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Relégation urbaine, stigmatisation scolaire : un enchaînement inextricable (2)
La chronique de Jean-Pierre Garnier
L’« égalité des chances » contre l’égalité des conditions


Origine : http://blog.agone.org/post/2011/01/04/Relegation-urbaine-stigmatisation-scolaire-2

Par Agone le mercredi 12 janvier 2011, 16:12 - La chronique de Jean-Pierre Garnier


D’un côté, l’écart, le contraste, la contradiction entre les inégalités réelles et l’égalité de principe proclamée dans les constitutions et par les institutions est devenu patent. De l’autre, les justifications traditionnelles produites par un « État social » sinon socialiste ont fait long feu : l’égalité réelle serait synonyme d’uniformité, d’inefficacité et d’atteinte à la liberté de l’individu. Une situation qui laisse la place au renouvellement du discours dominant.

Depuis un moment déjà on assiste à la mise sur orbite idéologique, dans le discours néolibéral, d’une seconde ligne de défense, plus subtile mais tout aussi fallacieuse, en faisant appel à la notion d’« égalité des chances ». Il s’agit de laisser croire que notre société offre, ou pourrait au moins offrir, par des actions ou des institutions appropriées visant à concrétiser l’égalité formelle, une égale possibilité à tous les individus, quelle que soit leur position sociale de départ, d’accéder aux meilleures place dans la hiérarchie sociale. De telle sorte que le résultat de la concurrence interindividuelle ne serait dû, en définitive, qu’aux talents et aux efforts inégaux des individus ou aux circonstances, plus ou moins heureuses ou malheureuses, qui ont marqué l’expression de leur talents ou de leurs efforts [1].

L’« égalité des chances » étant censée être ainsi garantie au départ, les inégalités à l’arrivée devraient tout aux qualités ou aux défauts des concurrents, ou au hasard, et rien aux règles (explicites ou implicites) de la concurrence ni aux rapports sociaux (de classes) qui déterminent la production de ces règles. Le concours – modèle métaphorique de l’« égalité des chances » – n’étant pas truqué, et tous les concurrents ayant sur la ligne de départ la même « chance » – c’est-à-dire la possibilité (« opportunité ») de s’élever dans la hiérarchie sociale –, ce ne peut être que les meilleurs ou les plus chanceux qui gagnent ! Qui pourrait légitimement le leur reprocher ? Ainsi, les inégalités sociales se trouveraient réduites à de simples inégalités d’aptitudes ou d’efforts des individus. À y regarder de près, néanmoins, cette seconde ligne de défense rhétorique de l’ordre social bourgeois, n’est guère plus solide que la précédente.

En premier lieu, cette notion d’« égalité des chances » est une véritable contradiction dans les termes, qui peut passer inaperçue en France en raison du caractère polysémique du mot « chance ». En effet, là où il y a égalité, non pas formelle mais réelle, non seulement il n’y a pas besoin de chances – les « opportunités » sont, par définition, les mêmes pour tous –, mais les individus sont, grâce à l’intervention correctrice d’un « État social » sinon socialiste, mis à l’abri des coups malheureux – « malchance » – du hasard. Inversement, là où il y a chance, il n’y a pas égalité, mais hasard, gros lot pour un petit nombre et, au mieux, lot de consolation pour quelques uns parmi tous les autres. Minorité de gagnants et majorité de perdants.

En second lieu, que se passerait-il si, ayant été instaurée, cette fameuse « égalité des chances » en venait, miraculeusement, à transformer la plupart des pauvres en riches et à faire de tous les riches – du moins des plus inaptes ou des plus paresseux – des pauvres ? Ou, en vertu du même type de miracle, à convertir les dominants en dominés et vice versa, les cultivés en ignares, les gens célèbres (« people ») en « anonymes » (« gens du peuple »), etc. ? Rien n’aurait évidemment changé au niveau des structures sociales. La nature des inégalités, leur forme et leur contenu, leur degré même seraient, après l’heureux miracle produit par l’« égalité des chances », ce qu’ils étaient déjà auparavant. Seule aurait changé l’identité des « gagnants » et des « perdants » : le « fils de bourge » aurait pris la place du « fils de prolo » à l’usine comme « agent de sécurité » ou dans les files d’attente du « pôle emploi », et réciproquement. Ce qui révèle, en passant, le présupposé individualiste de la notion d’« égalité des chances » : elle promet de transformer la situation de certains individus « méritants », tout en laissant inchangées les structures sociales et, par conséquent, le sort de l’immense majorité des jeunes membres de la société.

