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Origine : http://www.alencontre.org/debats/PrehCapital07_07.html
Disons le d’emblée: cet ouvrage [1], premier d’une
tétralogie en cours d’élaboration, devrait conduire
à frapper de nullité, tant théorique que politique,
une bonne part de la littérature pléthorique qui continue
de s’accumuler, en France comme à l’étranger,
et tant «à droite» qu’«à gauche»,
sur la «mondialisation». Les guillemets que l’auteur
prend soin d’apposer à ce vocable n’indiquent
pas seulement un refus de le prendre dans ses acceptions ordinaires,
notamment orthodoxes, c’est-à-dire conformes au paradigme
libéral. Ils marquent surtout la volonté d’en
proposer une autre qui rendrait une telle appellation scientifiquement
inacceptable.
Le «devenir-monde du capitalisme», pour Alain Bihr,
n’est pas seulement l’extension de ce dernier sur la
terre entière, mais le processus par lequel il produit un
monde propre, un système socio-spatial original avec des
traits spécifiques, et cela «bien avant de devenir
une réalité planétaire». Autrement dit,
le devenir-monde du capitalisme prend naissance dès la formation
de celui-ci comme mode de production avec l’expansion commerciale
et coloniale européenne à partir de la fin du XVe
siècle et surtout au XVIe siècle. Dès lors,
ce que l’on dénomme aujourd’hui, à tort
selon A. Bihr, «mondialisation» ou «globalisation»
correspondrait à la troisième période de l’histoire
du développement capitaliste, à savoir celle de sa
«transnationalisation» au profit d’instances supranationales
ou infranationales, à la fois cause et effet de «l’invalidation,
au moins partielle, de l’État-nation» qui constituait
le cadre institutionnel structurant du capitalisme au cours de l’étape
antérieure de son évolution [2]. Cette phase précédente,
la «période internationale» (1800-1975), faisait
elle-même suite à une «période anténationale»
(1450-1800) au cours de laquelle s’était mis en place
un «protocapitalisme mercantile» qui rendra possible
le parachèvement du rapport de production capitaliste lors
de la «révolution industrielle».
Une telle «reconstruction» historique ne va pas de
soi, et cela d’autant moins qu’elle implique de déconstruire
les présupposés, vulgaires mais aussi savants, qui
inspirent la plupart des analyses consacrées à la
«mondialisation». Pour étayer la première
et critiquer les seconds, il n’a pas fallu seulement à
l’auteur passer en revue les multiples études déjà
consacrées à l’essor du capitalisme et l’énorme
documentation sur laquelle elles se sont appuyées, mais construire
pièce par pièce l’appareillage théorique
susceptible de battre en brèche des interprétations
qui prévalent sur le sujet. C’est pourquoi, avant de
retracer «le long et tortueux chemin à travers lequel
s’est formé le capital» — à ne pas
confondre, on le verra, avec le capitalisme — puis, dans les
trois volumes à venir, de montrer comment le mouvement expansif
de ce rapport de production a engendré un mode de production
qui tend à englober, en la transformant au fur et à
mesure, la pratique sociale toute entière, l’auteur
a pris soin d’exposer en détail et avec méthode
la «grille d’analyse» qui donnera à l’ensemble
des quatre tomes leur unité. La longueur et la rigueur de
cette imposante «Introduction générale»
pourraient en rendre ardue la lecture si, d’une part, celle-ci
n’était facilitée par l’enchaînement
rigoureux des mises au point conceptuelles et une écriture
limpide qui en font un modèle de clarté pédagogique,
et, d’autre part, si elle ne permettait pas d’entrer,
sans plus attendre, dans le vif du débat. Ou, plus exactement,
des débats.
Cette approche théorique de la dynamique du capitalisme
n’a, en effet, rien d’académique. Le souci de
scientificité, qui transparaît dans la minutie de l’argumentation
et le sérieux des références bibliographiques,
n’exclue pas la polémique. Fidèle à l’enseignement
de Karl. Marx et Henri Lefebvre, deux des penseurs majeurs qui inspirent
sa démarche, A. Bihr fait partie de ces esprits, devenus
assez rares parmi une intelligentsia française confite dans
une «pensée tiède», pour reprendre une
formulation de Perry Anderson, qui ne conçoivent pas que
l’on cherche à comprendre le monde actuel sans être
guidé par l’urgence de «le transformer dans le
sens de l’émancipation de l’humanité des
fers capitalistes qui l’asservissent et l’avilissent».
