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La politique de la ville ou la gestion de la misère
Le nouvel ordre local
Interview de Jean-Pierre Garnier

Origine : http://nopasaran.samizdat.net/article.php3?id_article=607

Jean-Pierre Garnier, chercheur en sociologie urbaine, a étudié la politique de la ville dans trois de ses livres (Le Nouvel ordre local, gouverner la violence ; La Bourse ou la ville ; Des Barbares dans la cité, de la tyrannie du marché à la violence urbaine). Il démonte le discours sur les "violences urbaines" et l’idéologie sécuritaire qui mystifient la véritable cause : le capitalisme mondial qui produit la misère dans les banlieues. Ce sociologue radical explique comment la politique dite "de la ville", met en place le contrôle social, prépare une guerre contre "l’ennemi intérieur", et tente de transformer chaque citoyen en Little Brother.

Pour commencer pouvez-nous présenter votre position assez radicale par rapport à ce que beaucoup appellent les " violences urbaines " ?

J’ai une position radicale au sens propre du terme dans la mesure où je prétends avec quelques autres aller à la racine des choses. La façon dont on présente cette thématique des violences urbaines, du malaise des banlieues, de l’insécurité, a pour effet jusqu’à présent d’enfermer ces problèmes dans un double cadre qui est à mon avis mystificateur : un cadre local alors que l’origine des problèmes est globale, et un cadre spatial alors qu’il s’agit de toute évidence d’un problème social. Social non pas au sens médiatique de problème de société, mais plutôt qui a son origine dans un problème qui n’est jamais posé : le fait que c’est notre type de société qui fait problème. Comme il n’est pas question ni à droite -ça n’a jamais été le cas- ni à gauche -ça n’est plus le cas- de remettre en cause le type de société dans laquelle on vit, on va focaliser sur les effets et non pas sur les causes. Et si on parle de causes ce ne seront que des causes proches, en fait des effets primaires et non pas secondaires. Qu’est-ce que j’entends par cadre spatial ? On appelle "violences urbaines" un type de violence qui a lieu dans l’espace urbain. Il y a des tas de violences qui se passent en ville qui ne sont pas cataloguées comme violences urbaines. Je prends un exemple : deux automobilistes qui se battent dans la rue parce que l’un a éraflé la carrosserie de l’autre, ce n’est pas qualifié de violence urbaine. On qualifie de violence urbaine un certain type de violence, qui a pour cadre l’espace public urbain et surtout avec un certain type d’acteurs. Ces acteurs appartiennent à des couches, comme on disait jadis, défavorisées, et à des catégories d’âge, en général 25 ans maximum. C’est donc une certaine catégorie de population, qui se livre à des voies de fait, contraires à la loi, à la morale ou simplement en contradiction avec des règles de bonne conduite. Dans ce dernier cas on les appelle "incivilités" et ne sont pas passibles, en principe, de sanction pénale.

Le terme "violences urbaines" est un moyen d’essayer d’établir dans l’inconscient des gens un lien entre un type d’espace urbain (la banlieue, une cité HLM) et un certain type de fait. On a lancé cette thématique de la violence urbaine -on appelait ça "l’insécurité"- sous la présidence de Giscard d’Estaing en 1973-74. Le grand prêtre de cette idéologie sécuritaire était Alain Peyreffite, qui avait commis un rapport sur la violence, un premier bréviaire sécuritaire et sur le moyen d’endiguer la montée de ce qu’on appelait la violence et l’insécurité. On imputait alors cette violence au cadre urbain, à l’urbanisme, à l’architecture. On disait qu’on avait construit ce que Rocard a appelé un urbanisme "criminogène", c’est l’urbanisme qui crée les crimes. Donc la solution était toute trouvée : il fallait arrêter de construire des tours et des barres. Si on détruisait les grands ensembles ou qu’à défaut on les réhabilitait, on allait réhabiliter au sens moral la population qui y vivait.

A cette époque où on ne disait pas encore politique de la ville mais "politique de l’habitat et de la vie sociale", on allait recréer de la vie sociale ou la pacifier, grâce à un changement dans l’architecture et l’urbanisme. Par ailleurs, on commençait à multiplier les effectifs policiers, et l’encadrement de la population dans des cités dites "difficiles". Le vocabulaire joue un très grand rôle dans ce domaine comme dans un autre, mais là particulièrement. Ce qu’on appelle un quartier "difficile" ce n’est pas un quartier où la population rencontre des difficultés tenant aux conditions de vie économiques et sociales. Ce ne sont pas les difficultés que les gens ont qui comptent, mais les difficultés que les gens causent aux responsables du maintien de l’ordre. Ces quartiers "difficiles" deviendront plus tard quartiers "sensibles", toute appellation d’origine non contrôlée.