Car – et ce sera la dernière objection et la plus fondamentale – il n’est que trop évident que l’« égalité des chances », brandie conjointement comme slogan par des adeptes du néo- et du social-libéralisme, est un pur leurre. Comment peut-on imaginer sérieusement créer les conditions d’une pareille égalité dans une situation où règnent, dans tous les domaines et sous tous les aspects, les inégalités socialement déterminées entre les individus ? La logique générale réelle est précisément l’inégalité des chances face à l’emploi, l’enseignement, le logement, la santé, la culture, etc. Les éventuelles institutions ou mesures dont on attend les corrections nécessaires témoignent toutes de leur impuissance profonde à cet égard, au mieux de l’extrême modicité de leurs résultats : quelques exceptions qui confirment la règle.

Pour ne prendre qu’un exemple, des décennies de « démocratisation de l’enseignement » n’ont en rien réduit les inégalités scolaires entre enfants de catégories populaires (ouvriers, employés, agriculteurs, artisans et petits commerçants) et enfants des catégories aisées (cadres, professions libérales, chefs d’entreprise, hauts fonctionnaires). Elles n’ont abouti qu’à déplacer le niveau et renouveler les formes de ces inégalités. Bien plus : l’accès aux diplômes les plus prestigieux (ceux des écoles d’ingénieurs, des écoles supérieures de commerce, pour ne pas parler des « grandes écoles ») est devenu plus élitiste encore qu’il ne l’était voilà une trentaine ou une quarantaine d’années. Et que dire de la ségrégation socio-spatiale ? En dépit de la généralisation de l’« accession à la propriété », pour ne rien dire de la « loi sur la solidarité et le renouvellement urbain » imposant un principe de 20 % de HLM dans les villes de plus de 20 000 habitants, elle n’a fait que s’accentuer au point d’inciter certains chercheurs critiques à parler d’un « apartheid urbain », et un haut fonctionnaire de « relégation urbaine [2] », qui privent la majorité des habitants d’un effectif « droit à la ville » [3] ; donc du droit à être des citoyens/citadins « à part entière » – ou plutôt, comme le dit un leader associatif « issus de l’immigration » : « En fait, nous sommes des citoyens entièrement à part. »

Les inégalités sociales revêtent, comme chacun sait, diverses dimensions. Elles ne concernent pas, en effet, que les ressources matérielles : les flux de revenus et, plus encore, les stocks de patrimoine, l’espace à occuper et le temps à vivre (espérance de vie : sept ans de différence entre cadres supérieurs ou enseignants et ouvriers ; en bonne santé : dix ans de différence). Elles se traduisent aussi par une répartition inégale des ressources de nature relationnelle et politique : la multiplicité et la diversité des réseaux de socialisation et de rencontres, le pouvoir de se faire entendre et de défendre ses intérêts voire de faire prévaloir sa volonté ; des positions institutionnelles valant des privilèges, etc. À cela s’ajoutent des ressources symboliques, tout aussi inégalitairement partagées : les diplômes scolaires, la maîtrise des différents savoirs et des références culturelles, la capacité de se donner une image cohérente du monde, des autres et de soi-même, voire de la proposer et de l’imposer à d’autres. Ainsi peut-on distinguer trois grandes catégories d’inégalités sociales, dont il ne faut jamais oublier qu’elles sont le plus souvent interagissantes et cumulatives, dans un sens positif ou négatif, selon les groupes et les individus : — les inégalités dans l’ordre de l’avoir : dans la distribution des ressources matérielles de la société, dans la répartition de la richesse sociale, à une échelle – « mondialisation » aidant – de plus en plus planétaire ; — les inégalités dans l’ordre du pouvoir : dans la distribution des ressources relationnelles et politiques, dans la répartition de la capacité de faire valoir ses intérêts et ses droits, d’imposer sa volonté aux autres par différents biais, de peser, au moins partiellement, sur l’organisation de la société et sur le cours des événements historiques ; — les inégalités dans l’ordre du savoir : dans la distribution et la maîtrise des connaissances et de la possibilité de donner un sens au monde dans lequel on vit, de proposer et d’imposer des définitions légitimes des choses, des gens, des pratiques, des situations et des évolutions.