À l’encontre des chantres de la «démocratie
de marché» présentée comme «l’horizon
indépassable de notre temps»… et de ceux à
venir, l’auteur n’a de cesse de mettre en lumière
l’aspect chaotique du processus dont elle est issue et qui
continue de la travailler (crises, guerres, convulsions révolutionnaires
et contre-révolutionnaires), c’est-à-dire les
«contradictions qui interdisent, par conséquent, au
monde capitaliste de devenir un monde stable et définitif».
Bien plus, montrer ce que le capital, à travers son procès
«global» de reproduction, «implique d’exploitation,
de domination et d’aliénation», et donc «de
misère et d’horreur», justifie la position critique
adoptée à son égard. Cependant, sauf à
s’enfermer dans une pure négativité, cette position
ne peut que se situer dans une perspective «utopienne»
en explorant les possibles envisageables au-delà de la «mondialisation»,
que celle-ci, au demeurant, contiendrait à l’état
virtuel, en vue de «la réalisation concrète
de la communauté humaine dans et par le communisme».
C’est là, selon A. Bihr, la seule alternative aux «possibles
les plus noirs» également inscrits dans la poursuite
du «devenir monde du capitalisme», tels l’apocalypse
nucléaire ou la catastrophe écologique qui signeraient
la fin de celui-là en même temps que celle de l’humanité.
Pour en savoir davantage sur les «conditions de possibilité
d’un dépassement révolutionnaire du capitalisme»
et sur la capacité de ce dernier, jusqu’ici, à
«résoudre (fût-ce seulement partiellement et
temporairement) ses contradictions en les déplaçant
à défaut de les dépasser», un préalable
s’impose: en savoir plus sur sa naissance, c’est-à-dire
sur ce qui l’a rendu possible. D’où la nécessité
de remonter à «la préhistoire du capital».
Elle va fournir à l’auteur l’occasion d’apporter
des réponses innovantes aux questions «quand, où»
et, surtout, «pourquoi est apparu le capitalisme», mais
aussi de dissiper au passage une série de bévues liées
en partie aux présupposés mentionnés plus haut:
ignorance voir négation de la dépendance de la sphère
de la circulation marchande à l’égard de la
sphère de la production, «légende apologétique»
d’un capital marchand puis industriel né de la libre
concurrence, «caractère fabuleux (au sens de fable)
des vertus supposées pacificatrices du commerce »…
De par sa formation (philosophique) et sa profession (sociologique),
pour ne rien dire de son engagement politique (anticapitaliste),
A. Bihr s’est toujours montré allergique à l’idéologie
devenue dominante depuis la «mort» supputée des
autres: l’économisme. Une preuve supplémentaire
en est fournie avec ce nouvel ouvrage. Qu’il s’agisse
des «mondes marchands pré-capitalistes», du féodalisme
et de sa «subversion» par des rapports de production
capitalistes encore embryonnaires, ou de sa «crise finale»
qui ouvrira la voie au développement du capitalisme proprement
dit, A. Bihr se garde le réduire le cours de l’histoire
une dialectique opposant les «forces productives» aux
rapports de production. C’est entre ces derniers ou en leur
sein, «y compris évidemment dans leur dimension propre
de lutte de classes» (y compris «sous la forme imparfaite»
des castes, des ordres et des états) qu’il convient
de déceler la contradiction et l’antagonisme. La précision
n’est pas de trop.
Par delà la vision et la visée qui ont pu les opposer,
la «fable néo-libérale» et la «vulgate
marxiste» partagent, en effet, une commune propension au réductionnisme
économiciste, avec la confusion conceptuelle qui en découle
sur ce qu’est le capitalisme. Ce qui oblige A. Bihr à
opérer d’incessants rappels sur ce qu’il n’est
pas: ni un «système économique» ou «de
production», en l’occurrence une «économie
de marché», pour les uns, ni un «rapport de production»
voire «d’exploitation», pour les autres, mais
un mode de production, c’est-à-dire une «totalité
sociale s’édifiant sur la base de ce rapport»,
«un type de société globale profondément
marquée par son emprise, bien au-delà de la seule
sphère économique». C’est pourquoi, fidèle
en cela à la critique marxienne de l’économie
politique, la démarche adoptée prend soin de ne jamais
dissocier le capital comme rapport social des multiples conditions
qui lui ont permis d’exister et de se développer, lesquelles
«n’ont rien d’économique» .