On était dans le milieu des années 75, et commençaient à se manifester les effets de ce qu’on appelle la crise, c’est-à-dire la restructuration de l’appareil capitaliste à l’échelle mondiale. A l’époque il y avait une opposition de gauche, qui n’était pas au pouvoir, et condamnait l’idéologie sécuritaire. Elle était partisane de la politique de prévention et annonçait que son arrivée au pouvoir mettrait fin aux causes économiques et sociales de la crise, à savoir la précarité et le chômage, qui avait déjà dépassé le cap des 1 millions. Il y avait un débat, un faux débat à mon avis, mais quand même un débat, entre répression et prévention. La Gauche arrive au pouvoir, et fait, surtout dans les premières années de 82-83, une politique dite de rigueur, qui a remplacé la politique d’austérité menée par Raymond Barre. C’était la même politique, accentuée même. Et bien entendu avec l’accroissement de la rigueur, de l’austérité, de la précarisation, de la paupérisation d’une couche de la population, de la désindustrialisation, une masse croissante de gens se retrouve au chômage. Et surtout, les enfants de ces chômeurs vont voir l’avenir non pas en rose, mais plutôt en gris ou noir après les fausses espérances lancées par la coalition de gauche avant que Mitterrand n’arrive au pouvoir. La conséquence est connue, une partie de la nouvelle génération, majoritairement issue de l’immigration, donc des enfants et des petits enfants de travailleurs immigrés mis à la retraite, en pré-rétraite ou à la casse avec la politique de désindustrialisation, va refuser l’avenir de chômeur ou de travailleur précaire qui leur est promis. Elle va se lancer dans des actions soit de compensation au plan pratique. Ce sont des enfants quand même complètement modelés par l’idéologie consommatoire, la publicité, les médias, ils ne sont pas porteurs de modèles alternatifs de société. Ils vont se lancer aussi dans la violence pour compenser des humiliations, des discriminations, les frustrations, qui va augmenter, en nombre et en intensité. On parle beaucoup d’émeutes, il y a en a eu très peu, il y a des échauffourées avec la police mais pour les émeutes il faut aller plutôt aux Etats-Unis, mettons en 1992, où là on a été obligé d’envoyer des chars. Toujours est-il qu’après les désillusions du début des années 80, il y a eu la fameuse opération médiatique lancée depuis L’Elysée avec le concours d’anciens ou de nouveaux gauchos style Harlem Désir, de la Marche des Beurs et Touche pas à mon Pote, pour un peu calmer le jeu. Il est bien évident que ça a calmé sur le coup, il y a eu des espérances mais étant donné que la situation matérielle et les perspectives ne s’amélioraient pas pour ces nouvelles générations, ils sont devenus de plus en plus agressifs, une sorte de rancoeur, d’esprit de revanche, qui s’est manifestée de la manière que l’on sait. Je ne veux pas ici dérouler tous les faits que l’on qualifie de violence urbaine. La Gauche au pouvoir a fait une politique que la droite n’a pas osé faire : d’insertion du capitalisme français dans le marché mondial, avec le retrait de l’Etat, la privatisation, une politique de rigueur, etc. Le local va devenir le lieu d’émergence des nouveaux problèmes et le lieu de leurs traitements. Etant donné que l’origine des problèmes est la restructuration à l’échelle mondiale il n’est pas question de la remettre en question, au contraire on va restructurer l’économie française en fonction de cette insertion dans le marché global. On va focaliser l’attention sur le local, sur l’urbain, d’où le nom de "violence urbaine" pour qualifier ces problèmes et le nom de "politique de la ville" donné à la panoplie des solutions. Politique dite "de la ville", c’est toujours pour ancrer l’idée dans la population que l’origine desdits problèmes est urbaine, donc "politique de la ville" pour la solution. Alors naturellement, on dit qu’en changeant la ville ou quelque chose dans la ville, on va changer l’état d’esprit des gens qui se révoltent. Il y a toutes sortes de traitements : on a poursuivi le traitement urbanistico-architectural lancé sous Giscard d’Estaing, maintenant on appelle ça "requalification urbaine" c’est la même chose ; le traitement culturel, on va développer toute une série d’activités sportives, ludiques ; le traitement social ; le traitement idéologique, c’est enrober de discours le traitement précédent. Et puis quand tout cela ne marche pas, et en général ça ne marche pas, il y a le traitement de choc, répressif : une mobilisation non seulement de la police, mais des CRS et même de plus en plus de l’armée. Et voire, nec plus ultra, c’est peut-être ça la spécificité de la Gauche du moins en France, l’implication de la population dans la répression.

