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Origine http://www.michelcollon.info/articles.php?dateaccess=2007-05-0305:49:49&log=invites
Ainsi donc, l’allergie viscérale dont font montre
des anarchistes à l’égard de la délégation
de pouvoir à des politiciens professionnels, témoignerait,
si l’on en croit certains adeptes du « réformisme
révolutionnaire », d’une « indifférence
à la stratégie de lutte ». Je ne sais pas quelle
signification ils donnent au terme « stratégie ».
Mais je doute qu’il puisse s’appliquer, quelle que soit
l’acception retenue, au pugilat électoral en cours.
En émiettant la voix collective des gens en lutte contre
l’ordre capitaliste en bulletins de vote, en les incitant
à renoncer à la seule force, celle de la communication
directe entre eux dans l’action au profit d’une remise
individuelle de pouvoir à une vestale de « l’ordre
juste » intronisée par la caste médiatique et
cornaquée par un staff d’apparatchiks, l’appel
aux urnes ne sert, comme toujours, qu’à désamorcer
l’énergie de la révolte. En ce sens, il y a
bien « stratégie », mais c’est celle qui
a permis depuis plus de deux siècles à la classe dominante
de continuer à dominer.
Une fois de plus, les « stratèges » d’une
« gauche de gauche » qui n’ose plus s’affirmer
d’extrême gauche, de peur, sans doute, d’être
taxée de « gauchisme » ou d’« extrémisme
», nous resservent le petit chantage cent fois utilisé.
Il ne s’agit évidemment pas de voter pour un programme,
devenu d’ailleurs de plus en plus flou et qui, de toutes façons,
ne sera appliqué que pour autant qu’il ne contrevienne
pas aux intérêts de la bourgeoisie, mais de «
faire barrage à…». À la droite «
dure », aujourd’hui, incarnée par l’abominable
Sarko — Bayrou le doucereux incarnant une droite « molle
» donc fréquentable —, une fois écarté
le « péril fasciste » représenté
par l’horrible Le Pen. Si la candidate « de gauche »
est élue, on pourra toujours l’accuser, comme on l’a
fait avec ses congénères du PS lorsqu’ils étaient
au pouvoir, de faire la politique de la droite. Mais, en attendant,
c’est à voter en masse pour elle que l’on est
convié. Avec le brillant résultat que l’on peut
en attendre.
Tout au long des calamiteuses années-fric du mitterrandisme,
« faire barrage au FN » était devenu l’ultime
argument alors que le mot « socialisme » achevait de
se vider de tout contenu anticapitaliste. Le sommet de cette stratégie
défensive à la gribouille sera atteint avec le psychodrame
national auquel donna lieu le « séisme » électoral
du printemps 2002. Il était interdit, entre les deux tours
de l’élection présidentielle, d’ouvrir
la bouche pour autre chose que d’appeler à voter Chirac
pour « faire barrage » à Le Pen. Quant à
la minorité d’inconscients du « péril
fasciste » — dont j’étais — qui se
réjouissaient de voir cette canaille de Jospin débarrasser
enfin le plancher, ils devaient garder pour eux leur allégresse
sous peine d’être ipso facto relégués
dans l’infâmante catégorie des « rouges-bruns
». Autrement dit, « il n’était nul besoin
que Le Pen devienne Président pour que la liberté
d’expression disparaisse : c’était déjà
fait, sous les auspices de la bonne conscience républicaine
et en vertu d’une sorte d’état d’urgence
électoral ». Peu importait, dès lors, que la
bourgeoisie française, désormais mondialisée,
n’ait nul besoin, de nos jours, d’un régime ouvertement
fasciste pour venir à bout de la résistance des travailleurs.
Dès les années 80, « le plus jeune Premier ministre
» dont cette fripouille de Mitterrand s’était
vanté d’avoir doté la France n’avait-il
pas prouvé que le « sale boulot » (« rigueur
» et « modernisation ») pouvait être effectué
avec brio par un « socialiste » ? Et l’on nous
refait le coup aujourd’hui. Vouloir mettre le nez dans leur
merde gestionnaire aux caciques de la « gauche de gouvernement
» se heurte à cette unique consigne qu’ils se
plaisent à ressasser, relayés par les perroquets de
la « gauche de gauche » : « il faut faire barrage
à… » Quiconque essaie d’ouvrir un débat
sur son bien-fondé se verra illico accusé de complicité
objective, non plus avec l’extrême droite, mais avec
Sarkozy, le nouvel homme à abattre. On ne sait trop pourquoi,
d’ailleurs. Chantre du néo-libéralisme, il n’a
pourtant rien à envier, en effet, à un DSKac 40, ministre
de l’Économie dans le gouvernement Jospin et champion
toutes catégories en matière de privatisations et
d’aplaventrisme devant les diktats de la Commission européenne.
Sur le front banlieusard, d’autre part, en tant que ministre
de l’Intérieur, le pourfendeur de la « racaille
» n’a fait que suivre la voie déjà tracée
par l’un de ses prédécesseurs, J-P Chevènement,
dans la chasse aux « sauvageons ». Il est vrai que ce
dernier se montrait par là fidèle à toute une
tradition « de gauche » face au « problème
de l’immigration ».
