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Origine : http://kropot.free.fr/lcrlib2.htm
L'analyse de l'OPA (Opération pirate sur les anarchistes)
de la L.C.R, présentée ici, s'inscrit dans le propos
plus large d'un ouvrage paru aux éditions Paris-Méditerranée
(Coll. « Les Pieds dans le plat ») : Je réécris
ton nom, Révolution.
Le «petit facteur» de la L.C.R. n'aura pas eu besoin
qu'on le sonne deux fois pour annoncer la bonne nouvelle : Le libertaire
nouveau est arrivé ! Les prospectus qu'il distribuait, entre
les deux tours des présidentielles, au printemps 2002, semblaient
pourtant la contredire : Aux urnes, à nouveau, citoyens !
Il faut bouter Le Pen hors des murs de la République ! L'isoloir
serait-il devenu un passage obligé pour tout libertaire qui
se respecte ? Tel était, en tout cas, le message urgent qu'Olivier
Besancenot avait à faire passer, avec l'aide empressée
de médias soudainement intéressés, à
l'issue d'une tournée des calendriers électoraux pendant
laquelle il lui fut donné de sentir d'où viendrait
le vent pour les prochaines consultations.
En fait de vent, il s'agit tout simplement de revivifier d'un «souffle
libertaire» le marxisme révolutionnaire, comme nous
l'apprend le dernier numéro de Contretemps, revue théorique
de la L.C.R. (1) Un changement de cap idéologique périlleux,
si l'on songe au passé — pour ne rien dire du présent
— de cette organisation. Aussi le pilotage du numéro
a-t-il été confié à deux barreurs hors
pair : Philippe Corcuff et Michaël Löwy.
Sociologue, politologue et surtout idéologue tout terrain,
le premier nous inflige comme à l'accoutumée, mais
cette fois aux dépens de Rosa Luxemburg, un laïus sans
consistance truffé de falsifications où il donne libre
cours à son penchant pour les mésalliances de mots
les plus déconcertantes et prend assez de libertés
avec l'histoire pour nous faire oublier pourquoi Rosa et ses camarades
finirent par ne voir dans la social-démocratie qu'un «cadavre
puant» qu'aucun artifice langagier ne pourrait rendre à
la vie. Ainsi en profite-t-il pour nous resservir l'une de ses trouvailles
préférées : le «concept» —
terme à prendre ici non dans son acception théorique,
mais au sens que lui ont donné les publicitaires —
de «social-démocratie libertaire».
Second pilote à la manœuvre, Michaël Löwy,
directeur de recherche médaillé du CNRS et directeur
de conscience écouté parmi les adeptes du marxisme
lénifiant, se pose en héritier présomptif et
surtout présomptueux du mouvement surréaliste pour
nous saouler de sa rhétorique sur l'«ivresse libertaire»
de Walter Benjamin érigé en maître à
tout penser. Une manière comme une autre de montrer que la
L.C.R. aurait définitivement rompu avec l'avant-gardisme,
l'autoritarisme et le dogmatisme que des esprits aussi chagrins
que mal informés persistent à lui imputer.
Pour prouver que la page d'un certain trotskisme est définitivement
tournée, nos experts en détournement n'y sont pas
allés de main morte. Le numéro de Contretemps s'ouvre,
en effet, sur un scoop de taille : rien moins que la naissance d'une
«première Internationale au XXIe siècle»,
une fois dépassées les «vieilles querelles»
entre marxistes et libertaires. Exit, donc, la IVe Internationale
dont la L.C.R. attestait la survivance en France. Il est vrai que
son nouveau porte-parole avait déjà révélé
au Monde qu'avant de devenir trotskiste, il avait été
«libertaire». Et qu'il le serait, par la suite, plus
ou moins resté. Libertaire, donc, Alain Krivine qui, au soir
des élections européennes de 1999, s'écriait
avec enthousiasme, en apprenant qu'il avait gagné son ticket
d'entrée au parlement de Strasbourg : «On a des élus,
c'est le plus important.» (2) L'important, pour les rénovateurs
trotskistes, ce n'est plus le rouge ni même l'orange qui l'a
remplacé sur leurs nouvelles bannières : c'est la
couleur des sièges dans lesquels ils allaient pouvoir enfin
se caler, à Strasbourg ou ailleurs. Libertaires, le sont,
d'une façon plus générale, avec Besancenot,
Bensaïd et consorts, toutes les girouettes que leur sensibilité
aux trous d'air électoraux pousse à «coller
à l'air du temps contestataire», comme le dit si bien
Libération qui, à défaut de toujours savoir
de quoi il parle, sait à qui il a affaire avec les apparatchiks
de la Ligue et ses penseurs attitrés.
