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Bavardages inoffensifs et offres de services
Des chercheurs au secours de l’ordre établi
Par Jean-Pierre Garnier

Origine http://www.monde-diplomatique.fr/2007/10/GARNIER/15249

« Les obstacles à la compréhension,
surtout peut-être quand il s’agit de choses sociales,
se situent moins, comme l’observe Wittgenstein,
du côté de l’entendement que du côté de la volonté. »


Pierre Bourdie Méditations pascaliennes.

Coup sur coup, l’université d’été du patronat français et un colloque grenoblois organisé par Libération ont permis à de nombreux responsables et intellectuels de gauche de deviser aimablement avec chefs d’entreprise et ministres de droite. De telles opérations, montées comme autant de « coups » médiatiques destinés à promouvoir l’« ouverture », annoncent-elles vraiment la mort de toute contestation politique ? Les professeurs et les chercheurs estiment-ils que les combats d’hier doivent se dissoudre dans les « débats » d’aujourd’hui ?

« Puisque la démocratie est aujourd’hui notre unique horizon d’attente, il convient d’en tirer les conclusions », énonce l’historien Gérard Noiriel (1). Il aurait pu néanmoins préciser que c’est de la « démocratie de marché » qu’il s’agit, pour user de la formule oxymorique d’usage. Quoi qu’il en soit, la première de ses conclusions serait de rompre avec les adeptes de la critique sociale radicale « animés par l’espoir que la rupture qu’ils souhaitaient introduire dans l’ordre de la connaissance bouleverserait l’ordre du monde (2) ». Or c’est là chose faite depuis longtemps dans le domaine des sciences sociales. Dès le début des années 1980, sinon la fin de la décennie précédente, donc bien avant la chute du mur de Berlin, rares étaient les chercheurs, dans les disciplines où, à un titre ou à un autre, ils avaient à rendre compte de l’évolution en cours du monde, qui songeaient encore à établir un lien entre la pensée et l’action dans la perspective d’un au-delà du capitalisme.

Il ne s’agissait là, somme toute, que d’un retour à la vocation première des sciences humaines appliquées à l’étude des sociétés contemporaines : rationaliser la domination, aux sens technique et idéologique du terme. C’est-à-dire la rendre plus efficace tout en la légitimant, ne serait-ce qu’en faisant comme si elle n’existait pas.

Cependant, ce retour suscite deux interrogations. L’une est rétrospective : pourquoi des sociologues, des anthropologues, des géographes, des historiens ou des économistes, pour ne rien dire des philosophes, ont-ils pu... ou cru, pendant un temps, assez bref il est vrai (sept ou huit ans), détourner leur activité scientifique de la mission qui lui était impartie ? L’autre question concerne le temps présent et, plus encore, à venir. Est-il certain que les « nouveaux paradigmes » censés répondre aux « défis » et autres « enjeux décisifs » auxquels seraient confrontées les sciences de la société « à l’aube » – au choix – « du XXIe siècle » ou « du troisième millénaire » soient véritablement aptes à donner du monde social une image moins fallacieuse, y compris pour tous ceux qui aimeraient le voir perdurer sous sa forme actuelle, que la vision répudiée pour avoir indûment mêlé recherche scientifique et engagement politique ?

Le tournant critique des sciences sociales – ou d’une partie d’entre elles –, tout d’abord, entre 1968 et 1975-1976, fut le produit de la rencontre inopinée, en France mais aussi dans quelques pays voisins, d’une offre venue d’une intelligentsia de gauche radicalisée et d’une demande émanant des représentants éclairés d’une bourgeoisie décontenancée par les troubles inhérents à une période de transition. Avec des décalages temporels et des spécificités historiques et sociales propres à chaque pays, l’ensemble de l’Europe du sud de l’après-guerre se trouvait ou allait se trouver dans la même situation paradoxale : le poids croissant, aux plans démographique, économique et culturel, d’une classe montante secrétée par le développement et la modernisation du capitalisme, à savoir la petite bourgeoisie intellectuelle (ingénieurs, techniciens, enseignants, chercheurs...), au regard de la place mineure, voire inexistante, qui lui était réservée dans le champ politique.
« Révolutionnaires de campus »

En France, au début de la Ve République, la concentration du capital n’avait pas encore laminé les anciennes classes moyennes (petits commerçants, artisans et paysans). Les secteurs dynamiques et modernistes de la classe dirigeante étaient eux-mêmes toujours minoritaires au sein de cette dernière. Aussi la petite bourgeoisie traditionnelle en déclin figurait-elle, au sein du bloc au pouvoir, comme alliée privilégiée de la bourgeoisie, ce qui l’autorisait à imposer ses valeurs conservatrices, pour ne pas dire rétrogrades, à l’ensemble de la société alors que l’évolution de celle-ci les faisait apparaître de plus en plus anachroniques. D’où, chez les agents d’une nouvelle petite bourgeoisie scolairement dotée mais politiquement marginalisée et culturellement étouffée, des frustrations et, par contrecoup, des aspirations qui conduiront les plus « contestataires », notamment dans les champs universitaire, scientifique et artistique, à vouloir en finir non seulement avec le gouvernement, mais aussi avec le régime, et même avec le capitalisme.