En premier lieu, viennent les rapports de classes, fussent-ils
encore marqués par les relations de dépendance personnelle
ou communautaire, faits de luttes, mais aussi d’alliances
et de compromis. D’où des développements détaillés
et documentés sur la structure sociale et le fonctionnement
des sociétés précapitalistes, où sont
mis en lumière les raisons socio-économiques, variables
selon les lieux et les moments, de l’essor d’un capital
marchand et de son impact différencié — ou de
son absence d’impact — sur les rapports de production
préexistants. Autre élément non économique
à prendre en compte: le contexte culturel, favorable ou contraire,
selon les cas, à l’émergence du rapport capitaliste
de production. Ou encore la dimension urbaine de cette émergence,
ce qui nous vaut des retours éclairants sur l’autonomisation
des villes, à partir de leur spécialisation dans les
activités marchandes, vis-à-vis d’un pouvoir
féodal ancré sur la propriété foncière,
et sur les affrontements dont elles seront le théâtre
lorsque la bourgeoisie mercantile commencera à s’émanciper
de la domination seigneuriale ou quand le patriciat des négociants
et des banquiers devra faire face aux soulèvements populaires
des artisans et des manouvriers urbains.
Le niveau microsociologique n’est pas négligé
non plus, en tant que déterminant extra-économique
de la formation des rapports capitalistes, qu’il s’agisse
des normes régissant les mœurs, les usages et les coutumes,
ou des valeurs qui entrent dans la construction des identités
et des imaginaires. Ainsi pourra-t-on comprendre, par exemple, pourquoi,
malgré la montée en puissance des marchands à
la fin du moyen âge européen, n’existait nulle
part encore, «ce type d’individualité prête
à se vouer corps et âmes à l’accumulation
[…], dont le désir, la volonté, le courage,
l’imagination et l’intelligence sont tout entiers mis
au service quasi exclusif de la valorisation du capital».
D’où ce paradoxe d’«un capital sans capitaliste».
Unparadoxe somme toute logique: la subjectivité capitaliste
n’était encore qu’en gestation.
Last but not least, parmi les conditions non économiques
de possibilité du capitalisme, figure l’État.
Contrairement, là encore, à ce que laissent entendre
les versions imprégnées d’économisme
colportée conjointement par le libéralisme et le marxisme,
les appareils étatiques ont joué, avec des configurations
multiples de moyens et de formes, un «rôle primordial»
dans le devenir-monde du capitalisme, en tant que médiation
indispensable à l’articulation et à l’unité
des trois niveaux, dégagés par A. Bihr, du procès
global de reproduction du capital: «procès immédiat
de reproduction, procès de production des conditions générales
extérieures du précédent, procès de
production et de reproduction des rapports de classes et des classes
elles-mêmes». Il s’ensuit que la périodisation
de l’histoire du capitalisme devait être «essentiellement
politique», rompant ainsi avec les découpages classiques
mais réducteurs qui rabattent le devenir-monde du capitalisme
sur le seul devenir-monde du capital, c’est-à-dire
sur le procès immédiat de reproduction de celui-ci.
Or, comme le démontre A. Bihr, s’il contribue de la
manière la plus directe à l’essor du mode de
production capitaliste, ce n’est «pas nécessairementla
plus décisive».
C’est pourquoi l’analyse des rapports de production
dans les sociétés précapitalistes, dont l’ouvrage
restitue la dialectique complexe dans une perspective comparativiste
pleine d’enseignements, ne saurait faire l’impasse sur
les éléments institutionnels et idéels, travers
auquel cède si souvent un matérialisme primaire principalement
sinon exclusivement focalisé sur les éléments
matériels. Pour aider à comprendre comment de nouveaux
rapports de production ont pu se former dans et contre ceux qui
prévalaient auparavant, comment, plus précisément,
des rapports féodaux de production vont succéder aux
rapports esclavagistes des sociétés «antiques»
(mais non à ceux des sociétés «asiatiques»
— Japon mis à part — ou «arabo-musulmanes»),
puis comment, en Europe occidentale et pas ailleurs, le capital
marchand va se développer en marge du mode féodal
— le servage — de domination et d’exploitation
du travail agricole, avant de le «subvertir», A. Bihr
met en avant deux facteurs explicatifs: «les contradictions
internes entre les différents éléments (matériels,
institutionnels, idéels) des rapports de production existant»,
et «surtout, les conflits internes à ces rapports de
production, opposant les différents groupes sociaux qu’ils
font naître […]».
On aura deviné, au vu de ce qui précède, que
si la «crise finale du féodalisme» (de même
que celle des modes de production dont il avait pris le relais)
sur laquelle se termine ce premier volume, ouvrait différents
possibles de transformation des rapports de production, «c’est
en définitive les conflits entre les acteurs aux prises dans
ces rapports de production, qui vont déterminer l’intensité
et les formes, toujours singulières, d’actualisation
de ces possibles». Ce qui offre à A. Bihr l’occasion
de pourfendre deux de ses bêtes noires idéologiques,
le matérialisme vulgaire qui ne jure que par le développement
des «forces productives», et l’idéalisme
simplet qui ne raisonne qu’en termes de «mentalités»
et de «représentations», alors qu’«ici
comme ailleurs, c’est la lutte des classes qui a et garde
le dernier mot». Ce genre d’assertion, à laquelle
on peut adhérer, tant les faits relatés semble la
corroborer, n’est toutefois pas sans poser un problème
de logique en même temps qu’une question politique.