Pouvez-vous nous parler du volet qui apparaît comme le plus criant : l’aspect répressif et policier ?

C’est l’aspect le plus spectaculaire, celui qui rassure, à tort à mon avis. Il ne devrait même pas rassurer les gens qu’il est censé rassurer, étant donné les effets assez limités de ces dispositifs, même si beaucoup disent, que sans redéploiement policier ça serait encore pire. Mais comme on ne peut pas mesurer ce qui a été, on s’aperçoit que néanmoins ça n’a pas mit fin à cette violence soi-disant urbaine qui n’a fait que croître et embellir au cours des vingt-cinq dernières années. La Gauche est au pouvoir depuis pas mal de temps, étant donné que la première "vague rose" date de 1977. Malgré les différences que l’on pouvait noter entre les discours de droite et ceux de gauche, se sont atténuées et on se rend compte que les pratiques sont absolument interchangeables. Il n’y a pas de municipalité plus répressive parce que de droite ou moins répressive parce que de gauche. On vous répondra que beaucoup de municipalités de droite ont moins de problèmes sociaux, vu que le plus grand pourcentage ont des populations de couches aisées, et que c’est la Gauche qui hérite des municipalités à problèmes et qu’il est normal qu’une municipalité de gauche fasse appel à des solutions plus drastiques. Néanmoins, si on observe la tendance générale depuis 1981, il ne fait aucun doute que l’accentuation de la répression se manifeste par l’augmentation des effectifs policiers ou par le redéploiement de ces effectifs (c’est important : on ne se contente pas de donner des uniformes à d’autres, on les redistribue sur le territoire en fonction des "points chauds"). Mais ça se manifeste aussi dans le domaine judiciaire, on augmente le personnel, mais aussi les peines, les pénalités, avec des procédures du style "traitements en temps réel", "procédures de comparution immédiate". Evidemment ça ne s’applique pas à Papon ou à Dominique Strauss-Kahn, mais à des gens qui volent des autoradios, des gens se manifestant dans le métro comme des usagers qui ne respectent pas les obligations de paiement de tickets. Ça se manifeste aussi sur le plan de la surveillance, notamment avec toutes les panoplies technologiques, les caméras de vidéo-surveillance, dans les espaces publics, comme la rue, les squares, les gares, ou privés mais fréquentés par le public comme les magasins, les centres commerciaux. Leur effet est relativement limité. Dans la police, beaucoup disent "installer une caméra dans un endroit c’est pousser les délinquants à aller là où il n’y a pas encore de caméra", ce qu’on appelle "l’effet plumeau", qui déplace la poussière.

Ça se manifeste même dans l’aspect architectural maintenant, par ce qu’ils appellent pudiquement "l’architecture de prévention situationnelle". Pour toute opération de plus de 250 logements, pour tout équipement collectif (stade, musée, gare, centre commercial...), des représentants du Ministère de l’Intérieur font partie des experts, non pas comme traditionnellement par rapport à quelques catastrophes naturelles, mais par rapport à des fléaux sociaux, à savoir l’irruption des "sauvageons" dans ces lieux. Il faut concevoir ces équipements et ces espaces, avec une double finalité. Premièrement, dissuader lesdits sauvageons de se comporter en infraction avec les codes de bonne conduite, l’architecture doit donc être intimidante, impressionnante. Je pourrais vous raconter en détail la façon dont on a conçu la Très Grande Bibliothèque François-Mitterrand. En ce moment on vise à restructurer les cités HLM, c’est la "requalification", de telle manière qu’on élimine tous les recoins et les impasses, parce qu’ils sont favorables à deux choses : aux embuscades et aux trafics de toutes sortes. Il faut que les espaces soient surexposés, que les jeunes se sentent surveillés partout. Pour pas qu’il y ait des embrouilles, il ne faut pas qu’il y ait de caches, de cachettes. Et suppression des coursives : lorsqu’il y a eu quelques échauffourées avec les flics, que ce soit à Toulouse au Mirail ou que ce soit à Chanteloup-les-Vignes dans la cité de la Noé, la très bonne connaissance des parcours par les jeunes, faisait que les policiers n’étaient pas du tout entraînés. Il faut que le terrain ne soit plus "propice à l’adversaire", comme on dit en langage policier. C’est l’aspect dissuasif, et puis il y a l’aspect carrément répressif.

