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Le nouvel ordre local : gouverner la violence (J-P Garnier)

Origine : http://www.espacesetsocietes.msh-paris.fr/99/note1.html#lenouvel

Le nouvel ordre local est un livre iconoclaste et décapant sur les violences dites "urbaines". La violence n’est pas là où on la situe habituellement, dans les "banlieues" des pauvres, mais dans le fonctionnement des institutions, du capitalisme sauvage et de ses restructurations. J-P Garnier s’en prend d’abord aux gouvernements "sociaux-démocrates" et à ceux qui se prétendent leurs opposants de gauche alors qu’ils sont en réalité leurs alliés : les pourfendeurs de "la pensée unique". Ils en appellent à l’Etat contre la "fracture sociale", car ils ont oublié qu’il est "l’Etat de la classe dominante". Partisans et adversaires de la pensée unique sont plus proches qu’ils ne l’imaginent. Ils s’accordent selon l’auteur dans "la pensée unanime", incapable de penser un au-delà du capitalisme. Plus précisément, J-P Garnier reproche aux politiciens et aux cercles dirigeants de prendre l’effet pour la cause. La fauche dans les magasins et la fraude dans les transports sont les conséquences du chômage et de la pauvreté. Mais, pour lutter contre le chômage, il faut la volonté d’en découdre avec le capitalisme au lieu de chercher à le ménager. Il est donc plus simple de blâmer les fauteurs du trouble apparent et de punir les "incivilités". Les violences scolaires sont sans doute les plus médiatisées des violences urbaines et

J-P Garnier en propose une autre lecture. La première violence vient de l’école qui inculque très tôt l’esprit de compétition effrénée pour accéder aux "grandes écoles". "L’élitisme républicain" prépare à la guerre économique, à concocter plus tard des plans de licenciement sans états d’âme et c’est bien la véritable violence. Les manifestations lycéennes d’octobre 1998 en sont une illustration exemplaire. Les lycéens studieux des beaux quartiers revendiquaient sagement plus de professeurs et plus de moyens pour mieux étudier. La police, et le service d’ordre de la CGT, les ont efficacement protégés de l’intrusion des jeunes "casseurs" de banlieue qui étaient indésirables au milieu d’une si bonne compagnie. J-P Garnier a deux cibles privilégiées : les chercheurs en sciences sociales qui jouent les conseillers du Prince et les élus locaux de gauche (parfois chercheurs eux-mêmes) qui mettent en œuvre sur leur territoire politique de la ville, contrat local de sécurité et autres dispositifs de prévention-répression de la violence.

Aux uns comme aux autres il reproche le refus de regarder la réalité en face, le virage sécuritaire sous prétexte d’enlever des voix au Front national et l’enthousiasme pour les solutions répressives d’outre-Atlantique et d’outre-Manche. Il dénonce surtout la Novlangue, comme dans 1984 d’Orwell, lorsque les mots prennent le sens contraire de leurs sens habituel. "Citoyen" veut dire collaborateur et non plus résistant, "partenariat" veut dire délation, "démocratie" veut dire totalitarisme, etc. Le grand reproche est de (mal) camoufler une politique répressive de droite sous une rhétorique de gauche. Le nouvel ordre local est un pamphlet roboratif. Il dénonce les illusions bien ancrées dans la tête de nos dirigeants et des conseillers bien en cour et il recentre sur les vraies questions. L’auteur a la plume acerbe et l’art de la formule percutante. Il a aussi celui de dénicher la citation assassine qui illustre le propos à la perfection. Ce jeu de massacre intellectuel lui procure manifestement un plaisir jubilatoire.

C’est comme les chroniques du Canard enchaîné : le lecteur peut adorer ou détester, il peut aussi s’en lasser à la longue. Depuis plus de vingt ans, avec une remarquable constance, J-P Garnier s’est fait une spécialité de dénoncer les renoncements du mouvement ouvrier, des partis politiques de gauche et de la petite bourgeoisie intellectuelle à la lutte de classes, dans le champ urbain notamment. Il y a longtemps qu’il critique les pseudo-concepts de révolution urbaine, démocratie locale, fracture sociale, etc. Il se dégage de tous ses ouvrages la vision d’un peuple trahi par ses dirigeants, ceux de gauche étant les pires. Le nouvel ordre local apparaît alors comme la version mise à jour d’un ouvrage ancien. Le sottisier s’est enrichi et les citations sont actualisées, mais l’analyse du système a-t-elle avancé pour autant ? La dénonciation des violences faites aux hommes et aux femmes par le capital s’inscrit dans une longue tradition, marxiste certes mais aussi chrétienne et humaniste. Le fondateur de la revue Esprit (l’une des têtes de Turc de J-P Garnier) fustigeait déjà "le désordre établi". Ce n’est pas le fond de l’analyse qui fait problème mais son côté : "il n’y a qu’à". "Abolissons le capitalisme et la violence disparaîtra avec lui" !

Les "sauvageons" dénoncés par le Ministre français de l’Intérieur ne sont que le fruit, détestable sans nul doute mais somme toute inévitable, d’un capitalisme (...) revenu à l’état "sauvage" (p.47, souligné par MB).

On peut comprendre certaines formes de violence et réhabiliter le conflit contre l’idéologie du consensus. L’actualité montre pourtant que la violence dérape facilement vers l’extermination et le génocide. Il faut s’attaquer à la fois au capitalisme et à ses fruits détestables, mais évitables peut-être. J-P Garnier se cantonne dans la critique du processus de "récupération", selon l’expression à la mode dans les années 1970. Il a une vision très bourdieusienne de la reproduction de la société, les vagues successives de contestataires finissant par devenir les piliers les plus solides du désordre établi. Dans cette perspective, le chercheur en sciences sociales ne peut que dénoncer, pour l’honneur, une réalité qu’il ne peut transformer. Dans le chapitre final pourfendant le "totalitarisme citoyen", l’auteur évoque en une demi-page surréaliste une conception alternative de la citoyenneté. Non consensuelle et progressiste, elle serait fondée sur la résistance à l’oppression :

(La citoyenneté) pourrait revêtir un caractère révolutionnaire (...) puisqu’elle découle (sic) de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (p.167).

A ce compte-là, le droit de propriété est éminemment révolutionnaire lui aussi ! L’auteur ne peut aller plus loin dans l’esquisse d’une alternative citoyenne concrète car il est prisonnier de sa conception du travail scientifique. Il lui faudrait aller analyser sur le terrain les transformations des pratiques sociales au lieu de se cantonner dans la critique, brillante et nécessaire mais somme toute limitée, des discours politico-médiatiques dominants.