«Changer le monde sans prendre le pouvoir ?» Sous son
allure de sentence faussement interrogative, le titre aguicheur
de la revue Contretemps est des plus trompeurs. Car prendre le pouvoir,
c'est avoir le pouvoir de changer le monde, et y renoncer revient
à le laisser à ceux qui le possèdent déjà.
On l'aura pressenti : ce «souffle libertaire» qui émane
sans prévenir de la L.C.R. va surtout permettre à
la bourgeoisie mondialisée de souffler.
Le social-opportunisme
De la part de tous ces néo- ou post-trotskistes spécialistes
de l'entrisme à tous crins, le sort — et le tort —
qu'ils font maintenant subir au mot «libertaire» n'a
rien qui doive étonner. Encore faut-il, pour s'en convaincre,
rappeler d'où il vient. Déjà connu après
la Commune dans les milieux antiautoritaires, ce néologisme
est né à la fin des années 1850 de la plume
acide d'un anarchiste, Joseph Déjacque, qui n'eut de cesse
de clouer au pilori les compromis et les compromissions de la petite-bourgeoisie
républicaine de l'époque. (3) Elle avait mené
le mouvement révolutionnaire à une série de
défaites et nourrissait un respect viscéral pour toutes
les procédures de la démocratie parlementaire qui
faisait alors ses premières armes en désarmant tous
ceux qui opposaient au culte de la légalité bourgeoise
l'aspiration à une lutte et à des formes d'organisation
nées au sein du peuple même. Au «crétinisme
parlementaire», indissociable des pratiques opportunistes
de la social-démocratie, s'est donc tout aussitôt opposée
la pensée libertaire qui dénie aux délégués
élus le pouvoir d'user et d'abuser de l'autorité qui
leur est conférée par le vote. Et si le «libertaire»
mettait plutôt l'accent sur la dimension individuelle de la
révolte, l'anarchie, issue parallèlement du mouvement
ouvrier, l'associait à une idée d'organisation collective
autonome refusant toute professionnalisation de la politique et,
a fortiori, le rôle et le règne des révolutionnaires
professionnels. Ce sont donc toutes les formes de la démocratie
représentative qui, dès l'origine, seront implicitement
et explicitement prises sous le feu de la critique.
Parole de Besancenot : «Pour nous, l'erreur des bolcheviks,
c'est d'avoir sous-estimé la question démocratique
[...]. Nous sommes évidemment pour le pluralisme.»
(4) «Nous», c'est évidemment la minibureaucratie
de la Ligue qui, après avoir réussi à se faire
une place «à gauche de la gauche» comme supplétive
de la «gauche plurielle», découvre qu'elle peut
damer le pion au P.C.F. et jouer sa partition dans le concert des
grands. Reconnue et réévaluée dans ce contexte,
la «question démocratique» n'est autre que celle
que l'on soumet d'ordinaire aux étudiants de première
année de Sciences Po et à laquelle ont déjà
répondu par avance, depuis des décennies, tous les
propagateurs de lieux communs sur les bienfaits de l'ordre politique
bourgeois. Une réponse qui rejette toute idée d'action
révolutionnaire des dominés contre cet ordre, comme
non démocratique parce que relevant d'une conception «totalitaire»
et, depuis le 11 septembre 2001, «terroriste» de la
transformation de la société.
On peut, de la sorte, sous couvert de se libérer des «pesanteurs
idéologiques», se débarrasser tranquillement
de tous les principes révolutionnaires gênants, tout
en conservant le principe d'autorité du bolchevisme et de
la social-démocratie, inhérent à des appareils
dont la structure et le fonctionnement sont calqués sur le
modèle étatique. On comprend, dès lors, qu'Edwy
Plenel, journaliste d'investigation policière toujours prêt
à accueillir ses anciens camarades de promotion trotskiste
dans les colonnes du Monde, ait lui aussi découvert «ce
passage vers une pensée de liberté, vers une idée
libertaire de démocratie».