Il faut qu’en cas de grabuge les lieux soient parfaitement entourables, contrôlables par la police. Par exemple, on a étudié et redessiné en conséquence les systèmes de circulation qui mènent aux entrées des HLM, de telle sorte que si les émeutes y éclatent les blindés peuvent arriver à côté des principales entrées. C’est-à-dire qu’il faut déblayer l’espace pour que les véhicules qui transportent les forces répressives arrivent plus facilement au pied des HLM, donc on supprime les parkings au pied des HLM, parce que ça gêne. On supprime aussi les terrasses parce que de là-haut on peut balancer des caddies ou des frigos sur les forces de l’ordre. Les sociologues critiques qui existent aux Etats-Unis, contrairement à chez nous, appellent ça l’Ecologie de la peur, officiellement on appelle ça aussi le defensible space, qui peut se défendre lui-même dans sa configuration. C’est un espace qui impressionne, qui met les perturbateurs en position d’infériorité uniquement dans la manière dont il est configuré.

Le "nouvel ennemi intérieur" ce n’est pas seulement une figure. Ce n’est pas pour rien qu’a été créé en 1989 par la Gauche, par le Ministre de l’intérieur d’alors Pierre Joxe, un Institut des Hautes Etudes sur la Sécurié Intérieure, une structure assez légère qui regroupe des gradés de la police et de la gendarmerie, des gens de l’appareil judiciaire. Il est destiné non seulement à former le personnel répressif aux nouvelles techniques de surveillance et de contrôle, de répression et d’intervention mais également à former des élus locaux, des universitaires qui peuvent être à la fois élèves et intervenants. Ils n’aiment pas dire "ennemi intérieur" parce que c’est une expression utilisée par Raymond Marcellin, Ministre de l’Intérieur en 68. Aujourd’hui ce sont les "sauvageons" de Chevènement, des produits du capitalisme sauvage qui a des ennemis à son image. L’essentiel de l’activité de l’Institut des Hautes Etudes sur la Sécurité Intérieure qui est calqué sur l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (contre l’ennemi extérieur), vise les populations susceptibles de se rebeller contre l’ordre établi. Il y a déjà eu plusieurs promotions formées aux différentes techniques. Un exemple, il y a eu un enseignement dont l’objet était "comment après une bavure policière dissuader les jeunes de se révolter". On vous expliquait dans le cours qu’il fallait immédiatement qu’un responsable de la police locale, un élu local et quelques travailleurs sociaux se précipitent au domicile des parents de la victime de la bavure -parce qu’en général c’est un jeune- pour inciter les parents à appeler la population au calme et à créer des défouloirs du genre manifestation pacifique de protestation. Et ça marche. A chaque fois que vous voyez dans un journal "Les parents ont appelé au calme la population", c’est que ça a marché. On apprend ces techniques de gestion de "l’après bavure". Et des tas de choses : on apprend à des gardiens le soir à être flic, à "comment détecter des attitudes suspectes", faut voir les cours. Ça c’est un apport de la Gauche. On a redécoupé la répartition des territoires entre la gendarmerie et la police. Le problème c’est qu’aujourd’hui il y a un certain nombre de délinquants urbains qui font des virées dans les zones rurales. Et comme depuis une vingtaine d’années la limite entre le rural et l’urbain tend à s’estomper les répartitions entre gendarmerie et police, doivent être revues en fonction de la carte de la délinquance.

