Parisienne.

Lors de l’inauguration du siège de la Société du Grand Paris en novembre 2011, le ministre de la Ville s’était félicité de l’excellence d’un projet qui méritait, selon lui, une classification « quadruple A » :« A comme Avenir », « comme Ambition », « comme Aménagement », « comme Architecture », sans s’apercevoir, apparemment, que c’étaient là les valeurs de référence et les mots qui revenaient sans cesse, en 1965, dans les discours à la gloire du SDAURP 23. Quant à la « vision de la métropole de demain, avec ses nouveaux liens et ses nouvelles centralités », dont le ministre se faisait le propagandiste enthousiaste, sa concrétisation ressemble fortement à celle de la métropole d’hier ou plutôt d’avant-hier : au Réseau Express régional (RER) et aux villes nouvelles nés du SDAURP, viendront s’ajouter le Grand Paris Express et des « pôles de compétitivité ».

II. Redéploiement de la polarisation et de la ségrégation socio-spatiale

Pas plus que les villes nouvelles édifiées tout au long des décennies qui ont suivi la publication du SDAURP, ces « pôles de compétitivité » localisés en périphérie plus ou moins proche ne mettront fin au développement urbain inégal et combiné inhérent à la dynamique du capitalisme, mais seulement lui faire revêtir de nouvelles formes socio-spatiales. Lefebvre avait déjà noté à propos des villes nouvelles censées injecter de la centralité urbaine dans l’urbanisation périphérique, qu’elles restaient hiérarchiquement subordonnées et dépendantes par rapport à la capitale.

Sans autonomie ni identité propre, elles s’étaient révélées, de ce fait, incapables d’être autre chose que des satellites de celle-ci. « Les villes nouvelles ne portent que trop visiblement les marques de la technocratie, marques indélébiles qui montrent l’impuissance de toutes les tentatives d’animation, que ce soit par l’innovation architecturale, par l’information, par l’animation culturelle ou la vie associative » 24.

Aujourd’hui, leurs habitants se sentent toujours des « suburbains », c’est-à-dire des citadins de deuxième zone comparés à ceux qui ont le privilège de résider encore à Paris.

À la différence, toutefois, des villes nouvelles, les huit « pôles de compétitivité à vocation mondiale » programmés par et pour le « Grand Paris ne sont pas, comme l’expression l’indique, placés sous le signe de l’urbanité mais de l’économie. Ou plutôt de l’économisme, idéologie devenue encore plus dominante sous le règne encore peu contesté du néo-libéralisme.

23 Discours de Maurice Leroy, ministre de la Ville, prononcé le 29 novembre 2011.

24 Henri Lefebvre, Les illusions de la modernité, art.cit.

Ils seront localisés sur des « territoires de projet » où existent déjà, à des degrés divers, certaines des composantes qui les constitueront. Dans les années 80, on les aurait dénommé « technopôles ».

Aujourd’hui, on les appelle aussi « clusters », néologisme non traduit importé des Etats-Unis, intégrant des établissements industriels de production high tech, de recherche et d’enseignement supérieur, avec les équipements complémentaires.

Chaque pôle, dont l’aménagement et la programmation fera l’objet d’un « contrat de développement territorial » entre l’État central et les communes concernées, sera axé sur une spécialité : finance à l’ouest de Paris (La Défense-Seine Arche), création culturelle à partir des métiers de l’image et des sciences humaines sociales au nord (Plaine Saint-Denis), aéroport d’affaires, plus au nord (Le Bourget), plate-forme aéroportuaire, congrès et de salons internationaux plus au nord encore (Roissy Villepinte- Tremblay), écologie, développement et aménagement durables à l’est (Cité universitaire Descartes), « vallée des bio-technologies » au sud-est (de Ivry sur Seine à la ville nouvelle d’Évry), recherche scientifique et hautes technologies au sud-est (Saclay), logistique et éco-mobilité sur la Seine aval en direction du port du Havre (« Confluence »).

Sans doute la dimension urbaine ne sera-t-elle pas totalement absente de ces « pôles d’excellence à vocation mondiale », mais elle sera principalement marchande.