Les dominants, de leur côté, devaient faire face à l’agitation des groupuscules gauchistes et à l’apparition de « nouveaux mouvements sociaux » sur les fronts les plus divers (écologie, féminisme, éducation, immigration, etc.), qui venaient s’ajouter à un mouvement ouvrier tenté par l’illégalisme de masse, le tout dans un contexte national de récession économique et d’effondrement des valeurs consacrées. Aussi les responsables politiques et les hauts fonctionnaires les plus lucides avaient-ils perdu confiance dans la capacité de la planification technocratique à maîtriser un « changement social » dont l’orientation – terme à prendre ici dans ses deux acceptions – leur échappait. Devenus le lieu et l’enjeu de conflits ouvertement politiques, les « problèmes de société » ne pouvaient plus être abordés de manière « objective » et « neutre », c’est-à-dire « apolitique », comme on le faisait auparavant.

Pour aider les « décideurs » publics et privés à comprendre les « dysfonctionnements du système » et à « réguler » les relations entre l’Etat et la « société civile », les instances bureaucratiques qui pilotaient la recherche en sciences sociales feront donc appel à une nouvelle génération de chercheurs, celle qui, précisément, venait de faire ses classes à l’université au moment où celle-ci était secouée par les turbulences estudiantines de Mai 68. Certes, le « libéralisme avancé », qui constituait l’image de marque du giscardisme, n’était pas étranger à cette ouverture idéologique, comme le prouve la rapide promotion des « révolutionnaires de campus » les plus en vue à des postes-clés dans l’enseignement universitaire et la culture. Mais l’appétence des commanditaires étatiques de la recherche pour la pensée marxiste ou pour d’autres modes de décryptage du monde social à visée critique résultait avant tout de la nécessité de fournir à des gouvernants en plein désarroi les connaissances dont ils avaient besoin pour le rétablissement de l’ordre dans la rue et, surtout, dans les esprits (3).

C’est ainsi que des crédits seront affectés au financement d’études démontant les « mécanismes capitalistes de la production de l’espace » ou les « dispositifs de contrôle social des appareils d’Etat ». Dans les rapports de recherche, des concepts que l’on avait l’habitude de voir fleurir sur les tracts gauchistes figureront parmi les clés permettant d’élucider les « contradictions » – le terme va significativement se substituer, pendant quelque temps, à celui de « dysfonctionnements » – au lieu de les éluder : « classes sociales », « exploitation », « dépossession », « assujettissement », « normalisation »...

Cependant, « cet étonnant mariage entre une science contemptrice du pouvoir et une technocratie en mal de certitudes (4) » n’a pas duré plus longtemps que la conjoncture sociopolitique bien particulière où il prenait place. Celle où la petite bourgeoisie intellectuelle dont faisaient partie les chercheurs, les enseignants et leurs étudiants s’apprêtait – terme à prendre là aussi dans ses deux acceptions – à passer du statut de fraction dominante des classes dominées à celui de fraction dominée des classes dominantes. Avec la conversion idéologique qu’une telle transmutation impliquait.

Ceux-là mêmes qui avaient prêché la « lutte de classes dans la théorie » s’empressèrent de proclamer la « fin des grands récits » – entendez celui de l’émancipation collective – et des « théories globalisantes » – marxisme en tête – qui auraient révélé leurs insuffisances. Ils devaient faire place aux « paradigmes locaux », aux « théories de moyenne portée ». Fréquemment importées des Etats-Unis, ces approches ont l’avantage d’inciter ceux qui les adoptent à interpréter le monde en le regardant par le petit bout de la lorgnette, laissant toute liberté aux entreprises transnationales et aux institutions internationales qui leur sont inféodées pour le transformer à leur guise.

Mis sur orbite scientifique par Edgar Morin, le paradigme de la « complexité » permettra à la corporation des experts de nimber de mystère – et de s’en réserver éventuellement le dévoilement – des phénomènes ou des processus dont l’aveuglante simplicité pourrait, s’ils étaient restitués tels quels, provoquer, parmi les couches populaires, des réactions émotives difficiles à juguler. Quant aux esprits sceptiques qui verraient là une manière savante de noyer le poisson de la domination, on aura vite fait de leur rétorquer : « ce n’est pas aussi simple » ou « c’est plus compliqué que cela », quitte à les taxer de « manichéisme » ou de « réductionnisme » s’ils ne cèdent pas à l’intimidation.