L’armée, elle, s’entraîne. Dans tous les pays, il y a des scénarios de l’inacceptable, dits "catastrophes", qui tablent sur d’éventuelles véritables émeutes ou des formes insurrectionnelles de révolte, dans les grandes métropoles du capitalisme organisé, que ce soit en Allemagne, en Italie, en Espagne ou naturellement aux Etats-Unis, et ces scénarios impliquent l’intervention de l’armée. Depuis une bonne vingtaine d’années on fabrique des armements faits pour la répression en milieu urbain. Avec grand déploiement d’hélicoptères, de nouvelles armes non léthales pour venir à bout des mutins, parce qu’on est dans une démocratie, on n’est pas en Afrique. Les Droms, qui sont des aéronefs téléguidés qui permettent de faire des reconnaissances à l’arrière de l’ennemi, dans une guerre "normale", pour apporter des informations et éventuellement riposter, ont été utilisés dans la Guerre du Golfe et du Kosovo. Ces engins téléguidés aériens destinés à épargner les vies des combattants, sont actuellement testés pour d’éventuelles "mission de pacification urbaine" ou "rétablissement de la paix civile", comme on dit si bien. Dans les banlieues par exemple. Un Drom pourra voler au-dessus d’un immeuble, prendre des informations, savoir où sont regroupés d’éventuels insurgés ou détecter d’éventuels caches de drogue, etc. Ces engins de reconnaissance et d’intervention, seront utilisés éventuellement comme engins de reconnaissance, d’intervention et de réplique, en cas d’émeutes urbaines, c’est un exemple.

Le fin du fin par exemple en matière de coordination, c’est le rôle de l’OTAN. L’OTAN ne s’occupe pas seulement de préserver les pays occidentaux contre les intégristes ou les ennemis extérieurs, mais dispose d’un comité des "défis majeurs". Et parmi ces "défis majeurs", il y a les éventuelles insurrections qui pourraient se produire dans les grandes métropoles. La commission spécialisée élabore des analyses, des scénarios, des ripostes virtuelles contre ces éventuels ennemis.

Le système répressif à la fois quantitativement et qualitativement est en accroissement constant. Je n’ai pas évoqué les agents de sécurité... Au plan technologique, il ne fait pas de doute que la crainte des dirigeants des différents pays vis-à-vis de certains secteurs de la population ne fait que croître. A voir le monde qui est concerné par cela, les chercheurs en sciences sociales, les effectifs impliqués, les crédits qui sont alloués à ces initiatives, on peut penser que les représentants des classes dirigeantes ne se font aucune illusion sur les politiques de pacification.

Extraits deLa Survie et sa fausse (1968), adaptation en BD (détournée), d’un passage du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations


D’autres gens participent à la gestion de la misère, ce sont les travailleurs sociaux et tout le volet préventif, qui forment un maillage social pour le maintien de la paix civile.

On a insisté sur l’aspect le plus voyant, ceux qui sont en uniformes, mais il y a aussi des gens en civil, jadis cantonnés dans ce qu’on appelait la prévention, qui ont aussi un rôle. Mais les frontières entre la prévention et la répression deviennent de plus en plus poreuses : quand on lit les textes officiels on s’aperçoit qu’entre la prévention et la répression il y a un troisième terme, la dissuasion. Sous couvert de partenariat, ou "co-production de sécurité", on essaye d’associer de plus en plus de professions au maintien de l’ordre, le "maintien de la paix civile" en langage châtié, dans les zones paupérisées. On associe maintenant le personnel éducatif, les responsables des organismes HLM, les commerçants et les travailleurs sociaux bien entendu. Tous ces gens-là sont de plus en plus insérés dans des mesures de collaboration (on dit partenariat, on n’aime pas beaucoup le terme "collaboration" en France, c’est connoté), avec les forces de l’ordre pour une "co-production de sécurité". De telle sorte qu’on ne sait plus du tout où finit la prévention où commence la dissuasion, où finit la dissuasion où commence la répression. Il y a beaucoup d’emprunts aux modèles américains, par exemple, solution classique : recruter dans la population à encadrer des gens qui vont encadrer cette population. On crée en même temps des emplois pour des jeunes sans avenir, des emplois d’animateurs, de moniteurs, de médiateurs, de "correspondants de nuit". Toute une panoplie de mots, due à l’espèce d’inflation verbale au moment du passage au ministère des affaires sociales de Martine Aubry. Ce sont des espèces de boulots sans avenir, de contrôleurs, de surveillant, qu’on veut professionnaliser. Pour beaucoup c’est un espoir d’avoir un revenu fixe, pour certains un avenir florissant, on a même transformé un certain nombre d’agitateurs de banlieue, certains connus des services de police, en animateurs, surtout à partir des années 1985-86. En pensant qu’ils allaient devenir de futurs leaders destinés à faire rentrer les autres dans le droit chemin de la citoyenneté, si possible celui qui mène aux urnes. On retrouve là exactement le même processus qu’avec les gauchistes de 68, avec des anciens trublions à la Cohn-Bendit qui sont devenus les bouffons du capital.

