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Origine : http://www.medelu.org/spip.php?article49
Au risque de paraître paradoxal sinon provocateur, je dirai
que le principal acquis de l’altermondialisme réside
dans ses limites. Au vu des (maigres) résultats obtenus face
aux « mutations » et aux « bouleversements »
non pas du début du siècle – ils ne datent pas
du 11septembre 2001 – mais des dernières décennies,
ce qui est acquis ou devrait l’être, en effet, c’est
la difficulté pour ne pas dire l’incapacité
du mouvement altermondialiste à répondre de manière
offensive aux trois « défis majeurs » suscités
par le règne désormais sans contrepoids du capitalisme
: la mise en concurrence généralisée entre
travailleurs à l’échelle planétaire,
le recours systématique au terrorisme d’État
pour écraser les résistances sociales à l’extérieur
comme à l’intérieur, et la poursuite de la dévastation
écologique que les secteurs éclairés des classes
dirigeantes cherchent maintenant à rentabiliser, économiquement
(cf. « capitalisme vert ») et idéologiquement
(cf. mobilisation consensuelle en faveur de « l’environnement
»), sous le signe du « développement durable
».
De l’alter à l’anti
Le passage du mouvement « antimondialiste » à
l’« altermondialisme » a été qualifié
par certains de ses promoteurs de « bifurcation historique
». Erreur d’aiguillage idéologique et politique,
plutôt : il aurait mieux valu renouer avec l’anticapitalisme,
quitte à en renouveler la vision et la visée, aux
plans théorique et pratique. Choisir l’« anti
» plutôt que de l’« alter » n’est
pas se complaire dans la négativité. D’abord,
parce qu’il faut se méfier des fausses positivités
adoptées au nom du « réalisme » et dictées
en fait par l’opportunisme, synonymes d’impuissance
face à l’adversaire voire de connivence avec lui (cf.
syndicats : « force de protestation »/« de proposition
» ; partis : « culture d’opposition »/«
de gouvernement »). Ensuite, il faut quand même rappeler
que l’anticapitalisme n’a de sens que par rapport à
l’horizon de l’engagement et de la lutte. À savoir
le communisme ou le socialisme, dans le sens fort et entier du terme,
c’est-à-dire un mode d’organisation sociale radicalement
autre et non une variante de celui qui existe, et sans rapport aucun
avec les régimes ou les partis qui ont usurpé ces
appellations.
Troquer l’« anti » pour l’« alter
», c’est au contraire se placer sur le terrain idéologique
de l’ennemi. Donc se condamner à être récupéré,
comme le prouvent la reprise des thématiques et le débauchage
de certaines figures de proue de l’altermondialisme. Et parler
de « mondialisation » revient, au plan idéologique,
à avaliser le postulat devenu vulgate selon lequel le devenir-monde
du capitalisme daterait des dernières décennies du
XXe siècle. Or, un minimum de connaissances historiques permettrait
de savoir que le processus a pris naissance dès la formation
du mode de production capitaliste avec l’expansion commerciale
et coloniale à partir de la fin du XVème siècle
et surtout au XVIe siècle. Ce que l’on appelle à
tort « mondialisation » ou « globalisation »
correspond à la troisième phase du développement
du capitalisme — après sa nationalisation et son internationalisation
—, à savoir celle de sa transnationalisation, à
la fois cause et effet de l’invalidation de l’État-nation
qui constituait le cadre structurant du capitalisme au cours de
l’étape précédente de son évolution,
la période internationale. Autrement dit, le processus par
lequel le capitalisme produit un monde propre, un système
socio-spatial aux traits spécifiques a débuté
bien avant qu’il ne devienne une réalité planétaire.
Au plan politique, ensuite, faute de saisir le lien entre le devenir
monde du capitalisme et le devenir capitaliste du monde, on en vient
à ne plus envisager le mythique « autre monde possible
» que sous la forme d’un autre monde capitaliste ou
un monde autrement capitaliste, mais non d’un monde autre
que capitaliste. Dès lors, le refus affiché du libéralisme
ne peut qu’aller de pair avec l’acceptation implicite
du capitalisme. On s’en prend à la « marchandisation
du monde » sans engager la bataille contre les rapports de
production qui opèrent cette marchandisation universelle.
Le capitalisme n’est critiqué que pour l’irrationalité
de son fonctionnement et l’immoralité de ses excès,
mais non en tant que système d’exploitation divisant
l’humanité en classes dominantes ou dominées.
On espère l’amender, le moraliser, l’humaniser,
le civiliser, bref le réformer, perspective soi-disant réaliste
opposée aux « utopies révolutionnaires ».