En effet, outre des opérations de logements pour héberger sur place une partie de la « matière grise » ― appellation réifiante couramment utilisée en France pour désigner les salariés hautement qualifiés et les étudiants appelées à le devenir ―, des espaces commerciaux seront aménagées autour ou à l’intérieur de la cinquantaine de gares nouvelles ou rénovées du « Grand Paris express » ― plus 130 km de lignes ―, rocade ferrée appelée à se connecter au large de la capitale avec le métro, le RER et les lignes de chemin de fer de banlieue existants afin de relier les « pôles de compétitivité » entre eux et à Paris qui conservera ainsi le monopole de la centralité « haut de gamme ». Une fois de plus, la « conception polycentrique de l’espace urbain » dont Lefebvre s’était souvent fait l’avocat, à la fois pour éviter la dislocation du centre principal sous l’effet de la saturation et diminuer la dépendance de la périphérie, revêtira une forme hiérarchique qui atténuera légèrement cette inégalité territoriale sans la faire disparaître pour autant.

Pièce maîtresse du « Grand Paris », le futur réseau de transport collectif renforcé et modernisé confirme l’évolution que Lefebvre avait déjà soulignée pour la déplorer : la « dissociation du citadin et du citoyen ». « Être citoyen, affirmait-il dans l’un de ses derniers articles, cela voulait dire séjourner longuement sur un territoire.

Or, dans une ville moderne, le citadin est toujours en mouvement perpétuel : il y circule ; s’il se fixe, bientôt il se déprend du lieu ou cherche à s’en déprendre »25.

Ajoutons qu’il n’aura pas d’autre choix. Pour les partisans du « Grand Paris », en effet, qu’ils soient politiciens, gestionnaires, experts ou chercheurs, l’espace métropolitain est avant tout un « espace des flux et des réseaux ». D’où le succès de la thématique de la « mobilité » que l’on fait rimer avec « liberté ».

L’homo metropolitanus sera un individu en perpétuel déplacement car sa vie quotidienne se déroulerait désormais à l’échelle régionale et non plus sur un territoire restreint. Toute vision ou tout projet visant à une réappropriation collective de la ville par ses habitants sur la base d’un vécu fondé sur une appartenance stable à un lieu identifiable et socialement pratiqué ne peut être que « localiste ». Pour travailler, étudier ou se distraire le Francilien du futur sera toujours prêt à quitter son environnement résidentiel et ne cherchera plus un endroit de la ville qui aurait sa préférence et qu’il prendrait l’habitude de fréquenter. Sans attache territoriale, il serait même toujours disposé à déménager ailleurs. À la Cité de l’architecture et du patrimoine, une exposition à destination du grand public fut mise en scène au printemps 2012 avec de gros moyens iconographiques pour « clore le cycle consacré à la réflexion sur le Grand Paris », selon ses organisateurs. Pour ceux-ci, un système de transport performant serait « une chance unique de changer la vie des gens » 26. Le titre de l’exposition résume la philosophie urbaine qui l’inspire :

« Circuler -Quand nos mouvements façonnent les villes ».

Dans l’esprit de la technocratie aménageuse et des élus locaux qui lui emboîtent le pas, l’espace urbain de demain ne serait donc pas ce que Lefebvre n’a cessé de montrer et de démontrer à propos de celui d’hier. À savoir « le produit du néo-capitalisme, l’espace abstrait qui contient le “ monde ” de la marchandise, sa logique et ses stratégies à l’échelle mondiale en même temps que la puissance de l’argent et celle de l’État » 27. Il serait « nôtre » de notre propre fait de citadins circulants, et non de logiques et de forces sociales sur lesquelles nous n’avons aucune prise !

25 H. Lefebvre, ibid.

26 Entretien avec François de Mazières, président de la Cité de l’Architecture et Jean-Marie Duthilleul, commissaire de l’exposition. Le Journal du Dimanche, 1er Avril 2012

27 H. Lefebvre, La production de l’espace, Anthropos, 1974, p.

En réalité, comme les autres métropoles, celle du « Grand Paris » doit impérativement se brancher sur les réseaux et les flux de l’économie transnationalisée, et prouver, au travers de campagnes de marketing urbain, qu’elle est aussi voire plus apte que ses concurrentes étrangères à capter ces flux. Comme ne cessent de le proclamer ses élus et leurs conseillers, elle doit se montrer « compétitive » donc « attractive ». Dès lors, les règles du jeu sont claires : ou bien elle se donne les moyens de grandir et de grossir, en réaménageant son territoire pour polariser le maximum de ressources à son profit ou, plus exactement, au profit de ceux qui tirent profit de cette polarisation, pour faire partie du « club très sélectif des métropoles », selon une formulation chère aux « décideurs », ou bien elle sera vouée à la marginalisation, au déclin voire au dépérissement. « Pour rester au premier rang, déclarait le Président de la République, il faut voir loin et il faut voir grand. Le Grand Paris n’est pas seulement l’élargissement des frontières de Paris […] Le Grand Paris c’est la volonté de penser l’avenir de Paris dans une perspective beaucoup plus large que les limites du périphérique, que les limites de la Petite Couronne, beaucoup plus large que celles de l’Ile-de-France. 28 »