Pour dissimuler le sens de leur adhésion au pluripartisme
et aux «élections libres», c'est-à-dire
à la démocratie de marché, les néo-trotskistes
se doivent de dévoiler ce qui aurait été oublié
par leurs prédécesseurs, à savoir la dimension
subjective de l'individu et son irréductible altérité,
de traquer l'aliénation dans tous les domaines du quotidien,
de suggérer que les combats des féministes et des
écologistes transcendent les luttes de classes — toutes
choses qui auraient été mises sous le boisseau par
le marxisme qu'ils professaient la veille, quand ils assénaient
leur pédante leçon de matérialisme aux analphabètes
de toutes confessions, anarchistes, conseillistes et autres «basistes»
saisis par le «spontanéisme». De même leur
faut-il intégrer le possible, l'aléatoire, l'utopique
et, pourquoi pas pendant qu'on y est, le rêve, la mélancolie
et le prophétique dans leur conception de l'histoire, car
ils veulent désormais échapper au déterminisme,
voire au fatalisme, dont ils auraient été victimes
bien malgré eux.
Dans ces conditions, le sénateur «socialiste»
Henri Weber, ex-dirigeant de la Ligue devenu bras droit (ou gauche)
de Laurent Fabius était en droit de demander, toujours dans
les pages du Monde, à ses anciens camarades ce que le «révisionniste»
Eduard Bernstein réclamait jadis de la social-démocratie
: qu'elle «ose paraître ce qu'elle est», et qu'elle
devait si bien montrer avec son ralliement à «l'union
sacrée», en 14-18. Que les soi-disant communistes révolutionnaires
de la L.C.R., donc, osent enfin paraître à leur tour
pour ce qu'ils sont, malgré leurs dénégations
: «des réformistes de gauche, à peine plus radicaux»
que des renégats qui ont simplement poussé plus loin,
et plus tôt, l'abandon de leurs positions d'antan, tels Julien
Dray, Jean-Luc Mélenchon ou l'inspecteur du travail Gérard
Filoche.
Henri Weber, en vérité, devrait plutôt prier
pour que son souhait reste un vœu pieux, car afin qu'il puisse
sans crainte paraître lui-même pour ce qu'il est effectivement
devenu, un réformateur bon teint, c'est-à-dire rose
pâle, il est préférable que les néo-trotskistes
continuent de passer pour ce qu'ils ne sont plus : des «rouges».
Inviter la L.C.R. à se dépouiller de son label d'extrême
gauche, comme elle l'a d'ailleurs déjà fait en se
revendiquant «100 % à gauche», n'est-ce pas courir
le risque, pour Henri Weber et les politiciens de son acabit, de
se retrouver, du coup, catalogués à l'extrême
centre, tout près du «libéral-libertaire»
Daniel Cohn-Bendit et non loin du libéral tout court François
Bayrou ?
C'est pour ne pas avoir à rendre publique leur propre dérive
dans ce glissement général vers la droite que les
fins stratèges de la L.C.R. ont encouragé l'un de
leurs idéologues maison à mixer la social-démocratie
avec l'esprit libertaire afin d'en extraire un «concept»
aussitôt mis sur orbite médiatique, grâce à
leurs multiples accointances avec cette presse qu'ils ont cessé
de qualifier de bourgeoise. Sous peine de finir par être confondu
avec le social-libéralisme et d'être ainsi suspecté
d'accommodement avec le néo-libéralisme honni, le
social-opportunisme de facture trotskiste se doit d'apparaître
badigeonné d'une couche de «radicalité».
Une touche de vernis «libertaire» fera donc l'affaire.
Les néo-trotskistes se verraient-ils, dès lors, contraints
de défendre simultanément une chose et son contraire
: la tradition social-démocrate et un engagement libertaire
? Nullement. Les deux plateaux de la balance sont, en effet, inégalement
chargés. Ou, si l'on préfère, les poids et
les mesures ne sont pas les mêmes dans l'un et l'autre cas.
D'une part, des pratiques : légalisme, électoralisme,
étatisme, participation au jeu institutionnel classique de
la démocratie représentative. De l'autre, des discours
: sur l'autonomie, la révolte et l'insoumission, professions
de foi sans cesse démenties par les actes. Bref, d'un côté
des positions, de l'autre des postures. Ainsi s'explique que tout
ce que le mot «libertaire» exprime d'ordinaire, y compris
dans les dictionnaires, se voit associé pour ne pas dire
accouplé de la manière la plus obscène à
son contraire, la social-démocratie — l'un des piliers
les plus solides de l'État capitaliste.
Une révolution «sociétale»
S'il ne fait pas de doute que la revendication «libertaire»
de la L.C.R. relève de l'usurpation et de l'imposture, il
serait toutefois naïf de n'y déceler qu'un simple cache-sexe
«anticonformiste» destiné à masquer la
mise en conformité de l'organisation trotskiste avec les
normes de la démocratie bourgeoise. Dans son cas comme dans
bien d'autres, parler de «récupération»
n'a de sens qu'à condition de ne pas oublier qu'à
travers des mots ou des idées, ce sont des gens qu'il s'agit
avant tout de récupérer.
