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Origine : http://nopasaran.samizdat.net/article.php3?id_article=607
Jean-Pierre Garnier, chercheur en sociologie urbaine, a étudié
la politique de la ville dans trois de ses livres (Le Nouvel ordre
local, gouverner la violence ; La Bourse ou la ville ; Des Barbares
dans la cité, de la tyrannie du marché à la
violence urbaine). Il démonte le discours sur les "violences
urbaines" et l’idéologie sécuritaire qui
mystifient la véritable cause : le capitalisme mondial qui
produit la misère dans les banlieues. Ce sociologue radical
explique comment la politique dite "de la ville", met
en place le contrôle social, prépare une guerre contre
"l’ennemi intérieur", et tente de transformer
chaque citoyen en Little Brother.
Pour commencer pouvez-nous présenter votre position
assez radicale par rapport à ce que beaucoup appellent les
" violences urbaines " ?
J’ai une position radicale au sens propre du terme dans la
mesure où je prétends avec quelques autres aller à
la racine des choses. La façon dont on présente cette
thématique des violences urbaines, du malaise des banlieues,
de l’insécurité, a pour effet jusqu’à
présent d’enfermer ces problèmes dans un double
cadre qui est à mon avis mystificateur : un cadre local alors
que l’origine des problèmes est globale, et un cadre
spatial alors qu’il s’agit de toute évidence
d’un problème social. Social non pas au sens médiatique
de problème de société, mais plutôt qui
a son origine dans un problème qui n’est jamais posé
: le fait que c’est notre type de société qui
fait problème. Comme il n’est pas question ni à
droite -ça n’a jamais été le cas- ni
à gauche -ça n’est plus le cas- de remettre
en cause le type de société dans laquelle on vit,
on va focaliser sur les effets et non pas sur les causes. Et si
on parle de causes ce ne seront que des causes proches, en fait
des effets primaires et non pas secondaires. Qu’est-ce que
j’entends par cadre spatial ? On appelle "violences urbaines"
un type de violence qui a lieu dans l’espace urbain. Il y
a des tas de violences qui se passent en ville qui ne sont pas cataloguées
comme violences urbaines. Je prends un exemple : deux automobilistes
qui se battent dans la rue parce que l’un a éraflé
la carrosserie de l’autre, ce n’est pas qualifié
de violence urbaine. On qualifie de violence urbaine un certain
type de violence, qui a pour cadre l’espace public urbain
et surtout avec un certain type d’acteurs. Ces acteurs appartiennent
à des couches, comme on disait jadis, défavorisées,
et à des catégories d’âge, en général
25 ans maximum. C’est donc une certaine catégorie de
population, qui se livre à des voies de fait, contraires
à la loi, à la morale ou simplement en contradiction
avec des règles de bonne conduite. Dans ce dernier cas on
les appelle "incivilités" et ne sont pas passibles,
en principe, de sanction pénale.
Le terme "violences urbaines" est un moyen d’essayer
d’établir dans l’inconscient des gens un lien
entre un type d’espace urbain (la banlieue, une cité
HLM) et un certain type de fait. On a lancé cette thématique
de la violence urbaine -on appelait ça "l’insécurité"-
sous la présidence de Giscard d’Estaing en 1973-74.
Le grand prêtre de cette idéologie sécuritaire
était Alain Peyreffite, qui avait commis un rapport sur la
violence, un premier bréviaire sécuritaire et sur
le moyen d’endiguer la montée de ce qu’on appelait
la violence et l’insécurité. On imputait alors
cette violence au cadre urbain, à l’urbanisme, à
l’architecture. On disait qu’on avait construit ce que
Rocard a appelé un urbanisme "criminogène",
c’est l’urbanisme qui crée les crimes. Donc la
solution était toute trouvée : il fallait arrêter
de construire des tours et des barres. Si on détruisait les
grands ensembles ou qu’à défaut on les réhabilitait,
on allait réhabiliter au sens moral la population qui y vivait.