Bien entendu, ce « changement d’échelle » n’atténuera pas la ségrégation socio-spatiale inhérente à l’urbanisation capitaliste. Au contraire. Sur un territoire plus vaste, cette expansion sans fin de l’urbain ne fera que renforcer la séparation physique et le séparatisme socio-idéologique qui l’accompagne entre les « beaux quartiers » ou les « banlieues résidentielles » réservés aux riches, de plus en plus « sécurisés », et les zones de relégation où sont parqués les pauvres, de plus en plus surveillées. De même, le contraste entre centre et périphérie, loin de s’atténuer, continuera de s’accentuer. Selon un processus analysé et critiqué par Lefebvre, une partie de l’urbain se dispersera et se diluera au large de l’agglomération, tandis que l’autre se densifiera et se consolidera selon un ordre hiérarchique : au cœur de la ville-centre et, maintenant, de la capitale toute entière, les activités et la population de rang supérieur ; en périphérie, quelques « pôles de d’excellence » technico-scientifiques dotés d’une centralité urbaine secondaire et partielle ; dans le reste de l’aire métropolitaine, les zones d’habitat populaire, éparpillées, sous équipées, mal desservies par les transports collectifs. En résumé, le mouvement de centralisation du capital qu’accentue sa transnationalisation ira de pair avec la concentration spatiale de ses composantes urbaines stratégiques aux dépens des territoires affectées aux activités non rentables ou aux habitants moins solvables.

28 Nicolas Sarkozy, Discours du 29 novembre au Musée de l’architecture et du patrimoine, 2010.

C’est, par conséquent, dans la partie centrale du Grand Paris que vont continuer à se regrouper, comme l’observait déjà Lefebvre, les fonctions « nobles » , c’est-à-dire « directionnelles » ou « décisionnelles » ― le « tertiaire supérieur », comme on disait jadis, qualifié parfois de « quaternaire » (commandement, information, innovation) ―, avec les services (finance, conseil, publicité, hôtellerie, restauration et loisirs « haut de gamme »…) et les équipements afférents, ainsi que les bourgeois et la frange supérieure des néo-petits bourgeois, « bobos branchés » en tête ― la soi-disant « classe créative » ― attachés, pour des raisons à la fois professionnelles et culturelles, à la centralité urbaine.

Pour leur faire de la place, des opérations de « reconquête urbaine » se poursuivront dans les secteurs d’habitat populaire qui subsistent au cœur de l’agglomération, qu’il s’agisse des quartiers de la capitale situés dans les arrondissements du nord et de l’est, ou de l’ancienne proche banlieue ouvrière, qualifiée jadis de « rouge » quand le Parti communiste français en contrôlait les municipalités et se proclamait encore révolutionnaire. Sous forme de « rénovation » ou de « requalification », ces opérations urbanistiques sont supposées « redynamiser » certaines « zones délaissées », « revaloriser » certains « secteurs dégradés », participer au « renouvellement urbain ». En fait, le but est toujours le même : renouveler la population, mettre en valeur les espaces « libérés » au profit des entrepreneurs, des promoteurs et des spéculateurs, les « requalifier » pour les réserver à des « gens de qualité ». Bref, déloger les classes populaires dont la présence au centre de la métropole en tant qu’habitants ― mais non, comme on va le voir, en tant que travailleurs car les emplois de services sont en augmentation constante dans la « ville globale »29 ― est jugée inutile voire encombrante. Aussi seront-elles expédiées dans des périphéries de plus en plus lointaines, au même titre que les installations correspondant aux fonctions secondaires ou subalternes, indispensables elles aussi au fonctionnement métropolitain, mais ne requérant pas d’être localisées dans des lieux prestigieux qui matérialisent et symbolisent le nec plus ultra de la civilisation urbaine. À propos de cette promotion d’une centralité parisienne de plus en plus exclusive et excluante, on peut parler d’« élitisation du droit à la ville », pour reprendre une formulation du géographe « radical » David Harvey.