Qui a parlé en premier d’expulser les familles immigrées
dont les enfants défrayaient la chronique judiciaire ? Le
maire PCF de Vénissieux, en 1980, dont le parti s’était
déjà illustré quelques années auparavant
en couvrant le nettoyage au bulldozer d’un foyer de travailleurs
africains par la municipalité « rouge » de Vitry.
Qui, en 1984, a grossièrement calomnié la grève
des OS immigrés de Talbot et fait appel aux CRS pour la briser,
en prétendant y voir — déjà ! —
la main diabolique d’imans intégristes ? Le Premier
ministre « socialiste » Pierre Mauroy. Et c’est
sous le règne (éphémère) d’un
autre Premier ministre « socialiste», Michel Rocard,
que des « jeunes des cités » trouvèrent
la mort, au cours des années 90-91, à Vaulx-en-Velin,
Sartrouville et Mantes-le Jolie, lors d’affrontements avec
la police.
Et que dire, encore, de l’ex-LCR et manipulateur de SOS–racisme,
Julien Dray, devenu « royaliste » en rêvant de
trôner bientôt Place Beauvau si Travail-Famille-Poitou
parvenait à se hisser à la Présidence ? Cette
crapule n’a pas craint de tresser des lauriers à Sarkozy
en soutenant la loi liberticide présentée par ce dernier
sur la « sécurité intérieure »,
qui parachevait la loi, non moins liberticide, sur la « sécurité
quotidienne » du « socialiste » Daniel Vaillant.
Se souvient-on aussi que l’énarque et ancienne ministre
« socialiste » Martine Aubry, ex-bras droit du patron
Jean Gandois aux « ressources humaines » chez Péchiney,
a réclamé, en novembre 2006, depuis la mairie de Lille
où elle a pris le relais de Mauroy, de la « fermeté
» contre la jeunesse révoltée des quartiers
paupérisés ? On pourrait allonger la liste. Tout cela,
pour « seulement rappeler à quiconque espère
un changement réel dans ce pays déconfit qu’il
faudra, le jour où les choses sérieuses commenceront,
se montrer très « ferme » avec cette valetaille
social-libérale ».
À quoi rime, alors, d’appeler à voter pour
un(e) quelconque hiérarque du PS pour « faire barrage
à Sarkozy » ? Certains naïfs se demandent encore
ce qu’est le crétinisme parlementaire. En voilà
une preuve supplémentaire. Les nationaux-républicains
à la Chevènement ou à la Jean-François
Kahn n’ont, en effet, pas de leçons à recevoir
de Sarkozy pour ce qui est de réprimer les fils du peuple
en rébellion contre une société qui les rejette.
Affublée d’un casque de CRS en lieu et place du bonnet
phrygien, leur Marianne est à l’image de leur citoyennisme,
emblème d’un néo-fascisme rampant où
la collaboration entre la « police de proximité »,
dont ils réclament le retour sur l’air des lampions,
et la population permettra au pouvoir exécutif de faire le
plein de ses exécutants. Depuis plus d’un quart de
siècle, la gauche a montré ce dont elle était
capable face à la rébellion ouverte ou larvée
des jeunes parqués dans les « cités »
voués au salariat précaire. Ou plutôt ce dont
elle était incapable. C’est-à-dire de s’attaquer
aux causes structurelles de cette rébellion. Il est vrai
que cela eût supposé de s’affronter à
la bourgeoisie, au lieu de marcher sur les plates-bandes de ses
représentants politiques en matière de « lutte
contre l’insécurité ».
« La gauche », en France comme partout en Europe, n’est
que l’héritière d’un siècle de
lâchetés, de mensonges et de trahisons. Elle a cassé
net les espoirs nés sur les barricades de mai 68, en faisant
retourner 10 millions de grévistes sauvages au turbin, anéantissant
toute perspective de changement radical dans ce pays. On ne peut
que s’émerveiller, après le NON au projet de
constitution européenne, après la révolte de
la jeunesse des cités, après la lutte contre le CPE,
que les couches populaires ne se voient pas proposé autre
chose que d’avoir à choisir entre Fabius et Ségolène,
ou Strauss-Kahn et Buffet. « En France, tout finit —
littéralement — par des élections ». Mais
quelle élection mettra fin à l’exploitation
sans cesse plus brutale de la main-d’œuvre, à
l’exode et à la délocalisation mondiales des
travailleurs sous l’effet du mouvement du capital, à
l’empoisonnement croissant de l’air, de l’eau
et de la nourriture, à la manipulation médiatique
des foules solitaires abreuvées de propagande et publicité,
à la misère psychologique des individus atomisés,
à la décomposition sociale et à la désintégration
urbaine dont les « émeutes » de l’an passé
n’ont fait que confirmer l’état avancé.
« “ La gauche ” n’est pas la solution au
problème du maintien des rapports de dominations capitalistes.
Elle fait partie du problème.
Parce que, faute d’avoir été jamais révolutionnaire,
elle n’a même plus les moyens d’être réformiste,
elle en est réduite, une fois de plus, en guise de stratégie,
à agiter des épouvantails pour mobiliser ses troupes.
« Vous avez dit « stratégie » ?
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