A cette époque où on ne disait pas encore politique
de la ville mais "politique de l’habitat et de la vie
sociale", on allait recréer de la vie sociale ou la
pacifier, grâce à un changement dans l’architecture
et l’urbanisme. Par ailleurs, on commençait à
multiplier les effectifs policiers, et l’encadrement de la
population dans des cités dites "difficiles". Le
vocabulaire joue un très grand rôle dans ce domaine
comme dans un autre, mais là particulièrement. Ce
qu’on appelle un quartier "difficile" ce n’est
pas un quartier où la population rencontre des difficultés
tenant aux conditions de vie économiques et sociales. Ce
ne sont pas les difficultés que les gens ont qui comptent,
mais les difficultés que les gens causent aux responsables
du maintien de l’ordre. Ces quartiers "difficiles"
deviendront plus tard quartiers "sensibles", toute appellation
d’origine non contrôlée.
On était dans le milieu des années 75, et commençaient
à se manifester les effets de ce qu’on appelle la crise,
c’est-à-dire la restructuration de l’appareil
capitaliste à l’échelle mondiale. A l’époque
il y avait une opposition de gauche, qui n’était pas
au pouvoir, et condamnait l’idéologie sécuritaire.
Elle était partisane de la politique de prévention
et annonçait que son arrivée au pouvoir mettrait fin
aux causes économiques et sociales de la crise, à
savoir la précarité et le chômage, qui avait
déjà dépassé le cap des 1 millions.
Il y avait un débat, un faux débat à mon avis,
mais quand même un débat, entre répression et
prévention. La Gauche arrive au pouvoir, et fait, surtout
dans les premières années de 82-83, une politique
dite de rigueur, qui a remplacé la politique d’austérité
menée par Raymond Barre. C’était la même
politique, accentuée même. Et bien entendu avec l’accroissement
de la rigueur, de l’austérité, de la précarisation,
de la paupérisation d’une couche de la population,
de la désindustrialisation, une masse croissante de gens
se retrouve au chômage. Et surtout, les enfants de ces chômeurs
vont voir l’avenir non pas en rose, mais plutôt en gris
ou noir après les fausses espérances lancées
par la coalition de gauche avant que Mitterrand n’arrive au
pouvoir. La conséquence est connue, une partie de la nouvelle
génération, majoritairement issue de l’immigration,
donc des enfants et des petits enfants de travailleurs immigrés
mis à la retraite, en pré-rétraite ou à
la casse avec la politique de désindustrialisation, va refuser
l’avenir de chômeur ou de travailleur précaire
qui leur est promis. Elle va se lancer dans des actions soit de
compensation au plan pratique. Ce sont des enfants quand même
complètement modelés par l’idéologie
consommatoire, la publicité, les médias, ils ne sont
pas porteurs de modèles alternatifs de société.
Ils vont se lancer aussi dans la violence pour compenser des humiliations,
des discriminations, les frustrations, qui va augmenter, en nombre
et en intensité. On parle beaucoup d’émeutes,
il y a en a eu très peu, il y a des échauffourées
avec la police mais pour les émeutes il faut aller plutôt
aux Etats-Unis, mettons en 1992, où là on a été
obligé d’envoyer des chars. Toujours est-il qu’après
les désillusions du début des années 80, il
y a eu la fameuse opération médiatique lancée
depuis L’Elysée avec le concours d’anciens ou
de nouveaux gauchos style Harlem Désir, de la Marche des
Beurs et Touche pas à mon Pote, pour un peu calmer le jeu.