Réformisme à courte vue, car toute l’histoire
du capitalisme a montré que la bourgeoisie n’acceptait
les réformes favorables aux couches populaires que sous la
menace — fantasmée ou non, peu importe — d’une
révolution. Que cette menace disparaisse, les capitalistes
et leurs fondés de pouvoir gouvernementaux repartent à
l’offensive, comme c’est le cas depuis plus de trois
décennies. D’où l’urgente nécessité
de renouer avec un internationalisme anticapitaliste. Renouement
qui implique bien sûr un renouvellement. À commencer
par celui des pratiques de lutte.
Un esprit de corps cosmopolite
Sans vouloir leur faire un procès d’intention, on
ne peut que noter la propension des chefs de file, des maîtres
à penser et des experts de l’altermondialisme à
fonctionner en vase clos, c’est-en dire entre eux et avec
les leaders politiques, syndicaux ou associatifs plus ou moins notabilisés
de la gauche institutionnelle, voire les ministres ou les présidents
des gouvernements jugés « progressistes » auprès
desquels ils aiment à jouer les conseillers du Prince. D’où
une certaine allergie de leur part — pour ne pas parler d’arrogance
— face aux interpellations venues d’« en bas »
qui les conduit à ne pas supporter le rappel de quelques
vérités élémentaires qui vont à
l’encontre de leurs prétentions ou de leurs illusions,
pour ne rien dire de leur autosatisfaction.
Pour ce qui est de leurs prétentions, chacun sait que l’ère
est révolue où les « forums sociaux mondiaux
» pouvaient apparaître comme le terreau où allait
éclore le fameux « autre monde possible ». Après
avoir atteint un pic en 2003, les contre-sommets, « décentralisés
» à partir de 2006, ont perdu le peu d’impact
qu’ils avaient eu sur le cours concret de l’évolution
du monde « globalisé ». En cette année
2008, les initiatives se sont limitées à une seule
journée, le 28 janvier, éparpillées en une
myriade de rencontres intellectuelles comme celle d’aujourd’hui
ici. Fort utiles pour maintenir le moral des participants et enrichir
leur réflexion critique sur l’état du monde,
il faut cependant admettre qu’elles ne sont pas de nature
à faire trembler le gratin réuni au même moment
à Davos !
L’innocuité de ces rassemblements face à l’ennemi
vaut aussi pour les « forums continentaux ». Celui,
« européen », de Saint-Denis, par exemple, où
l’on parlait de tout sauf de ce qui se passait sur place,
n’a en rien contribué à améliorer la
situation des habitants des cités du « 9-3 »,
comme devaient le confirmer les « émeutes » de
novembre 2005. À l’étranger, le premier Forum
congolais de 2007 n’a pas enclenché le processus escompté,
alors qu’il était censé, paraît-il, marquer
« l’entrée du pays dans une dynamique nouvelle
» qui donnerait au peuple « la maîtrise de son
propre sort, le contrôle de ses dirigeants pour que leur action
se situe dans la ligne du bien commun », avec pour horizon
la « reconstruction », la « transformation »
et le « bien être ». Pourtant, selon un rapport
publié le 22 janvier 2008 par l’association International
Rescue Committee sur la base de 5 études de mortalité,
5,4 millions de ressortissants de cette bien mal nommée République
démocratique du Congo auraient perdu la vie depuis 1998,
en raison non seulement de la guerre (1998-2003) et de la poursuite
des violences ici et là, mais aussi des maladies non soignées
et de la sous-nutrition. Et que dire d’un autre Forum africain,
celui de Nairobi ! Les événements actuels survenus
au Kenya se sont chargés de mettre en lumière a posteriori
le déphasage complet entre les envolées optimistes
des têtes d’affiche altermondialistes venues d’Europe
et la situation réelle du pays, au plan socio-économique,
mais aussi politique et culturel. Même si cela risque de déplaire,
cette déconnexion entre les discours un peu trop triomphalistes
des ténors de l’altermondialisme et la réalité
doit pouvoir être interrogée. Elle a quelque chose
à voir avec un phénomène de classe qu’il
ne sert à rien de dissimuler plus longtemps : la plupart
des membres de ce qu’il faut bien appeler la « jet-set
altermondialiste » ne voient ni ne savent de la réalité
d’un pays que ce que les visites guidées et commentées
par leurs hôtes leur permettent de voir et de savoir. Des
hôtes à leur image avec lesquels ils sentent d’autant
plus d’affinités que ces derniers ne sont pas en reste
pour calquer leurs manières d’agir et de penser sur
celles de leurs invités.
« Les grands vivent dans de grands espaces », énonce
un dicton. Ils ne sont pas les seuls : c’est également
le cas des franges supérieures de la petite bourgeoisie intellectuelle,
bien dotées en capitaux scolaires, culturels et relationnels.