Chacun sait, et les dirigeants de la L.C.R. les premiers, qu'il
est devenu difficile, en politique, d'attraper les mouches avec
du vinaigre, à savoir avec l'image révulsive d'un
révolutionnarisme archaïque : références
vieillottes, langue de bois, militantisme ascétique, etc.
Certes, il n'est pas inutile de reprendre quelques-uns des slogans
et des mots d'ordre traditionnels de la lutte anticapitaliste, ne
serait-ce que pour ne pas laisser le terrain libre aux rivaux de
Lutte ouvrière. Il faut bien répondre, en effet, au
moins en paroles, aux attentes et aux intérêts des
«déçus de la gauche» dans les milieux
populaires. Mais occuper l'espace abandonné par les partis
responsables de cette déception ne suffit plus. Pourquoi
ne pas tenter de capter, en plus, les voix perdues de cette énorme
part de l'électorat potentiel, assez sceptique sur les vertus
démocratiques du suffrage universel pour voter souvent blanc
ou nul, ou même — horreur absolue ! — se réfugier
parfois dans l'abstention ? C'est ce «segment du marché»,
comme diraient les experts en marketing, que la L.C.R. cherche à
«cibler», en laissant un «provocateur-né»
style Philippe Corcuff se pousser en avant. On y trouve les lecteurs
de Charlie-Hebdo et de Politis, bien sûr, où celui-ci
tient tribune. Ceux, également, de Télérama
ou des Inrockuptibles, magazines qui ont fait de la «différence»
une image de marque d'autant plus soigneusement entretenue qu'elle
permet, entre deux pages glacées de publicité pour
des produits de luxe, de rejeter dans les bas-fonds du «populisme»
tout ce qui émane du peuple sans avoir bénéficié
de l'aval sourcilleux du «citoyen» policé. Dans
la presse de marché, les déviants institutionnels
sont fort prisés, voire courtisés. À Libé
et au Monde, par exemple, les rubriques «Rebonds» ou
«Débats» ont toujours été généreusement
ouvertes aux contestataires installés.
Tout ce lectorat appartient à une fraction de la petite
et moyenne bourgeoisie intellectuelle qui raffole des personnalités
«dérangeantes» pour se donner l'illusion qu'elle
n'est pas elle-même totalement rangée. Une couche sociale
d'autant plus friande de révolutions labélisées
«sociétales» — celles qui touchent aux
comportements et aux sentiments, aux désirs et aux plaisirs,
aux modes de vie et aux modes tout court — qu'elle a cessé
de s'intéresser à la révolution sociale. Il
est vrai que celle-ci risquerait de la toucher à son point
le plus vulnérable : le portefeuille.
Le succès du nouveau maire « socialiste » de
Paris auprès des «bobos» le confirme : il existe
une «classe moyenne urbaine, jeune et cultivée»
prête à se laisser séduire par les sirènes
électorales pour peu que les prétendants au pouvoir
acceptent de remodeler en conséquence leur idéologie
et leur langage. Bertrand Delanoë et sa fine équipe
de «communicants» ont misé avec brio sur le «festif»
pour attirer ces chalands d'un nouveau genre plus soucieux d'épanouissement
individuel que d'émancipation collective. La L.C.R. peut
espérer, néanmoins, récupérer une partie
d'entre eux, en particulier les plus jeunes, pas encore installés
et donc plus disponibles et plus désintéressés.
Pour ce faire, elle a trouvé la pierre philosophale susceptible
de combiner le «social» et le «sociétal»,
c'est-à-dire le progressisme politique et le modernisme culturel
: réactualiser le credo libertaire selon les canons publicitaires.
De ce point de vue, le jeunisme démagogique d'un Philippe
Corcuff s'extasiant devant les platitudes fredonnées d'Eddy
Mitchell, ou les pitreries d'un Besancenot s'auto-photographiant
à la télévision devant une icône du «Che»,
peuvent contribuer à élargir l'audience et l'influence
de la L.C.R. Pour croître, elle doit se montrer à l'écoute
non plus des «masses» ou des «travailleurs»,
mais du public ou, plus précisément, d'un certain
public. Un public spécifique qui n'entend pas, d'ailleurs,
être considéré dans sa globalité anonyme,
mais comme une nébuleuse d'«individualités»
insaisissables et surtout inclassables, pour reprendre les traits
sous lesquels les néo-petits-bourgeois se perçoivent
d'ordinaire. Aussi se reconnaîtront-ils peut-être dans
le miroir complaisant de la «société de verre»
que Philippe Corcuff leur tend, avec toutes leurs «singularités»,
leurs «fragilités» et, last but not least, leurs
«ambiguïtés», ce «lot commun des pauvres
humains» qui autorise les rebelles de confort à se
dédouaner à bon compte de leur quête incessante
d'avoir ou de pouvoir.