Il est bien évident que ça a calmé sur le coup,
il y a eu des espérances mais étant donné que
la situation matérielle et les perspectives ne s’amélioraient
pas pour ces nouvelles générations, ils sont devenus
de plus en plus agressifs, une sorte de rancoeur, d’esprit
de revanche, qui s’est manifestée de la manière
que l’on sait. Je ne veux pas ici dérouler tous les
faits que l’on qualifie de violence urbaine. La Gauche au
pouvoir a fait une politique que la droite n’a pas osé
faire : d’insertion du capitalisme français dans le
marché mondial, avec le retrait de l’Etat, la privatisation,
une politique de rigueur, etc. Le local va devenir le lieu d’émergence
des nouveaux problèmes et le lieu de leurs traitements. Etant
donné que l’origine des problèmes est la restructuration
à l’échelle mondiale il n’est pas question
de la remettre en question, au contraire on va restructurer l’économie
française en fonction de cette insertion dans le marché
global. On va focaliser l’attention sur le local, sur l’urbain,
d’où le nom de "violence urbaine" pour qualifier
ces problèmes et le nom de "politique de la ville"
donné à la panoplie des solutions. Politique dite
"de la ville", c’est toujours pour ancrer l’idée
dans la population que l’origine desdits problèmes
est urbaine, donc "politique de la ville" pour la solution.
Alors naturellement, on dit qu’en changeant la ville ou quelque
chose dans la ville, on va changer l’état d’esprit
des gens qui se révoltent. Il y a toutes sortes de traitements
: on a poursuivi le traitement urbanistico-architectural lancé
sous Giscard d’Estaing, maintenant on appelle ça "requalification
urbaine" c’est la même chose ; le traitement culturel,
on va développer toute une série d’activités
sportives, ludiques ; le traitement social ; le traitement idéologique,
c’est enrober de discours le traitement précédent.
Et puis quand tout cela ne marche pas, et en général
ça ne marche pas, il y a le traitement de choc, répressif
: une mobilisation non seulement de la police, mais des CRS et même
de plus en plus de l’armée. Et voire, nec plus ultra,
c’est peut-être ça la spécificité
de la Gauche du moins en France, l’implication de la population
dans la répression.
Pouvez-vous nous parler du volet qui apparaît comme
le plus criant : l’aspect répressif et policier ?
C’est l’aspect le plus spectaculaire, celui qui rassure,
à tort à mon avis. Il ne devrait même pas rassurer
les gens qu’il est censé rassurer, étant donné
les effets assez limités de ces dispositifs, même si
beaucoup disent, que sans redéploiement policier ça
serait encore pire. Mais comme on ne peut pas mesurer ce qui a été,
on s’aperçoit que néanmoins ça n’a
pas mit fin à cette violence soi-disant urbaine qui n’a
fait que croître et embellir au cours des vingt-cinq dernières
années. La Gauche est au pouvoir depuis pas mal de temps,
étant donné que la première "vague rose"
date de 1977. Malgré les différences que l’on
pouvait noter entre les discours de droite et ceux de gauche, se
sont atténuées et on se rend compte que les pratiques
sont absolument interchangeables. Il n’y a pas de municipalité
plus répressive parce que de droite ou moins répressive
parce que de gauche. On vous répondra que beaucoup de municipalités
de droite ont moins de problèmes sociaux, vu que le plus
grand pourcentage ont des populations de couches aisées,
et que c’est la Gauche qui hérite des municipalités
à problèmes et qu’il est normal qu’une
municipalité de gauche fasse appel à des solutions
plus drastiques. Néanmoins, si on observe la tendance générale
depuis 1981, il ne fait aucun doute que l’accentuation de
la répression se manifeste par l’augmentation des effectifs
policiers ou par le redéploiement de ces effectifs (c’est
important : on ne se contente pas de donner des uniformes à
d’autres, on les redistribue sur le territoire en fonction
des "points chauds"). Mais ça se manifeste aussi
dans le domaine judiciaire, on augmente le personnel, mais aussi
les peines, les pénalités, avec des procédures
du style "traitements en temps réel", "procédures
de comparution immédiate". Evidemment ça ne s’applique
pas à Papon ou à Dominique Strauss-Kahn, mais à
des gens qui volent des autoradios, des gens se manifestant dans
le métro comme des usagers qui ne respectent pas les obligations
de paiement de tickets. Ça se manifeste aussi sur le plan
de la surveillance, notamment avec toutes les panoplies technologiques,
les caméras de vidéo-surveillance, dans les espaces
publics, comme la rue, les squares, les gares, ou privés
mais fréquentés par le public comme les magasins,
les centres commerciaux. Leur effet est relativement limité.