Immergés eux aussi dans la « mondialisation libérale
», les membres de la haute et moyenne intelligentsia, fût-elle
« de gauche » voire « gauche de la gauche »,
partagent avec les bourgeois un trait commun : être animés
par un « esprit de corps transnational », pour reprendre
une formulation d’Anne-Catherine Wagner. Cet esprit les porte
à ne frayer qu’avec leurs semblables lorsqu’ils
se trouvent à l’étranger, exactement comme il
le font en France, d’ailleurs. D’où une même
méconnaissance que les bourgeois — concertée,
il est vrai, chez ces derniers, indifférents au sort des
exploités —, des conditions d’existence réelles
des couches populaires dans les pays où ils sont invités
et, plus encore, une ignorance de ce que ces dernières peuvent
effectivement ressentir face à ces conditions. Ce qui n’empêchera
pas ces globe-trotters diplômés et bien intentionnés
de parler au nom des dépossédés et des humiliés.
L’inefficacité des contre-sommets organisés
par le mouvement altermondialiste n’est pas sans lien avec
le fait que celui-ci soit porté par ces catégories
sociales.Alors que le cosmopolitisme élitiste des classes
dominantes est parfaitement congruent avec le statut et la fonction
de « nouveaux maîtres du monde » qui doivent se
concerter et se coordonner pour en garder la maîtrise, celui
pratiqué par les franges supérieures de la petite
bourgeoise intellectuelle « critique » à l’égard
du néo-libéralisme va à l’encontre du
rôle auquel elle prétend. Déjà structurellement
coupée des masses par sa position dans la division sociale
du travail et, politiquement, par son refus de la remettre en cause,
sinon de façon rhétorique, elle ne peut qu’approfondir
ce fossé en se transnationalisant du fait du caractère
sélectif de l’accès aux ressources internationales.
Car n’oublions pas que la mobilité géographique
volontaire est un privilège de classe. Et plus la mondialisation
des échanges se développe, plus l’autochtonie
des couches populaires est dévalorisée, y compris
aux yeux de ceux qui se veulent solidaires de leurs luttes. Il n’est
dès lors pas étonnant que les appels à la mobilisation
émanant des (contre-) sommets en direction de la base soient
inopérants.
« Penser globalement, agir localement ». Ce mot d’ordre
ressassé ne doit pas servir de prétexte aux préposés
à la pensée globale pour laisser à d’autres
l’action locale, au risque de sous-estimer voire d’oublier
l’enracinement national du combat à mener contre la
domination et l’exploitation. Tout se passe comme si les luttes
populaires menées dans des contrées exotiques importaient
plus que celles qui sont menées chez soi. Illustration de
cette indifférence à l’égard du «
local » : le silence assourdissant de l’élite
altermondialiste hexagonale face à la criminalisation et
à la répression de la révolte des futurs sous-prolétaires
des « cités », en novembre 2005 ou, plus récemment,
à Villiers-le-bel, à la fin de l’an passé.
Assisterait-on à un remake de la dérive tiers-mondiste
? Non plus pour « faire la révolution » par procuration,
mais à pour combattre le néo-libéralisme, par
peuples du « sud » interposés (cf. la fascination
actuelle pour l’Amérique latine). Ne conviendrait-il
pas, plutôt, de se recentrer davantage nos efforts militants,
dans la réflexion comme dans l’action, sur le cadre
national ? Pas seulement pour défendre des acquis dans des
batailles perdues d’avance débouchant tout au plus
sur des victoires éphémères. Mais pour reprendre
l’offensive dans la perspective de l’ouverture d’un
nouveau front anticapitaliste, en Europe et non ailleurs ? En soutenant
activement, par exemple, le néo-prolétariat qui s’éveille
à la politique, au sens non politicien du terme, dans et
par la lutte contre l’exploitation : les livreurs de Pizza
Hut, les « équipiers » de Mac Do, les vendeurs
de la FNAC, les « nettoyeuses de surfaces », les caissières
de supermarché…
Que l’on ne vienne pas objecter que s’impliquer en
priorité dans la lutte anticapitaliste au niveau national
est une démarche dépassée voire réactionnaire.
Jusqu’à plus ample informé, le caractère
national de la Révolution française, de la Révolution
d’Octobre, de la Révolution cubaine, si souvent évoquées
ou invoqués, n’a pas limité leur impact international.
Si elles ont pu « ébranler le monde », c’est
par la radicalité des transformations sociales qu’elles
ont enclenchées. C’est l’altérité
de la société qui émergeait de ce processus,
la preuve en acte qu’un « autre monde » était
effectivement possible qui soulevèrent un immense espoir
parmi les exploités et les dominés des autres pays,
qui provoquèrent parallèlement la fureur et la crainte
des possédants par-delà les frontières, et
qui, par contrecoup, suscitèrent un mouvement de solidarité
internationaliste de la part des opprimées.
En guise de conclusion, je terminerai à la manière
de Margaret Thatcher : « il n’a pas d’autre alternative
». Je veux dire, vous l’aurez compris, pas d’alternative
au capitalisme autre que le communisme ou, si le mot effraie, qu’un
socialisme au sens où l’entendait Rosa Luxembourg,
lorsqu’elle parlait de l’alternative « socialisme
ou barbarie ».
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