Principe cardinal du nouveau cycle marchand, cette «reconquête
par l'individu de son identité», que l'on ne cesse
de célébrer en cette ère du conformisme généralisé,
vient couronner une tendance déjà présente
dans les avant-gardes culturelles et notamment dans le surréalisme
artistique. C'est au tour des pratiques quotidiennes de chacun de
s'affranchir de tous les carcans religieux, politiques et historiques.
La dimension «existentielle» de la critique libertaire
donne un semblant — un faux-semblant — de cohérence
politique à toutes les formes de contestation que l'individualisme
exacerbé a fait apparaître sur le marché de
l'anticonformisme estampillé.
Agglutinant l'ensemble des références théoriques
ou littéraires disponibles, y compris les plus saugrenues
(les «relectures» désopilantes par Daniel Bensaïd
de Jeanne d'Arc et ses envolées sur Péguy sont, à
cet égard, anthologiques), dans un ersatz de critique radicale
qui romprait avec l'«économisme» et le «sociologisme»
des «classiques» du marxisme, le néo-trotskisme
peut ainsi constituer un nouveau pôle d'attraction auprès
de toutes les catégories sociales dont les manières
de vivre et les aspirations se rattachent à ces revendications.
C'est au point d'intersection de toutes ces dérisoires «remises
en cause» que le «libertaire» intervient, à
la manière d'un pivot qui, sous le signe de la «subversion»,
articule dans un même mouvement l'«autonomie recouvrée
de l'individu» à la «redécouverte de la
démocratie».
La «non-conformité», dès lors, se conçoit
dans une perspective inversée. Elle n'a plus de raisons de
s'en prendre aux codes et aux normes officiels puisque leur «transgression»,
institutionnalisée, subventionnée et même sponsorisée,
fait dorénavant partie intégrante des formes de la
domination. Sera taxée de conformisme, en revanche, l'attitude
des «sectaires», des «retardataires», des
«primaires» qui s'entêtent à refuser d'être
les dupes de pareilles simagrées.
Que l'on ne s'avise donc pas de détecter dans l'infléchissement
en cours de la ligne de la L.C.R. quelque effet en retour des fréquentations
mondaines de ses leaders. Rendre de temps à autre, par exemple,
des services grassement rétribués aux «ennemis
de la classe ouvrière» d'hier, sous forme d'«animation»
de séances de «formation» en entreprise, ne saurait,
chez un intellectuel aguerri comme Corcuff, amollir sa volonté
d'en découdre avec eux aujourd'hui. Croire le contraire serait
verser dans le travers détestable de ces «anarchistes
satisfaits de leur pose face au monde» qui ignorent «la
tension productive», donc positive, que ne peut manquer d'engendrer,
y compris «en nous-mêmes», le fait d'avoir à
la fois un pied dans «des institutions de lutte» et
un autre dans des «institutions de gestion». (5) Ignorer
le «choc fécond» qui peut en résulter
reviendrait, finalement, à se priver de ce «dialogue
du réel et de l'utopie» qui fait tout le sel —
et le suc ! — de la «social-démocratie libertaire».
(6) On l'aura deviné, à l'heure où l'entreprise
se préoccupe de changer d'image, la petite entreprise révolutionnaire
qu'est la L.C.R. se doit de ne pas être en reste.
Sur ses fanions, significativement passés du rouge à
l'orange — sans doute, parce que le rose était déjà
pris —, comme sur la une de son hebdomadaire, dont l'intitulé
devrait, soit dit en passant, changer de couleur lui aussi pour
être en harmonie, on chercherait en vain trace de la faucille
et du marteau qui les ornaient naguère. Au lieu et place
de ces outils d'un autre âge, ondoie triomphalement le «100
% à gauche», symbole éloquent du ralliement
des néo- ou des post-trotskistes à la logique du quantifiable,
avec ses chiffres, ses statistiques et ses taux, économiques
ou électoraux. À voir le racolage tous azimuts auquel
se livre une organisation toujours prête à attirer
dans ses filets tout ce qui bouge — et qui n'est pas forcément
rouge — pour améliorer ses scores, on peut suggérer
à ses dirigeants un nouveau logo : le râteau.
Jean-Pierre Garnier et Louis Janover
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