Dans la police, beaucoup disent "installer une caméra
dans un endroit c’est pousser les délinquants à
aller là où il n’y a pas encore de caméra",
ce qu’on appelle "l’effet plumeau", qui déplace
la poussière.
Ça se manifeste même dans l’aspect architectural
maintenant, par ce qu’ils appellent pudiquement "l’architecture
de prévention situationnelle". Pour toute opération
de plus de 250 logements, pour tout équipement collectif
(stade, musée, gare, centre commercial...), des représentants
du Ministère de l’Intérieur font partie des
experts, non pas comme traditionnellement par rapport à quelques
catastrophes naturelles, mais par rapport à des fléaux
sociaux, à savoir l’irruption des "sauvageons"
dans ces lieux. Il faut concevoir ces équipements et ces
espaces, avec une double finalité. Premièrement, dissuader
lesdits sauvageons de se comporter en infraction avec les codes
de bonne conduite, l’architecture doit donc être intimidante,
impressionnante. Je pourrais vous raconter en détail la façon
dont on a conçu la Très Grande Bibliothèque
François-Mitterrand. En ce moment on vise à restructurer
les cités HLM, c’est la "requalification",
de telle manière qu’on élimine tous les recoins
et les impasses, parce qu’ils sont favorables à deux
choses : aux embuscades et aux trafics de toutes sortes. Il faut
que les espaces soient surexposés, que les jeunes se sentent
surveillés partout. Pour pas qu’il y ait des embrouilles,
il ne faut pas qu’il y ait de caches, de cachettes. Et suppression
des coursives : lorsqu’il y a eu quelques échauffourées
avec les flics, que ce soit à Toulouse au Mirail ou que ce
soit à Chanteloup-les-Vignes dans la cité de la Noé,
la très bonne connaissance des parcours par les jeunes, faisait
que les policiers n’étaient pas du tout entraînés.
Il faut que le terrain ne soit plus "propice à l’adversaire",
comme on dit en langage policier. C’est l’aspect dissuasif,
et puis il y a l’aspect carrément répressif.
Il faut qu’en cas de grabuge les lieux soient parfaitement
entourables, contrôlables par la police. Par exemple, on a
étudié et redessiné en conséquence les
systèmes de circulation qui mènent aux entrées
des HLM, de telle sorte que si les émeutes y éclatent
les blindés peuvent arriver à côté des
principales entrées. C’est-à-dire qu’il
faut déblayer l’espace pour que les véhicules
qui transportent les forces répressives arrivent plus facilement
au pied des HLM, donc on supprime les parkings au pied des HLM,
parce que ça gêne. On supprime aussi les terrasses
parce que de là-haut on peut balancer des caddies ou des
frigos sur les forces de l’ordre. Les sociologues critiques
qui existent aux Etats-Unis, contrairement à chez nous, appellent
ça l’Ecologie de la peur, officiellement on appelle
ça aussi le defensible space, qui peut se défendre
lui-même dans sa configuration. C’est un espace qui
impressionne, qui met les perturbateurs en position d’infériorité
uniquement dans la manière dont il est configuré.
Le "nouvel ennemi intérieur" ce n’est pas
seulement une figure. Ce n’est pas pour rien qu’a été
créé en 1989 par la Gauche, par le Ministre de l’intérieur
d’alors Pierre Joxe, un Institut des Hautes Etudes sur la
Sécurié Intérieure, une structure assez légère
qui regroupe des gradés de la police et de la gendarmerie,
des gens de l’appareil judiciaire. Il est destiné non
seulement à former le personnel répressif aux nouvelles
techniques de surveillance et de contrôle, de répression
et d’intervention mais également à former des
élus locaux, des universitaires qui peuvent être à
la fois élèves et intervenants. Ils n’aiment
pas dire "ennemi intérieur" parce que c’est
une expression utilisée par Raymond Marcellin, Ministre de
l’Intérieur en 68. Aujourd’hui ce sont les "sauvageons"
de Chevènement, des produits du capitalisme sauvage qui a
des ennemis à son image. L’essentiel de l’activité
de l’Institut des Hautes Etudes sur la Sécurité
Intérieure qui est calqué sur l’Institut des
Hautes Etudes de la Défense Nationale (contre l’ennemi
extérieur), vise les populations susceptibles de se rebeller
contre l’ordre établi. Il y a déjà eu
plusieurs promotions formées aux différentes techniques.