Pour financer leurs travaux, les chercheurs en sciences sociales doivent répondre à des appels d’offres ou à des demandes d’expertises, lesquels exposent dans le langage qui est celui des institutions les questions que celles-ci ont à résoudre. Bien entendu, on se fera fort, du côté savant, de les « problématiser », c’est-à-dire de les traduire en « questionnements scientifiques ». Il n’empêche qu’en dépit d’un jargon ampoulé et souvent abscons destiné à impressionner le profane ce sont bien les institutions qui imposent les termes mêmes dans lesquels les problèmes doivent être posés.

L’époque est révolue où un chercheur aurait éprouvé quelque réticence à servir ouvertement l’élite dirigeante en tant qu’expert, conseiller, idéologue ou même carrément thuriféraire, sous peine de ne plus pouvoir, aux yeux de ses pairs, prétendre à l’autonomie et à la véritable excellence.Un économiste, un géographe, un historien, un anthropologue ou un sociologue, y compris de renom, non seulement n’hésitera pas à « offrir » ses services à un ministre ou au maire d’une ville importante, voire au directoire d’une grande entreprise privée ou publique, mais il s’en fera gloire, trop heureux de porter à la connaissance de ses collègues le fait d’être écouté des puissants.

Exemple parmi tant d’autres, l’économiste Yann Moulier-Boutang s’était distingué naguère dans la nébuleuse gauchiste en relayant en France les thèses du philosophe italien Toni Negri sur l’« autonomie ouvrière » à l’égard des syndicats et des partis de gauche « inféodés à l’Etat bourgeois ». Depuis lors, cet ancien foudre de « guerre de classes » a pu arrondir ses fins de mois en jouant les experts auprès d’institutions aussi internationalistes que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ou comme intervenant à l’Ecole nationale d’administration (ENA) dans un séminaire portant sur « les mouvements sociaux et le terrorisme ». Pour couronner le tout, il a officié comme consultant pour la commission de modernisation de la Confédération des entreprises marocaines, intervenant à une journée dont le thème constituait tout un programme d’émancipation sociale : « Management de l’entreprise marocaine, réalités et défis ».

Occupant en général des postes d’influence dans les instances supérieures de la recherche ou de l’enseignement, ces chercheurs qui se revendiquent toujours « de gauche » peuvent, sans craindre d’être contredits, présenter leur statut de conseillers du prince comme une marque de reconnaissance de leur haute compétence. Pour tenir aujourd’hui un discours scientifiquement autorisé sur l’« exclusion », la « crise du politique », le « délitement du lien social », la « violence urbaine » ou toute autre thématique homologuée, il faut d’abord complaire aux autorités. La recette est simple, à charge pour chacun de l’accommoder d’une sauce théorique appropriée. Il suffit de disculper par avance l’« économie de marché » – dénomination euphémisante du capitalisme depuis sa victoire sur l’empire du Mal – de toute responsabilité majeure dans l’occurrence des phénomènes négatifs étudiés.

Dans le champ scientifique comme dans le champ politique, le débat ne participe plus d’un combat car il s’inscrit désormais dans le cadre d’un consensus où la diversité, voire l’opposition des points de vue, présuppose un accord tacite sur les limites politiques à ne pas transgresser. Mettre en doute le caractère démocratique de nos sociétés, par exemple, ou la compatibilité de leur durabilité avec la pérennité du mode de production capitaliste, reviendrait à quitter le domaine scientifique pour « verser dans la polémique ». Aider à « manager » la misère du monde pour ménager le monde qui engendre pareille misère, voilà à quoi se résume, en définitive, la raison d’être ultime d’une grande partie des sciences de la société dans la conjoncture présente.

« Désormais, il ne s’agit plus de savoir si tel ou tel théorème est vrai, mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable à la police ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de l’apologétique (5). » La remarque date d’un siècle et demi, mais elle peut parfaitement s’appliquer de nos jours à tous ceux qui ne cessent de rabâcher, sans doute pour cette raison et quelques autres, que son auteur est « dépassé ».

Jean-Pierre Garnier.
Sociologue.

(1) Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre, Belin, Paris, 2003.

(2) Ibid.

(3) Lire « Chercheur-militant, puis expert mercenaire », Manière de voir, n° 95, « Les droites au pouvoir », octobre-novembre 2007.

(4) Pierre Lassave, Les sociologues et la Recherche urbaine dans la France contemporaine, Presse universitaires du Mirail, Toulouse, 1997.

(5) Karl Marx, Le Capital, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », livre I, tome 1, Paris, 1965.