29 Sakia Sassen, La ville globale, Descartes & .Compagnie, Paris, 1996.

Néanmoins, dépossédés de ce droit, les résidents éjectés en périphérie auront tout de même accès aux cœurs de la métropole : en tant que travailleurs des biens nommés « services » ― ne sont-ils pas avant tout les serviteurs de la caste « métropolitaine » ? ― ou, de temps à autre, comme consommateurs des aménités urbaines à la portée de ce que leur permet leur carte de crédit. Comment, dès lors, concilier ce clivage spatial et social accru qui caractérise l’organisation et le fonctionnement des aires métropolitaines, avec l’« impératif de solidarité » dont les gestionnaires de la « ville globale » ne cessent de rebattre les oreilles de leurs administrés ? On l’a vu : grâce à un réseau de transports collectifs sans cesse renforcé et perfectionné. La mobilité serait, en effet, synonyme d’accessibilité de tous à toute la métropole. Une manière de « positiver » l’obligation, pour les citadins marginalisés d’effectuer des pérégrinations sans fin pour aller travailler ou passer de temps à autre quelques heures de loisir dans les hauts lieux de l’urbanité d’où ils ont été chassés.

En réalité, le « Grand Paris » ne constituera qu’une nouvelle étape de cette extension urbaine qui va de pair avec l’extinction de l’urbanité en tant qu’« art de vivre en ville et de vivre la ville »30. À une échelle toujours plus ample, il facilitera la poursuite du triple processus propre à l’urbanisation capitaliste, mis en lumière par Lefebvre : l’homogénéisation, la fragmentation et la hiérarchisation de l’espace urbain.

III La gouvernance métropolitaine parisienne : une collaboration de classes structurelle

Reste à savoir pourquoi le « Grand Paris » et, d’une manière générale, le « modèle métropolitain » font l’unanimité parmi les « élites » locales, élues ou non, des grandes agglomérations. Pourquoi ont-elles toutes accepté de faire leur le principe non écrit mais impératif, déjà évoqué, qui régit désormais l’ensemble de la vie en société dans l’Europe capitaliste, cette « concurrence libre et non faussée » opposant les entreprises, les États, les catégories sociales et les individus entre eux, qui met aussi les villes en rivalité ?

30 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, op.cit, p. 154.

Une première réponse résiderait dans le caractère a priori attrayant ce projet lancé avec un grand déploiement de moyens médiatiques. Les maquettes, les plans et les simulations audio-visuels offerts à la vue du public au Musée de l’Architecture et du Patrimoine présentaient le futur « Grand Paris » sous un jour des plus avantageux. Attrait renforcé par le discours galvanisant, répercuté pendant plusieurs semaines par des journalistes aussi enthousiastes que complaisants, du Président de la République lors de l’inauguration officielle de cette exposition spectaculaire qui mettait en scène les propositions des dix équipes d’architectes, « parmi les plus grand du monde »[sic] sélectionnées pour plancher sur l’avenir du « Grand Paris »31 .

Dans ce discours, bien que Nicolas Sarkozy eût mis en avant, comme il fallait s’y attendre, la nécessité pour une « ville-monde » de s’imposer face à ses rivales dans une « économie monde », ce n’est pas tant celle-ci qui lui servit de référence première pour définir les orientations du projet, que les considérations d’ordre esthétique voire humaniste censées l’avoir inspiré. À cet égard, le choix du Musée de l’Architecture et du Patrimoine pour le présenter était calculé. « La réflexion des urbanistes et des architectes constitue le point de départ de l’élaboration du projet si symbolique du grand Paris », déclara d’emblée le Président, affirmation qui, on l’a mentionné, suscita quelque étonnement sinon quelque réprobation parmi les spécialistes de la planification urbaine. La suite du propos présidentiel éclaira la raison de cette préférence accordée aux hommes de l’art pour décider de l’inscription spatiale du « grand Paris ».

Sans s’attarder outre mesure sur un discours vraisemblablement écrit par un ou plusieurs conseillers ― à la différence du Général de Gaulle ou de François Mitterrand, Nicolas Sarkozy ne s’est jamais piqué d’être un « littéraire » ―, il convient tout de même de noter que l’argumentation, développée sur un mode lyrique et presque poétique, fût-il quelque peu grandiloquent, tranchait nettement avec le langage aride et rébarbatif d’ordinaire en usage parmi les technocrates de l’aménagement urbain. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de « remettre l’architecture au cœur de nos choix politiques ». Et le Président de préciser : « La civilisation commence quand la politique et l’esthétique se lient l’une à l’autre. »

31 Nicolas Sarkozy, Discours du 29 avril 2009, cit.

On pouvait même relever dans l’envolée présidentielle quelques emprunts à la pensée critique lefevrienne : « Il s’agit que le financier ne décide pas tout seul en se contentant de la seule approche quantitative », « de rompre avec la détestable habitude de tenir l’Art pour du superflu alors qu’il répond à un très profond besoin humain.