Un exemple, il y a eu un enseignement dont l’objet était
"comment après une bavure policière dissuader
les jeunes de se révolter". On vous expliquait dans
le cours qu’il fallait immédiatement qu’un responsable
de la police locale, un élu local et quelques travailleurs
sociaux se précipitent au domicile des parents de la victime
de la bavure -parce qu’en général c’est
un jeune- pour inciter les parents à appeler la population
au calme et à créer des défouloirs du genre
manifestation pacifique de protestation. Et ça marche. A
chaque fois que vous voyez dans un journal "Les parents ont
appelé au calme la population", c’est que ça
a marché. On apprend ces techniques de gestion de "l’après
bavure". Et des tas de choses : on apprend à des gardiens
le soir à être flic, à "comment détecter
des attitudes suspectes", faut voir les cours. Ça c’est
un apport de la Gauche. On a redécoupé la répartition
des territoires entre la gendarmerie et la police. Le problème
c’est qu’aujourd’hui il y a un certain nombre
de délinquants urbains qui font des virées dans les
zones rurales. Et comme depuis une vingtaine d’années
la limite entre le rural et l’urbain tend à s’estomper
les répartitions entre gendarmerie et police, doivent être
revues en fonction de la carte de la délinquance.
L’armée, elle, s’entraîne. Dans tous les
pays, il y a des scénarios de l’inacceptable, dits
"catastrophes", qui tablent sur d’éventuelles
véritables émeutes ou des formes insurrectionnelles
de révolte, dans les grandes métropoles du capitalisme
organisé, que ce soit en Allemagne, en Italie, en Espagne
ou naturellement aux Etats-Unis, et ces scénarios impliquent
l’intervention de l’armée. Depuis une bonne vingtaine
d’années on fabrique des armements faits pour la répression
en milieu urbain. Avec grand déploiement d’hélicoptères,
de nouvelles armes non léthales pour venir à bout
des mutins, parce qu’on est dans une démocratie, on
n’est pas en Afrique. Les Droms, qui sont des aéronefs
téléguidés qui permettent de faire des reconnaissances
à l’arrière de l’ennemi, dans une guerre
"normale", pour apporter des informations et éventuellement
riposter, ont été utilisés dans la Guerre du
Golfe et du Kosovo. Ces engins téléguidés aériens
destinés à épargner les vies des combattants,
sont actuellement testés pour d’éventuelles
"mission de pacification urbaine" ou "rétablissement
de la paix civile", comme on dit si bien. Dans les banlieues
par exemple. Un Drom pourra voler au-dessus d’un immeuble,
prendre des informations, savoir où sont regroupés
d’éventuels insurgés ou détecter d’éventuels
caches de drogue, etc. Ces engins de reconnaissance et d’intervention,
seront utilisés éventuellement comme engins de reconnaissance,
d’intervention et de réplique, en cas d’émeutes
urbaines, c’est un exemple.
Le fin du fin par exemple en matière de coordination, c’est
le rôle de l’OTAN. L’OTAN ne s’occupe pas
seulement de préserver les pays occidentaux contre les intégristes
ou les ennemis extérieurs, mais dispose d’un comité
des "défis majeurs". Et parmi ces "défis
majeurs", il y a les éventuelles insurrections qui pourraient
se produire dans les grandes métropoles. La commission spécialisée
élabore des analyses, des scénarios, des ripostes
virtuelles contre ces éventuels ennemis.