Cette multidimensionnalité du champ des inégalités sociales ne doit pas faire oublier, néanmoins, une certaine superficialité de ce champ. En effet, en se plaçant du point de vue de la distribution inégalitaire des ressources sociales, toute étude, fût-elle critique, des inégalités sociales se situe en aval des structures (rapports sociaux de production, de propriété, de classes, mais aussi de genres, de générations, de races, etc.) qui produisent ces ressources et leur distribution. Autrement dit, une telle étude enregistre des effets de surface. La ségrégation urbaine en offre en parfait exemple : ses causes profondes sont à chercher ailleurs que là où elle se manifeste car elles ne sont ni spatiales ni locales (spéculation foncière et immobilière, baisse du niveau de vie des couches populaires et moyennes, politiques de l’urbanisme et du logement obéissant à des logiques déterritorialisées). Autrement dit, l’origine des inégalités réside dans tréfonds des relations fondamentales : régime de la propriété des moyens de production et d’échange, division sociale des fonctions et des tâches, forme et structure du pouvoir politique, en définitive la division et la hiérarchie de la société en castes, ordres, classes, etc.

Or, c’est aussi à empêcher toute compréhension autres que trompeuse de l’organisation et du fonctionnement d’une telle société, toute interrogation sur sa légitimité, et, à plus forte raison, tout désir de la remettre en cause pour la transformer, sinon pour en finir avec elle, que sert la fiction d’une « égalité des chances ». Ce n’est donc pas en se cramponnant à cette fiction qu’on mettra fin aussi bien à la relégation urbaine qu’à la stigmatisation scolaire. Deux rapports officiels rendus publics en octobre 2010 sont venus confirmer l’inanité d’une « politique de la ville » qui, a défaut de résoudre la « question sociale », c’est-à-dire de mettre pratiquement en question le bien fondé du type de société dont elle est le produit, se limite à « réguler » sa non-solution.

Le premier, émanant du Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, aréopage de députés-maires impliqués dans la mise en œuvre de cette politique, portait un intitulé qui en résumait les conclusions : « Quartiers défavorisés ou ghettos inavoués : la République impuissante. [4] » Était dénoncée l’incapacité de ladite République à endiguer le chômage dans les banlieues populaires malgré les milliards d’euros lâchés ; la « rénovation urbaine », dernière mouture en date de la politique de la ville lancée au début des années 2000 par le gouvernement de Jean-Piere Raffarin, n’ayant fait qu’ajouter à la dilapidation en pure perte des fonds publics eu égard aux objectifs proclamés.

Du deuxième rapport, synthétisant les résultats d’enquêtes menées sous l’égide du Haut Conseil à l’Intégration, il ressortait que la concentration géographique d’enfants de familles paupérisées et d’origine étrangère, principalement de pays anciennement colonisés, menaçait nombre établissement d’enseignement primaire et secondaire de repli communautaire [5]. Avec les dérives identitaires qui ne manquent pas d’en résulter.

De l’aveu même d’instances étatiques, la ségrégation urbaine et son corollaire, la ségrégation scolaire, sont ainsi pointées comme deux phénomènes étroitement liés face auxquels les pouvoirs publics ont fait la preuve de leur impuissance. Mais il en faudrait évidemment plus pour inciter ces derniers et les « experts » qui les conseillent à se livrer à une (auto)-critique radicale, c’est-à-dire allant à la racine de la situation désastreuse à laquelle ils se trouvent confrontés, au moins intellectuellement et bureaucratiquement. Ils ont, en effet, pour mission de la « gérer », non d’y mettre un terme.
Jean-Pierre Garnier

Intervention au séminaire de la revue Diversité, « La ville et l’école : les conséquences de la crise », 22 octobre 2010
——
Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).
Notes

[1] Les développements qui suivent empruntent largement aux analyses proposées par le sociologue Alain Bihr dans La Novlangue néo-libérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste (Page deux, 2007).

[2] En l’occurence le normalien, agrégé d’histoire, conseiller d’État et délégué interministériel à la Ville et au Développement urbain (1991-1994) Jean-Marie Delarue, Banlieues en difficulté. La relégation, Syros, 1991.

[3] Dans son dernier ouvrage, Le Déni des culture (Seuil, 2010), le sociologue Hugue Lagrange dénonce avec la plus grande vigueur la ségrégation urbaine. Selon lui, le bannissement de populations dans des quartiers devenus des « zones d’apartheid social » invalide toute politique de fond en matière d’intégration.

[4] Citation de Métro, 22 octobre 2010.

[5] Cité dans Le Journal du Dimanche, 24 octobre 2010.

http://blog.agone.org/post/2011/01/04/Relegation-urbaine-stigmatisation-scolaire-2