Il s’agit de rompre avec un rationalisme si excessif et si glaçant qu’il finit par être à l’opposé de la vie. Il s’agit de rompre avec le fonctionnalisme qui a fait tant de dégâts dans nos villes en spécialisant et en séparant là où il aurait fallu au contraire mélanger et réunir. Il s’agit de rompre avec tout de ce qui a conduit au cours des décennies passées à déshumaniser nos villes ».

Ce n’était pourtant pas la première fois qu’un homme d’État puisait dans les théorisations de Lefebvre pour justifier telle ou telle politique dans le domaine de l’aménagement urbain. Dès le milieu des années 70, Lefebvre se plaignait déjà de voir ses thèses sur l’urbain, jugées « subversives » à l’époque où il les avait exposées pour la première fois, reprises par des instances officielles comme des « vérités d’évidence et triviales […], sans la moindre formule de politesse, cela va de soi »32. Il devra par la suite en prendre son parti, car plus il serait plagié, moins il serait nommément cité. Souvent sous forme de slogans, certaines bribes des conceptualisations lefevriennes seront reprises par les promoteurs de droite d’un « urbanisme à la française » sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing33, puis par les élus de la gauche institutionnelle parvenus à la tête des municipalités en 197734, avant de devenir monnaie courante lorsque les dirigeants du PS arrivés au pouvoir en mai 81 abandonneront le « projet socialiste » qui les avait aidé à y accéder pour celui d’une « civilisation urbaine » dont l’avènement était supposé contribuer à rétablir le calme dans les banlieues populaires françaises entrées en ébullition 35.

32 Henri Lefebvre, De l’État, tome IV, 10/18 UBE, 1974, p. 324.

33 Jean-Pierre Garnier, Denis Golschmidt, La comédie urbaine La Cité sans classes, Maspero, Paris, 1977.

34 Jean-Pierre Garnier, Denis Golschmidt, Le socialisme à visage urbain Essai sur la local-démocratie, Rupture, Paris, 1977.

35 Jean-Pierre Garnier, Des barbares dans la Cité De la tyrannie du marché à la violence urbaine, Flammarion, Paris, 1997.

Cela dit, le « Grand Paris » prend place dans une conjoncture politico-idéologique où, comme on le sait, les « marchés » sont ouvertement au poste de commande, et où il n’est guère besoin ― si l’on excepte les débats sur l’architecture ― de dissimuler l’urbanisation du capital sous des oripeaux culturels. En faudrait-il une preuve supplémentaire, qu’on la trouverait dans le discours du ministre de la Ville, chargé du Grand Paris, dans le cadre d’un séminaire organisé en juillet 2011 à Londres dont l’intitulé se passe de commentaires : « Le projet du Grand Paris : opportunités d’investissement financier et immobilier » 36.
S’adressant aux « investisseurs » dont « le temps est compté et précieux », selon lui, le ministre allait directement « à l’essentiel » : « les investisseurs que vous êtes ont des choix à faire et pour cela ont besoin d’informations, de pouvoir comparer et prendre les décisions les plus pertinentes en termes de potentiel de développement, de rentabilité. Vous avez surtout besoin de perspective, de pouvoir vous projeter dans un avenir le plus lisible possible et le plus prévisible possible pour vos investissements. » Avant de laisser les financiers français qui l’avaient accompagné dialoguer avec leurs homologues d’outre-Manche, le ministre tint à « affirmer l’ambition économique du projet » : je veux vous expliquer comment le Grand Paris va se faire et pourquoi vous aurez raison d’investir et de croire à la réussite de ce projet ». Pas de tirades, donc, sur l’art, la culture et la civilisation urbaine, mais un propos concis avec peu de mots et beaucoup de chiffres visant à prouver aux hommes d’affaires britanniques que le « Grand Paris » peut s’avérer pour eux une bonne affaire.

Là encore, le refrain sur « la compétition croissante que se livrent les grandes métropoles » était de mise. Mais la tonalité culturaliste et humaniste en était totalement absente. « Cette compétition, précisait le ministre, nous la menons avec un esprit d’entrepreneur et avec les entreprises: des objectifs, une méthode, des moyens adaptés. Nous misons sur l’avenir comme vous misez sur l’avenir de vos entreprises. » Le message était effectivement « clair », comme le soulignera le ministre en conclusion : « la France a choisi l’excellence, Paris se transforme, capitalise et mise sur l’avenir. Nos atouts sont certains, à vous d’en profiter !! »

Après avoir confronté ce discours et celui du Président de la République à la Cité de l’Architecture, on est en droit de riposter rétrospectivement à ce dernier par une citation de Lefebvre : « On parle d’art et de culture, et il s’agit d’argent, de marché, d’échanges, de pouvoir. On parle de communication ; il ne s’agit que de solitudes. On parle de beauté ; il ne s’agit que d’une image de marque. On parle d’urbanisme, il ne s’agit de rien. 37 »

36 Discours de Maurice Leroy au séminaire « The Greater Paris Project : Financial ans real estate opportunities », Londres, 12 juillet 2011.