Vous avez une phrase dans un de vos livres : "Quand j’entends parler de violence urbaine, je sors mon projet culturel de quartier".

On a par exemple des groupes de rap, parfois assez violents, mais pas trop, qui sont financés comme aux Etats-Unis, par des associations ou par le Ministère de la culture avant qu’ils volent de leurs propres ailes et qu’ils rentrent dans le secteur privé. Vous avez les groupes de rap citoyen, MC Solar, IAM, qui incitent les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, c’est du rap soft. Naturellement vous avez les affreux jojos, style NTM qui, eux, n’ont pas joué le jeu. C’est l’idée que la musique adoucit les moeurs, même la musique violente. De la rébellion encadrée, verbale et musicale. Vous avez aussi les tags, les cours de danses, de hip hop. Avec le domaine culturel à défaut de donner des emplois on leur donne l’occasion de s’exprimer, y compris d’exprimer leur violence.

Le traitement social, c’est essentiellement de fournir des emplois-jeunes à des jeunes, des emplois qui devaient durer cinq ans, et dont on se demande aujourd’hui comment on va les prolonger. Et là aussi on recrute parmi les jeunes de banlieues ceux qui vont encadrer et même éventuellement réprimer leurs frères, leurs soeurs, leurs amis, par le biais des adjoints à la sécurité. C’est la méthode qu’on utilise dans les pays du Tiers-Monde où c’est dans les bidonvilles que l’on recrute la police. La politique lancée par Chevènement, d’ethnicisation de la police, c’est le modèle anglo-saxon. Non seulement on ethnicise évidemment ceux qui encadrent, mais on commence à ethniciser les CRS : des CRS d’origine maghrébine pour taper sur des Maghrébins, des CRS antillais pour taper sur des Antillais. C’est pas parce qu’ils sont noirs qu’ils sont moins violents, demandez aux habitants des ghettos de Detroit ou de Los Angeles.

Le traitement économique, traitement bidon, ne remet pas en cause les politiques de libéralisation à outrance, de restructuration, de disqualification des emplois ouvriers. Il consiste à créer des zones franches par exemple, pour créer des emplois dans les zones difficiles. Pour l’instant les entreprises qui vont là-bas ne sont généralement pas des grandes entreprises, c’est la petite boulangerie, le petit atelier de réparation de motos, on crée deux, trois emplois par-ci, par-là, on croit que comme ça on va régler le problème.

Pouvez-vous expliquer ce que sont les Contrats Locaux de Sécurité qui ont été mis en place ?

Le contrat local de sécurité lancé en 1997, a été préfiguré par le maire de Vaulx-en-Velin, Maurice Charrier, encore un pionnier, un communiste dissident, alternative rouge et verte, qui non content d’avoir relancé la surveillance de l’espace public par des caméras, a créé un schéma de "sûreté-sécurité". C’est une coordination entre la municipalité de Vaulx-en-Velin, le président de la Communauté urbaine de Lyon et le préfet du Rhône pour coordonner les efforts en matière de sécurité entre les différents acteurs. Le contrat local de sécurité ou CLS, c’est l’institutionalisation du partenariat entre les acteurs reconnus de la prévention et de la répression (le parquet, la police, la préfecture, les élus locaux, le corps enseignant via le principal du collège, les bailleurs locaux). On peut parler de l’étape ultérieure, qui a commencé dans les années 1995-96. Le problème de la sécurité ne serait pas résolu (toujours au niveau des effets, eux ne voient que les effets) si on n’impliquait pas l’ensemble de la population elle-même. La grande idée, ce que le PC appelle "l’intervention citoyenne", "l’implication citoyenne" pour le PS, c’est que tout le monde doit participer à la surveillance, à la prévention, y compris jusqu’à la délation. Le PC à Garges-les-Gonesses, en 1993, a lancé les Groupements Locaux de Traitement de la Délinquance (GLTD), où les associations sont mises dans le coup, en plus de tous les acteurs que j’ai énumérés. Là aussi c’est une application du modèle américain, le communauty policying, où la communauté fait la police en collaboration avec la police. En Angleterre, c’est le neighboor watch, la veille de voisinage : des habitants peuvent prévenir le commissariat s’ils voient à 11 heures du soir, un attroupement de plus de trois personnes qu’ils ne connaissent pas, donc suspect, dans leur coin. On a vu en France dans le cadre des GLTD, des familles dénoncer d’autres familles qui étaient RMistes en disant qu’elles avaient un train de vie supérieur à ce que leur permettait le RMI, ils en déduisaient que certains de leurs revenus devaient être illégaux et provenir du trafic, du deal ou du recel, par leurs enfants. La délation est un acte citoyen, on n’appelle pas ça délation évidemment. C’est le comble du comble, ce n’est plus Big Brother, chacun est le Little Brother, le petit frère. Il y avait les grands frères recrutés dans la population à encadrer. C’est peut être ça "liberté, urbanité, fraternité" : peut-être que la fraternité c’est d’être le Little Brother des autres.