Le système répressif à la fois quantitativement
et qualitativement est en accroissement constant. Je n’ai
pas évoqué les agents de sécurité...
Au plan technologique, il ne fait pas de doute que la crainte des
dirigeants des différents pays vis-à-vis de certains
secteurs de la population ne fait que croître. A voir le monde
qui est concerné par cela, les chercheurs en sciences sociales,
les effectifs impliqués, les crédits qui sont alloués
à ces initiatives, on peut penser que les représentants
des classes dirigeantes ne se font aucune illusion sur les politiques
de pacification.
Extraits deLa Survie et sa fausse (1968), adaptation en BD (détournée),
d’un passage du Traité de savoir-vivre à l’usage
des jeunes générations
D’autres gens participent à la gestion de la misère,
ce sont les travailleurs sociaux et tout le volet préventif,
qui forment un maillage social pour le maintien de la paix civile.
On a insisté sur l’aspect le plus voyant, ceux qui
sont en uniformes, mais il y a aussi des gens en civil, jadis cantonnés
dans ce qu’on appelait la prévention, qui ont aussi
un rôle. Mais les frontières entre la prévention
et la répression deviennent de plus en plus poreuses : quand
on lit les textes officiels on s’aperçoit qu’entre
la prévention et la répression il y a un troisième
terme, la dissuasion. Sous couvert de partenariat, ou "co-production
de sécurité", on essaye d’associer de plus
en plus de professions au maintien de l’ordre, le "maintien
de la paix civile" en langage châtié, dans les
zones paupérisées. On associe maintenant le personnel
éducatif, les responsables des organismes HLM, les commerçants
et les travailleurs sociaux bien entendu. Tous ces gens-là
sont de plus en plus insérés dans des mesures de collaboration
(on dit partenariat, on n’aime pas beaucoup le terme "collaboration"
en France, c’est connoté), avec les forces de l’ordre
pour une "co-production de sécurité". De
telle sorte qu’on ne sait plus du tout où finit la
prévention où commence la dissuasion, où finit
la dissuasion où commence la répression. Il y a beaucoup
d’emprunts aux modèles américains, par exemple,
solution classique : recruter dans la population à encadrer
des gens qui vont encadrer cette population. On crée en même
temps des emplois pour des jeunes sans avenir, des emplois d’animateurs,
de moniteurs, de médiateurs, de "correspondants de nuit".
Toute une panoplie de mots, due à l’espèce d’inflation
verbale au moment du passage au ministère des affaires sociales
de Martine Aubry. Ce sont des espèces de boulots sans avenir,
de contrôleurs, de surveillant, qu’on veut professionnaliser.
Pour beaucoup c’est un espoir d’avoir un revenu fixe,
pour certains un avenir florissant, on a même transformé
un certain nombre d’agitateurs de banlieue, certains connus
des services de police, en animateurs, surtout à partir des
années 1985-86. En pensant qu’ils allaient devenir
de futurs leaders destinés à faire rentrer les autres
dans le droit chemin de la citoyenneté, si possible celui
qui mène aux urnes. On retrouve là exactement le même
processus qu’avec les gauchistes de 68, avec des anciens trublions
à la Cohn-Bendit qui sont devenus les bouffons du capital.
Vous avez une phrase dans un de vos livres : "Quand
j’entends parler de violence urbaine, je sors mon projet culturel
de quartier".
On a par exemple des groupes de rap, parfois assez violents, mais
pas trop, qui sont financés comme aux Etats-Unis, par des
associations ou par le Ministère de la culture avant qu’ils
volent de leurs propres ailes et qu’ils rentrent dans le secteur
privé. Vous avez les groupes de rap citoyen, MC Solar, IAM,
qui incitent les jeunes à s’inscrire sur les listes
électorales, c’est du rap soft. Naturellement vous
avez les affreux jojos, style NTM qui, eux, n’ont pas joué
le jeu. C’est l’idée que la musique adoucit les
moeurs, même la musique violente. De la rébellion encadrée,
verbale et musicale. Vous avez aussi les tags, les cours de danses,
de hip hop. Avec le domaine culturel à défaut de donner
des emplois on leur donne l’occasion de s’exprimer,
y compris d’exprimer leur violence.