Encore que ce dernier jugement, inspiré par une intention polémique quelque peu excessive, contredit ce que Lefebvre lui-même s’est employé par ailleurs à prouver : loin de jouer un rôle négligeable, l’urbanisme contribue à faire de l’espace urbain « un espace économiquement géré par le capital, socialement dominé par la bourgeoisie, politiquement régi par l’État. 38 » Une appréciation qui, toutefois, devrait être modulée et qui nous ramène à la question initiale : pourquoi le projet du « Grand Paris » fait-il l’unanimité, du moins parmi ceux dont il retient l’attention ?

Pour répondre à cette question, il faut en poser une autre : à qui la métropolisation profite-t-elle ? Affirmer que c’est d’abord à la bourgeoisie transnationalisée ou en voie de l’être ne serait pas d’une grande originalité, bien que ce soit effectivement la vérité. Mais ce serait surtout laisser de côté le fait que ce n’est pas elle qui met en œuvre cette politique urbaine, même si ses représentants politiques directs au gouvernement ou dans les cercles dirigeants, nationaux ou locaux, sont partie prenantes dans sa définition et occupent une place importante dans les prises de décision. Aussi convient-il, pour se rapprocher de la réponse, de poser une troisième question : qui gère la ville ? Qui promeut et organise sa métropolisation ? Et comment ?

« La gouvernance ! » répondent en chœur élus locaux et patrons, auxquels font écho des chercheurs inféodés. Pseudo-concept qui, comme nombre de ceux de la novlangue techno-métropolitaine est impossible à définir précisément. Et c’est justement pourquoi il plaît tant. Derrière la fumée opaque des sigles et des rouages technocratiques, c’est, en réalité, d’un « gouvernement métropolitain » qu’il s’agit, veillant d’abord à l’organisation spatiale de l’accumulation du capital tout en assurant plus ou moins, selon l’état des rapports de forces du moment, la satisfaction des besoins collectifs de la population. On l’appelle « gouvernance », terme importé du et emprunté au monde de l’entreprise, parce qu’il implique une coopération étroite des instances étatiques avec ce dernier, baptisée de trois initiales, également importées et empruntés, de même que ce qu’elles recouvrent : PPP. Soit : « partenariat public- privé ».

37 H. Lefebvre, La production de l’espace, op.cit, p.448.

38 Ibid, p. 262.

Du côté « privé », l’identité des « partenaires » est connue. On peut les regrouper sous le terme générique de « capitalistes » : financiers, banquiers, entrepreneurs, constructeurs, promoteurs sans oublier les spéculateurs en tous genres… La plupart sont représentés par les chambres de commerce et d’industrie qui rassemblent les hommes (et quelques femmes) d’affaires les plus influents de la région parisienne, sans parler des multiples groupes de pression et des réseaux qui prolifèrent autour du pouvoir local quand ils n’en font pas directement partie au sein de conseils, de comités et de commissions divers39 .

Lefebvre et, à sa suite, de nombreux chercheurs progressistes voire « radicaux » se sont attachés à montrer pourquoi et comment l’aménagement urbain servait d’abord à faire entrer la production de l’espace dans l’échange marchand, à ouvrir la voie aux capitaux à la recherche des investissements les plus rentables. « Ces capitaux, notait déjà Lefebvre il y a plus d’une quarantaine d’années, cherchent un circuit second, annexe par rapport au grand circuit normal ou habituel de la production et de la consommation, au cas où ce circuit fléchirait »40. Ce qui est précisément le cas depuis quelques années où l’excédent de capitaux les menacent de dévalorisation. « Normaliser ce circuit secondaire, l’immobilier, tout en le gardant peut-être comme secteur compensatoire » : telle que Lefebvre la définissait, cette « stratégie » est plus que jamais à l’ordre du jour41. Le « Grand Paris » s’inscrit bien dans cette stratégie. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la presse financière au lieu des commentaires pseudo-savants de chercheurs vassalisés qui confondent explication et promotion.