Il y a des penseurs de la politique de la ville, on peut les appeler socio-flics ou flicologues, vous les appelez les chiens de garde, qui sont les tenants intelectuels de cet ordre social et politique.

Ces gens-là sont en général des chercheurs, certains travaillent dans des appareils d’Etat de recherche, qu’il s’agisse de l’Université, du CNRS. D’autres ont monté leur propre boîte d’audit et de conseil auprès des municipalités en matière de sécurité. Parce que l’insécurité c’est un marché : tout ce qui produit au plan électronique et théorique se vend. Alors quand on parle des forces répressives en civil sans uniformes il faut y adjoindre toute une série de travailleurs intellectuels comme ils se nomment eux-mêmes, chargés d’une triple mission : d’une part, produire des analyses et des interprétations sur ce qu’ils appellent la violence urbaine ; deuxièmement, proposer des solutions aux décideurs, qu’il s’agisse de décideurs locaux, de responsable du maintien de l’ordre ou de ministres ; et troisièmement, de produire un discours destiné à être vulgarisé en direction de la population via les médias, un discours d’approbation de légitimation, de pacification du champs social.

Ces intellectuels, comme par hasard, mais ce n’est pas un hasard si on fait une analyse historique,sont très largement issus des milieux de gauche, même gauchistes. Il y a eu cet appel il y a quelques années à plus de répression, avec des relents racistes, xénophobes vis-à-vis des populations immigrées que n’aurait pas désavoués le FN. Un appel qui avait été lancé par des signatures communes : Régis Debray, Anicet Leport, Mona Ozouf, Paul Thibaut, Jacques Julliard, Max Gallo... C’est un exemple parmi d’autres, mais il y a de plus en plus de gens qui font carrière sur le créneau de la lutte contre l’insécurité. Je ne vais pas me faire à mon tour délateur, ce sont des gens qu’on entend tout le temps et qui ont des responsabilités assez élevées, majoritairement des sociologues, il y a des philosophes, quelques anthropologues, des géographes. Tout leur discours est orienté de telle manière que l’on ne puisse pas remonter aux causes globales de ces phénomènes de violences dans les villes : la violence sociale, celle qui condamne les gens à une insécurité du lendemain, à un avenir complètement bouché. La caractéristique principale du capitalisme aujourd’hui c’est qu’il n’a pas besoin de tout le monde, contrairement à jadis, et qu’il y a des gens y compris dans les métropoles des pays développés qui n’ont strictement aucune place dans le système capitaliste, et puis il y a une catégorie qui a une place totalement défavorisée, ça n’est même pas les prolétaires de jadis, ce sont de futurs déclassés. Ceux là, de deux choses l’une, ou bien ils acceptent, ils quémandent et vivent des subventions ou bien ils se révoltent, mais pas de manière politique. Ce n’est plus la lutte des classes, c’est la lutte des déclassés. Ils se révoltent de manière délinquante. Ils survivent comme ils peuvent, principalement le recel et le trafic, et puis ils se défoulent, ils expriment leur violence de manière totalement négative, pour exister, en prenant pour cible n’importe quoi, qu’il s’agisse d’une cabine téléphonique, d’un flic ou d’un passant dans la rue, de vous ou de moi.

Interview Cdric - Transcription Leila