Le traitement social, c’est essentiellement de fournir des
emplois-jeunes à des jeunes, des emplois qui devaient durer
cinq ans, et dont on se demande aujourd’hui comment on va
les prolonger. Et là aussi on recrute parmi les jeunes de
banlieues ceux qui vont encadrer et même éventuellement
réprimer leurs frères, leurs soeurs, leurs amis, par
le biais des adjoints à la sécurité. C’est
la méthode qu’on utilise dans les pays du Tiers-Monde
où c’est dans les bidonvilles que l’on recrute
la police. La politique lancée par Chevènement, d’ethnicisation
de la police, c’est le modèle anglo-saxon. Non seulement
on ethnicise évidemment ceux qui encadrent, mais on commence
à ethniciser les CRS : des CRS d’origine maghrébine
pour taper sur des Maghrébins, des CRS antillais pour taper
sur des Antillais. C’est pas parce qu’ils sont noirs
qu’ils sont moins violents, demandez aux habitants des ghettos
de Detroit ou de Los Angeles.
Le traitement économique, traitement bidon, ne remet pas
en cause les politiques de libéralisation à outrance,
de restructuration, de disqualification des emplois ouvriers. Il
consiste à créer des zones franches par exemple, pour
créer des emplois dans les zones difficiles. Pour l’instant
les entreprises qui vont là-bas ne sont généralement
pas des grandes entreprises, c’est la petite boulangerie,
le petit atelier de réparation de motos, on crée deux,
trois emplois par-ci, par-là, on croit que comme ça
on va régler le problème.
Pouvez-vous expliquer ce que sont les Contrats Locaux de
Sécurité qui ont été mis en place ?
Le contrat local de sécurité lancé en 1997,
a été préfiguré par le maire de Vaulx-en-Velin,
Maurice Charrier, encore un pionnier, un communiste dissident, alternative
rouge et verte, qui non content d’avoir relancé la
surveillance de l’espace public par des caméras, a
créé un schéma de "sûreté-sécurité".
C’est une coordination entre la municipalité de Vaulx-en-Velin,
le président de la Communauté urbaine de Lyon et le
préfet du Rhône pour coordonner les efforts en matière
de sécurité entre les différents acteurs. Le
contrat local de sécurité ou CLS, c’est l’institutionalisation
du partenariat entre les acteurs reconnus de la prévention
et de la répression (le parquet, la police, la préfecture,
les élus locaux, le corps enseignant via le principal du
collège, les bailleurs locaux). On peut parler de l’étape
ultérieure, qui a commencé dans les années
1995-96. Le problème de la sécurité ne serait
pas résolu (toujours au niveau des effets, eux ne voient
que les effets) si on n’impliquait pas l’ensemble de
la population elle-même. La grande idée, ce que le
PC appelle "l’intervention citoyenne", "l’implication
citoyenne" pour le PS, c’est que tout le monde doit participer
à la surveillance, à la prévention, y compris
jusqu’à la délation. Le PC à Garges-les-Gonesses,
en 1993, a lancé les Groupements Locaux de Traitement de
la Délinquance (GLTD), où les associations sont mises
dans le coup, en plus de tous les acteurs que j’ai énumérés.
Là aussi c’est une application du modèle américain,
le communauty policying, où la communauté fait la
police en collaboration avec la police. En Angleterre, c’est
le neighboor watch, la veille de voisinage : des habitants peuvent
prévenir le commissariat s’ils voient à 11 heures
du soir, un attroupement de plus de trois personnes qu’ils
ne connaissent pas, donc suspect, dans leur coin. On a vu en France
dans le cadre des GLTD, des familles dénoncer d’autres
familles qui étaient RMistes en disant qu’elles avaient
un train de vie supérieur à ce que leur permettait
le RMI, ils en déduisaient que certains de leurs revenus
devaient être illégaux et provenir du trafic, du deal
ou du recel, par leurs enfants. La délation est un acte citoyen,
on n’appelle pas ça délation évidemment.