Du côté « public », les acteurs principaux de la métropolisation, en région parisienne comme dans les autres grandes agglomérations françaises sont issus d’une classe ou d’une fraction de classe dont les dénominations ont varié les selon périodes et les chercheurs, sociologues en majorité : « classe moyenne salariée », « nouvelle petite bourgeoisie », « classe de l’encadrement capitaliste », « petite bourgeoisie intellectuelle ». Nous avons choisi cette dernière désignation car c’est sur la base de son capital intellectuel que cette classe assure sa fonction de couche intermédiaire et médiatrice dans les rapports de domination capitalistes.

39 Parmi les associations d’investisseurs les plus influentes figurent l’Agence française de promotion des investissements internationaux (AFII), Paris Ile de France (IDF) Capitale Economique et Paris Europlace.

40 Henri Lefebvre, « Réflexions sur la politique urbaine », Espaces et Sociétés, n° 1, novembre 1970.

41 Ibid.

Une interrogation dès lors surgit : par quel biais une partie des membres de cette classe peut-elle exercer un pouvoir politique local ? Lefebvre dans son ouvrage en quatre volumes sur l’État peut nous mettre sur la piste. Voici ce qu’il présentait comme une « thèse au caractère central » : « Les classes moyennes, malgré leur diversité, à travers leurs divergences politiques supportent l’État [souligné par Lefebvre] dans le sens fort de ce mot : supports matériels ― supports idéologiques, vaille que vaille, coûte que coûte » 42. Il avait ainsi entrevu, sans néanmoins avoir poursuivi son analyse dans cette direction, la place et la fonction d’une fraction de ces classes dans la reproduction des rapports de production capitalistes, celle qui, à tous les échelons de l’appareil étatique ou étroitement impliquée dans son fonctionnement, décide de son action et veille à ce que celle-ci se traduise « sur le terrain », notamment dans le domaine de l’aménagement urbain.

Dans un autre ouvrage en plusieurs volumes, une remarque de Lefebvre permet d’aller plus loin : « on se trouve bien devant une société à prédominance idéologique des couches moyennes sous hégémonie du grand capital », écrivait-il en 1981 43. Ces couches moyennes ne sont autres que la petite bourgeoisie intellectuelle (PBI), dont le capital est avant tout scolaire et culturel. Chargée d’assurer le relai entre la classe dominante (bourgeoisie privée ou d’État), à qui sont réservées tâches de direction, et les classes dominées (prolétariat ouvrier et employé) à qui échoient les tâches d’exécution, elle est préposée par la division sociale du travail aux tâches de médiation (conception, organisation, contrôle, inculcation idéologique). La PBI se distribue elle-même en strates hiérarchisées. Ses franges moyennes et surtout supérieures sont le produit plus ou moins élaboré de l’université et, pour les plus qualifiées, des « grandes écoles », établissements d’enseignements supérieur très sélectifs où se forme l’élite intellectuelle du pays : hauts fonctionnaires, directeurs de laboratoires, managers d’entreprises high tech, universitaires de haut rang… L'hégémonie bourgeoise repose ainsi de nos jours sur un bloc au pouvoir, comme aurait dit Gramsci, où la classe dominante a trouvé dans l'élite néo-petite bourgeoise de nouveaux alliés pour parfaire sa domination.

42 H. Lefebvre, De l’État, UGE 10/18,1976 tome 1.

43 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, tome 3, Paris, 1981

Classe intermédiaire, médiane et médiatrice, cette oligarchie diplômée n’est donc pas toute puissante. « Fraction dominée de la classe dominante », comme la définissait le sociologue Pierre Bourdieu, elle se plie quand elle ne les anticipe pas, aux desiderata de la bourgeoisie, déroulant, par exemple, le tapis rouge ou plutôt vert ― « développement urbain » durable oblige ! ―, sous forme de programmes et de plans d’aménagement urbains, pour attirer dans la métropole investisseurs, entrepreneurs et promoteurs, ainsi que leurs servants, ingénieurs, cadres, techniciens, « créateurs » et « créatifs » en tout genre (urbanistes, architectes, paysagistes, designers, publicitaires …). Car, c’est des rangs de la PBI que provient la majeure partie du personnel politique et administratif qui « gère » l’espace urbain, en région parisienne comme ailleurs. À l’échelon régional, départemental, communal de l’appareil étatique, il est non seulement responsable des choix en matière d’urbanisation et d’urbanisme, mais également chargé de suivre leur concrétisation sur le terrain. Appuyés sur la technocratie qui, elle aussi, tend à se décentraliser, et secondés par leurs experts, les élus locaux organisent ainsi la « métropole de demain » : urbanisation de nouvelles zones, implantation de « pôles de compétitivité » sur des « territoires de projet », mise en place d’un système de transport collectif automatique à grande capacité, « requalification » des quartiers populaires et des friches industrielles… Le tout placé désormais sous le digne d’un « développement durable ». Et « solidaire », pour y ajouter une touche « sociale » qui n’engage à rien.