Telle qu’A. Bihr en retrace le déroulement, l’histoire
féodale, pour ne rien dire de celle d’époques
plus anciennes, lui donne assurément raison, puisqu’elle
a eu pour moteur l’affrontement de rien moins que quatre acteurs
collectifs (seigneurs, paysans, artisans, négociants-banquiers),
pour se terminer par «une mêlée générale
mettant aux prises toutes les classes sociales à la ville
aussi bien qu’à la campagne». On peut cependant
se demander si, étant donné le caractère rétrospectif
du récit proposé, le «dernier mot» n’était
pas écrit d’avance, alors que l’issue de la «lutte
des classes» est, dans une conjoncture socio-historique donnée,
en principe incertaine. En d’autres termes, si cette crise
apparaît rétrospectivement comme la crise finale du
féodalisme, c’est parce qu’on sait aujourd’hui
qu’elle devait — terme à prendre ici dans ses
acceptions fortes et faibles — «ouvrir la voie à
[…] la formation du capitalisme proprement dit». Mais,
qu’en est-il, dès lors, des différents possibles
de transformation des rapports de production sur lesquels la crise
structurelle d’un mode de production est censée ouvrir
?
Sans doute A. Bihr conclue-t-il le premier tome de cette «saga»
marxienne du capitalisme en indiquant qu’«au terme de
la longue crise qui clôt son Moyen-âge», il faudra
encore trois siècles à l’Europe occidentale
pour «amplifier et consolider les résultats du développement
du capital». Les jeux, pourtant, étaient déjà
faits bien avant puisque la transition, dont la crise était
la manifestation, s’était amorcée depuis au
moins deux siècles, et que, fût-elle «avortée»
dans l’immédiat — un immédiat qui durera
quand même jusqu’au milieu du XVe siècle ! —,
elle ne pouvait que conduire là où elle a finalement
mené. Autant dire, qu’il n’existait par définition
qu’un seul «possible», et non plusieurs à
l’horizon de la «préhistoire du capital»,
et que, pour reprendre la formulation d’Alain Bihr, c’est
seulement sur «l’intensité et les formes, toujours
singulières, d’actualisation» de ce possible-là,
et de nul autre, que la lutte des classes était susceptible
d’avoir «le dernier mot». En poussant plus loin
mais dans le même sens le raisonnement, on pourrait être
autorisé à en inférer que c’est moins
la «lutte des classes» que la bourgeoisie, qui, en l’occurrence,
eut «le dernier mot».
Cette apparente contradiction amène soulever une question
politique qui renvoie à la dimension «utopienne»
de la démarche d’Alain Bihr. Sans préjuger de
l’orientation donnée à la suite de son travail,
on peut se demander, au vu de la durée de germination pluriséculaire
des prémices du basculement de l’Europe occidentale
dans les «temps modernes», autrement dit capitalistes,
où discerner aujourd’hui «les conditions de possibilité
du dépassement révolutionnaire du capitalisme»,
alors que, après plus de cinq siècles d’existence
de ce dernier, on ne décèle aucune trace, jusqu’à
plus ample informé, malgré les multiples contradictions
auxquelles il est confronté, de la gestation en cours d’un
autre mode de production. Et qu’au plan politico-idéologique,
la bourgeoise, désormais en grande partie transnationalisée,
a bel et bien repris l’initiative dans la lutte des classes.
En quoi, dès lors, les possibles «les plus roses»
— et même «plus rouges que rose» —
entrevus par Alain Bihr différeront-ils de l’«autre
monde possible» cher aux altermondialistes, dont chacun sait
qu’il ne peut être qu’un monde autrement capitaliste
et non un monde autre que capitaliste ? Mais peut-être la
réponse est-elle à venir dans le dernier volume de
sa passionnante tétralogie.
1. Alain Bihr La préhistoire du capital. Le devenir-monde
du capitalisme 1. Éditions Page deux, coll. Cahiers libres,
Lausanne, 2006, 456 p.
2. Alain Bihr a déjà amplement traité et développé
ce thème dans Le Crépuscule des États-nations
(Éditions Page deux, 2000)
* Jean-Pierre Garnier est sociologue, chercheur au CNRS
(24 juillet 2007)
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