C’est le comble du comble, ce n’est plus Big Brother,
chacun est le Little Brother, le petit frère. Il y avait
les grands frères recrutés dans la population à
encadrer. C’est peut être ça "liberté,
urbanité, fraternité" : peut-être que la
fraternité c’est d’être le Little Brother
des autres.
Il y a des penseurs de la politique de la ville, on peut
les appeler socio-flics ou flicologues, vous les appelez les chiens
de garde, qui sont les tenants intelectuels de cet ordre social
et politique.
Ces gens-là sont en général des chercheurs,
certains travaillent dans des appareils d’Etat de recherche,
qu’il s’agisse de l’Université, du CNRS.
D’autres ont monté leur propre boîte d’audit
et de conseil auprès des municipalités en matière
de sécurité. Parce que l’insécurité
c’est un marché : tout ce qui produit au plan électronique
et théorique se vend. Alors quand on parle des forces répressives
en civil sans uniformes il faut y adjoindre toute une série
de travailleurs intellectuels comme ils se nomment eux-mêmes,
chargés d’une triple mission : d’une part, produire
des analyses et des interprétations sur ce qu’ils appellent
la violence urbaine ; deuxièmement, proposer des solutions
aux décideurs, qu’il s’agisse de décideurs
locaux, de responsable du maintien de l’ordre ou de ministres
; et troisièmement, de produire un discours destiné
à être vulgarisé en direction de la population
via les médias, un discours d’approbation de légitimation,
de pacification du champs social.
Ces intellectuels, comme par hasard, mais ce n’est pas un
hasard si on fait une analyse historique,sont très largement
issus des milieux de gauche, même gauchistes. Il y a eu cet
appel il y a quelques années à plus de répression,
avec des relents racistes, xénophobes vis-à-vis des
populations immigrées que n’aurait pas désavoués
le FN. Un appel qui avait été lancé par des
signatures communes : Régis Debray, Anicet Leport, Mona Ozouf,
Paul Thibaut, Jacques Julliard, Max Gallo... C’est un exemple
parmi d’autres, mais il y a de plus en plus de gens qui font
carrière sur le créneau de la lutte contre l’insécurité.
Je ne vais pas me faire à mon tour délateur, ce sont
des gens qu’on entend tout le temps et qui ont des responsabilités
assez élevées, majoritairement des sociologues, il
y a des philosophes, quelques anthropologues, des géographes.
Tout leur discours est orienté de telle manière que
l’on ne puisse pas remonter aux causes globales de ces phénomènes
de violences dans les villes : la violence sociale, celle qui condamne
les gens à une insécurité du lendemain, à
un avenir complètement bouché. La caractéristique
principale du capitalisme aujourd’hui c’est qu’il
n’a pas besoin de tout le monde, contrairement à jadis,
et qu’il y a des gens y compris dans les métropoles
des pays développés qui n’ont strictement aucune
place dans le système capitaliste, et puis il y a une catégorie
qui a une place totalement défavorisée, ça
n’est même pas les prolétaires de jadis, ce sont
de futurs déclassés. Ceux là, de deux choses
l’une, ou bien ils acceptent, ils quémandent et vivent
des subventions ou bien ils se révoltent, mais pas de manière
politique. Ce n’est plus la lutte des classes, c’est
la lutte des déclassés. Ils se révoltent de
manière délinquante. Ils survivent comme ils peuvent,
principalement le recel et le trafic, et puis ils se défoulent,
ils expriment leur violence de manière totalement négative,
pour exister, en prenant pour cible n’importe quoi, qu’il
s’agisse d’une cabine téléphonique, d’un
flic ou d’un passant dans la rue, de vous ou de moi.
Interview Cdric - Transcription Leila
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