Dès lors, la couleur politique ou plutôt politicienne des municipalités et de la région importe peu car le pedigree sociologique et l’idéologie entrepreneuriale et gestionnaire de ceux qui tiennent les postes clefs et les leviers métropolitains ne diffèrent guère. Pas plus que les politiques urbaines qu’ils mettent en œuvre. Avec seulement quelques variantes. La spécificité parisienne est que les plus hautes sphères de l’État sont impliquées dans le projet métropolitain. Mais cette implication n’ajoute ni ne modifie rien à la nature de ce projet. Le maire de Paris et le Président de la Région de l’Ile de France, tous deux « de gauche » faisaient écho au Président « de droite » de la République, bien décidés, les uns et l’autre, à conforter le statut de « ville-monde » de la capitale. Il ne faut d’ailleurs pas surévaluer le rôle de Nicolas Sarkozy. Le projet du « Grand Paris » était en gestation depuis au moins le début du siècle, et personne n’en a mis en cause la nécessité dans les innombrables débats qui ont précédé son annonce officielle. Pas plus que dans ceux qui ont suivi. Comme le rappelait récemment Pierre Mansat, adjoint « communiste » au Maire « socialiste » de Paris, Bertrand Delanoë, celui-ci avait la conviction dès 2001, que le développement de Paris, le maintien de son rang de métropole mondiale, de ville monde, ne pouvaient se concevoir qu'en dépassant la frontière du périphérique 44 ».

Le conseiller municipal « communiste » lui-même est catégorique : « Je crois que ce projet a un avenir. A situer dans la continuité de l’effort entrepris depuis 10 ans. On ne reviendra pas en arrière sur la prise de conscience, ni parmi les citoyens ni parmi les élus. » Même son de cloche chez les élus écologistes : « N’en déplaise à certains, la métropole est déjà là. Et la mise en œuvre d’un développement coordonné, durable et démocratique des territoires est la prochaine étape. 45»

Seul le contenu du projet du « Grand Paris » a fait et continue de faire l’objet de discussions. Du moins parmi ceux qui, à un titre ou à un autre, ont voix au chapitre. Une minorité, il est vrai, alors que l’ensemble de la population « francilienne » voire celle qui réside au-delà des limites régionales est concernée. Une majorité marginalisée par les mécanismes de la « démocratie représentative » et restée jusqu’à présent silencieuse. Or, c’est peut-être là le problème pour peu qu’on consente à quitter les terrains économique, technique, urbanistique, scientifique voire culturel ou esthétique où l’on cantonne d’ordinaire le débat pour l’aborder sous l’angle politique.

Si le « Grand Paris » constitue un projet politique du fait qu’il est porté par le politique, au sens lefebvrien du terme, c’est-à-dire l’État, depuis le niveau central jusqu’à ses échelons locaux, il semble bien, en revanche, qu’il échappe jusqu’à présent à la politique, au sens également lefevrien… et marxien du terme, c’est-à-dire à la lutte des classes. En effet, à l’exception de quelques rares mouvements ponctuels, épars et éphémères, et toujours minoritaires, de résistance populaire à telle ou telle opération, aucune force sociale un tant soit peu consistante ne s’oppose globalement au « Grand Paris », que ce soit dans sa finalité ou ses modalités de réalisation.

44 Pierre Mansat, entretien, www.pierremansat.com/article-pierre-mansat-au-newcities- summit, 12 mai 2012.

45 Yves Contassot, Claire Monod, «Pour une démocratie efficace et écologique : la Métropole du Grand Paris », .www.metropolitiques.eu, 17 février 2012

Après avoir longtemps misé sur la classe ouvrière pour « changer la ville » en même temps que de société, Lefebvre au milieu des années 70 prenait acte de la vanité de ce pari : « Il faut reconnaître que la bourgeoisie mène sa lutte pour l’espace et dans l’espace en conservant l’initiative .46 » Le consensus dont bénéficie aujourd’hui le « Grand Paris », depuis les « partis de gouvernement » (PS 47, PCF 48 , PG 49, ELV 50, UMP 51…,) jusqu’au au patronat en passant par les professionnels de l’urbain, confirme l’actualité de ce constat désenchanté.

46 H. Lefebvre, La production de l’espace, op. cit

47 Parti Socialiste

48 Parti communiste français

49 Parti de Gauche

50 Écologie-Les Verts

51 Union pour un Mouvement Populaire